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Expérience et Prédiction/II. Les Impressions et le Monde extérieur

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Traduction par Wikisource .
The University of Chicago Press (p. 83-160).



CHAPITRE II

LES IMPRESSIONS ET LE MONDE EXTÉRIEUR


§ 9. Le problème de la vérifiabilité absolue des propositions d’observation

Le chapitre précédent reposait sur l’hypothèse de la division des propositions en phrases directes et indirectes. Les phrases directes sont des phrases concernant des faits physiques immédiatement observables ; de telles phrases — tel était le présupposé — sont absolument vérifiables, c’est-à-dire accessibles à une détermination de leur valeur de vérité dans le cadre de la logique à deux valeurs. Ce n’est que pour les phrases indirectes que le prédicat de poids était nécessaire ; ces phrases ne sont pas contrôlées directement, mais par le biais de leur relation avec des phrases directes qui leur confèrent un certain degré de probabilité.

Cette position particulière des phrases d’observation, en tant que phrases directes, doit maintenant être examinée. Il faut s’interroger sur le fait qu’elles soient accessibles à la vérification directe. Elles traitent de ce que l’on appelle un fait physique ; notre enquête porte donc sur la question de savoir si l’on peut vérifier un fait physique.

Avant d’entrer dans les détails, il faut préciser que le mot « fait » est utilisé dans un sens fluctuant. Parfois, des lois physiques sont appelées faits parce qu’elles sont fournies par l’expérience et non par la déduction ; mais ce n’est pas ce que nous appellerons ici un fait. Les lois concernent, en raison de leur prétention à la généralité, une infinité de faits ; nous les distinguerons donc des faits, en attribuant à ce mot un sens plus étroit.

Pour clarifier notre propos, appliquons cette distinction à quelques exemples controversés. Nous savons que la vitesse de la lumière est la limite supérieure de toutes les vitesses transmettant un effet ; est-ce un fait ou une loi ? Selon notre définition, la généralité caractérise la loi plutôt que le fait, il faut donc parler de loi. Pour la même raison, nous devons appeler loi le fait que l’interféromètre de Michelson montre l’égalité des vitesses de la lumière dans les différentes directions, car ce résultat est énoncé pour tous les appareils de ce type. Nous obtenons un fait si nous considérons l’expérience particulière réalisée par Michelson en 1883 avec son appareil particulier. Pour rendre le terme plus précis, nous pouvons parler d’un fait unique ; un événement unique, se produisant en un point spatio-temporel défini, représente un tel fait unique.

Nous devons maintenant appliquer notre critique aux faits uniques et nous demander si les faits uniques peuvent être absolument vérifiés ou si les propositions concernant les faits uniques peuvent être absolument vérifiées.

Considérons l’expérience de Michelson. Tout physicien sait que l’affirmation concernant l’égalité de la vitesse de la lumière dans différentes directions n’est pas directement observée dans l’expérience de Michelson, mais qu’elle est déduite. Une telle expérience physique est une procédure assez compliquée. Les images observées directement sont celles des télescopes ou des plaques photographiques, ou encore les indications des thermomètres, galvanomètres, etc. Si nous partons de ces données expérimentales pour arriver à l’affirmation concernant la vitesse de la lumière, cette procédure est une déduction, et une déduction contenant des inductions. Elle contient, par exemple, la présupposition que la température notée de temps en temps sur le thermomètre est valable aussi pour les intervalles de temps entre les moments d’observation ; que les lois de l’optique géométrique sont valables pour la lumière passant à travers le télescope ; que les longueurs des barres de laiton de l’appareil ne changent pas pendant l’observation (par rapport à d’autres barres au repos par rapport à elles), etc. Il est donc évident que l’affirmation concernant la vitesse de la lumière n’est pas absolument certaine, puisqu’elle dépend de la validité des inductions. Cette affirmation, bien que concernant un seul cas, n’est donc pas absolument vérifiable. On voit que la simple référence à un cas unique ne suffit pas à assurer la vérifiabilité absolue d’un énoncé.

Nous arrivons à un résultat plus favorable si nous passons de l’affirmation concernant la vitesse de la lumière à des affirmations concernant les données individuelles des instruments utilisés. Il semble absolument certain qu’au moins le thermomètre a enregistré, disons, 15° C. Il peut s’agir d’un mauvais instrument, et la température de la pièce peut être différente de celle indiquée ; mais que ce thermomètre individuel ait atteint à ce moment précis la ligne correspondant à 15° C. — ce seul fait n’est-il pas absolument certain ?

Cette question nous conduit des faits plutôt abstraits de la physique aux faits concrets de la vie quotidienne. Un thermomètre est une chose faite de verre, de mercure et de bois, une chose comparable aux tables, aux chaises, aux maisons, aux arbres, aux pierres, bref, une chose appartenant à la sphère de notre environnement quotidien. S’assurer de l’existence de tels objets ne nécessite aucune conclusion théorique ; il semble donc possible d’obtenir une vérité absolue dans ce cas au moins.

Il est bien connu que cette hypothèse a été attaquée par presque tous les philosophes depuis Descartes ; et je dirais pour de bonnes raisons. La manière correcte d’étayer cette attaque me semble être la suivante.

Un énoncé concernant un fait physique, même s’il s’agit d’un simple fait de la vie quotidienne, ne se réfère jamais à un seul fait mais comporte toujours des prédictions. Si l’on dit : « Il y avait une table dans ma chambre, sous mes yeux, à 19h15, » qui contient la prédiction : « Si aucune table ne passe les portes de 19h15 à 19h20, et qu’aucun incendie ou tremblement de terre n’agit sur mon appartement, alors il y aura une table dans ma chambre à 19h20. » Ou plus simplement encore : « Si je pose un livre sur la table, il ne tombera pas. » C’est parce que de telles prédictions sont incluses dans l’énoncé que celui-ci n’est pas absolument vrai, car il n’est pas possible de garantir une fiabilité absolue des prédictions.

On pourrait proposer de séparer ces prédictions de l’énoncé et de le réduire à un simple énoncé factuel, c’est-à-dire d’exclure les conséquences concernant la table après cinq minutes ou les livres placés sur la table, et de limiter l’énoncé à la table telle qu’elle est vue. Une telle réduction est possible ; si nous l’effectuons, cependant, l’énoncé perd son caractère défini. Dire « il y a une table » signifie normalement que je soutiens que ce à quoi il est fait référence est une chose matérielle capable de résister à la pression d’autres choses physiques ; c’est ce qui est exprimé dans l’implication concernant le livre. Si je renonce à de telles implications, l’objet que j’ai vu pourrait être une image fournie par un miroir concave ; en effet, tout le monde sait qu’il y a des illusions dans lesquelles l’image produite par un miroir concave est prise pour un objet matériel. La différence entre l’objet matériel et l’illusion ne peut être formulée autrement ; ce sont seulement les conséquences, c’est-à-dire les observations futures, qui distinguent ces deux catégories. C’est là l’essentiel. On pourrait objecter que les observations futures pourraient être remplacées par des observations passées — que j’aurais pu poser le livre sur la table un instant auparavant, ou toucher la table avec ma main un instant auparavant. Mais si j’en déduis que la table telle que je la vois maintenant, sans livre dessus et sans que je l’aie touchée, est une table matérielle et non l’image produite par un miroir, alors j’effectue une induction en disant : « Si je la touchais maintenant, je sentirais la résistance », ou « Si je posais le livre sur la table maintenant, il ne tomberait pas », phrases qui concernent des observations futures et non des observations passées. Il est vrai que des observations passées du type mentionné peuvent suffire à étayer mon affirmation, mais seulement parce que je fonde des inductions sur elles ; l’affirmation concernant la table comme objet matériel ne peut être séparée des prédictions sans perdre son caractère défini ; c’est-à-dire qu’elle n’indiquerait plus un objet physique défini.

Tel est, me semble-t-il, le raisonnement qui prouve indubitablement qu’il n’existe pas d’énoncé concernant des objets physiques qui soit absolument vérifiable. Les énoncés concernant les objets physiques simples sont très sûrs, mais pas absolument sûrs. Ils ne sont pas sûrs parce qu’ils sont contrôlables ; si nous admettons la possibilité qu’une observation ultérieure puisse contrôler notre énoncé à propos d’une observation présente, nous ne pouvons pas exclure le cas d’un résultat négatif de ce contrôle — c’est-à-dire que nous ne pouvons garantir la certitude de l’énoncé. Si, malgré cela, nous considérons de tels énoncés comme certains, nous procédons à une idéalisation ; nous identifions un haut degré de probabilité à la certitude. Mais, à proprement parler, il ne s’agit pas de vérité mais de poids ; même les phrases d’observation de la vie quotidienne ne doivent pas être considérées comme des phrases directes mais comme des phrases indirectes jugées par le prédicat de poids au lieu du prédicat de vérité. La théorie probabiliste de la signification doit donc être appliquée même aux phrases d’observation de la physique ou de la vie quotidienne, si l’on veut que ces phrases aient une signification.

On a essayé de montrer que, bien qu’un énoncé physique ne puisse jamais être vérifié de manière absolue, on peut au moins démontrer dans certains cas que l’énoncé est faux. Si un livre posé sur une table ne reste pas couché mais tombe verticalement, on peut considérer comme certain que ce qui est observé n’est pas une table matérielle. Le principe de vérification absolue pourrait être remplacé par un principe de falsification absolue.[1] Une telle idée n’est cependant pas tenable. Toute falsification présuppose également certaines inductions basées sur l’observation d’autres choses et ne peut être supposée qu’avec probabilité. Dans notre exemple, c’est peut-être le livre qui est la chose non matérielle, ou qui l’est devenu au moment où j’ai retiré ma main ; l’affirmation concernant la table matérielle resterait alors vraie. Nos affirmations sur les choses physiques sont imbriquées de telle sorte que le rejet d’une des affirmations peut toujours être remplacé par le rejet d’une autre. Notre choix quant au rejet est entièrement fait par des réflexions déterminées par les règles de la probabilité. Il n’y a donc pas de falsification absolue, comme il n’y a pas de vérification absolue. Il ne reste que la théorie probabiliste de la signification si l’on veut justifier des propositions d’observation dans le sens où elles sont effectivement utilisées dans la science ou dans la vie quotidienne.

§ 10 Les impressions et le problème de l’existence

Le résultat de la section précédente ne peut être considéré comme une preuve qu’il n’existe pas de phrases vérifiables. L’incertitude signalée ne concerne que les phrases d’observation se rapportant à des objets physiques. Les philosophes qui partagent notre interprétation de ce type de phrases ont maintenu l’idée qu’il existe des phrases d’observation d’un autre type qui peuvent être absolument vérifiées. Il s’agit des phrases concernant les impressions. Il convient maintenant d’examiner ce concept et de s’interroger sur sa signification épistémologique.

La manière d’introduire les dites impressions est donnée par une continuation du raisonnement avec lequel nous avons mis en doute la vérité d’une phrase d’observation.

Il est vrai qu’une phrase affirmant l’existence d’une table matérielle implique des prédictions et qu’une réduction de celle-ci à un simple rapport détruirait sa référence physique. Mais quel serait alors le résultat d’une telle réduction ? On arrive, dit-on, à un fait d’un autre type : on en vient à dire qu’au moins je vois une table. Qu’il s’agisse d’une table matérielle ou de l’image optique d’une telle table produite par un miroir concave, c’est enfin un fait indubitable. De tels faits sont appelés « impressions ».[2] Il existe donc, dit-on, des énoncés absolument vérifiables ; ce qu’ils concernent, cependant, ce ne sont pas des faits physiques, mais des impressions.

Nous accepterons, pour l’instant, cette conception. Nous admettrons qu’il existe des faits immédiatement donnés de ce genre, que le mot « impression » ou « sensation » doit désigner — des faits que nous décrivons dans des phrases capables de vérification absolue. La critique de cette hypothèse peut être remise au chapitre suivant. De même que le premier chapitre était fondé sur le présupposé de la vérifiabilité absolue des propositions d’observation, de même le présent chapitre sera fondé sur le présupposé de la vérifiabilité absolue des propositions d’impression. Ce sont seulement les conséquences de ce présupposé, et non sa validité en soi, que nous voulons étudier pour l’instant. Nous étudierons ces conséquences en utilisant les résultats du chapitre précédent, qui a montré la pertinence du concept de probabilité ; de la même manière, nous montrerons que le caractère probabiliste des inférences qui se produisent affecte les conséquences résultant de l’introduction des impressions comme base de connaissance.

Les impressions sont — c’est la conception habituelle — des phénomènes qui se produisent dans mon esprit mais qui sont produits par des choses physiques extérieures à mon esprit. Ainsi, le concept d’impression conduit à la distinction entre mon propre esprit et le monde extérieur. Les impressions sont des événements de ma sphère personnelle, de mon monde privé ; c’est une grave erreur, soutiennent les adeptes de cette conception, de penser que ce que j’observe sont des choses ayant une existence indépendante — je n’observe que les impressions produites par ces choses, c’est-à-dire les effets des choses extérieures sur mon monde privé.

Nous avons dit que nous admettions les phrases d’impression comme étant absolument certaines ; nous voyons cependant que cette certitude absolue est limitée aux seuls événements du monde privé. Avec le passage de ma propre expérience subjective au monde extérieur objectif, l’incertitude entre dans mes énoncés. Mais il ne s’agit pas seulement d’une incertitude concernant des déclarations particulières ; il se superpose une incertitude générale concernant le monde des choses extérieures. Comment savons-nous qu’il existe un tel monde extérieur en dehors de notre monde privé ? C’est le problème de l’existence des choses extérieures qui se pose ici.

Tant que nous considérions les phrases d’observation comme la base de la connaissance, le problème de l’existence ne se posait pas. Il n’y a pas de différence de caractère existentiel entre les faits d’observation et les autres faits indirectement déduits ; c’est seulement l’introduction de la base de sa propre expérience psychique qui crée le problème de l’existence. Ce problème est donc dû à une certaine avancée de la recherche philosophique ; il trouve son origine dans la tentative de réduire la connaissance à une base absolument certaine.

