Expédition de Cyrus (Trad. Talbot)/Livre II

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Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 2 (p. 33-54).



LIVRE II.


CHAPITRE PREMIER.


Les Grecs apprennent la mort de Cyrus et le projet d’Ariée de retourner en Ionie. — Cléarque essaye de le faire revenir et lui promet l’empire des Perses. — Artaxercès envoie sommer les Grecs de rendre les armes : ceux-ci congédient les envoyés du roi avec une fière réponse.


La levée des troupes grecques faites par Cyrus, quand il entreprit son expédition contre son frère Artaxercès, les divers incidents de sa marche, les détails de la bataille, la mort de Cyrus, le retour des Grecs à leur camp pour y prendre du repos, persuadés qu’ils avaient remporté une victoire complète et que Cyrus était vivant, tels sont les faits qui ont été exposés dans le livre précédent.

Au point du jour, les généraux s’assemblent, étonnés que Cyrus n’envoie personne ordonner ce qu’il faut faire, ou qu’il ne paraisse pas lui-même. Ils se décident à plier les bagages qui leur restent, à prendre les armes, à se porter en avant et à rejoindre Cyrus. Ils se mettaient en marche, lorsque, au lever du soleil, arrivent Proclès, gouverneur de la Teuthranie[1], descendant du lacédémonien Démarate, et Glos, fils de Tamus. Ceux-ci disent que Cyrus est mort, et qu’Ariée, en fuite, est avec les autres Barbares, au campement d’où ils étaient partis la veille, qu’il leur promet de les y attendre tout le jour, s’ils veulent s’y rendre, mais que le lendemain il retournera, dit-il, en Ionie d’où il est venu. En apprenant cette nouvelle, les généraux et le reste des Grecs sont vivement affligés. Cléarque dit : « Plût au ciel que Cyrus vécut encore ! mais puisqu’il n’est plus, annoncez à Ariée que nous avons vaincu le roi, que personne, comme vous voyez, ne nous résiste, et que, si vous ne fussiez survenus, nous marchions contre le roi. Nous promettons à Ariée que, s’il vient ici, nous le ferons monter sur le trône royal, puisque c’est aux vainqueurs à disposer de l’empire. » Cela dit, il congédie les envoyés, et les fait accompagner de Chirisophe de Lacédémone, et de Ménon de Thessalie. Ménon lui-même l’avait demandé, étant l’ami et l’hôte d’Ariée. Les envoyés partent, et Cléarque les attend.

L’armée se procure des vivres comme elle peut : on prend aux équipages des bœufs et des ânes qu’on égorge ; quant au bois, voici comment on en a : en s’avançant à peu de distance de la phalange, à l’endroit où s’était livrée la bataille, on trouve quantité de traits que les Grecs forcent les transfuges du roi de dépouiller de leur fer, puis des gerres et des boucliers d’osier égyptiens, un grand nombre de peltes et des chars vides ; le tout sert à faire bouillir les viandes, et l’on vit ainsi ce jour-là.

À l’heure où l’agora est pleine, il arrive de la part du roi et de Tissapherne des hérauts et d’autres Barbares. Parmi eux cependant se trouve un Grec, Phalynus[2], qui servait auprès de Tissapherne, dont il était considéré, parce qu’il se donnait pour savant dans la tactique et le maniement des armes. Les hérauts s’approchent, appellent les chefs des Grecs, et disent que le roi, se regardant comme vainqueur, puisqu’il a tué Cyrus, somme les Grecs de rendre les armes et de venir aux portes du roi solliciter un bon traitement. Voilà ce que disent les hérauts du roi. Les Grecs sont indignés de ces paroles. Cependant Cléarque se contente de dire que ce n’est point aux vainqueurs à rendre les armes : « Mais vous, ajoute-t-il, vous, généraux, faites-leur la réponse la meilleure et la plus honorable ; moi, je reviens à l’instant. » Et de fait, un de ses serviteurs l’appelait pour voir les entrailles de la victime, car il sacrifiait au moment même. Proxène de Thèbes prenant alors la parole : « Quant à moi, dit-il, Phalynus, je me demande avec étonnement si c’est comme vainqueur que le roi exige nos armes, ou comme ami, à titre de présent. Si c’est comme vainqueur, pourquoi les demande-t-il ? il n’a qu’à venir les prendre. S’il veut les avoir par la persuasion, qu’il dise ce qu’il fera pour les soldats en retour de cette gracieuseté. » À cela Phalynus répond : « . Le roi se croit vainqueur, puisqu’il a tué Cyrus. Car qui désormais lui disputerait l’empire ? Il vous regarde comme sous sa dépendance, vu qu’il vous tient au milieu de ses États, entre des fleuves qu’il est impossible de traverser, et qu’il peut vous écraser sous une telle multitude d’hommes que vous ne pourriez pas les tuer, même s’il vous les abandonnait. » Xénopnon d’Athènes lui dit : « Phalynus, tu le vois, nous n’avons plus d’autre ressource que nos armes et notre courage ; et tant que nous aurons nos armes, nous pensons bien que notre courage ne nous fera point défaut ; mais les livrer, ce serait livrer notre personne. Ne crois donc pas que nous abandonnions le seul bien qui nous reste ; il doit nous servir à combattre pour nos intérêts. » En entendant ces mots, Phalynus se prit à rire et dit : « Ah ! jeune homme, tu m’as l’air d’un philosophe, et tu dis là des choses qui ne manquent point d’agrément ; sache pourtant que tu es fou, si tu t’imagines que votre courage l’emporte sur les forces du roi. » D’autres, qui mollissaient, firent observer, dit-on, qu’après avoir été fidèles à Cyrus, ils pourraient aussi devenir très-utiles au roi, s’il voulait être leur ami, et que, s’il les employait soit à n’importe quelle entreprise, soit dans une campagne contre les Égyptiens, ils fondraient sur eux avec lui.

Cependant Cléarque revient et demande si l’on a fait une réponse. Phalynus reprend et lui dit : « L’un dit une chose, l’autre une autre ; mais toi, Cléarque, dis-nous ce que tu penses. » Alors Cléarque : « Moi, Phalynus, dit-il, c’est avec plaisir que je t’ai vu, et il en est de même, je pense, de tous ceux qui sont ici. Tu es Grec, comme nous tous que tu vois autour de toi. Dans la position où nous sommes, nous te demandons ton avis sur ce que nous devons faire relativement à tes propositions. Toi donc, au nom des dieux, conseille-nous ce qui te paraît le meilleur et le plus honorable, ce qui doit t’honorer aux yeux de la postérité, quand on dira : « Jadis Phalynus, envoyé par le roi pour sommer les Grecs de rendre les armes, a été consulté par eux et a donné ce conseil ; » car tu sais bien que de toute nécessité on parlera en Grèce du conseil, quel qu’il soit, que tu auras donné. »

