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Expérience et Prédiction/II/§ 9. Le Problème de la vérifiabilité absolue des propositions d’observation

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CHAPITRE II

LES IMPRESSIONS ET LE MONDE EXTÉRIEUR


§ 9. Le problème de la vérifiabilité absolue des propositions d’observation

Le chapitre précédent reposait sur l’hypothèse de la division des propositions en phrases directes et indirectes. Les phrases directes sont des phrases concernant des faits physiques immédiatement observables ; de telles phrases — tel était le présupposé — sont absolument vérifiables, c’est-à-dire accessibles à une détermination de leur valeur de vérité dans le cadre de la logique à deux valeurs. Ce n’est que pour les phrases indirectes que le prédicat de poids était nécessaire ; ces phrases ne sont pas contrôlées directement, mais par le biais de leur relation avec des phrases directes qui leur confèrent un certain degré de probabilité.

Cette position particulière des phrases d’observation, en tant que phrases directes, doit maintenant être examinée. Il faut s’interroger sur le fait qu’elles soient accessibles à la vérification directe. Elles traitent de ce que l’on appelle un fait physique ; notre enquête porte donc sur la question de savoir si l’on peut vérifier un fait physique.

Avant d’entrer dans les détails, il faut préciser que le mot « fait » est utilisé dans un sens fluctuant. Parfois, des lois physiques sont appelées faits parce qu’elles sont fournies par l’expérience et non par la déduction ; mais ce n’est pas ce que nous appellerons ici un fait. Les lois concernent, en raison de leur prétention à la généralité, une infinité de faits ; nous les distinguerons donc des faits, en attribuant à ce mot un sens plus étroit.

Pour clarifier notre propos, appliquons cette distinction à quelques exemples controversés. Nous savons que la vitesse de la lumière est la limite supérieure de toutes les vitesses transmettant un effet ; est-ce un fait ou une loi ? Selon notre définition, la généralité caractérise la loi plutôt que le fait, il faut donc parler de loi. Pour la même raison, nous devons appeler loi le fait que l’interféromètre de Michelson montre l’égalité des vitesses de la lumière dans les différentes directions, car ce résultat est énoncé pour tous les appareils de ce type. Nous obtenons un fait si nous considérons l’expérience spéciale réalisée par Michelson en 1883 avec son appareil spécial. Pour rendre le terme plus précis, nous pouvons parler d’un fait unique ; un événement unique, se produisant en un point spatio-temporel défini, représente un tel fait unique.

Nous devons maintenant appliquer notre critique aux faits uniques et nous demander si les faits uniques peuvent être absolument vérifiés ou si les propositions concernant les faits uniques peuvent être absolument vérifiées.

Considérons l’expérience de Michelson. Tout physicien sait que l’affirmation concernant l’égalité de la vitesse de la lumière dans différentes directions n’est pas directement observée dans l’expérience de Michelson, mais qu’elle est déduite. Une telle expérience physique est une procédure assez compliquée. Les images observées directement sont celles des télescopes ou des plaques photographiques, ou encore les indications des thermomètres, galvanomètres, etc. Si nous partons de ces données expérimentales pour arriver à l’affirmation concernant la vitesse de la lumière, cette procédure est une déduction, et une déduction contenant des inductions. Elle contient, par exemple, la présupposition que la température notée de temps en temps sur le thermomètre est valable aussi pour les intervalles de temps entre les moments d’observation ; que les lois de l’optique géométrique sont valables pour la lumière passant à travers le télescope ; que les longueurs des barres de laiton de l’appareil ne changent pas pendant l’observation (par rapport à d’autres barres au repos par rapport à elles), etc. Il est donc évident que l’affirmation concernant la vitesse de la lumière n’est pas absolument certaine, puisqu’elle dépend de la validité des inductions. Cette affirmation, bien que concernant un seul cas, n’est donc pas absolument vérifiable. On voit que la simple référence à un cas unique ne suffit pas à assurer la vérifiabilité absolue d’un énoncé.

Nous arrivons à un résultat plus favorable si nous passons de l’affirmation concernant la vitesse de la lumière à des affirmations concernant les données individuelles des instruments utilisés. Il semble absolument certain qu’au moins le thermomètre a enregistré, disons, 15° C. Il peut s’agir d’un mauvais instrument, et la température de la pièce peut être différente de celle indiquée ; mais que ce thermomètre individuel ait atteint à ce moment précis la ligne correspondant à 15° C. — ce seul fait n’est-il pas absolument certain ?

Cette question nous conduit des faits plutôt abstraits de la physique aux faits concrets de la vie quotidienne. Un thermomètre est une chose faite de verre, de mercure et de bois, une chose comparable aux tables, aux chaises, aux maisons, aux arbres, aux pierres, bref, une chose appartenant à la sphère de notre environnement quotidien. S’assurer de l’existence de tels objets ne nécessite aucune conclusion théorique ; il semble donc possible d’obtenir une vérité absolue dans ce cas au moins.

Il est bien connu que cette hypothèse a été attaquée par presque tous les philosophes depuis Descartes ; et je dirais pour de bonnes raisons. La manière correcte d’étayer cette attaque me semble être la suivante.