En effet, pour la conception naïve du monde, il n’y a pas de problème d’existence. La sphère de la vie quotidienne n’est pas perturbée par la question de savoir si les choses que nous observons autour de nous sont réelles, existent ; tout doute sur cette réalité serait considéré comme ridicule, comme le résultat d’un éloignement malsain des vues claires de l’expérience quotidienne. L’homme de bon sens est convaincu qu’il a raison d’affirmer que les tables, les maisons, les arbres et les personnes qui l’entourent existent comme lui. Non seulement il en est ainsi pour les objets de son expérience personnelle, mais les communications d’autres personnes et d’hommes de science sont également acceptées comme certaines. Qu’il existe d’autres continents que celui sur lequel nous vivons, que d’autres planètes et étoiles existent, incomparablement plus grandes que notre petite île dans l’univers, que des entités physiques invisibles telles que l’électricité, les atomes, les rayons X existent, tout cela est considéré comme un fait dont il serait tout simplement déraisonnable de douter. Ce monde de choses concrètement existantes est encore enrichi par d’autres choses que l’on qualifie d’« abstraites », mais qui sont néanmoins conçues comme existant également. Il y a l’État, en tant que corps politique, jamais vu directement dans son ensemble, mais dont la réalité s’impose à tous par l’expérience quotidienne ; il y a l’esprit de la nation dont l’existence est soulignée chaque jour dans les articles de fond des journaux ; il y a l’âme, la nôtre et celle des autres, dont le doute pourrait conduire à des collisions désagréables avec l’Église ; il y a la crise financière, dont la réalité n’a pas besoin d’être confirmée par les saintes autorités. Bref, il y a autour de nous un monde solide et compact, rempli de choses moins solides mais non moins réelles ; ce monde nous est donné dès l’enfance, et son existence ne fait aucun doute.

Le début du doute sur ce monde de faits marque, en effet, un écart par rapport à la saine poursuite des affaires quotidiennes. C’est cette sortie qui conduit de la simple soumission aux conceptions traditionnelles à une pénétration intellectuelle dans la formation des concepts et qui marque le début de la pensée philosophique. C’est l’enjeu de la tentative de comprendre ce que nous pensons, de clarifier la portée et la légitimité des conceptions humaines. Il s’agit donc d’une entreprise qui n’est pas moins saine que de s’occuper des nécessités quotidiennes ; c’est le désir sain d’ajouter à la lutte pour l’existence une compréhension de la lutte et de l’existence elle-même ; et si le bon sens attaque la philosophie parce qu’elle remet en question des concepts fondamentaux de la vie, c’est seulement parce que l’homme de bon sens ne se rend pas compte que le désir de compréhension peut devenir aussi urgent que le désir d’exister économiquement.

Nous faisons précéder cette remarque générale de l’interrogation suivante pour répondre à l’opinion de certains philosophes selon laquelle une enquête sur la question de l’existence des choses extérieures est déraisonnable et ridicule. Une telle position constituerait en soi une réponse et exigerait d’être étayée. Il est vrai que la question de l’existence, telle qu’elle est habituellement exprimée, a besoin d’être corrigée ; et c’est précisément la tâche du philosophe de clarifier d’abord la question avant de pouvoir donner une réponse. Mais il n’est pas légitime de couper court à la question par des remarques sophistiques. Certains philosophes ont soutenu qu’un homme qui doute de l’existence des choses extérieures devrait se faire frapper le front contre un mur pour le convaincre de la réalité du mur. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un raisonnement philosophique. Ce que l’homme a vu l’aurait peut-être mieux convaincu des choses extérieures que ce qu’il a ressenti, car ce qu’il a vu était à l’extérieur de son corps, alors que la douleur qu’il a ressentie était à l’intérieur ; et c’est simplement la question de savoir s’il y a quelque chose à l’extérieur de lui que l’homme a voulu résoudre.

Avec cette remarque, nous sommes au centre du problème de l’existence. L’expérience, même l’expérience de la vie quotidienne, nous oblige à faire la distinction entre le rêve et la veille ; il existe un monde de rêves aussi vivant que le monde de la veille — mais nous savons néanmoins que nous devons interpréter ce monde comme un monde intérieur seulement, auquel ne correspondent pas de choses extérieures. Sommes-nous sûrs que ce que l’on appelle le « monde de la veille » est meilleur ? Le fait que ce monde soit d’une plus grande régularité n’est pas un argument convaincant ; ce n’est pas non plus un argument pour dire que dans ce monde, il nous arrive même de réfléchir à sa réalité. Cela peut également se produire dans le monde des rêves ; il y a en effet des rêves dans lesquels nous essayons de découvrir si nous sommes dans un rêve et décidons que nous n’y sommes pas, pour découvrir au réveil que cette décision faisait elle-même partie d’un rêve. La question de la réalité de notre monde de la vielle ne peut donc pas être rejetée comme déraisonnable ; elle est aussi raisonnable que la distinction entre le monde de la veille et le monde des rêves.

§ 11. L’existence des abstractions

Il y a un second problème concernant l’existence, distinct de celui des impressions. C’est le problème des abstractions. Qu’en est-il de l’existence de choses telles que l’état politique, l’esprit de la nation, l’âme, le caractère d’une personne ? Des choses de ce type existent-elles ? Si elles existent, sont-elles des choses à côté de choses concrètes comme les maisons ou les arbres ? Ou s’agit-il de choses d’une autre sphère d’existence ? Mais quelle est alors cette autre sphère ? Depuis l’époque de la philosophie grecque, cette question a été constamment discutée ; elle a fait l’objet de la célèbre controverse entre le nominalisme et le réalisme ; elle a divisé les philosophes en partis aussi profondément que l’a fait la question de la réalité du monde extérieur.

Malgré toutes les différences, il y a un trait commun dans la structure des deux problèmes de l’existence. L’un pose la question de l’existence de l’abstracta en tant qu’il est distinct du concret, l’autre pose la question de l’existence du concret en relation avec les impressions. C’est ce caractère relationnel qui est commun aux deux problèmes. Nous devrons donc étudier les relations qui interviennent ici. Comme ces relations sont d’un type plus simple dans le problème de l’existence des abstracta, nous commencerons par ce problème.

En ce qui concerne le problème de l’existence des abstractions, il me semble que la position des réalistes n’a jamais été très bonne. Ils ont insisté sur l’existence des choses abstraites, mais ils ont toujours été obligés de se défendre en plaçant ces choses dans une sphère spéciale ; la sphère des « idées » de Platon est le prototype célèbre de ce genre d’existence. Il existe néanmoins un fort sentiment naturel contre une telle procédure ; l’esprit humain a besoin d’un certain degré de perversion par une formation sophistique pour être capable de trouver un sens à de tels termes. La position des nominalistes, qui soutiennent que seules les choses concrètes existent, semble beaucoup plus solide, bien que je ne veuille pas dire que les anciens nominalistes avaient déjà trouvé la bonne forme de solution.

L’idée nominaliste est que les abstracta sont réductibles aux concreta, c’est-à-dire, en termes de logique moderne, que toutes les propositions concernant les abstracta peuvent être traduites en propositions concernant uniquement les concreta. Pour donner un exemple : au lieu de dire « La race des Noirs a son foyer en Afrique », on peut dire « Tous les Noirs descendent d’ancêtres qui ont vécu en Afrique ». De cette façon, les abstracta « race noire » et « foyer » sont éliminés et remplacés par des concreta, tels que « descendre » et « aïeul » ; les nouveaux termes qui entrent par cette opération sont des concepts logiques, tels que « tous ». Par la même méthode, des termes aussi complexes que « l’État politique » peuvent être réduits à des concreta. La méthode logique, dans le cas général, peut être un peu plus compliquée. Il peut s’avérer que pour remplacer un énoncé contenant un abstractum, il faille plus d’une phrase contenant des concreta. Ainsi, la phrase « L’État fait la guerre » doit être traduite en de nombreuses propositions concernant les soldats qui tirent, sont blessés et meurent, les hommes qui travaillent dans les usines d’armement, d’autres qui écrivent dans des bureaux, etc. Nous parlons en général d’une réduction par coordination de propositions ; à une proposition abstraite nous coordonnons un groupe de propositions concrètes de telle sorte que la signification du groupe soit la même que celle de la proposition abstraite.

L’équivalence de signification des deux côtés de la coordination est un résultat de la théorie de la signification telle qu’elle a été développée au chapitre I. Il y a une équivalence de valeur de vérité des deux côtés ; si la proposition abstraite est vraie, le groupe de propositions concrètes est vrai, et si la proposition abstraite n’est pas vraie, toutes les propositions concrètes prises en conjonction ne sont pas vraies. On peut objecter que, dans certains cas, les propositions abstraites peuvent être vraies même si toutes les propositions concrètes ne le sont pas ; cela peut être dû au fait que le même fait abstrait peut être réalisé par différents faits concrets. Le fait abstrait, par exemple, qu’il fait beau peut être réalisé par un ciel clair et une atmosphère calme, ou par un ciel partiellement couvert de nuages et un vent frais, etc. Ce cas trouve son expression logique par l’introduction de disjonctions qui permettent de maintenir l’équivalence sous une forme élargie. Soit la proposition abstraite et , les propositions concrètes ; alors l’équivalence est à formuler[3]

(1)

La construction logique exacte de l’abstracta est ainsi établie. Il découle à la fois de la théorie vérificationiste de la signification et de la théorie probabiliste de la signification que les deux parties ont la même signification.

Nous voyons que la position du nominalisme est liée à la théorie de la vérifiabilité de la signification ; ceci, bien sûr, n’est pas une découverte de notre temps mais la raison de base pour laquelle les deux théories ont été développées en relation réciproque. Nous avons déjà mentionné que le nominaliste Ockham était le père de notre deuxième principe de signification. Les nominalistes avaient raison de soutenir que l’existence d’abstracta est réductible à l’existence de concreta.

Ce que les anciens nominalistes n’ont pas vu, c’est qu’on ne peut pas déduire de leur théorie de la signification que les abstracta n’existent pas. L’application ou non de la catégorie d’existence à un abstractum est une question de convention. Nous pouvons dire : « La race des Noirs existe ». Nous savons alors que cela a la même signification que : « De nombreux Noirs existent, et ils ont en commun certaines qualités biologiques qui les distinguent des autres personnes. » On peut aussi dire : « La race des Noirs n’existe pas ». Il faut alors ajouter : « Il existe de nombreux Noirs, et toute proposition contenant le terme race des Noirs peut être traduite en propositions concernant ces Noirs ». On voit donc que la question de savoir si les abstracta existent ou non, s’il y a ou non le terme seul ou aussi une entité correspondante, est un pseudo-problème. La question n’est pas une question de caractère de vérité mais implique une décision — une décision concernant l’utilisation du mot « exister » en combinaison avec des termes d’un ordre logique plus élevé.

Si nous nous demandons maintenant quelles décisions sont utilisées dans la pratique en ce qui concerne l’existence des abstractions, nous rencontrons le fait remarquable qu’il n’y a pas de règle commune, que l’utilisation du langage décide tantôt pour, tantôt contre l’existence des abstractions. Pour donner quelques exemples : le mobilier appartenant à une famille est généralement considéré comme existant ; il en est de même de la compagnie invitée dans une maison, ou d’un régiment de soldats, ou d’une cour de justice. La décision est douteuse en ce qui concerne des termes tels que « l’État », « la société humaine » ou « le troisième pouvoir ». Dans d’autres cas, il y a un refus clair de reconnaître l’existence : la hauteur d’une montagne n’existe pas, ni la mortalité des enfants, ni la gaucherie. La question des motivations de ces décisions doit être analysée psychologiquement. Il semble que l’on conçoive comme existants les abstractions dont on s’occupe dans la vie pratique et qui sont généralement exprimées par des noms. Nous avons parfois affaire à des gauchers, mais nous employons rarement le terme « gaucherie », qui reste donc un terme sans objet existant. En revanche, la référence au « mobilier » est fréquente, et le mobilier est donc conçu comme une chose existante. La décision peut même dépendre de la profession du locuteur. Pour un commerçant, l’offre et la demande peuvent être des entités existantes, alors qu’un électricien concevra une charge électrique comme existante. C’est un fait psychologique remarquable que ce « sentiment d’existence » qui accompagne certains termes est fluctuant et dépend de l’influence du milieu. La poursuite de cette question est d’un grand intérêt psychologique ; pour la logique, il n’y a aucun problème.

La possibilité d’attribuer l’existence à des abstractions ne justifie cependant pas la position du réalisme. L’abstrait n’est pas une chose d’une autre « sphère » mais une chose existant dans le monde ordinaire. Le mobilier existe dans le même monde que les tables et les chaises qui en constituent les éléments ; comme elles, le mobilier est une chose qui a un poids et qui peut être payée en argent. Le réaliste introduit cette autre sphère parce qu’il croit à une signification excédentaire du terme abstrait. Cela est dû, je crois, à une incompréhension d’un fait logique qui semble avoir gêné les logiciens anciens, mais qui peut être interprété par le nominalisme sans aucune difficulté. Il s’agit du fait que la chose abstraite et les choses qui en constituent les éléments concrets ne peuvent pas être « ajoutées », ne peuvent pas être mises les unes à côté des autres. Nous n’avons pas le droit de compter, par exemple, une table et trois chaises et une armoire comme six choses, en leur ajoutant le mobilier composé par ces cinq choses comme une sixième chose. Mais cela ne relève que des règles du langage ; ces règles contiennent des prescriptions sur l’emploi des termes « addition », « comptage », « nombre », etc… prescriptions qui tiennent compte de la différence entre l’abstractum et ses éléments. Déduire de cette distinction la nécessité de placer l’abstracta dans une autre « sphère », c’est confondre un problème de langage avec un problème d’être ; un malentendu du type de celui qui est à l’origine de la construction de ce qu’on appelle l’« ontologie ». Le domaine de la théorie des abstractions est devenu une sorte de labyrinthe composé de pseudo-problèmes.