Par ces insinuations, Cléarque voulait amener l’envoyé même du roi à conseiller de ne pas rendre les armes, afin de relever ainsi l’espérance des Grecs ; mais Phalynus l’éluda, et parla en ces termes, contre l’attente de Cléarque : « Moi, dit-il, si, entre dix mille chances de salut, il en est une seule pour vous en combattant contre le roi, je vous conseille de ne prendre les armes ; mais s’il n’y a pas d’espoir de salut en dépit du roi, je vous conseille de vous sauver comme vous pourrez. » Alors Cléarque : « Ainsi voilà ce que tu dis ; eh bien, va-t’en dire de notre part que nous croyons, nous, que si nous devons être les amis du roi, nous vaudrons plus ayant nos armes que les rendant à un autre, et que, s’il faut combattre, il vaut mieux combattre avec ses armes qu’après les avoir rendues. » Phalynus répond : « Nous le dirons, mais le roi m’a encore chargé de vous dire que, vous restant ici, il y aura trêve, et guerre si vous avancez ou reculez. Répondez sur ce point : Restez-vous ici avec une trêve, ou bien voulez-vous la guerre ? Je porterai votre réponse. — Réponds donc, dit Cléarque, que nous acceptons les propositions du roi. — Qu’entends-tu par là ? dit Phalynus. — Si nous restons, dit Cléarque, il y a trêve, et guerre si nous avançons ou reculons. » Phalynus dit une seconde fois : « Est-ce trêve ou guerre que je dois annoncer ? » Et Cléarque répondit une fois encore : « Trêve en restant ici, guerre en avançant ou en reculant. » Quant à ce qu’il ferait, il n’en laissa rien percer.


CHAPITRE II.


Alliance avec Ariée. — On se met en marche, et l’on rejoint les troupes du roi. — Terreur panique dans les deux armées.


Phalynus repart avec ceux qui l’avaient accompagné. Proclès et Chirisophe reviennent du camp d’Ariée. Ménon était resté. Ils rapportent qu’Ariée a répondu qu’il y avait beaucoup de Perses plus distingués que lui, et qu’ils ne le souffriraient jamais pour roi. « Mais si vous voulez faire retraite avec lui, il vous prie de le joindre cette nuit ; sinon, il partira demain, dit-il, de grand matin. » Cléarque répond : « Eh bien, faites comme vous dites, si nous vous joignons ; sinon, prenez le parti que vous croirez le plus avantageux. » Quant à ce qu’il ferait lui-même, il ne leur en dit rien. Mais ensuite, au coucher du soleil, convoquant les stratéges et les lochages, il leur dit : « Amis, j’ai sacrifié pour savoir si je devais marcher contre le roi ; les entrailles n’ont pas été favorables. Cela devait être : car, d’après mes renseignements, le Tigre, qui est entre nous et le roi, ne se passe qu’en bateaux, et nous ne pouvons le traverser sans embarcations, puisque nous n’en avons point. Rester ici, cela est impossible ; nous n’avons point de vivres. Mais pour aller rejoindre les amis de Cyrus, les victimes sont favorables. Voici donc ce qu’il faut faire : séparons-nous, et que chacun soupe avec ce qu’il a. Quand la corne sonnera comme pour le repos, pliez bagage ; au second son, chargez les bêtes de somme ; au troisième, suivez votre chef, la colonne des équipages longeant le fleuve, et les hoplites en dehors. » Ces ordres entendus, les stratéges et les lochages se retirent et font ce qui est convenu. De ce moment Cléarque commande et les autres obéissent, sans l’avoir élu, mais voyant bien qu’il avait la tête nécessaire pour commander, tandis que les autres étaient sans expérience. Voici le calcul du chemin qu’on avait fait depuis Êphèse, en Ionie, jusqu’au champ de bataille ; en quatre-vingt-treize étapes, cinq cent trente-cinq parasanges ou seize mille cinquante stades. Du champ de bataille jusqu’à Babylone, on disait qu’il y avait encore trois cent soixante stades.

Quand il fit noir, Miltocythe de Thrace, suivi de quarante cavaliers thraces, et d’environ trois cents fantassins de la même nation, déserta pour passer au roi. Cléarque se met à la tête des autres, ainsi qu’il l’avait annoncé ; les autres suivent, et l’on arrive vers minuit à l’ancien campement, où se trouve Ariée et sa troupe. On pose les armes devant les rangs, et les stratéges ainsi que les lochages se rendent auprès d’Ariée. Alors les Grecs, Ariée et les principaux de son armée, jurent de ne point se trahir et de rester alliés fidèles. Les Barbares jurent, en outre, de guider loyalement. En jurant, on égorge un sanglier, un taureau, un loup et un bélier ; et l’on en reçoit le sang dans un bouclier, où les Grecs plongent leurs épées et les Barbares leurs lances.

Ces gages donnés, Cléarque parle ainsi : « Voyons, Ariée, puisque vous et nous nous prenons la même route, dis-moi quel est ton avis sur la marche à suivre. Retournerons-nous par où nous sommes venus, ou bien connais-tu quelque autre route qui soit meilleure ? » Ariée répond : « Si nous retournons sur nos pas, nous mourrons tous de faim, puisque nous n’avons plus de vivres. Dans les dix-sept dernières étapes faites pour arriver ici, nous n’avons rien trouvé dans le pays, ou bien nous avons consommé en passant le peu qu’il y avait. Nous songeons donc à une route plus longue, mais où nous ne manquerons point de vivres. Nous ferons les premières étapes aussi fortes que nous pourrons, afin de nous éloigner le plus possible de l’armée du roi. Une fois que nous serons en avance sur lui de deux ou trois jours de marche, le roi ne pourra plus nous atteindre. Il n’osera pas nous suivre avec peu de troupes ; et, s’il en a beaucoup, il ne pourra pas aller vite ; peut-être même aura-t-il également peu de vivres. Voilà, dit Ariée, quel est mon avis, à moi. »

Ce plan stratégique ne tendait qu’à échapper au roi ou à fuir ; le hasard se montra tacticien plus habile. Dès que le jour paraît, on se met en marche, le soleil à droite[3], et comptant arriver au soleil couchant à des villages de la Babylonie. On ne se trompait point. Vers l’après-midi on croit voir des cavaliers ennemis. Ceux des Grecs qui ne se trouvaient point à leurs rangs courent les reprendre. Ariée, qui était monté sur un chariot à cause de ses blessures, saute à bas et met sa cuirasse, ainsi que ceux qui étaient avec lui. Pendant qu’ils s’arment, les éclaireurs qu’on avait envoyés en avant reviennent dire que ce ne sont point des cavaliers, mais des bêtes de somme à la pâture. Tout le monde en conclut que le roi campe près de là ; et, en effet, on apercevait de la fumée dans les villages voisins. Cependant Cléarque ne marche point à l’ennemi ! Il voyait que les soldats étaient las, à jeun, et qu’il se faisait tard. Toutefois il ne se détourne point, pour n’avoir pas l’air de fuir ; mais il mène son monde droit en avant, et, au soleil couché, il campe avec la tête de la colonne dans les villages les plus proches, d’où l’armée royale avait emporté tout, même le bois des maisons.