Un énoncé concernant un fait physique, même s’il s’agit d’un simple fait de la vie quotidienne, ne se réfère jamais à un seul fait mais comporte toujours des prédictions. Si l’on dit : « Il y avait une table dans ma chambre, sous mes yeux, à 19h15, » qui contient la prédiction : « Si aucune table ne passe les portes de 19h15 à 19h20, et qu’aucun incendie ou tremblement de terre n’agit sur mon appartement, alors il y aura une table dans ma chambre à 19h20. » Ou plus simplement encore : « Si je pose un livre sur la table, il ne tombera pas. » C’est parce que de telles prédictions sont incluses dans l’énoncé que celui-ci n’est pas absolument vrai, car il n’est pas possible de garantir une fiabilité absolue des prédictions.

On pourrait proposer de séparer ces prédictions de l’énoncé et de le réduire à un simple énoncé factuel, c’est-à-dire d’exclure les conséquences concernant la table après cinq minutes ou les livres placés sur la table, et de limiter l’énoncé à la table telle qu’elle est vue. Une telle réduction est possible ; si nous l’effectuons, cependant, l’énoncé perd son caractère défini. Dire « il y a une table » signifie normalement que je soutiens que ce à quoi il est fait référence est une chose matérielle capable de résister à la pression d’autres choses physiques ; c’est ce qui est exprimé dans l’implication concernant le livre. Si je renonce à de telles implications, l’objet que j’ai vu pourrait être une image fournie par un miroir concave ; en effet, tout le monde sait qu’il y a des illusions dans lesquelles l’image produite par un miroir concave est prise pour un objet matériel. La différence entre l’objet matériel et l’illusion ne peut être formulée autrement ; ce sont seulement les conséquences, c’est-à-dire les observations futures, qui distinguent ces deux catégories. C’est là l’essentiel. On pourrait objecter que les observations futures pourraient être remplacées par des observations passées — que j’aurais pu poser le livre sur la table un instant auparavant, ou toucher la table avec ma main un instant auparavant. Mais si j’en déduis que la table telle que je la vois maintenant, sans livre dessus et sans que je l’aie touchée, est une table matérielle et non l’image produite par un miroir, alors j’effectue une induction en disant : « Si je la touchais maintenant, je sentirais la résistance », ou « Si je posais le livre sur la table maintenant, il ne tomberait pas », phrases qui concernent des observations futures et non des observations passées. Il est vrai que des observations passées du type mentionné peuvent suffire à étayer mon affirmation, mais seulement parce que je fonde des inductions sur elles ; l’affirmation concernant la table comme objet matériel ne peut être séparée des prédictions sans perdre son caractère défini ; c’est-à-dire qu’elle n’indiquerait plus un objet physique défini. Tel est, me semble-t-il, le raisonnement qui prouve indubitablement qu’il n’existe pas d’énoncé concernant des objets physiques qui soit absolument vérifiable. Les énoncés concernant les objets physiques simples sont très sûrs, mais pas absolument sûrs. Ils ne sont pas sûrs parce qu’ils sont contrôlables ; si nous admettons la possibilité qu’une observation ultérieure puisse contrôler notre énoncé sur une observation présente, nous ne pouvons pas exclure le cas d’un résultat négatif de ce contrôle — c’est-à-dire que notre énoncé ne peut pas être maintenu comme certain. Si, malgré cela, nous considérons de tels énoncés comme certains, nous procédons à une idéalisation ; nous identifions un haut degré de probabilité à la certitude. Mais, à proprement parler, il ne s’agit pas de vérité mais de poids ; même les phrases d’observation de la vie quotidienne ne doivent pas être considérées comme des phrases directes mais comme des phrases indirectes jugées par le prédicat de poids au lieu du prédicat de vérité. La théorie probabiliste de la signification doit donc être appliquée même aux phrases d’observation de la physique ou de la vie quotidienne, si l’on veut que ces phrases aient une signification.

On a essayé de montrer que, bien qu’un énoncé physique ne puisse jamais être vérifié de manière absolue, on peut au moins démontrer dans certains cas que l’énoncé est faux. Si un livre posé sur une table ne reste pas couché mais tombe verticalement, on peut considérer comme certain que ce qui est observé n’est pas une table matérielle. Le principe de vérification absolue pourrait être remplacé par un principe de falsification absolue.[1] Une telle idée n’est cependant pas tenable. Toute falsification présuppose également certaines inductions basées sur l’observation d’autres choses et ne peut être supposée qu’avec probabilité. Dans notre exemple, c’est peut-être le livre qui est la chose non matérielle, ou qui l’est devenu au moment où j’ai retiré ma main ; l’affirmation concernant la table matérielle resterait alors vraie. Nos affirmations sur les choses physiques sont imbriquées de telle sorte que le rejet d’une des affirmations peut toujours être remplacé par le rejet d’une autre. Notre choix quant au rejet est entièrement fait par des réflexions déterminées par les règles de la probabilité. Il n’y a donc pas de falsification absolue, comme il n’y a pas de vérification absolue. Il ne reste que la théorie probabiliste de la signification si l’on veut justifier des propositions d’observation dans le sens où elles sont effectivement utilisées dans la science ou dans la vie quotidienne.

  1. Cette tentative a été faite par K. Popper, Logik der Forschung (Berlin, 1935) ; cf. aussi ma critique de ce livre dans Erkenntnis, V (1935), 267.