Un autre pseudo-problème de ce groupe est donné par le problème de la localisation spatiale de certaines abstractions. L’État en tant que corps politique occupe-t-il une place dans l’espace ? On peut répondre que seul le pays appartenant à l’État, et non l’État en tant qu’institution politique, a une étendue spatiale. Mais il ne s’agit là que d’une question de convention ; cela dépend de la manière dont nous définissons les qualités spatiales. Toutes les qualités de l’abstractum « État » doivent être définies comme des relations entre ses éléments concrets, de sorte que nous pouvons également définir l’étendue spatiale de l’État comme l’espace occupé par ses habitants. La question de savoir si une force physique est dans l’espace, ou une mélodie, ou l’élasticité d’un ressort, est du même type et doit être réglée par une définition.

Avec ces remarques, le problème de l’existence des abstracta trouve sa solution. Ce problème est une question de décision et non une question de caractère de vérité. Indépendamment de la décision, on peut affirmer que l’existence de l’abstracta est réductible à l’existence d’autres choses. Ce processus logique peut être appelé « réduction ». L’abstractum peut être appelé un « complexe » ; les concreta sur la droite de la formule (1) peuvent être appelés les « éléments internes » du complexe. Le processus inverse peut être appelé « composition ». Les éléments composent le complexe, le complexe est réduit à ses éléments. Ces deux relations peuvent être réunies sous le terme de « relation de réductibilité » ; elle est définie par l’équivalence (1).

Ajoutons une remarque qui concerne une relation dont nous devons nous occuper dans ce contexte : il s’agit de la relation du tout à ses parties. Cette relation est à considérer comme un cas particulier de la relation de réductibilité telle qu’elle est définie. Les parties sont des éléments internes du tout, en tant que complexe. Il n’y a cependant pas de définition stricte quant à l’utilisation de ce terme. Nous l’utilisons lorsque le complexe a une étendue spatiale et que les éléments ont également des étendues spatiales qui forment des parties, au sens géométrique, de l’étendue géométrique du complexe, comme dans le cas d’un mur et de ses briques, ou d’un domaine et de ses terrains et champs. Dans ce cas, la notion de tout et de parties se réduit à la notion d’ensemble géométrique et de parties. Cette conception n’est pas toujours respectée, et parfois l’utilisation des termes fluctue ; considérera-t-on les arbres comme des parties du bois ? La définition de la relation du tout et de ses parties n’est pas donnée de manière assez stricte pour trancher cette question sans ambiguïté. Un exemple de cas non spatial de cette relation est donné par un patrimoine et ses parties, qui peuvent consister en argent liquide, en actions et en domaines. Il semble que nous parlions d’un tout et de ses parties dans une situation où nous attribuons aux éléments certaines quantités numériques ou géométriques, dont la somme arithmétique est attribuée au complexe. Ce n’est cependant pas une condition suffisante pour le terme. Si le complexe possède, en outre, de nombreuses autres qualités qui ne remplissent pas cette relation, nous ne le considérons pas comme un tout composé de ses éléments. L’État politique n’est généralement pas considéré comme un tout constitué par ses habitants en tant que parties, bien que la quantité « population totale » soit la somme de habitants ; en effet, la relation de somme n’est pas valable pour de nombreuses autres qualités attribuées à l’État.

Un autre exemple de la relation de réductibilité est le cas de la Gestalt. Une mélodie est une Gestalt constituée de tons ; un dessin offre une Gestalt constituée de traits de crayon sur le papier. Ce concept joue un grand rôle dans la psychologie moderne, et pour de bonnes raisons ; mais sa nature logique de cas particulier de la relation d’un complexe à ses éléments internes n’a pas toujours été relevée par les psychologues. Ils ont raison de dire que la Gestalt n’est pas la « somme » de ses éléments, c’est-à-dire qu’elle ne se situe pas par rapport à ceux-ci dans la relation du tout à ses parties ; mais cela n’implique pas que les énoncés sur la Gestalt aient une signification excédentaire par rapport aux énoncés sur ses éléments. Au contraire, l’équivalence (1) s’applique ici comme dans tous les autres cas de relation de réductibilité. Si cela est contesté, la négation provient d’une formulation insuffisante des énoncés sur les éléments, dont les relations entre eux ne doivent pas être oubliées. Les conditions particulières qu’un complexe doit remplir pour être qualifié de Gestalt ne sont pas encore délimitées de manière si précise qu’une absence d’ambiguïté soit assurée pour tous les cas. Cela n’exclut cependant pas une application utile du concept de Gestalt dans de nombreux autres cas.

Les recherches logiques qui suivent sont indépendantes des cas particuliers du tout et de ses parties ou de la Gestalt. Elles concernent le cas général du complexe et de ses éléments internes, exprimé dans la relation de réductibilité telle qu’elle est formulée en (1).

§ 12. La construction positiviste du monde

Nous abordons le second problème de l’existence, celui de l’existence des concreta. Nous commençons notre investigation par la considération de la solution positiviste du problème.

La conception positiviste du problème de l’existence peut être résumée en un seul énoncé : L’existence de concreta doit être réduite à l’existence d’impressions de la même manière que l’existence d’abstracta est réduite à l’existence de concreta.

Cette idée est un résultat de la conception positiviste des impressions comme faits de base de la connaissance (§ 10) en combinaison avec la théorie de la vérité de la signification (§ 7). Toutes les observations doivent être réduites, dit-on, à des impressions, car ce ne sont que des impressions que je peux observer directement. Les propositions concernant des choses physiques concrètes sont donc des phrases indirectes réductibles à des phrases d’impression comme phrases directes correspondantes ; seules ces dernières phrases peuvent être vérifiées directement. Selon le principe de rétrogradation, cette correspondance est une équivalence de signification ; cette correspondance est donc une réduction, au sens défini au § 11.

Illustrons ceci par un exemple simple. La proposition « Il y a une table » est déduite de certaines impressions que nous avons en regardant la table de différents côtés, en la touchant, etc. Or, selon le principe de rétrogression, cette inférence est considérée comme une équivalence de signification. Par conséquent, la phrase « La table existe » a la même signification que la phrase « J’ai des impressions de telle ou telle nature ». C’est la même relation qui vaut pour la réduction des abstractions ; la table doit donc être conçue comme un complexe dont les éléments sont des impressions.

Cette conception permet aux positivistes d’interpréter l’existence des concreta de la même manière que l’on interprète l’existence des abstracta. Il n’y a pas, selon eux, de véritable problème de l’existence des choses extérieures ; c’est un pseudo-problème. Nous pouvons dire que les choses extérieures existent ; cela a alors la même signification que « les impressions de telle et telle nature existent ». On peut aussi dire que les choses extérieures n’existent pas. Il faut alors admettre que l’expression « choses extérieures » peut néanmoins être utilisée et exprimer la même chose que les propositions concernant les impressions. Décider du premier ou du second mode d’expression n’est qu’une question de convention. Exiger davantage, demander si les choses extérieures existent « au-delà » des impressions, n’aurait pas de sens. C’est la fameuse interprétation positiviste de l’existence du monde extérieur.

L’un des avantages de cette conception est qu’il ne subsiste aucun doute quant à la « réalité » du monde extérieur. L’existence du monde est aussi sûre que l’existence de mes impressions, car la première affirmation ne signifie rien de plus que la seconde. Tout doute sur la réalité du monde extérieur est le résultat d’une question dénuée de sens qui suppose l’existence des choses « au-delà » de mes impressions. Ce serait la même question dénuée de sens que de demander si la race des Noirs a une existence propre au-delà de l’existence des Noirs individuels. Nier l’existence d’un monde extérieur n’est donc pas rejeté comme faux mais comme dépourvu de sens ; la solution positiviste prétend donc établir le monde des choses extérieures avec une certitude absolue.

Malgré cette conclusion, la conception positiviste n’a pas besoin de nier une différence entre le rêve et la veille. Si nous affirmons une différence entre les deux, elle doit être déduite d’une différence dans les impressions ; cette différence implique peut-être la grande régularité des impressions de l’état de veille par rapport à l’irrégularité des impressions du rêve. L’ensemble de mes impressions peut donc être divisé en deux classes telles que se succèdent alternativement des groupes d’impressions appartenant à l’une ou à l’autre de ces classes ; appelons ces classes la « classe régulière » et la « classe irrégulière ». En appliquant le principe de la rétrogradation, nous trouvons que la phrase « Je rêvais » signifie « Mes impressions appartenaient à la classe irrégulière » ; tandis que la phrase « Je suis éveillé » signifie « Mes impressions appartiennent à la classe régulière ». La différence entre rêver et être éveillé est donc sauvée par cette théorie ; si quelqu’un exige davantage, s’il veut soutenir que les choses qu’il voit en étant éveillé sont des choses « réelles » tandis que les choses du rêve sont des choses « irréelles », il ne dit rien parce qu’un tel surplus d’affirmation n’aurait pas de sens. Tout ce qu’il veut soutenir par de tels mots est suffisamment exprimé par la différence déjà établie entre le rêve et l’état de veille — parce que rien d’autre ne peut être soutenu.

Telles sont les idées fondamentales du positivisme telles qu’elles sont généralement développées par ses adeptes. Il y a dans ces conceptions quelque chose de très suggestif, quelque chose de comparable à la clarté convaincante d’une conversion religieuse ; et l’ardeur avec laquelle cette interprétation du problème de l’existence a été soulignée par les prédicateurs du positivisme rappelle en effet le fanatisme d’une secte religieuse. Je ne dis pas cela dans l’intention de discréditer le positivisme ; au contraire, c’est justement cette force de conviction qui attire notre sympathie par son intensité et sa candeur manifestes et par son désir extrême de se soumettre aux exigences de la netteté intellectuelle. Mais c’est le danger des doctrines fanatiques que d’oublier la nécessaire critique de leurs conceptions de base ; il faut veiller à ce que l’admiration de la lucidité de la théorie ne nous retienne pas d’examiner sobrement ses fondements logiques.

Les recherches sur la signification que nous venons de faire nous amènent à nous attaquer à l’un des piliers de la doctrine positiviste. C’est le principe de la rétrogradation qu’il s’agit ici de remettre en cause. Nous avons constaté au § 7 que la relation entre phrases directes et indirectes n’est qu’un lien de probabilité, et non une équivalence. L’idée principale de la réduction positiviste n’est donc pas tenable. Dans la relation entre abstracta et concreta, la coordination des propositions est une équivalence ; ce n’est qu’en raison de ce fait que l’existence de l’abstracta est réductible à l’existence du concret. S’il s’avère maintenant que pour la relation entre concreta et impressions la coordination est d’un autre caractère, l’analogie ne tient pas ; nous ne sommes alors pas fondés à dire que l’existence de concreta est réductible à l’existence d’impressions. Cela signifie que la phrase « La table existe » n’a pas la même signification que la phrase « J’ai des impressions de telle et telle nature ». La répugnance instinctive que nous éprouvons à nous soumettre à la conversion religieuse s’avère avoir un fondement logique solide. L’interprétation positiviste de l’existence n’est pas valable ; il y a un surplus de signification dans l’affirmation sur l’existence des choses extérieures. Le positiviste se révèle victime de la schématisation qui remplace une forte probabilité par la vérité et considère les liens entre les propositions comme des relations régies par les prédicats de vérité et de fausseté. Cette schématisation n’est admissible qu’à certaines fins ; si elle sert de base pour juger une question de principe, comme la question de l’interprétation de l’existence, elle conduit à un profond décalage entre la construction épistémologique et la connaissance effective.

Il s’agit maintenant de développer une autre solution du problème de l’existence, une solution conforme au caractère probabiliste des relations entre les propositions. Pour exposer cette solution, nous devons d’abord entrer dans une analyse plus détaillée de la nature des connexions probabilistes.

§ 13 Réduction et projection

Nous avons constaté que le passage des choses extérieures aux impressions ne peut être interprété comme une réduction ; il s’agit d’un autre type de structure logique. Pour comprendre la nature de cette structure, commençons par la considération de deux exemples.

La relation de réduction peut être illustrée par la relation entre un mur et les briques qui le composent. Toute proposition concernant le mur peut être remplacée par une proposition concernant les briques. Dire que le mur a une hauteur de trois mètres se traduit par le fait qu’il y a des briques collées par du mortier et empilées les unes sur les autres à une hauteur de trois mètres. Le mur est un complexe de briques ; les briques sont les éléments internes du mur. Le mur n’est pas la « somme » des briques ; cela signifie que, si les briques sont séparées les unes des autres et dispersées sur le sol, le mur n’existe plus, alors que les briques individuelles peuvent rester inchangées. Le mur dépend d’une certaine configuration des briques. Celle-ci est incluse dans notre concept de « complexe » ; puisque toutes les propositions concernant le complexe sont équivalentes aux propositions concernant les éléments, les qualités du complexe changeront si les relations entre les éléments changent. L’existence du complexe dépend de certaines relations entre les éléments, de sorte que le complexe peut cesser d’exister alors que les éléments existent toujours.

La relation inverse n’existe pas. Si les éléments cessent d’exister, le complexe ne peut plus exister non plus. Si les briques sont détruites, le mur l’est aussi. C’est la signification de la réductibilité de l’existence : l’existence du complexe dépend de l’existence des éléments de telle sorte que l’inexistence des éléments implique l’inexistence du complexe. Ceci peut être transformé en l’affirmation que l’existence du complexe implique l’existence des éléments. Cette dernière affirmation n’est qu’une autre formulation de la première. Elle est cependant à distinguer de la relation inverse selon laquelle la non-existence du complexe impliquerait la non-existence des éléments, ou l’existence des éléments impliquerait l’existence du complexe ; comme nous l’avons vu, cette relation inverse n’existe pas. Il y a donc une asymétrie entre le complexe et ses éléments internes ; c’est justement cette asymétrie qui permet de distinguer ces deux termes et que l’on signifie en disant : « L’existence du complexe se réduit à l’existence de ses éléments internes ». On ne dit pas l’inverse ; les éléments ont, pour ainsi dire, une existence plus solide.