Les premiers arrivés se campent avec assez d’ordre, comme d’habitude ; mais les seconds, arrivant à la nuit close, se logent au hasard, et font grand bruit en s’appelant les uns les autres. Les postes les plus rapprochés des ennemis les entendent et s’enfuient de leurs tentes. On s’en aperçut le lendemain, car on ne vit plus aux environs ni bêtes de somme, ni camp, ni fumée. Le roi lui-même, à ce qu’il paraît, fut effrayé de l’approche de l’armée ; sa conduite du lendemain en est la preuve.

Vers le milieu de la nuit, une terreur pareille s’empara des Grecs : grand bruit, grand tumulte, comme il arrive en ces sortes d’alertes. Cléarque avait par hasard auprès de lui Tolmide d’Élée, le meilleur crieur de son temps ; il lui enjoint de faire silence et de proclamer ensuite, de la part des chefs, que quiconque dénoncera celui qui a lâché un âne à travers les armes recevra pour récompense un talent d’argent. Cette proclamation fait comprendre aux soldats que leur alarme a été vaine, qu’il n’est rien arrivé à leurs chefs. Au point du jour, Cléarque ordonne aux Grecs de prendre les armes et de se ranger comme le jour de la bataille.


CHAPITRE III.


Le roi veut entrer en accommodement. — Les Grecs répondent avec fermeté qu’ils ont besoin de se battre pour avoir de quoi manger. — Le roi les fait conduire à des villages bien approvisionnés. — Entrevue de Tissapherne et de Cléarque. — Alliance avec le roi.


Ce que j’ai écrit plus haut, que le roi avait été effrayé à l’approche de l’ennemi, devint alors évident. Après avoir la veille envoyé l’ordre dé livrer leurs armes, il envoie, au lever du soleil, des hérauts proposer un accommodement. Ceux-ci, arrivés aux avant-postes, demandent les chefs. Les sentinelles ayant fait leur rapport, Cléarque, qui, dans ce moment, inspectait les rangs, leur prescrit de dire aux hérauts d’attendre qu’il fût de loisir. Il dispose alors ses troupes de manière à ce que la phalange offrît à l’œil une masse compacte et qu’aucun des soldats sans armes ne fût en évidence ; puis il mande les députés, va lui-même au-devant d’eux avec ses soldats les mieux armés, les plus beaux hommes, et invite les autres chefs à faire comme lui.

Arrivés près des envoyés, il leur demande ce qu’ils veulent. Ils disent qu’ils viennent pour une trêve, avec mission d’annoncer aux Grecs les intentions du roi, et au roi celles des Grecs. Cléarque répond : « Annoncez-lui donc qu’il faut d’abord combattre, car nous n’avons pas de quoi dîner : et qui donc oserait parler de trêve aux Grecs, s’il n’a pas de dîner à leur fournir ? » Ces mots entendus, les envoyés s’en retournent, mais ils reviennent bientôt ; ce qui prouve que le roi était tout près, lui, ou quelqu’un chargé par lui de toute la négociation. Ils disent que le roi trouve la demande raisonnable, et qu’ils reviennent avec des guides chargés, au cas où la trêve serait conclue, de conduire les Grecs à un endroit où ils auraient des vivres. Cléarque leur demande si le, roi ne fait trêve qu’avec ceux qui vont et viennent pour les négociations, ou si l’accommodement s’étend à toute l’armée. « À toute l’armée, répondent-ils, jusqu’à ce que vos propositions aient été adoptées par le roi. » Après cette promesse, Cléarque les fait éloigner, et tient un conseil où l’on décide de conclure promptement la trêve, et de se rendre paisiblement à l’endroit où sont les vivres et de s’en pourvoir. « C’est aussi mon avis, dit Cléarque ; mais, au lieu de le faire savoir sur-le-champ, je différerais, afin que les envoyés craignent que nous ne rejetions la trêve ; et même je ne crois pas mauvais que nos soldats aient la même appréhension. » Quand il croit le moment arrivé, il annonce aux envoyés qu’il accède à la trêve, et les prie de le conduire aussitôt où sont les vivres.

Ils le conduisent. Cléarque se met donc en marche pour aller conclure le traité, l’armée en ordre de bataille, et lui-même à l’arrière-garde. On rencontre des fossés et des canaux si pleins d’eau, qu’on ne peut les passer sans ponts ; on en fait à la hâte, soit avec des palmiers tombés d’eux-mêmes, soit avec ceux que l’on coupe. C’est là qu’on put voir quel général était Cléarque. De la main gauche il tenait une pique, de la droite un bâton. Si quelque soldat commandé pour cette besogne montre de la paresse, il le frappe, et il en choisit un autre plus capable ; lui-même il met la main à l’œuvre, en entrant dans la boue, si bien que chacun aurait rougi de ne pas montrer la même ardeur. Il n’avait employé à cet ouvrage que des hommes au-dessous de trente ans ; mais quand on voit l’activité de Cléarque, les plus âgés se mettent aussi de la partie. Cléarque d’ailleurs se hâtait d’autant plus qu’il soupçonnait que les fossés n’étaient pas toujours aussi pleins d’eau, vu qu’on n’était point à l’époque où l’on arrose la campagne ; mais il présumait que, pour faire croire aux Grecs qu’il y aurait de nombreux obstacles à leur marche, le roi avait fait lâcher cette eau dans la plaine.

En marchant, on arrive aux villages, où les guides avaient indiqué qu’on pourrait prendre des vivres : on y trouve du blé en abondance, du vin de palmier et une boisson acide qu’on tire des fruits. Quant aux dattes mêmes, celles qui ressemblent aux dattes qu’on voit en Grèce, on les laissait aux servantes ; sur la table des maîtres, on n’en servait que de choisies, remarquables par leur beauté et leur grosseur : leur couleur est celle de l’ambre jaune. On en fait sécher aussi, qu’on offre au dessert : c’est un mets délicieux après boire, mais il donne mal à la tête. C’est encore là que, pour la première fois, les soldats mangèrent du chou-palmiste. Beaucoup en admirent la forme et le goût agréable qui lui est propre ; mais il porte aussi violemment à la tête. Le palmier se sèche entièrement dès qu’on lui enlève le sommet de sa tige.

On séjourne trois jours en cet endroit. De la part du grand roi arrive Tissapherne, avec le frère de la femme du roi[4] trois autres Perses et une suite nombreuse d’esclaves. Les généraux grecs vont au-devant d’eux, et Tissapherne leur parle ainsi, par son interprète : « Grecs, j’habite un pays voisin de la Grèce : vous voyant tombés dans des malheurs sans issue, j’ai regardé comme un bonheur de pouvoir obtenir du roi la permission que j’ai sollicitée de vous ramener sains et saufs en Grèce. Je pense que ma conduite ne trouvera d’ingrats ni chez vous, ni dans la Grèce entière. Dans cette conviction, j’ai présenté ma requête au roi, en lui disant que c’est justice de m’accorder cette grâce, ayant été le premier à lui annoncer le meurtre de Cyrus, et à lui amener du secours après cette nouvelle ; que seul de tous ceux qui ont été opposés aux Grecs, je n’ai point pris la fuite ; mais qu’après m’être frayé un passage, j’ai rejoint le roi dans votre camp, où il s’était porté après avoir tué Cyrus, et que j’ai poursuivi les Barbares à la solde de Cyrus avec les troupes qui sont avec moi et qui sont toutes dévouées à sa cause. Le roi m’a promis d’en délibérer ; mais il m’a chargé de venir vous demander pourquoi vous avez pris les armes contre lui. Or, je vous conseille de faire une réponse mesurée, afin qu’il me soit plus facile, si toutefois je le puis, d’agir auprès de lui dans votre intérêt. »

Les Grecs s’éloignent, délibèrent, et répondent par la bouche de Cléarque : « Nous ne nous sommes point réunis pour faire la guerre au roi ; nous n’avons point marché contre le roi. Mais Cyrus, tu le sais bien toi-même, a trouvé mille prétextes pour vous prendre au dépourvu et nous amener ici. Cependant, lorsque nous le vîmes en péril, la honte nous prit, à la face des dieux et des hommes, de le trahir, après nous être prêtés auparavant atout le bien qu’il nous avait fait. Depuis que Cyrus est mort, nous ne disputons plus au roi la souveraineté, et nous n’avons aucun motif de ravager les États du roi. Nous n’en voulons point à sa vie, et nous retournerions dans notre pays, si personne ne nous inquiétait ; seulement, si l’on nous fait tort, nous essayerons, avec l’aide des dieux, de nous défendre ; mais si l’on se montre généreux à notre égard, nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour n’être pas vaincus en générosité. » Ainsi parla Cléarque.

Après l’avoir entendu, Tissapherne reprend : « Je transmettrai ce discours au roi, et à vous ensuite ses intentions. Jusqu’à mon retour, que la trêve subsiste ; nous vous fournirons un achat de vivres. » Le lendemain, il ne reparut point : les Grecs déjà étaient inquiets. Le troisième jour, il vint et dit qu’il avait obtenu du roi la permission de sauver les Grecs, malgré la résistance d’un grand nombre, qui prétendaient contraire à la dignité du roi de laisser aller des gens qui avaient porté les armes contre lui. « Enfin, dit-il, vous pouvez recevoir de nous l’assurance que notre pays ne vous sera point hostile, et que nous vous guiderons loyalement vers la Grèce, en vous fournissant des achats de vivres. Que si nous ne vous en fournissons pas, nous vous permettons de prendre sur le pays même ce qui sera nécessaire à votre subsistance. Mais vous, il faut que vous nous juriez de passer partout comme en pays ami, sans coup férir, ne prenant de quoi manger et de quoi boire que quand nous ne vous en fournirons point l’achat ; et, quand nous vous le fournirons, achetant ce qu’il faut pour vivre, » Ces conditions sont arrêtées ; on fait serment et l’on se donne la main, Tissapherne et le frère de la femme du roi aux stratéges et aux lochages des Grecs, et ceux-ci à Tissapherne. Alors Tissaphern leur dit : « Maintenant je retourne auprès du roi ; quand j’aurai terminé ce que je dois faire, je reviendrai avec mes équipages pour vous ramener en Grèce et retourner moi-même dans mon gouvernement. »


CHAPITRE IV.


On attend Tissapherne. — Ariée devient suspect aux Grecs. — Tissapherne de retour devenant également suspect, les Grecs marchent séparément et établissent leur camp à distance. — Arrivée à la muraille de Médie. — Perfidie des Perses. — Suite de la marche.


Après cela les Grecs et Ariée, campés les uns près des autres, attendent Tissapherne plus de vingt jours. Pendant ce temps, Ariée reçoit les visites de ses frères et autres parents : des Perses viennent également le trouver pour le rassurer et lui promettre, sur la foi du roi, que le roi ne se souvient plus de leur alliance avec Cyrus, ni de rien de ce qui s’est passé. Les choses en étant à ce point, on s’aperçoit bientôt qu’Ariée et ses soldats ont moins d’égards pour les Grecs ; si bien qu’un grand nombre de Grecs, mécontents de cette conduite, vont trouver Cléarque, ainsi que les autres généraux, et leur disent : « Pourquoi rester ici ? Est-ce que nous ne savons pas que le roi payerait bien cher notre perte, afin que les autres Grecs aient peur de faire campagne contre le grand roi ? Il nous engage à rester ici, parce que ses troupes sont dispersées ; mais qu’il les réunisse, il n’y a pas moyen qu’il ne fonde pas sur nous. Peut-être creuse-t-il, élève-t-il des murs, pour que la route nous soit impraticable. Jamais de bon cœur il ne voudra que, de retour en Grèce, nous publiions qu’étant si peu nous avons vaincu le roi devant ses portes, et qu’en le narguant nous nous sommes retirés. » Cléarque répond à ces paroles : « Et moi aussi je songe à tout cela ; mais je réfléchis que, si nous nous en allons maintenant, nous aurons l’air de nous en aller pour faire la guerre et de rompre la trêve. Dès lors personne ne nous fournira d’achat de vivres, nous n’aurons plus où trouver du blé, personne ne nous servira de guide. Aussitôt que nous aurons fait cela, Ariée s’éloignera de nous ; il ne nous restera plus un ami, et ceux même qui l’étaient auparavant deviendront nos ennemis. Avons-nous quelque autre fleuve à passer, je ne sais ; mais ce que nous savons, c’est que l’Euphrate ne peut être traversé quand des ennemis en défendent le passage. S’il faut se battre, nous n’avons pas de cavalerie alliée, tandis que les cavaliers ennemis sont nombreux et bien montés. Ainsi, vainqueurs, nous ne tuons personne ; vaincus, pas un n’en réchappe. Je ne vois pas non plus pourquoi le roi, qui a tant de moyens de nous perdre, s’il le veut, aurait fait un serment, donné sa main et pris les dieux à témoin pour rendre sa foi suspecte aux Grecs et aux Barbares. » Il dit beaucoup d’autres choses semblables.

Sur ce point arrive Tissapherne, ayant avec lui sa troupe, comme pour retourner chez lui, et Orontas également avec sa troupe. Ce dernier emmenait la fille du roi qu’il avait épousée. On part donc, guidés par Tissapherne, qui fait trouver à acheter des vivres. Ariée, suivi des troupes barbares de Cyrus, marche avec Tissapherne et Orontas et campe avec eux. Les Grecs, qui se défient d’eux, marchent de leur côté sous la conduite de leurs guides. On campe ainsi séparément, à une parasange au plus les uns des autres ; enfin l’on s’observe mutuellement comme ennemis, ce qui fait naître aussitôt des soupçons. Parfois on se rencontrait faisant du bois au même endroit, ramassant du fourrage ou d’autres choses semblables, et l’on se frappait des deux côtés : nouveau motif de haine. Après trois étapes on arrive à la muraille qu’on nomme mur de Médie[5], et on passe au delà. Il est construit en briques cuites au feu, liées avec de l’asphalte, sur une largeur de vingt pieds et une hauteur de cent : on le disait long de vingt parasanges : il est à une petite distance de Babylone.