On pourrait objecter qu’un architecte habile pourrait échanger les briques, l’une après l’autre, contre d’autres briques, d’une manière si prudente que l’existence du mur reste intacte ; les briques d’origine pourraient même être réduites en poudre de sorte que ces éléments n’existent plus tandis que le complexe persiste. Cette objection doit cependant être surmontée par un usage plus correct des mots. Le mur constitué par les briques échangées est un complexe d’autres éléments ; si l’on parle néanmoins du même mur, ce complexe « mur » doit être défini de telle sorte qu’il soit constitué par l’un ou l’autre système d’éléments. C’est-à-dire que le complexe doit être constitué par une disjonction d’éléments ; ou bien les propositions concernant le complexe sont équivalentes à une disjonction de propositions sur les éléments, comme nous l’avons énoncé précédemment dans la formule générale (1) au § 11. La plupart des complexes du langage usuel sont de ce type compliqué. Une mélodie peut être jouée dans différentes tonalités ; la mélodie est définie au moyen d’une disjonction de propositions. Notre théorème d’existence doit donc être formulé comme suit : l’existence du complexe implique l’existence d’un des systèmes d’éléments mais non l’existence d’un système déterminé ; et l’inexistence de tous les systèmes d’éléments implique l’inexistence du complexe. Nous appellerons un tel complexe un complexe disjonctif.

Nous pouvons donner une forme plus déterminée à la relation des éléments au complexe. Nous avons vu que l’existence des éléments n’est pas une condition suffisante pour l’existence du complexe. Mais elle devient une condition suffisante si certaines relations supplémentaires entre les éléments sont remplies. Si les briques sont disposées de telle ou telle manière, le mur existe. Appelons ces relations supplémentaires les relations constitutives entre les éléments. Nous pouvons alors dire, tant pour le complexe simple que pour le complexe disjonctif : le complexe existe si l’un des systèmes d’éléments correspondants existe et remplit les relations constitutives. Cette formulation exprime ce que nous appelons la dépendance du complexe par rapport à ses éléments. Les éléments peuvent « produire » le complexe ; le fait qu’ils le produisent ou non ne dépend que de leurs relations internes. Il faut ajouter, bien sûr, qu’à cette fin les éléments doivent être complètement donnés ; c’est seulement dans ce cas qu’il n’est pas nécessaire d’introduire d’autres éléments pour produire le complexe. En d’autres termes, ce n’est que dans ce cas que les relations constitutives peuvent être formulées en référence à ces seuls éléments. Appelons un tel ensemble d’éléments un ensemble complet d’éléments. Les tons que le musicien joue sur le piano forment un tel ensemble complet, c’est-à-dire un ensemble suffisant pour l’existence de la mélodie ; il n’est pas nécessaire de jouer également sur d’autres touches. Les conditions constitutives sont ici formées par les relations qui constituent l’ordre temporel des sons, la longueur des intervalles de temps entre eux, etc.

Après cette analyse du concept de réduction, nous passons maintenant à l’examen d’une autre structure logique qui est également caractérisée par une coordination de propositions, mais qui présente des qualités différentes.

Imaginons un groupe d’oiseaux volant à l’intérieur d’un espace donné. Les rayons du soleil qui tombent d’en dessus projettent une ombre de chaque oiseau sur le sol, ce qui représente la position horizontale de l’oiseau. Pour représenter également la position verticale, imaginons un second système de rayons lumineux parcourant l’espace horizontalement et projetant les oiseaux sur un plan vertical qui peut être figuré par un écran du type de ceux utilisés dans les salles de cinéma. Nous avons alors une paire d’ombres correspondant à chaque oiseau ; la correspondance entre les ombres et le même oiseau peut être déterminée par les contours des ombres. Cette correspondance nous permet de déterminer la position spatiale de chaque oiseau à partir de la position de la paire d’ombres correspondante et de déterminer le mouvement spatio-temporel des oiseaux à partir des changements spatio-temporels des paires d’ombres. Nous pouvons exprimer cela sous la forme d’une coordination de propositions : chaque proposition concernant le mouvement des oiseaux est coordonnée avec une proposition concernant les changements des paires d’ombres.

Par cette méthode, la position spatio-temporelle des oiseaux est projetée dans un système de signes qui peut être considéré comme un représentant des oiseaux originaux. Des méthodes analogues nous permettraient de concevoir des signes pour d’autres qualités des oiseaux ; pour ce faire, nous devrions utiliser d’autres effets provenant des oiseaux. Le chant des oiseaux pourrait être enregistré, et les courbes sur l’enregistrement seraient les signes du chant. Tout ce qui peut être observé depuis l’extérieur doit nous être communiqué par un processus physique et peut donc être transformé en une réalité physique à l’extérieur des oiseaux ; cette réalité physique est notre repère pour la qualité en question. Nous obtenons ainsi un système de signes qui contient des représentations pour toute qualité des oiseaux observables d’en bas, et qui nous permet de construire une coordination de propositions : toute proposition concernant les oiseaux est coordonnée avec une proposition, ou un ensemble de propositions, concernant les signes.

Nous parvenons ainsi à obtenir une coordination analogue au cas de réduction illustré dans l’exemple du mur et des briques. Il existe cependant des différences spécifiques entre les deux cas ; énumérons les qualités par lesquelles le second cas diffère du premier.

Tout d’abord, il n’y a pas d’équivalence des propositions coordonnées. En effet, il n’existe qu’un lien de probabilité entre les oiseaux et les signes ; si nous ne voyons que les signes, nous pouvons déduire avec une certaine probabilité qu’ils sont produits par des oiseaux, et si nous ne voyons que les oiseaux, nous pouvons déduire avec une certaine probabilité qu’ils produiront les signes. Cette absence de certitude est due au fait que les processus naturels ne peuvent jamais être prévus avec certitude. La production ou non des ombres dépend de nombreux facteurs physiques autres que la seule présence des oiseaux, par exemple des caractéristiques de l’écran. Inversement, la présence ou non d’oiseaux comme cause des ombres portées observées ne peut être déduite avec certitude, car d’autres processus physiques peuvent avoir le même effet sur l’écran. Par conséquent, il n’existe pas de relation stricte entre les valeurs de vérité des propositions coordonnées. La proposition concernant les oiseaux peut être vraie et celle concernant les signes peut être fausse ; inversement, la proposition concernant les oiseaux peut être fausse et celle concernant les signes peut être vraie.

Deuxièmement, il n’y a pas de réduction de l’existence. Les oiseaux ont une existence indépendante de l’existence des signes. En utilisant un mode de discours similaire à notre description des qualités d’existence valables pour la réduction, nous pouvons dire : l’existence des oiseaux n’implique pas non plus l’existence des signes, et l’existence des signes n’implique pas non plus l’existence des oiseaux. Il en va de même pour la non-existence. Ceci peut être considéré comme une définition de ce que nous signifions en disant que l’existence des oiseaux n’est pas réductible à l’existence des signes. Les silhouettes peuvent disparaître alors que les oiseaux existent toujours, parce que d’autres circonstances peuvent intervenir ; et les oiseaux peuvent être détruits sans que les silhouettes disparaissent, parce que celles-ci peuvent être produites par d’autres causes physiques.

Dans l’exemple concernant le mur et les briques, nous avons appelé la transition en question une réduction ; par opposition, nous appellerons la transition des oiseaux aux signes une projection. Pour exprimer le parallélisme, nous parlerons dans les deux cas d’un complexe et de ses éléments ; mais pour montrer la différence, nous distinguerons un complexe réductible et un complexe projectif, et nous appellerons les éléments du premier des éléments internes, les éléments du second des éléments externes. Les oiseaux doivent donc être appelés un complexe projectif construit au moyen de signes en tant qu’éléments externes. La caractéristique la plus remarquable de la projection est qu’elle ne fournit pas de réduction de l’existence ; ceci parce que les relations entre le complexe projectif et ses éléments ne sont que des connexions de probabilité. Le caractère probabiliste de ces relations peut être utilisé pour formuler la définition de la projection : Une projection est une coordination de propositions, au moyen d’une connexion probabiliste, de telle sorte qu’un terme, ou un ensemble de termes, appelé « complexe », n’apparaît que d’un côté de la coordination, et qu’un autre terme, ou ensemble de termes, appelé « éléments extérieurs », n’apparaît que de l’autre côté de la coordination. La relation de connexion de probabilité étant symétrique (cf. § 7), il n’y a pas de différence absolue entre les éléments et le complexe d’une projection ; les termes peuvent être interchangés. Ainsi, les ombres peuvent peut être appelé un complexe projectif des oiseaux en tant qu’éléments externes. Le côté que l’on désigne comme étant celui des éléments dépend des conditions psychologiques ; en général, on choisit le côté qui est le plus facilement accessible à l’observation. Pour voir la différence entre les deux types de transition, considérons une transition dans laquelle les oiseaux sont un complexe réductible : c’est le cas lorsque nous considérons comme éléments les cellules dont les oiseaux sont constitués, ou les atomes. Il s’agit alors d’éléments internes. On pourrait tenter de concevoir le complexe projectif comme un complexe disjonctif, en considérant une disjonction d’ensembles d’éléments qui contient les éléments internes comme un seul ensemble. Mais il est facile de voir que les relations énoncées ci-dessus pour les complexes disjonctifs ne sont pas remplies. L’existence du complexe implique donc l’existence d’un ensemble déterminé d’éléments, c’est-à-dire de l’ensemble des éléments internes ; et il n’est pas possible d’ajouter, à un ensemble d’éléments externes, des conditions constitutives de telle sorte que l’existence du complexe soit impliquée. La projection est d’un type logiquement différent de la réduction.

Appliquons maintenant les concepts que nous avons développés au problème de la relation entre les impressions et les choses extérieures. Nous avons souligné qu’il n’y a pas d’équivalence entre les propositions concernant les choses extérieures et les propositions concernant les impressions ; il n’y a qu’un lien de probabilité. Cette relation est donc une projection et non une réduction ; l’existence des choses extérieures n’est pas réductible à l’existence des impressions ; les choses extérieures ont une existence indépendante. C’est le même type d’indépendance qu’entre les oiseaux et leurs ombres. Ainsi, la conception naïve de l’indépendance de l’existence, telle qu’illustrée par cet exemple, peut être appliquée au problème des choses extérieures et des impressions également ; l’idée que les choses extérieures persisteront après notre mort, lorsque nos impressions ont disparu, peut être conçue comme valable dans le même sens que l’idée que les oiseaux peuvent subsister lorsque, du fait de l’arrêt du rayonnement, leurs ombres disparaissent. Mais considérer les énoncés concernant les choses extérieures comme équivalents aux énoncés concernant les impressions, ce serait interpréter la relation entre les choses extérieures et les impressions comme une réduction ; ainsi l’existence des choses extérieures se réduirait à l’existence des impressions. Les choses extérieures, selon cette théorie, disparaîtraient avec la cessation de nos impressions — une idée que personne ne veut sérieusement soutenir.

Cette interprétation du problème de l’existence sera attaquée par le positivisme. On nous répondra que le positivisme ne maintient pas pour les choses extérieures et les impressions une relation comparable à la relation entre le mur et les briques. Les positivistes sont d’accord avec nous pour vouloir concevoir la relation entre les choses extérieures et les impressions comme analogue à la relation entre les oiseaux et leurs ombres, c’est-à-dire comme une projection. Ce qu’ils n’admettent pas, c’est que cette relation de projection nécessite un lien de probabilité. Il est justifié, disent-ils, de parler de projection également dans un cas où il existe des relations d’équivalence. Ce qu’il faut modifier à cette fin, c’est uniquement la forme de la coordination des propositions. Dans l’exemple du mur, la coordination est effectuée de telle sorte que la non-existence des briques implique la non-existence du mur. Il peut cependant exister une autre forme de coordination pour laquelle, malgré l’équivalence, la non-existence des éléments n’implique pas la non-existence du complexe. Ceci est possible si l’existence du complexe à un certain moment est définie par certaines conditions valables pour les éléments à un autre moment . Pour donner un exemple : Nous avons dit que la mélodie est un complexe réductible de tons par lesquels elle est formée ; nous l’étayerons en disant que la mélodie disparaît lorsque les tons disparaissent. On peut cependant définir l’existence de la mélodie de telle sorte que la mélodie persiste pendant les intervalles de temps entre les tons. Nous définissons : « La mélodie existe tout au long de l’intervalle de temps qui va du premier au dernier ton » signifie « Il y a des tons à différents moments individuels ». Bien que les éléments, les tons, n’existent pas dans les intervalles de temps entre deux tons, la mélodie existe, et donc les relations d’existence pour un complexe projectif sont valables pour la mélodie. C’est même la façon habituelle de concevoir la mélodie ; car si l’on demandait à quelqu’un si la mélodie existe pendant tout le temps, du début à la fin de la musique, il répondrait sûrement par l’affirmative.

À cette objection, nous répondons de la manière suivante. Il est vrai qu’une telle définition du complexe peut être donnée ; mais nous ne sommes pas obligés de le faire — dans le cas d’une équivalence, nous pouvons toujours introduire une autre coordination pour laquelle l’existence du complexe disparaît avec l’existence des éléments. La mélodie peut être définie de telle sorte qu’elle n’existe qu’aux moments où il y a des tons et qu’elle s’évanouit dans les intervalles entre les tons ; une telle définition est équivalente à celle donnée ci-dessus. On arrive ainsi à un élément d’arbitraire, comme on l’a déjà signalé (§ 11) dans le cas des abstracta : la question de savoir si le complexe existe ou non indépendamment de ses éléments devient une question de convention. C’est cet arbitraire que nous n’acceptons pas pour le problème de l’existence des concreta. Nous soutenons qu’une conception pour laquelle les choses extérieures disparaissent avec nos impressions n’est pas équivalente à la conception d’une existence indépendante. Il n’y a que dans le cas des connexions probabilistes qu’une telle équivalence n’existe pas ; il n’y a donc que la conception de la projection comme connexion probabiliste entre complexe et éléments qui fournit l’interprétation admissible de l’existence du monde extérieur.

Les réflexions précédentes nécessitent cependant une légère correction de notre interprétation de la réductibilité de l’existence. Nous appellerons l’existence du complexe réductible à l’existence des éléments lorsqu’il est au moins possible d’introduire un système de propositions équivalent, dans lequel l’existence du complexe cesse avec l’existence des éléments. Cette définition du terme « réductible » n’exige cependant pas un changement dans notre définition de la réduction comme une coordination pour laquelle tous les énoncés concernant le complexe sont équivalents aux énoncés concernant les éléments. Cette dernière définition implique la possibilité de définir l’existence du complexe de telle sorte que le complexe disparaisse avec ses éléments.

Il reste quelques objections que nous devons maintenant examiner. Elles concernent la question de savoir s’il est vrai que la connexion de probabilité peut nous protéger de conséquences telles que celles signalées pour la connexion d’équivalence, c’est-à-dire de la réductibilité de l’existence des choses extérieures à l’existence des impressions. Ces objections seront examinées dans les sections suivantes.

§ 14. Un monde cubique comme modèle de déduction de choses inobservables

L’objection que nous considérerons en premier commence par remettre en cause l’analogie entre l’exemple des oiseaux et notre situation dans la reconnaissance des choses extérieures. Nous avons dit que les oiseaux ont une existence indépendante de leurs ombres sur l’écran ; mais pour étayer cette affirmation, nous avons utilisé le fait qu’il existe d’autres observations directes des oiseaux. qui n’ont pas besoin d’être considérés comme des ombres. Nous voyons les oiseaux directement à leur place dans l’espace ; il est donc facile de les distinguer des ombres en tant qu’entités physiques différentes. Dans le cas de notre connaissance du monde extérieur, cependant, nous n’avons rien d’autre que des impressions comme base de l’observation ; est-il logiquement possible d’en déduire l’existence séparée de quelque chose qui a une existence propre, au sens défini ci-dessus, c’est-à-dire une existence qui n’est pas réductible à l’existence d’impressions ?

Cette objection peut être formulée plus précisément de la manière suivante. Il est vrai que nous utilisons une inférence de probabilité lorsque nous déduisons d’un ensemble donné d’impressions l’existence d’une chose physique. Mais est-ce plus qu’une inférence de nouvelles impressions ? Il semble impossible que les déductions probabilistes puissent jamais quitter le domaine des impressions ; les déductions probabilistes, peut-on supposer, resteront toujours dans le domaine d’où elles partent. Ainsi, les déclarations sur les choses extérieures, malgré l’occurrence des inférences de probabilité, seront équivalentes à des déclarations sur les impressions ; non pas à des déclarations sur l’ensemble observé d’impressions à partir duquel l’inférence de probabilité commence, mais à des déclarations sur un certain ensemble plus large d’impressions.

Pour discuter de cette objection, il est conseillé de s’en tenir d’abord à l’exemple des oiseaux et de poursuivre la discussion sur ce sujet, car il est moins exposé à des interprétations erronées. Pour obtenir la même structure logique que dans le problème de l’inférence à partir des impressions jusqu’aux choses extérieures, nous modifierons cependant cet exemple de telle sorte que seules les ombres des oiseaux soient visibles. Nous aurons donc des conditions comparables dans les deux problèmes.

Imaginons un monde dans lequel l’humanité entière est enfermée dans un énorme cube dont les parois sont faites de toiles de tissu blanc, translucides comme l’écran d’un cinéma mais non perméables aux rayons lumineux directs. À l’extérieur de ce cube vivent des oiseaux dont les ombres sont projetées sur le plafond du cube par les rayons du soleil ; en raison du caractère translucide de cet écran, les ombres des oiseaux peuvent être vues par les hommes à l’intérieur du cube. Les oiseaux eux-mêmes ne peuvent être vus et leur chant ne peut être entendu. Pour introduire la deuxième série d’ombres sur le plan vertical, nous imaginons un système de miroirs à l’extérieur du cube qu’un fantôme amical a construit de manière à ce qu’un deuxième système de rayons lumineux circulant horizontalement projette les ombres des oiseaux sur l’une des parois verticales du cube (Fig. 2). Véritable fantôme, cet ami invisible de l’humanité ne révèle rien de sa construction, ni du monde extérieur au cube, aux personnes qui se trouvent à l’intérieur ; il les laisse entièrement à leurs propres observations et attend de voir si elles découvriront les oiseaux à l’extérieur. Il construit même un système de forces répulsives de telle sorte que toute approche des parois du cube est impossible pour les hommes ; toute pénétration à travers les parois est donc exclue, et les hommes sont dépendants de l’observation des ombres pour toutes les déclarations qu’ils font sur le monde « extérieur », le monde en dehors du cube.

Ces hommes découvriront-ils qu’il existe à l’extérieur de leur cube des choses différentes des ombres ?

Dans un premier temps, je pense que non. Ils observent des figures noires qui défilent sur les écrans de manière assez irrégulière, disparaissent sur les bords et réapparaissent. Ils développeront une cosmogonie dans laquelle le monde a la forme d’un cube ; à l’extérieur du cube, il n’y a rien, mais sur les parois du cube, il y a des taches sombres qui courent.

Au bout d’un certain temps, cependant, je pense qu’il y aura un Copernic. Il dirigera des télescopes vers les parois et découvrira que les taches sombres ont la forme d’animaux ; et, ce qui est encore plus important, qu’il existe des paires correspondantes de points noirs, composées d’un point

Fig. 2. — Un monde cubique où seules les ombres des choses extérieures sont visibles.


au plafond et d’un point sur le mur latéral, qui présentent une forme très similaire. Si un point au plafond est petit et présente un cou court, il existe un point correspondant a sur le mur latéral qui est aussi petit et présente un cou court ; si sur le plafond montre de longues pattes (comme une cigogne), alors sur le mur latéral montre la plupart du temps de longues pattes également. On ne peut pas affirmer qu’il y a toujours un point correspondant sur l’autre écran, mais c’est généralement le cas. Si un nouveau point apparaît, qu’il y ait ou non un point correspondant sur l’autre écran, le nouveau point part toujours du bord de l’écran mais n’apparaît jamais immédiatement à l’intérieur de l’écran. Il n’y a pas de correspondance entre les locomotions des points d’une même paire ; mais il y a une correspondance quant aux mouvements internes. Si l’ombre remue la queue, l’ombre remue aussi la queue au même moment. Il y a parfois des combats entre les ombres ; alors, si est en combat avec , est toujours simultanément en combat avec . Il arrive qu’une des ombres se fasse arracher la queue lors d’un combat ; alors l’ombre correspondante sur l’autre surface du cube se fait arracher la queue en même temps. C’est ce que l’on observe à l’aide du télescope.

Copernic, après ces découvertes, surprendra l’humanité par l’exposé d’une théorie très suggestive. Il soutiendra que l’étrange correspondance entre les deux teintes d’une même paire ne peut être le fruit du hasard, mais que ces deux teintes ne sont rien d’autre que des effets provoqués par une chose individuelle située à l’extérieur du cube, dans l’espace libre. Il appelle ces choses des « oiseaux » et dit que ce sont des animaux volant à l’extérieur du cube, différents des figures d’ombre, ayant une existence propre, et que les taches noires ne sont rien d’autre que des ombres. Je suis, en effet, enclin à affirmer qu’un tel Copernic se produirait parmi le peuple du cube ; la découverte de notre vrai Copernic, me semble-t-il, supposait beaucoup plus de perspicacité et d’imagination.

Le peuple, je pense, se laisserait convaincre par cette théorie ; la question est cependant de savoir si certains philosophes seront convaincus. Les positivistes attaqueraient Copernic et argumenteraient de la façon suivante :

Ce que vous soutenez, diraient-ils, n’est pas faux mais biaisé. Vous dites qu’il y a des choses indépendantes dans leur existence des points noirs ; mais vous pourriez dire, sur les mêmes bases, que ces choses sont identiques aux points noirs. Il y a une correspondance entre chacun de vos « oiseaux » et une paire de points noirs ; tout ce qui est dit sur vos oiseaux est déduit des points noirs et est donc équivalent à des déclarations sur les « points ». Vous croyez à un surplus de signification de votre hypothèse sur les oiseaux, par rapport à une description du mouvement des points ; mais c’est une illusion — les deux modes de langage ont la même signification. Nous admettons vos grandes découvertes concernant les relations entre les points, montrant qu’il y a des points correspondants sur chacune des deux surfaces couvertes d’ombre de notre monde cubique. Mais votre interprétation de cette correspondance comme résultat d’une identité individuelle des choses en dehors du monde cubique n’ajoute pas un nouveau contenu à vos découvertes. Ce n’est que votre façon de parler — d’autres personnes préfèrent parler de paires de points sur les écrans.

Cela signifie, dans nos termes, que la distinction entre le complexe projectif et le complexe réductible n’aurait aucune signification. Copernic conçoit les oiseaux comme un complexe projectif ; les positivistes lui répondent qu’il pourrait les concevoir, avec autant de raison, comme un complexe réductible aux mêmes éléments, les points noirs. L’argumentation se poursuivrait ainsi :

Nous admettons que cette équivalence ne vaut que pour notre monde. Si un homme était un jour capable de pénétrer à travers les parois du cube, il pourrait distinguer entre votre hypothèse des oiseaux et l’énoncé correspondant sur les paires de points ; s’il voyait les oiseaux au-dessus de lui, votre hypothèse serait confirmée ; sinon, elle serait réfutée. Mais il y aurait alors des faits vérifiables qui distingueraient votre hypothèse de la pure description du mouvement des points. Or, pour notre monde, il existe une loi de la nature qui exclut toute pénétration des parois du cube ; donc, pour notre monde, votre hypothèse a la même signification que la pure description des points.

Dans nos termes, cet argument affirmerait que l’hypothèse de Copernic n’a un surplus de signification que si l’on accepte la signification logique, mais que pour la signification physique, elle n’a pas de surplus de signification par rapport à l’énoncé sur les points. C’est cette question qu’il nous faut maintenant examiner.

L’interprétation positiviste repose sur le présupposé d’une vérifiabilité absolue. De l’intérieur du cube, il n’est pas possible d’obtenir un « oui » ou un « non » clair pour l’hypothèse de Copernic ; d’un poste d’observation à l’extérieur du cube, on obtiendrait une distinction aussi claire. Si nous insistons sur le fait que seul un « oui » ou un « non » clair doit être considéré comme une réponse, la conclusion positiviste s’impose ; c’est, je pense, la raison pour laquelle la conception positiviste est si suggestive. Elle est en effet concluante si nous n’acceptons que la vérité et la fausseté comme prédicats des propositions ; mais elle ne l’est plus si nous introduisons des valeurs intermédiaires, si nous introduisons le prédicat de poids.

En ce qui concerne le prédicat de poids, les deux conceptions ne sont pas équivalentes. Jugée d’après les faits observés, l’hypothèse de Copernic paraît hautement probable. Il semble hautement improbable que les étranges coïncidences observées pour une paire de points soient un effet du pur hasard. Il n’est certes pas impossible que, lorsqu’on arrache la queue d’une ombre, il arrive au même moment la même chose à une autre ombre sur un autre plan ; il n’est même pas impossible que la même coïncidence se répète parfois… Mais c’est improbable ; et tout physicien qui le constate ne croira pas au hasard mais cherchera un lien de causalité. De telles réflexions inclineraient les physiciens à croire à l’hypothèse de Copernic et à refuser la théorie de l’équivalence.

Cela signifie que le physicien insiste sur la signification excédentaire de son interprétation non pas parce qu’elle a une signification logique mais parce qu’elle a une signification de probabilité physique. Ce n’est que le sens de vérité physique pour lequel l’interprétation positiviste est valable ; mais, si l’on admet le sens de probabilité physique, il y a une signification excédentaire pour l’hypothèse des oiseaux (pour la conception des oiseaux comme complexe projectif des ombres) parce qu’elle obtient un poids différent de celui de l’hypothèse des paires de points, c’est-à-dire de l’interprétation des oiseaux comme complexe réductible des ombres. C’est la conception différente du second principe de signification qui fournit cette distinction. La conception positiviste exige que deux énoncés aient la même signification s’ils sont également déterminés comme vrais ou faux par tous les faits possibles ; la conception probabiliste exige la même signification seulement si les énoncés obtiennent le même poids par tous les faits possibles. Il faut admettre que les faits observables ne fournissent pas de différence quant à la vérité ou à la fausseté absolue des deux théories en question ; mais le poids que leur confèrent les faits observables dans le cube est différent. Alors que la définition positiviste de la signification doit donc considérer les deux théories en question comme ayant la même signification, la définition probabiliste de la signification fournit une signification différente pour les deux théories — bien que le domaine des faits observables soit le même, et bien que seul le postulat de la possibilité physique soit employé dans la définition de la signification. Le physicien n’est donc pas dépendant de l’acceptation du concept douteux de signification logique et emploie la signification physique aussi bien que le positiviste, mais seulement sous la forme de probabilité et non sous la forme de vérité.

Le positiviste, pour défendre sa position, répondra de la manière suivante : Votre hypothèse, dira-t-il aux physiciens, obtient un poids différent par rapport à mon hypothèse uniquement parce qu’elle fournit des conséquences différentes dans le domaine de nos faits observables. Votre théorie, par exemple, conduit à la conséquence que les coïncidences entre les nuances d’une même paire continueront, se répéteront toujours ; la conception selon laquelle les coïncidences sont dues au hasard, par contre, conduit à la prophétie contraire, à la conséquence que les coïncidences ne se répéteront pas. Pour supprimer cette différence, nous allons modifier notre conception de telle sorte qu’elle fournisse les mêmes conséquences observables que votre hypothèse dans le domaine des faits observables, et qu’elle ne diffère que dans les conséquences pour les faits non observables, pour les faits en dehors du cube. Autrement dit, nous maintiendrons notre conception de telle sorte que les oiseaux restent un complexe réductible des ombres, mais que toutes les conséquences pour les faits à l’intérieur du cube soient les mêmes que dans le cas où les oiseaux sont un complexe projectif des ombres.

Cette idée, si elle était tenable, prouverait que la différence entre un complexe réductible et un complexe projectif ne peut être maintenue, à condition de s’en tenir à la signification physique.