De là on fait huit parasanges, en deux étapes, et l’on traverse deux canaux, l’un sur un pont à demeure, l’autre sur un pont de bateaux. Ces canaux dérivaient du Tigre, et on y avait ouvert des tranchées pour arroser le pays, d’abord larges, puis plus petites, et enfin de petites rigoles telles qu’on en pratique en Grèce dans les champs de mil[6]. On arrive au Tigre. Près de ce fleuve est une ville grande et peuplée, nommée Sitace, à une distance de quinze stades. Les Grecs campent tout auprès, et non loin d’un parc, beau, vaste, planté d’arbres de toute espèce.

Les Barbares avaient passé le Tigre et ne paraissaient plus. Après le souper, Proxène et Xénophon se promenaient, par hasard, à la tête du camp en avant des armées. Arrive à eux un homme qui demande aux gardes avancées où il trouvera Proxène ou Cléarque : il ne demandait point Ménon, quoiqu’il vint de la part d’Ariée, hôte de Ménon. Proxène s’étant nommé, cet homme lui dit : « Je suis envoyé d’Ariée et d’Artabaze, gens dévoués à Cyrus, et qui vous veulent du bien : ils vous recommandent de vous tenir sur vos gardes, de peur que les Barbares ne vous attaquent cette nuit : il y a beaucoup de troupes dans le parc voisin. Ils vous engagent également à envoyer une garde au pont du Tigre, que Tissapherne a résolu de couper cette nuit, s’il lui est possible, pour vous empêcher de passer et vous enfermer entre le fleuve et le canal. » Quand ils ont entendu ce rapport, ils conduisent l’homme à Cléarque et lui rendent compte de ce qu’il a dit. Cléarque se sent troublé, épouvanté même à ce récit. Cependant un jeune homme de ceux qui étaient présents, après un moment de réflexion, fait observer qu’il y a désaccord entre l’attaque et la rupture du pont. « Il est clair que, s’ils nous attaquent, ils seront vainqueurs ou vaincus. Vainqueurs, à quoi leur sert de couper le pont ? Y en eût-il plusieurs autres, nous ne saurions où nous sauver après une défaite. Si c’est nous qui sommes vainqueurs, le pont rompu, ils n’auront plus où fuir, et ils ne trouveront aucun secours dans les forces nombreuses qu’ils ont sur l’autre rive, du moment que le passage du pont n’existera plus. »

Alors Cléarque demande à l’envoyé de quelle étendue est le pays situé entre le Tigre et le canal. Celui-ci répond que le pays est vaste, avec de nombreux villages et beaucoup de grandes villes. On s’aperçoit alors que les Barbares ont envoyé cet homme en sous main, de crainte que les Grecs, après avoir coupé le pont, ne restent dans l’île, où ils auraient eu pour retranchement d’un côté le Tigre, de l’autre le canal, avec des vivres assurés, puisque cette espèce d’île était vaste, fertile, peuplée de cultivateurs, offrant, en outre, un asile sûr à quiconque eût voulu inquiéter le roi. On prend ensuite du repos, tout en envoyant une garde à la tête du pont ; mais personne ne l’attaqua ; il ne parut même aucun ennemi devant le pont, ainsi que les sentinelles l’assurèrent. Le lendemain, au point du jour, on passe le Tigre sur un pont de trente-sept bateaux, avec toutes les précautions possibles ; car des Grecs qui étaient auprès de Tissapherne avaient prévenu qu’on serait attaqué au passage, mais c’était un faux avis. Seulement Glos, avec quelques autres barbares, parut au moment où l’on passait, regarda si l’on traversait, et, l’ayant vu, s’éloigna au galop.

Des bords du Tigre, on fait vingt parasanges en quatre étapes et l’on arrive au fleuve Physcus[7], large d’un plèthre : il y a un pont. En cet endroit s’élève une grande ville nommée Opis[8]. Les Grecs y rencontrent le frère naturel de Cyrus et d’Artasercès[9], amenant de Suse et d’Ecbatane une armée considérable au secours du roi. Il fait faire halte à son armée et regarde passer les Grecs. Cléarque, qui était en tête, les fait défiler deux à deux, et commande de temps à autre un moment d’arrêt. Ainsi, toutes les fois que la tête de la colonne s’arrête, le reste de la colonne en fait autant : de cette manière elle parut très-nombreuse aux Grecs, et le Perse qui la regardait fut frappé d’étonnement[10].

De là en six étapes, on fait trente parasanges à travers les déserts de Médie, et l’on arrive aux villages de Parysatis, mère de Cyrus et d’Artaxercès. Tissapherne, pour insulter à Cyrus, permet aux Grecs de les piller, mais avec défense de faire des esclaves. On y trouve beaucoup de blé, de bétail et autre butin. On fait ensuite vingt parasanges en quatre étapes dans le désert, ayant le Tigre à gauche. À la première étape, de l’autre côté du fleuve, on voit une ville grande et florissante, nommée Cænæ[11], dont les habitants apportent sur des radeaux faits de peaux, du pain, du fromage et du vin.


CHAPITRE V.


Arrivée au fleuve Zabate. — Entrevue de Cléarque et de Tissapherne. — Les principaux chefs des Grecs sont pris en traître et livrés au roi.


On arrive ensuite au fleuve Zabate[12], large de quatre plèthres. On y séjourne quatre jours. On avait bien des soupçons, mais on n’avait la preuve d’aucun piége. Cléarque résout donc de s’aboucher avec Tissapherne, pour dissiper, s’il était possible, les soupçons, avant qu’il en sortît la guerre. Il lui envoie dire qu’il désire avoir une entrevue avec lui. Tissapherne le prie de venir sur-le-champ. Dès qu’ils sont ensemble, Cléarque lui dit : « Je sais, Tissapherne, que nous avons juré, la main dans la main, de ne nous faire mutuellement aucun tort : je vois pourtant que tu te tiens sur tes gardes avec nous comme avec des ennemis, et nous, voyant cela, nous nous tenons aussi sur nos gardes. J’ai beau chercher, je ne puis découvrir que tu aies essayé de nous faire du mal, et je suis sûr que nous ne formons aucun projet contre toi. J’ai donc désiré une entrevue, afin que, s’il est possible, nous fassions disparaître cette mutuelle défiance : car je vois que les hommes qui, sur une calomnie ou sur un soupçon, ont peur les uns des autres et veulent prévenir le mal, causent des maux irréparables à des gens qui n’avaient ni les moyens ni l’intention de nuire. Persuadé qu’une explication peut certainement mettre un terme à ces malentendus, je viens, et je veux te prouver que tu as tort de te défier de nous. Avant tout, garantie puissante, nos serments à la face des dieux nous empêchent d’être ennemis. Quiconque a conscience de les avoir violés, est, selon moi, le plus misérable des hommes. En guerre avec les dieux, je ne sache point de vitesse qui dérobe à leur poursuite, de ténèbres qui cachent, de forteresse qui mette à l’abri. Partout, tout est soumis aux dieux, partout et sur tout les dieux exercent un égal empire. Voilà ce que je pense au sujet des dieux, et des serments par lesquels nous nous sommes engagé notre amitié. Passant à des considérations humaines, je te regarde, toi, dans les circonstances présentes, comme notre plus grand bien. Avec toi tout chemin est ouvert, tout fleuve guéable, nul manque de vivres : sans toi, toute route est ténébreuse, puisque nous n’en connaissons point ; tout fleuve infranchissable, toute multitude effrayante, et plus effrayante encore la solitude, toute semée d’abandon. Si la fureur nous portait à te faire périr, qu’aurions-nous produit en tuant notre bienfaiteur, qu’une lutte avec le roi, le vengeur le plus terrible ? Mais encore, de quelles espérances je me priverais moi-même, si j’essayais de te faire du mal, je vais te le dire.