Poursuivant cette idée, le positiviste devrait interpréter la correspondance entre les points d’une paire comme une forme de connexion causale. Il devrait dire qu’il existe une sorte de couplage entre les éléments d’une paire. Si un élément d’une paire s’approche d’un élément d’une autre paire d’une certaine manière appelée « combat », reconnaissable à une sorte de danse excitée des ombres et à des morsures mutuelles avec leurs becs, il y a — doit dire le positiviste — un effet causal transféré de à son point correspondant sur l’autre écran, et de à son point correspondant , de telle sorte que et entrent dans les mêmes relations appelées « lutte ». Avec cette hypothèse, le positiviste n’interpréterait plus les coïncidences comme un hasard, mais comme le résultat d’une loi causale ; et sa conception fournirait, par conséquent, la continuation des coïncidences pour tout l’avenir. Ainsi, sa théorie est modifiée de telle sorte qu’elle ne diffère pas de la conception du physicien en ce qui concerne les prophéties d’événements futurs observables.

Le physicien, cependant, n’accepterait pas cette théorie améliorée. Il est trop intelligent pour objecter au positiviste qu’une telle connexion causale est impossible ; mais il dira qu’elle est très improbable. Ce n’est pas parce qu’il veut associer à l’expression « lien de causalité » des sentiments métaphysiques tels que « influence d’une chose sur une autre » ou « transsubstantiation de la cause dans l’effet ». Notre physicien est un homme tout à fait moderne et n’a pas besoin de tels anthropomorphismes. Il affirme simplement que, partout où il a observé des changements simultanés dans des taches sombres comme celles-ci, il y avait un troisième corps différent des taches ; les changements se sont donc produits dans le troisième corps et ont été projetés par des rayons lumineux sur les taches sombres qu’il avait l’habitude d’appeler des figures d’ombres. Libérée de toutes les représentations associées, sa déduction se présente sous la forme suivante : Chaque fois qu’il y a eu des figures d’ombres correspondantes comme les taches sur l’écran, il y a eu en plus un troisième corps avec une existence indépendante ; il est donc hautement probable qu’il y ait aussi un tel troisième corps dans le cas en question. C’est cette déduction probabiliste qui donne un poids différent au complexe projectif et au complexe réductible.

Ce qui est très remarquable ici, c’est que les deux théories obtiennent, à partir des faits observés dans le cube, des poids différents bien que les deux théories donnent les mêmes poids aux faits futurs du cube.[4] La conception probabiliste de la signification nous permet donc de distinguer entre des théories qui donnent le même poids à toutes les conséquences observables d’un certain domaine, même si nous ne disposons que des faits de ce domaine pour les inférences probabilistes.

On dira que cela n’est possible que si les théories en question diffèrent au moins par leur signification logique. Ce n’est pas faux ; comme nous l’avons déjà souligné, deux théories qui ont la même signification logique ne peuvent pas obtenir une signification de probabilité différente. Mais le concept de signification de probabilité a une extension plus petite ; toutes les propositions qui ont une signification logique différente n’ont pas non plus une signification de probabilité différente. Nous ne pouvons donc pas dire que nous acceptons la théorie du physicien comme significative parce qu’elle a une signification logique. Nous l’acceptons parce qu’elle a une signification de probabilité physique.

Nous pourrions tenter d’apporter une autre preuve de la nécessité d’accepter la signification logique. On pourrait dire que, bien que toutes les différences de signification logique ne donnent pas lieu à une différence de signification de probabilité, les cas dans lesquels la différence se produit ne peuvent être menés à bien qu’en raison de la différence de signification logique. Pour parler plus clairement : si nous ne pouvions pas au moins imaginer une différence de signification logique, il ne serait pas possible de calculer un poids différent pour les deux théories. Mais ce serait, à mon avis, une grave erreur. La notion de signification logique est valide que dans la sphère d’idéalisation dans laquelle sont prises les propositions physiques ; si l’on considère que la vérité ne signifie, à proprement parler, rien d’autre qu’un poids élevé, on constate inversement que la signification de la vérité doit être ramenée à une signification de probabilité. On le voit si l’on reprend notre exemple des oiseaux. L’objection serait ici formulée ainsi : Vous avez le droit de déduire, avec probabilité, qu’il y a des oiseaux à l’extérieur du cube uniquement parce que vous pouvez au moins imaginer que vous pénétrez à travers le plafond et que vous voyez les oiseaux ; cette pénétration, bien qu’exclue par une loi de la nature, est logiquement possible, et donc l’objet de votre inférence probabiliste a une signification. La faille de ce raisonnement devient évidente si nous introduisons maintenant le cas d’une pénétration du plafond. Si un homme était capable de percer un trou à travers le plafond et de voir les oiseaux, cela constituerait-il une vérification absolue de la théorie du cube-Copernicus ? Nous avons montré qu’il n’y a pas d’énoncés capables de vérification absolue. L’homme pourrait construire une interprétation pour laquelle les oiseaux ne seraient pas des corps matériels mais seulement des images optiques produites par des rayons lumineux provenant des ombres, déviés de telle sorte que les rayons provenant des points d’une paire se rencontrent en un certain point de l’espace et courent de là vers les yeux de l’observateur. Par rapport à ce que l’on voit, on ne peut pas dire que cela soit faux, mais seulement très improbable. Ce que l’on obtient par une « observation directe » est donc une augmentation du poids de la théorie des oiseaux, mais pas une vérification. L’objection en question soutiendrait donc finalement qu’une théorie ne peut être déduite de manière significative avec probabilité que s’il est au moins logiquement possible de construire des faits qui confèrent un degré de probabilité plus élevé à la théorie. Je ne pense pas que cette conception sera sérieusement maintenue.

Les déclarations faites en termes de vérification ultérieure d’une théorie qui n’est pour l’instant qu’assez probable sur la base de faits observés ont l’avantage d’être une représentation intuitive de la théorie, mais elles ne sont pas la seule forme sous laquelle la signification de la théorie doit être exprimée. Dire : « L’affirmation selon laquelle les oiseaux sont un complexe projectif des figures d’ombre signifie que, si nous traversons le plafond, nous verrons les oiseaux », n’est qu’une manière courte et intuitive d’exprimer la signification, rien de plus. Nous choisissons ainsi une des conséquences de la théorie qui, si elle était observée, rendrait la théorie hautement probable ; mais nous n’obtenons en aucun cas par cette méthode la signification complète de la théorie. Ce que nous obtenons, c’est une représentation intuitive de la théorie. Nous disons, par exemple : « L’année prochaine, il y aura une guerre européenne » signifie « Il y aura des avions au-dessus de Londres, des fusillades et des blessés dans les hôpitaux ». Ou nous disons : « Une visite à New York signifie voir des gratte-ciel et des rues pleines de voitures et d’hommes qui se pressent pour faire des affaires. » Nous prenons ainsi certaines représentations pour l’ensemble ; mais il ne faut pas oublier que beaucoup d’autres éléments sont négligés par cette méthode. La méthode est d’autant plus dangereuse que les représentations choisies ne sont pas physiquement accessibles mais seulement accessibles à notre imagination. C’est le cas lorsqu’il est physiquement impossible d’obtenir des degrés de pondération élevés pour une théorie. Il peut être avantageux, à certaines fins, de visualiser l’énoncé en imaginant précisément les résultats inaccessibles qui fourniraient le poids le plus élevé ; mais il ne faut pas oublier que nous n’obtenons alors qu’une représentation. Ainsi, il peut être permis de visualiser le concept « atome » en imaginant les impressions d’un observateur dont la taille est submicroscopique. Mais insister dans de tels cas sur le fait que seuls les faits conférant un poids élevé à la théorie doivent être pris comme sa signification est un résultat de la conception schématisée de la logique à deux valeurs. En réalité, une telle division des faits ne correspond pas à la pratique de la science. En considérant les observations du domaine physiquement inaccessible, nous n’obtenons pas de faits qui vérifient les affirmations concernant les choses qui s’y trouvent, mais seulement des faits qui confèrent un poids plus important à ces affirmations. Mais il n’y a alors qu’une différence de degré par rapport aux affirmations basées sur des faits observés dans le domaine accessible. La théorie probabiliste de la signification a donc raison d’admettre des énoncés comme ayant une signification différente si ces énoncés obtiennent des poids différents à partir de faits observés — sans se préoccuper de la question de savoir s’il y aura ou non, plus tard, une meilleure détermination du poids.

Il n’est cependant pas faux d’employer le concept de signification logique dans le sens d’une signification définie par la possibilité logique d’obtenir un poids élevé. On peut dire que la signification de probabilité physique est un domaine intermédiaire entre la signification de vérité physique et la signification logique ; elle permet de faire des déductions qui empiètent sur le domaine de la signification logique, bien qu’elle soit basée sur la possibilité physique d’attribuer un poids. La théorie probabiliste de la signification permet donc de maintenir comme significatives des propositions qui concernent des faits en dehors du domaine des faits immédiatement vérifiables ; elle permet de dépasser le domaine des faits donnés. Ce caractère extensif des inférences probabilistes est la méthode de base de la connaissance de la nature.

Un exemple tiré de la physique peut illustrer la signification de la théorie des probabilités. La théorie de la relativité d’Einstein constitue le domaine célèbre des exemples d’application de la théorie de la vérifiabilité de la signification ; mais, si nous examinons cette théorie plus précisément, nous constatons que c’est la signification de la probabilité physique, et non la signification de la vérité physique, qui est appliquée ici. Considérons la théorie de la simultanéité d’Einstein. Nous envoyons à l’instant , à partir du point spatial , un signal lumineux vers le point spatial , où il arrive à l’instant , où le signal est réfléchi et revient en à l’instant . peut être un instant en , entre et , mais choisi arbitrairement dans cet intervalle. Alors, selon Einstein, l’énoncé , «  est absolument simultané avec  » n’a pas de signification. On justifie généralement cette affirmation en disant qu’elle n’est pas vérifiable, c’est-à-dire qu’elle n’a pas de signification de vérité physique. Ce n’est cependant pas exact ; Einstein soutient davantage — il soutient que l’énoncé ne peut pas être doté d’un poids, et qu’il n’a donc pas de signification de probabilité physique. Ce n’est pas parce que la signification de la probabilité est un concept « plus tolérant » que la signification de la vérité physique que la négation de la signification de la probabilité est un postulat plus fort que la négation de la signification de la vérité physique.

Pour le montrer, notons d’abord que l’énoncé a une signification logique. Il se lit comme suit : « S’il n’y avait pas de limite supérieure à la vitesse des signaux, un signal de vitesse infinie[5] quittant à atteindrait à . » Ceci, bien sûr, ne serait vrai que pour un déterminé entre et , de sorte que ce point temporel est distingué comme étant absolument simultané à . Pour tout autre , l’énoncé serait faux ; mais alors il a aussi une signification. Nous sommes donc autorisés à dire que l’énoncé a une signification logique pour tout . Si Einstein rejette l’énoncé , il se prononce en faveur de la signification physique. Mais il exige plus qu’une signification de vérité physique ; il exige que tous les autres faits de la nature soient tels qu’ils ne fournissent pas, pour une valeur déterminée de , une plus grande probabilité d’être un point temporel spécifique que pour d’autres valeurs de .

Une telle distinction pourrait être donnée par le transport des montres. Einstein exige que deux montres réglées de la même manière pendant un séjour commun en , et déplacées de manière différente et avec des vitesses différentes vers , montrent en , après leur arrivée, une différence dans leurs lectures. Nous pouvons imaginer un monde dans lequel ce n’est pas le cas, mais dans lequel les indications de deux montres sont en correspondance après les différents transports de à . Dans ce monde, les montres transportées définiraient une simultanéité que nous appelons temps de transport[6], et nous dirions : S’il n’y avait pas de limite supérieure à la vitesse des signaux, la vitesse infinie déterminerait avec une grande probabilité, comme simultané à , ce point temporel qui correspond au temps de transport. Dans ce monde, la simultanéité absolue aurait une signification de probabilité physique, mais pas de signification de vérité physique. Einstein refuse de croire à l’existence d’expériences, comme le transport de montres décrit, qui distingueraient un certain , comme étant probablement le point temporel de l’arrivée de signaux infiniment rapides. Ainsi, Einstein refuse la signification de probabilité physique à la simultanéité absolue, ce qui est, comme nous le voyons, un postulat plus fort que le refus de la signification de vérité physique. Notre conception de l’exemple du monde cubique, qui accepte l’énoncé concernant les oiseaux à l’extérieur des écrans comme significatif et différent des énoncés concernant les points sur l’écran, n’est donc pas en contradiction avec les principes de la physique moderne. Le monde cubique tel qu’il est décrit correspondrait non pas au monde d’Einstein, mais à un monde dans lequel un temps de transport serait définissable. Les principes de la théorie de la relativité ont été interprétés à tort comme des supports du concept de signification de la vérité physique ; ce qu’ils soutiennent en réalité, c’est le concept de signification de la probabilité physique.

§ 15. La projection comme relation entre les choses physiques et les impressions

Nous passons maintenant à l’application de nos concepts de réduction et de projection au problème de l’existence du monde extérieur.

Par analogie avec l’exemple du monde cubique, nous affirmons que les impressions ne sont que des effets produits dans notre corps par des choses physiques, de la même manière que les ombres sont des effets des oiseaux. Ainsi, les impressions ne sont que des éléments externes relatifs aux choses physiques ; ces choses sont projetées vers nos impressions mais ne se réduisent pas à nos impressions. Le « monde extérieur » a donc une existence propre, indépendante de nos impressions.

C’est la conception dite réaliste du monde. Voyons ce que répond le positivisme. La réponse nous est connue par l’exemple du monde cubique. Elle se lit comme suit :

« Ce que vous soutenez n’est pas faux mais biaisé. Vous dites qu’il y a des choses indépendantes dans leur existence de vos impressions ; mais vous pourriez dire, sur les mêmes bases, que ces choses sont un complexe réductible de vos impressions. Il y a une correspondance entre vos impressions et vos choses extérieures ; tout ce qui est dit sur vos choses extérieures est déduit des impressions et est donc équivalent à des déclarations sur les impressions. Vous croyez en une signification excédentaire de votre hypothèse du monde extérieur ; mais c’est une illusion — les deux modes d’expression ont la même signification. »

Nous n’avons pas besoin de répéter notre discussion sur cette objection. Nous résumons seulement : il n’est pas vrai que nos énoncés concernant les choses extérieures soient équivalents aux énoncés concernant les impressions, bien qu’ils en soient déduits. Il n’est pas vrai que l’énoncé : « Le monde extérieur est un complexe réductible d’impressions » ait la même signification que l’énoncé : « Le monde extérieur est un complexe projectif d’impressions. » Cela pourrait être dit, peut-être, si nous acceptons la signification de vérité physique ; mais alors il n’y a pas d’énoncés physiques du tout parce qu’il n’y a pas d’énoncés absolument vérifiables sur le monde physique. Si nous voulons obtenir des énoncés significatifs, nous devons introduire une signification de probabilité physique ; et alors l’équivalence supposée entre le complexe réductible et le complexe projectif ne tient pas. Il y a un surplus de signification à dire qu’il existe un monde extérieur indépendant de nos impressions.

La raison, semble-t-il, pour laquelle les positivistes maintiennent cette équivalence se trouve dans leur idée qu’il n’est pas possible de déduire d’un certain domaine de choses à un autre domaine. C’est la négligence du caractère extensif de l’inférence probabiliste qui conduit les positivistes à leur théorie de l’équivalence. Ils croient que nous sommes obligés d’interpréter les inférences de probabilité par le principe de rétrogression, et donc ils ne voient pas que l’inférence de probabilité va au-delà des observations données. Cette erreur sur la nature logique de l’inférence de probabilité est à l’origine de la doctrine positiviste de l’existence.

Pour clarifier cette erreur, considérons l’application du principe de rétrogression aux inférences probabilistes. Nous revenons ainsi à une forme de l’argument positiviste énoncé au début du § 14. Soit i la conjonction d’énoncés sur les impressions (formant la classe I) à partir desquels l’inférence de probabilité commence et e l’énoncé sur les choses extérieures (formant la classe E) qui est déduit de i avec probabilité. Il est donc vrai que i n’est pas équivalent à e. Mais ce que l’on soutient, c’est qu’il existe une conjonction plus complète d’énoncés sur les impressions (classe ), y compris les prédictions sur les impressions futures, qui est équivalente à e.

Demandons-nous s’il existe une telle conjonction . La première chose que nous pouvons dire est que si une telle classe existe, la classe correspondante ne peut pas être finie, puisque les conséquences observables d’un énoncé physique ne forment pas une classe fermée.[7] Mais nous pouvons en dire plus. Même les énoncés concernant une classe infinie d’impressions ne sont pas équivalents à l’énoncé physique. Cela devient évident si nous considérons les impressions comme des effets physiques provoqués dans notre corps par l’objet extérieur et si nous appliquons un théorème général concernant les causes et les effets.

Si nous avons une cause et que nous rassemblons parmi tous ses effets une certaine classe qui peut être infinie, mais qui ne contient pas la cause elle-même, la cause et la classe d’effets se trouvent dans une relation de projection ; une déclaration sur la cause n’est pas équivalente à un ensemble de déclarations sur la classe d’effets. Elles ne sont reliées que par un lien de probabilité. L’affirmation « Le Soleil est une boule de gaz incandescents à haute température » n’est pas équivalente à un ensemble d’affirmations sur des faits physiques extérieurs au soleil, même si cet ensemble est infini et même s’il comprend tous les points d’une surface entourant le soleil ; nous obtenons par ces observations un ensemble d’éléments à partir desquels nous pouvons avec probabilité déduire l’existence et les qualités du Soleil, mais qui n’est nullement de signification équivalente. Ce n’est que si nous incluions le soleil lui-même dans l’ensemble des faits observés qu’il y aurait équivalence ; mais dans ce cas, on pourrait laisser tomber tous les autres faits, et il ne resterait qu’une tautologie triviale.

Il n’y a pas de différence si les effets produits consistent en des impressions. On ne peut donc pas dire qu’il existe une conjonction d’énoncés à laquelle e est équivalent. Cela ne serait admissible que si incluait l’objet physique, c’est-à-dire si nous incluions le cas où notre corps pourrait devenir identique à l’objet physique. Ce n’est pas logiquement impossible ; mais le positiviste ne sera guère prêt à accepter cette idée comme la seule interprétation correcte de sa thèse selon laquelle il existe des énoncés sur une classe d’impressions qui sont équivalents à l’énoncé physique. Cela signifierait qu’un énoncé sur le Soleil est équivalent à un énoncé sur les impressions parce qu’il n’est pas logiquement impossible qu’un jour le Soleil fasse partie de mon corps, et que le mouvement de ses gaz incandescents signifie, en moi, un processus d’observation. Nous pouvons laisser cette interprétation au romancier, je pense, et nous en tenir à notre théorie probabiliste de la signification qui n’a pas besoin de telles équivalences.

Nous devons donc dire que l’énoncé physique e n’est pas équivalent aux énoncés concernant une classe d’impressions physiquement réalisables. Nous ne pouvons pas déterminer une classe d’impressions telle que, si est vrai, e est aussi nécessairement vrai. C’est ce que j’appelle le caractère excessif des inférences de probabilité dans l’application au problème des impressions et du monde extérieur. La non-équivalence entre e et toute conjonction d’énoncés i est ce que l’on signifie en disant : « Les choses extérieures ont une existence propre indépendante de mes impressions. »

Pour montrer l’échec de la théorie positiviste de l’équivalence, prenons un exemple. Prenons la proposition : « Les choses extérieures continueront d’exister quand je serai mort ». Le sens commun est convaincu que cette proposition, si elle est vraie, peut être considérée comme une preuve que l’existence des choses extérieures n’est pas réductible à l’existence des impressions ; les choses extérieures doivent, au contraire, être conçues comme un complexe projectif d’impressions. Le positiviste soutient que les deux interprétations sont équivalentes ; il doit donc dire que la proposition « Les choses extérieures cesseront d’exister quand je serai mort » a la même signification que la première. Donnons aux deux propositions une formulation plus précise. La première, que l’on peut appeler , se lit comme suit : « Jusqu’à ma mort et après ma mort, les choses extérieures persisteront comme on s’y attend habituellement. » La seconde proposition peut se lire : « Jusqu’à ma mort, les choses extérieures persisteront comme on s’y attend habituellement ; mais, après ma mort, les choses extérieures disparaîtront. » Si le positiviste soutient que ces deux propositions et sont équivalentes, la raison en est que les deux hypothèses ont les mêmes conséquences observables, ou, à proprement parler, qu’elles donnent le même poids à toutes les prédictions possibles que je peux faire pour l’étendue de la vie qui s’offre à moi. Mais nous avons vu, néanmoins, que de telles hypothèses peuvent obtenir des poids différents de la part des faits observables. C’est évidemment le cas ici. Voyant que de nombreuses personnes qui me ressemblent meurent sans produire de conséquences aussi fatales pour le monde physique, j’en déduis avec une grande probabilité qu’il en sera de même lorsque je mourrai. Il s’agit d’un raisonnement correct comparable à un grand nombre d’inférences similaires qui se produisent en physique et qui n’y sont jamais remises en question parce qu’elles ne concernent pas ma propre personne. Ainsi, la théorie probabiliste de la signification fournit une signification différente aux deux phrases et s’accorde avec le sens commun.

En introduisant le concept de signification logique, nous pourrions dire aussi que la proposition est pourvu de sens et différente de parce qu’il est logiquement possible que je me réveille, après ma mort, et que je vérifie l’existence du monde physique. Cette interprétation est admissible dans le sens indiqué ci-dessus, en tant que représentation intuitive de la signification. Mais si nous devions accepter cette interprétation comme la seule justification des déclarations sur les mondes après notre mort, nous serions conduits à de grandes difficultés. Comme nous l’avons souligné (§§ 6, 8, 14), la signification logique est une notion trop large ; elle n’est pas compatible avec les conceptions de la physique moderne. Ainsi, un homme qui accepte une déclaration sur le monde après sa mort comme ayant une signification uniquement parce qu’elle a une signification logique serait obligé d’accepter également la simultanéité absolue. D’autre part, un relativiste qui insiste sur le postulat de la vérifiabilité absolue serait obligé de considérer les déclarations sur le monde après sa mort comme dépourvues de sens. Seule la signification probabiliste nous permet de sortir de ce dilemme, en justifiant conjointement l’énoncé sur le monde après ma mort et le rejet des conceptions absolues de l’espace-temps.

Il n’est pas toujours facile de discuter de cette question avec les positivistes. Ceux-ci s’offusquent généralement lorsqu’on leur dit qu’ils ne croient pas en l’existence d’un monde physique après la mort. Ils soulignent qu’il s’agit d’une mauvaise compréhension de leurs théories et démontrent leur conviction de la persistance du monde extérieur après leur mort en souscrivant des polices d’assurance-vie en faveur de leur famille. Ils ne reconnaissent pas notre raisonnement mais insistent sur le fait que, pour eux aussi, il y a une différence entre les affirmations « Le monde extérieur persiste après ma mort » et « Le monde extérieur ne persiste pas après ma mort ». La différence est, selon eux, que le premier énoncé inclut certaines affirmations concernant la mort d’autres personnes sans que le monde soit annihilé, alors que le second énoncé contiendrait des affirmations sur la disparition du monde en même temps que la mort d’autres personnes. Mais là n’est pas le problème. Les deux énoncés que nous avons formulés précédemment ne sont pas les mêmes que les deux énoncés comparés par le positiviste. Le deuxième énoncé, dans notre formulation, se lit autrement. Nous l’avons formulé de telle sorte que la différence entre les deux énoncés ne commence qu’avec ma mort, en disant que jusqu’à ma mort, tout devrait être comme d’habitude. Ces énoncés ne peuvent être distingués dans le cadre de la théorie positiviste de la signification, c’est-à-dire au moyen du concept de signification de la vérité physique. Je ne doute pas du sérieux des positivistes en ce qui concerne les assurances-vie ; ce que je veux soutenir, c’est qu’ils ne peuvent pas justifier cette prudence parce que leur théorie ne fournit aucun moyen de distinguer entre les significations et formulées par nous.

§ 16. Un langage égocentrique

Nous avons montré dans la section précédente que les propositions sur les choses extérieures ne sont pas équivalentes aux propositions sur les impressions. Pour donner une nouvelle illustration à cette conclusion, considérons maintenant une objection qui attaque notre résultat d’un autre point de vue. Cette objection part des réflexions que nous avons introduites à la fin du § 13. Nous y avons montré que dans le cas d’une réduction, la relation entre le complexe et ses éléments peut être définie de différentes manières. Ce n’est que pour un certain type de coordination de propositions que l’existence du complexe s’évanouit avec l’existence des éléments ; pour un autre type de coordination, cette conséquence peut être évitée. Nous avons soutenu que la possibilité d’une coordination qui a cette conséquence suffira pour que nous appelions ce cas une réduction, et le complexe un complexe réductible. On peut cependant objecter qu’il n’en est peut-être pas autrement dans le cas des connexions de probabilités ; que dans ce cas il est également possible d’introduire une coordination de propositions pour laquelle l’existence du complexe s’évanouit avec l’existence des éléments. Si cela est vrai, cela montrera qu’il n’y a pas de véritable différence entre la projection et la réduction, mais qu’il s’agit seulement d’une différence de langage. L’objection en question est donc prouvée comme valide si nous réussissons à construire un langage pour lequel l’existence du complexe projectif dépend de l’existence des éléments.

Nous trouverons le moyen de construire un tel langage en partant de l’affirmation même que nous entendons actualiser dans notre nouveau langage. Nous tenterons d’exclure l’existence indépendante des choses extérieures en établissant cette idée sous la forme d’un principe dont nous ferons la base de notre langue. Pour nous faciliter la tâche, prenons un exemple. Imaginons un homme convaincu que toutes les choses cessent d’exister dès qu’il cesse de les regarder ; comment pourrait-il défendre sa conviction contre les objections que lui font le sens commun et la pensée scientifique ? Il pourrait se défendre s’il avait assez d’imagination pour inventer des constructions logiques compliquées qui relient les différentes impressions perçues par lui dans certains intervalles de temps. Il pourrait interpréter la réapparition des choses au moment où il les regarde en disant que son regard produit les choses. Il doit donc introduire une nouvelle forme de causalité ; mais, s’il est prudent et cohérent, il peut mener à bien sa conception. Il y a des expériences qui montrent qu’il y a un certain « développement » dans un état physique. Nous mettons une bouilloire d’eau froide sur le feu, revenons au bout de cinq minutes et voyons l’eau bouillir. L’homme en question devrait dire que le fait de regarder la bouilloire produit les choses dans le même état avancé que les choses auraient acquis par leur développement intrinsèque s’il les avait observés et n’avait pas interrompu leur existence. Sa nouvelle causalité obtient donc des qualités étranges mais pas impossibles. Il trouvera des qualités encore plus étranges lorsqu’il prendra en considération les effets observés produits par les choses à un moment où il ne regarde pas les choses. Il regarde un arbre et l’observe comme existant ; puis il se retourne et ne voit plus l’arbre mais son ombre. Sa conception l’oblige donc à dire qu’il y a une séquelle de l’arbre — l’ombre — qui persiste longtemps alors que l’arbre lui-même a déjà disparu. Cela signifierait un changement dans les lois de l’optique ; mais cela pourrait être mené à bien de façon cohérente.

Cette conception ne serait-elle jamais en contradiction avec les faits observables ? Évidemment non, car toutes les expériences sont interprétées selon le même principe. Les lois de l’optique obtenues par cet homme à partir de son expérience seraient différentes de nos lois de l’optique. Elles se diviseraient en deux classes au moyen des significations « si j’observe certaines choses » et « si je n’observe pas certaines choses ». Les lois de la première classe sont égales à nos lois ; les lois de la seconde classe, par contre, parlent d’effets étranges et de choses apparaissant de façon irrégulière dans différents états de développement. Cela donne une description assez compliquée du monde, mais n’entraîne aucune contradiction avec l’expérience. S’il y a contradiction apparente, c’est seulement parce que la distinction des deux classes de phénomènes n’a pas été faite de façon cohérente ; elle peut donc être éliminée par un changement d’interprétation.