« J’ai souhaité d’être l’ami de Cyrus, parce que je croyais trouver en lui l’homme de son temps le plus en état de faire du bien à qui il voudrait. Je te vois aujourd’hui maître du pouvoir et du domaine de Cyrus, sans perdre pour cela ton propre gouvernement ; je vois que cette puissance royale, dont Cyrus s’était fait une ennemie, est, au contraire, une alliée pour toi. Cela étant, qui serait assez fou pour ne pas désirer être ton ami ? Mais il y a plus, et je vais te dire d’où me vient l’espoir que tu voudras aussi devenir le nôtre. Je sais que les Mysiens vous inquiètent ; j’espère, avec les forces dont je dispose, les réduire à votre soumission. J’en dis autant des Pisidiens, et il est beaucoup d’autres peuples dont on m’a parlé, et dont j’espère faire cesser les atteintes à votre repos. Pour les Égyptiens, contre lesquels je vous sais tout particulièrement irrités, je ne vois pas quelles autres forces que les miennes vous pourriez employer pour les châtier. Enfin, parmi les peuples qui t’avoisinent, s’il en est dont tu veuilles être l’ami, ils n’en trouveront point de plus puissant ; et si quelqu’un t’inquiète, tu seras un maître absolu qui extermine, en nous ayant pour ministres, nous qui ne te servirions pas seulement par espoir d’une solde, mais par un sentiment de reconnaissance dont notre salut, dû à ta bonté, nous ferait un devoir. Pour moi, quand je considère tous ces motifs, je suis tellement étonné de ta défiance, que j’apprendrais avec le plus vif plaisir le nom de l’homme assez habile dans l’art de parler pour te persuader par ses discours que nous tramons contre toi. » Ainsi parle Cléarque ; Tissapherne répond :

« Oui, je suis charmé, Cléarque, d’entendre de ta bouche ces paroles sensées. Avec ces idées, si tu méditais quelque mauvais dessein contre moi, tu me paraîtrais aussi ennemi de tes intérêts que des miens. Mais pour être bien sûr que vous auriez le plus grand tort de vous défier du roi et de moi-même, écoute à ton tour. Si nous voulions vous perdre, te semble-t-il que nous n’aurions pas assez de cavalerie, d’infanterie, d’armes, pour être en état de vous nuire sans courir le moindre risque ? Les terrains propres à vous attaquer nous manqueraient-ils, le crois-tu ? Et ces vastes plaines qui nous sont amies, et que vous traversez avec tant de peines, et ces montagnes qui se dressent devant vous et qu’il vous faut franchir, ne pouvons-nous pas, en les occupant d’avance, vous en fermer le passage ? Et ces fleuves, ne voyez-vous point qu’il en est dont nous pouvons tirer comme d’un arsenal tout ce qu’il nous plaira pour combattre autant de troupes que nous voudrons, et qu’il en est d’autres que vous ne sauriez traverser en aucune façon, si nous n’étions point là pour vous faire passer ?

« Supposons qu’en tout cela nous ayons le dessous, le feu n’est-il pas plus fort que les fruits de la terre ? Et nous pourrions, en les brûlant, vous susciter comme ennemis la famine qu’il vous serait impossible de combattre, malgré votre valeur. Comment, avec tant de moyens de vous faire la guerre sans danger, choisirions-nous le seul qui soit impie devant les dieux, déshonorant aux yeux des hommes ? C’est la ressource des gens embarrassés, à bout de voies, que la nécessité presse, des scélérats enfin, qui veulent tirer quelque profit de leur parjure envers les dieux et de leur mauvaise foi envers les hommes. Non, non, jamais, Cléarque, nous ne serons insensés et fous à ce point !

« Pourquoi, lorsque nous pouvions vous exterminer, ne l’avons-nous point fait ? Sache bien que la cause de votre salut est le désir que j’avais de prouver mon dévouement aux Grecs : car ces troupes étrangères sur lesquelles Cyrus ne comptait, en montant dans les hauts pays, que parce qu’il les payait, je voulais, moi, en descendant, m’en faire un soutien par des bienfaits. Quant aux avantages que vous pouvez m’offrir, tu en as dit quelques-uns ; mais le plus grand, c’est celui que je sais. Il est permis au roi seul de porter la tiare droite sur sa tête ; mais peut-être, vous présents, est-il permis à un autre de la porter ainsi dans son cœur. »

En parlant ainsi, il parut à Cléarque dire la vérité, et Cléarque reprit : « Ceux donc, dit-il, qui, lorsque nous avons de tels motifs d’amitié, essayent par leurs calomnies de nous rendre ennemis, ne sont-ils pas dignes des derniers supplices ? — Pour moi, dit Tissapherne, si vous voulez, stratéges et lochages, venir à moi au grand jour, je vous dirai ceux qui me disent que tu trames contre moi et contre mon armée. — Moi, dit Cléarque, je te les amènerai tous ; et, de mon côté, je te ferai connaître d’où je tiens ce que je sais de toi. »

Après cette conférence, Tissapherne fait de grandes caresses à Cléarque, qu’il prie de rester et de dîner avec lui. Le lendemain Cléarque, de retour au camp, paraît persuadé des intentions pacifiques de Tissapherne, et raconte ce que celui-ci lui a dit. Il ajoute qu’il faut que les chefs invités se rendent chez Tissapherne, et que ceux des Grecs qui seraient convaincus de calomnie soient punis comme traîtres et ennemis des Grecs. Il soupçonnait que le calomniateur était Ménon, sachant qu’il s’était, ainsi qu’Ariée, abouché avec Tissapherne, qu’il formait un parti contre lui et qu’il cabalait pour se gagner toute l’armée et devenir l’ami de Tissapherne. Cléarque, de son côté, voulait se concilier l’affection dé l’armée entière et se débarrasser de ceux qui le gênaient. Cependant quelques soldats, d’un avis opposé au sien, disent qu’il ne faut pas conduire à Tissapherne tous les lochages et tous les chefs, qu’il faut s’en défier. Mais Cléarque insiste fortement jusqu’à ce qu’il ait obtenu d’y aller avec cinq stratéges et vingt lochages : ils sont suivis d’environ deux cents soldats, faisant mine d’aller acheter des vivres.

Arrivés aux portes de Tissapherne, on appelle à l’intérieur les généraux Proxène de Béotie, Ménon de Thessalie, Agias d’Arcadie, Cléarque de Lacédémone, et Socrate d’Achaïe : les lochages restent à la porte. Quelques instants après, au même signal, on arrête les généraux qui sont entrés, et l’on égorge ceux qui sont restés dehors. Ensuite des cavaliers barbares, galopant par la plaine, massacrent tout ce qu’ils rencontrent de Grecs, soit libres, soit esclaves. Les Grecs sont étonnés de cette course de cavaliers qu’ils aperçoivent de leur camp, et ne savent que penser, lorsqu’arrive Nicarque d’Arcadie : il s’était enfui, blessé au ventre et tenant ses entrailles dans ses mains. Il raconte tout ce qui s’est passé. Aussitôt les Grecs courent aux armes, frappés de terreur et croyant que les Barbares vont fondre sur le camp ; mais ils n’arrivent pas tous : il ne voient qu’Ariée, Artaoze et Mithridate, gens fort dévoués à Cyrus. L’interprète des Grecs dit qu’il aperçoit avec eux le frère de Tissapherne et qu’il le reconnaît. Ils avaient une escorte de Perses cuirassés, environ trois cents. Ceux-ci, arrivés près du camp, demandent qu’un stratége ou un lochage grec s’avance pour entendre les ordres du roi. Alors les stratèges grecs Cléanor d’Orchomène, et Sophénète de Stymphale, sortent du camp avec précaution, et derrière eux Xénophon d’Athènes, pour savoir des nouvelles de Proxène. Chirisophe ne se trouvait pas là : il était allé avec d’autres à un village pour chercher des vivres. Quand on est à portée de la voix, Ariée parle ainsi : « Grecs, Cléarque, convaincu d’avoir manqué à ses serments et rompu la trêve, en a subi la peine : il est mort. Proxène et Ménon, qui ont dénoncé sa perfidie, sont en grand honneur. Quant à vous, le roi vous demande vos armes : il dit qu’elles sont à lui, puisqu’elles étaient à Cyrus, son esclave. » À cela les Grecs répondent par la bouche de Cléanor d’Orchomène : « Ô le plus méchant des hommes, Ariée, et vous tous qui étiez amis de Cyrus, n’avez-vous pas honte à la face des dieux et des hommes, vous qui, après avoir juré de reconnaître les mêmes amis et les mêmes ennemis que nous, nous livrez à Tissapherne, le plus impie, le plus scélérat des traîtres ; vous qui, après avoir si lâchement assassiné les dépositaires de votre serment et trahi les autres, marchez contre nous avec nos ennemis ? » Ariée réplique : « Cléarque a été convaincu de tramer depuis longtemps contre Tissapherne, contre Orontas et contre nous tous qui sommes avec eux. » Xénophon lui répond : « Cléarque, je le veux bien, s’il a violé ses ses serments et la trêve, a la peine qu’il mérite : car c’est justice que les traîtres périssent. Mais Proxène, mais Ménon, qui sont vos bienfaiteurs et nos stratéges, renvoyez-les ici. Il est certain qu’étant vos amis et les nôtres, ils s’efforceront de nous donner à vous et à nous les meilleurs conseils. »

Alors les Barbares tiennent entre eux une longue conférence, et se retirent sans rien répondre.


CHAPITRE VI.


Jugement de Xénophon sur Cléarque, Proxène, Ménon, Agias et Socrate.


Les généraux qu’on avait ainsi arrêtés sont conduits au roi, qui leur fait trancher la tête : telle fut leur fin[13]. L’un d’eux. Cléarque, de l’aveu de tous ceux qui le pratiquèrent, passait pour un soldat, pour un homme de guerre dans toute la force de l’expression. Tant que les Lacédémoniens furent en lutte avec les Athéniens, il demeura en Grèce. À la paix, il persuada à ses concitoyens que les Thraces faisaient du tort aux Grecs, gagna, comme il put, les éphores, et mit à la voile pour aller guerroyer contre les Thraces qui habitent au-dessus de la Chersonèse et de Périnthe. Les éphores, ayant changé d’avis après son départ, essayèrent de le faire revenir de l’isthme[14] ; mais il n’obéit point, et fit voile vers l’Hellespont. Les magistrats de Sparte le condamnèrent à mort, pour refus d’obéissance. Dès lors, n’ayant plus de patrie, il vient trouver Cyrus et gagne sa confiance par des discours que nous avons cités ailleurs. Cyrus lui donne dix mille dariques. Celui-ci les reçoit, mais ne s’abandonne point à l’inaction ; il se sert de cette somme pour lever une armée, et fait la guerre aux Thraces. Vainqueur dans un combat, il pille et ravage leur pays, et continue les hostilités jusqu’à ce que Cyrus ait besoin de ses troupes : il part alors avec Cyrus pour une autre campagne.

Ce sont bien là les actes d’un vrai soldat, qui, libre de vivre en paix sans honte et sans dommage, préfère la guerre ; libre de ne rien faire, aime mieux s’imposer les fatigues de la guerre ; libre d’avoir des richesses sans danger, préfère posséder moins, pourvu qu’il fasse la guerre. C’est à la guerre qu’il dépensait son argent, comme on le dépense en amour ou en autres plaisirs, tant il était passionné pour la guerre.

Pour son talent militaire, en voici la preuve. Il aimait le danger ; la nuit comme le jour, il conduisait les siens à l’ennemi, et, dans les occasions périlleuses, il était prudent, ainsi que l’attestent tous ceux qui l’y ont vu. On le disait habile à commander autant qu’on le pouvait attendre d’un homme de son humeur. Car s’il était capable, aussi bien que personne, de songer à fournir à ses troupes les objets nécessaires, et à prendre pour cela les précautions voulues, il ne savait pas moins amener ceux qui le suivaient à obéir à Cléarque. Il y arrivait, du reste, par la sévérité[15] : il avait l’air dur, la voix rude, il punissait toujours avec rigueur, parfois avec colère, au point qu’il s’en est plus d’une fois repenti. Il châtiait pourtant par système, convaincu qu’une armée sans discipline ne sert de rien. On prétend même qu’il disait que le soldat doit plus craindre son chef que les ennemis, soit qu’on lui ordonne de garder un poste, d’épargner les terres amies, ou de marcher résolument à l’ennemi. Aussi, dans les dangers, c’est lui qu’on écoutait le plus volontiers, et les soldats ne lui préféraient personne. Alors la rudesse de sa physionomie prenait, dit-on, une teinte plus douce, et sa dureté ne paraissait plus être qu’une mâle assurance en face des ennemis. Ce n’était plus, aux yeux de tous, qu’un gage de talent, et non pas un objet d’effroi. Mais, le danger évanoui, dès qu’on voyait jour à passer sous d’autres chefs, on l’abandonnait en foule. Cléarque, en effet, n’avait rien de gracieux ; il était toujours dur et cruel, en sorte que ses soldats avaient pour lui les sentiments des enfants pour un pédagogue. Par suite, il n’eut jamais personne qui le suivît par amitié ou par dévouement ; mais ceux que la patrie, le besoin, ou toute autre nécessité, avaient rangés sous ses ordres, il savait parfaitement les faire obéir. Dès qu’un eut commencé à vaincre sous lui, deux grands moyens lui créèrent d’excellents soldats, son intrépidité à toute épreuve contre les ennemis et une crainte du châtiment qui les rendait soumis à la discipline. Tel était Cléarque dans son commandement ; mais il ne souffrit jamais, dit-on, subir celui d’un autre. Il avait, quand il mourut, environ cinquante ans.

Proxène de Béotie, dès son enfance, désira devenir un homme capable de grandes choses ; et c’est ce désir qui lui fit prendre des leçons payées de Gorgias de Léontium. Après avoir passé, quelque temps auprès de lui, se croyant alors de force à commander et regardant son amitié comme un prix égal aux services rendus à des princes, il se mêla aux affaires de Cyrus. Il espérait acquérir un grand nom, un grand pouvoir, des sommes considérables. Mais, malgré cette ambition, il prouva toujours jusqu’à la dernière évidence qu’il ne voulait rien obtenir par des moyens injustes : c’était par la justice et la probité qu’il prétendait arriver à son but ; autrement, non. Il était d’une nature à commander à d’honnêtes gens ; mais il n’avait pas ce qu’il faut pour inspirer à ses soldats le respect ou la crainte : il respectait ses soldats plus qu’il n’en était respecté, et l’on voyait trop qu’il craignait plus de se faire mal venir de ses soldats que les soldats de lui désobéir. Il pensait qu’il suffit, pour être un bon chef et le paraître, de donner des éloges à ceux qui font bien, et de n’en point donner à ceux qui se conduisent mal. De la sorte, les honnêtes gens placés sous ses ordres lui étaient dévoués, tandis que les méchants, le prenant aisément pour dupe, conspiraient contre lui. Quand il mourut, il avait près de trente ans.

Ménon de Thessalie ne dissimulait point sa soif des richesses. Il n’aspirait au commandement que pour gagner davantage, désirant les honneurs pour faire plus de profits ; il ne voulait être l’ami des puissants que pour être impunément injuste. Pour arriver à ce qu’il désirait, il regardait comme la voie la plus courte le parjure, le mensonge, la fourberie : la loyauté et la probité lui paraissaient une niaiserie. On voyait qu’il n’aimait personne ; et ceux dont il se disait l’ami, il leur tendait ostensiblement des piéges. Jamais il ne se moquait d’un ennemi ; mais il ne parlait point avec ceux de son entourage sans se moquer d’eux. Il ne cherchait point à s’emparer des biens des ennemis, parce qu’il ne croyait pas facile de prendre ce qui est bien gardé ; mais, seul entre tous, il croyait très-facile de prendre le bien mal gardé d’un ami. Tout ce qu’il connaissait de parjures et de scélérats, il en avait peur comme de gens aguerris ; mais tous ceux qui étaient pieux et vrais, il en tirait profit comme n’étant pas des hommes.

Comme on voit quelqu’un faire gloire de sa piété, de sa franchise, de sa droiture, ainsi Ménon se targuait de savoir tromper, forger un mensonge, railler ses amis, et il regardait les gens sans friponnerie comme des hommes mal élevés. Quand il voulait être le premier dans l’affection d’un autre, il calomniait les premiers occupants, convaincu que c’était le moyen de gagner son estime. Pour se faire obéir des soldats, il se faisait complice de leurs scélératesses. Il voulait se faire honorer et courtiser, tout en montrant qu’il avait plus que personne le pouvoir et la volonté de nuire. Il appelait rendre service, si l’on venait à l’abandonner, de n’avoir pas perdu celui dont il s’était servi.

On peut se tromper sur des faits peu connus ; mais, ce que tout le monde sait, le voici. Il était encore joli garçon, quand il obtint d’Aristippe un commandement de troupes étrangères ; et il n’avait point perdu la fraîcheur de la jeunesse, lorsqu’il vécut dans une intimité des plus étroites avec Ariée le Barbare, qui aimait les beaux jeunes gens : lui-même, à un âge où il n’avait pas de barbe, eut pour mignon un Barbare, Tharipas. Quand les généraux périrent, pour avoir marché contre le roi avec Cyrus, il ne fut pas mis à mort, quoiqu’il eût fait comme eux ; mais, après le meurtre des autres généraux, le roi ne le punit pas de mort comme Cléarque et les autres chefs, à qui l’on trancha la tête, genre de mort qui paraissait le plus noble ; on dit qu’on lui rit souffrir un an les supplices des malfaiteurs[16], et que ce fut là sa fin.

Agias d’Arcadie et Socrate d’Achaïe furent également mis à mort. Ni l’un ni l’autre ne furent jamais décriés comme lâches à la guerre, ni comme traîtres à l’amitié. Ils étaient âgés, tous les deux, de près de trente-cinq ans.



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  1. Contrée de la Mysie.
  2. Plutarque l’appelle Phayllus : il était de Zacynlhe, aujourd’hui Zante, île de la mer Ionienne.
  3. L’armée se dirigeait donc vers le nord.
  4. La femme d’Artaxercès se nommait Atossa. Je n’ai pu trouver le nom du frère de cette reine.
  5. Cette muraille s’étendait de l’Euphrate au Tigre, et garantissait la Babylonie des incursions des peuples nomades qui habitaient la partie basse de la Mésopotamie. Voy. L. Dubeux, la Perse, dans l’Univers pittoresque de F. Didot.
  6. « Pour maîtriser, dit Dubeux, et pour diriger les eaux de l’Euphrate et faciliter l’arrosement des campagnes, les Babyloniens élevèrent des digues, creusèrent des canaux et des lacs qui défendaient en même temps le pays contre les invasions du dehors Quelques canaux aussi étaient destinés a /aire communiquer l’Euphrate avec le Tigre. Un de ces canaux, qui se trouvait près de la ville de Sippara, était nommé Naharraga ; un autre, le Naharsares, est appelé aujourd’hui Naharsarer ; enfin le troisième était le Naharmalcha ou Fleuve royal, qui joignait l’Euphrate au Tigre, près de l’endroit où fut plus tard fondée Sélami. » La Perse, p. 7.
  7. Aujourd’hui l'Odorneh.
  8. Antiochia sous les Séleucides.
  9. L’histoire n’a pas gardé son nom.
  10. « Il est sans doute des manœuvres par lesquelles un général habile en Impose aux yeux de l’ennemi, et multiplie pour ainsi dire ses troupes ; mais celle-ci me paraît grossière. Comment Cléarque, prêtant le flanc à l’armée nombreuse du frère du roi, osa-t-il faire défiler ainsi les Grecs et former de ses troupes une colonne qui ne finissait point et qui n’aurait pu opposer de résistance, si les Barbares eussent chargé ? On n’était point, à la vérité, en guerre ouverte avec eux ; mais on a vu quels soupçons existaient, on va voir combien ils étaient fondés. Il fallait d’ailleurs que la Perse fût bien peu accoutumée à voir des troupes, pour que cette procession ridicule lui fit illusion. Cléarque était un militaire. Quoique le texte soit clair, je le soupçonne d’être corrompu. » De la Luzerne.
  11. Un lieu nommé Senn et El-Senn paraît occuper l’emplacement de l’ancienne Cænæ.
  12. Le Zab.
  13. On trouvera des détails sur leur mort dans Plutarque, Vie d’Artaxercès, trad. d’Alexis Pierron, t. IV, p. 539.
  14. De Corinthe.
  15. Cf. Diodore de Sicile, XIII, lxvi.
  16. Il eut le pied ou la main coupée.