On peut se demander si l’hypothèse de cet homme, bien qu’au moins compatible avec les faits, n’a pas un poids assez faible, c’est-à-dire si elle ne peut pas être démontrée comme très improbable. Il s’avère que même sur ce point, il n’y a pas de difficulté pour lui. Il y a un type d’expérience qui peut être considéré comme une difficulté : l’homme voit que, lorsque d’autres personnes détournent leur regard des choses, ces choses persistent. S’il admet la similitude entre lui et les autres personnes, cela rendrait très probable que les choses persistent également lorsqu’il ne les regarde pas. Mais ceci n’est valable que sous la présupposition de la similarité mentionnée ; ainsi notre homme hypothétique peut tourner sa déduction dans la direction opposée et soutenir : j’ai une position exceptionnelle dans le monde parce que les choses disparaissent seulement quand je ne les regarde pas, alors qu’elles persistent quand d’autres personnes ne les regardent pas. Lorsque cette conception est introduite, l’inférence probabiliste de la non-pertubation de l’existence des choses par les autres à leur non-pertubation par lui-même n’est pas valide. Les méthodes de la probabilité ne fournissent donc pas un résultat qui remette en cause l’hypothèse de notre exemple.

On peut s’étonner d’un tel résultat. Nous avons soutenu jusqu’à présent que l’existence de choses qui ne sont pas observées peut être déduite avec une grande probabilité, même dans le cas où l’observation directe de ces choses est exclue par certaines lois physiques, comme dans le cas des oiseaux et du monde cubique. Nous constatons maintenant que nous pouvons introduire une autre conception pour laquelle les choses n’existent pas du tout lorsqu’elles ne sont pas observées et que cette conception peut également obtenir un haut degré de probabilité. Ne s’agit-il pas d’une contradiction ?

L’apparente contradiction se dissout lorsque nous entrons dans une analyse plus détaillée de la seconde conception. Nous découvrirons alors que notre projet de construire un autre langage s’est concrétisé dans notre exemple — que l’homme qui a conçu les choses comme disparaissant lorsqu’il ne les observe pas parle un autre langage que nous et que la contradiction apparente est due à une signification différente des mots. Il faut comprendre cela de la manière suivante.

Toute description du « monde » présuppose certains postulats[8] concernant les règles du langage utilisé dans la description. La description des faits non observés dépend de certaines hypothèses concernant la causalité et dépend donc de postulats sur la causalité. Le postulat normalement utilisé à cette fin exige que nous construisions des lois causales homogènes, dans la mesure du possible. La dernière clause est nécessaire parce qu’il n’est pas toujours possible de construire des lois causales homogènes ; ainsi, il n’est pas possible de construire pour les choses vues en rêve les mêmes lois que pour les choses vues à l’état de veille. (Les choses vues dans un rêve ne sont pas revues dans le rêve suivant, etc.) Mais l’expérience montre que pour les choses vues à l’état de veille, il est possible de décrire l’état des choses pendant l’intervalle entre deux observations de telle sorte que le principe d’homogénéité de la causalité soit satisfait[9]. C’est le cas lorsque l’on considère les choses comme existantes pendant ces intervalles, alors que considérer les choses comme inexistantes implique des changements de lois causales, comme nous l’avons constaté dans notre exemple. Le postulat de l’homogénéité de la causalité tranche donc en faveur de la conception de l’existence des choses non observées.

L’homme qui a conçu les choses non observées comme inexistantes, cependant, se prononce en faveur d’un autre postulat. Il renonce à un postulat concernant la causalité ; son postulat alternatif est le principe selon lequel les choses n’existent pas lorsqu’elles ne sont pas observées. Cette hypothèse n’est donc pas pour lui une question empirique mais une décision et, par conséquent, elle ne peut être remise en question. Son langage scientifique est cependant modifié par cette procédure, et il faut maintenant préciser en quoi.

Le premier changement, très évident, est que son mot « existence » ne correspond pas à notre mot « existence » mais à notre mot « existence observée par moi » ou, plus simplement, « être observé par moi ». Appelons la langue de l’homme la langue égocentrique ; nous pouvons alors établir la correspondance suivante :

Langue égocentrique
Langue usuelle
1. Les choses n’existent pas lorsque je ne les observe pas. 1. Les choses ne sont pas observées par moi lorsque je ne les observe pas.
2. Les choses sont produites à tout moment lorsque je tourne les yeux dans une certaine direction. 2. Les choses sont observées par moi à tout moment lorsque je tourne les yeux dans une certaine direction.

Les deux propositions ne concernent pas directement les choses mais les observations des choses. La première est une tautologie, comme le montre l’expression dans notre langage habituel ; c’est parce que cette proposition n’est rien d’autre que la formulation du postulat accepté par l’homme en question. La seconde n’est pas toujours vraie, car il peut arriver (exprimé dans le langage usuel) que la chose ait été enlevée, ou ait disparu, pendant que je me détournais ; ce caractère de ne pas être toujours vrai est valable pour les deux langues.

Essayons maintenant d’exprimer une phrase qui concerne non pas notre observation de la chose mais l’existence indépendante de la chose. Prenons la phrase : « La chose existe pendant un certain intervalle de temps . » Nous prononçons une telle phrase si nous observons la chose au moins à certains moments de l’intervalle , ou si nous découvrons que l’observation est empêchée par d’autres choses qui n’excluent pas, cependant, que certains effets de la chose soient observés par nous. Une la pierre que nous avons vue peut être recouverte lors d’une seconde observation par une personne, alors que l’ombre de la pierre est toujours visible. Nous exprimons cette idée de la manière suivante dans les deux langues :

Langue égocentrique
Langue usuelle
3. Si je tourne mes yeux pendant l’intervalle de temps dans une certaine direction, la chose est produite, ou je peux construire, en appliquant mes lois causales aux choses que j’observe, une cause qui empêche l’existence de la chose. Cette cause doit être telle qu’elle n’empêche pas l’existence de certaines autres choses qui seraient, si la chose existait, selon mes lois causales, l’effet de la chose. 3a. Si je tourne mes yeux pendant l’intervalle de temps dans une certaine direction, la chose est observée, ou je peux construire, en appliquant mes lois causales aux faits que j’observe, une cause qui empêche l’observation de la chose. Cette cause doit être telle qu’elle n’empêche pas l’observation de certains autres effets que mes lois causales attribuent à la chose.

Cette phrase a une meilleure valeur de vérité que la phrase 2 car elle prend en compte la possibilité d’une perturbation de l’observation. Mais même la phrase 3 n’est pas toujours vraie ; il peut arriver que la chose (en langage courant) disparaisse réellement, comme un nuage peut disparaître en s’évaporant. La phrase 3 ne peut donc être prononcée qu’avec une certaine probabilité, bien qu’avec une probabilité plus élevée que la phrase 2.

Reste à savoir si la proposition 3 est équivalente à la proposition habituelle, « La chose existe pendant un certain intervalle de temps  » ? La signification est la suivante : appelons-nous cette dernière proposition vraie lorsque la proposition 3 est vraie, et inversement ? Il est évident que ce n’est pas le cas. On peut seulement dire que, si la proposition 3 est vérifiée, il y a une forte probabilité pour l’existence de la chose ; et inversement, si la chose existe, il y a une forte probabilité pour la proposition 3. La première affirmation est l’expression de notre idée générale selon laquelle les observations ne peuvent jamais fournir une vérification absolue d’une phrase sur les choses physiques. Le second énoncé prend en compte le cas d’une exception aux règles connues de la causalité ; il pourrait arriver que les lois de l’optique soient soudainement remplacées, et que la chose, bien que se trouvant à sa place, ne soit pas vue. Nous devons donc dire que la proposition 3 n’est équivalente qu’à la proposition suivante :

Langage égocentrique
Langage usuel
3. Comme précédemment. 3b. Il est très probable que la chose existe pendant l’intervalle .

Nous constatons que la proposition 3 est équivalente non pas à une proposition concernant l’existence d’une chose mais à une phrase attribuant une probabilité à l’existence d’une chose.[10] Nous arrivons à un résultat similaire si nous examinons d’autres exemples. Nous constatons que les propositions normales concernant l’existence des choses ne peuvent pas être exprimées dans le langage égocentrique ; ce langage ne peut exprimer que des phrases concernant une probabilité pour l’existence des choses.

Cette caractéristique remarquable du langage égocentrique doit être interprétée de la manière suivante. Le langage égocentrique ne confère l’existence qu’aux choses observées, ou, ce qui revient au même, aux impressions.[11] Les impressions sont la base d’une inférence de probabilité dirigée vers d’autres choses. Un énoncé sur les impressions n’est donc pas équivalent à une phrase sur les choses physiques ; il ne peut être équivalent qu’à un énoncé conférant une probabilité à une phrase sur d’autres choses. Le langage égocentrique qui ne traite que des impressions ne peut être équivalent à un langage concernant le monde physique. Il ne peut être qu’équivalent à un langage conférant une probabilité à des énoncés sur le monde physique.

Notre enquête confirme donc notre thèse selon laquelle la relation entre les impressions et le monde physique est une projection et non une réduction. Les impressions restent des éléments externes du monde et ne peuvent être considérées comme des éléments internes. L’idée positiviste selon laquelle cette distinction n’est qu’une question de définition et qu’une projection peut être transformée en réduction sans que la signification en soit modifiée, n’est pas tenable. Le langage égocentrique qui prendrait la forme d’une conception du monde physique comme un complexe réductible d’impressions ne peut fournir des propositions équivalentes à des propositions concernant l’existence des choses physiques mais seulement des phrases concernant une probabilité d’existence des choses physiques. Le langage égocentrique n’est pas équivalent au langage physique mais seulement à une partie de celui-ci ; il s’agit de la partie concernant la base des inférences de probabilité. C’est précisément la partie concernant les choses physiques, donnée par le résultat des inférences de probabilité, qui ne trouve pas d’équivalent dans le langage égocentrique.

Ces résultats montrent que la conception positiviste du problème de l’existence n’est plus tenable. La conception positiviste selon laquelle la question de l’existence du monde extérieur est un pseudo-problème repose sur l’idée que le langage physique est équivalent à un langage égocentrique. Car ce n’est que dans le cas d’une telle équivalence que l’on est en droit de contester le caractère incertain du processus logique qui conduit des impressions aux choses extérieures ; s’il ne s’agit que d’une transformation d’équivalence du langage, il ne subsiste aucune incertitude quant à l’existence des choses extérieures. Nous voyons cependant que c’est une erreur ; il n’y a pas d’équivalence logique entre les énoncés sur les impressions et les énoncés sur les choses extérieures, ces derniers sont ob obtenue par des déductions inductives basées sur la première. Il reste donc toujours une incertitude dans cette déduction. Comme dans le cas de toute affirmation concernant une chose physique particulière, l’affirmation générale selon laquelle il existe des choses physiques, qu’il y a un monde extérieur, ne peut être maintenue qu’avec une probabilité. Le degré de probabilité de l’énoncé général est plus élevé que celui de tout énoncé particulier ; cela est dû au fait que l’énoncé général peut être conçu comme une disjonction d’énoncés particuliers, un cas pour lequel les règles de probabilité fournissent une valeur numérique plus élevée. Mais il n’y a aucune raison de soutenir que l’énoncé général est certain.

Le fait qu’il subsiste une incertitude peut être mis en évidence par la considération suivante. Nous savons que pendant un rêve nous avons le sentiment de la réalité du monde observé, et nous savons qu’après le réveil nous sommes obligés de corriger notre conception — que nous devons reconnaître que ce n’était qu’un monde privé dans lequel nous vivions. Peut-on exclure qu’une découverte similaire se produise demain à propos du monde d’aujourd’hui ? Pouvons-nous jamais nous assurer, sans qu’aucun doute ne subsiste, que nous ne sommes pas endormis ? Ou bien sommes-nous sûrs qu’il n’y aura jamais un troisième monde, d’une réalité plus forte encore que la seconde, qui se tienne par rapport à la seconde dans le même rapport que celle-ci par rapport à la première, le monde du rêve ? En niant de telles possibilités, nous ne pouvons jamais aller au-delà d’un certain degré élevé de probabilité.

À ces dernières réflexions, on pourrait répondre que nos déductions actuelles sur le monde extérieur partent d’une classe restreinte d’impressions, limitée par les impressions d’aujourd’hui ; et l’on pourrait soutenir que c’est seulement cette limitation qui fournit l’incertitude. Si nous pouvions prévoir toutes les impressions futures, nous saurions si nous devons nous « réveiller » un jour ; l’affirmation de l’existence du monde extérieur serait alors équivalente à l’affirmation qu’il n’y a pas de telles impressions d’« éveil » dans l’ensemble de la classe. Mais cet argument n’est pas valable, car même la connaissance de l’ensemble des impressions de la vie d’un homme ne fournit pas une base à partir de laquelle nous pourrions déduire avec certitude l’existence de choses extérieures. Je n’admets pas que l’on puisse jamais décrire une classe d’impressions à propos de laquelle on puisse dire que, si toutes les impressions de ma vie sont de cette classe, il y a, avec certitude, un monde extérieur. Au contraire : à toute classe d’impressions décrite, même si elle contient une infinité d’impressions, nous pouvons imaginer des éléments supplémentaires tels que la classe élargie conduira à la conclusion que le monde de la classe originale n’était qu’une sorte de monde de rêve. Toutes les classes d’impressions définissables sont d’un type qui ne conduit qu’à des déclarations de probabilité sur un monde extérieur. C’est ce que nous avons formulé comme la non-équivalence du langage réaliste et du langage égocentrique ; et c’est ce qui donne la raison de l’incertitude de notre connaissance sur l’existence d’un monde extérieur.

§ 17. Positivisme et réalisme comme problème de langage

Avec les réflexions de la section précédente, notre enquête sur la différence entre la conception positiviste et la conception réaliste du monde a pris une autre tournure ; cette différence a été formulée comme la différence de deux langages. Cette forme de considération, qui a été appliquée notamment par Carnap, semble être une signification appropriée au problème en question, et nous nous en servirons pour illustrer nos résultats.

La conception de la différence en question comme une différence de langue correspond aussi à notre idée que la question de la signification est une question de décision et non de caractère de vérité. Si, dans les sections précédentes, nous avons défendu l’idée que la conception positiviste du monde n’est pas tenable, c’est parce que nous voulions soutenir que l’interprétation positiviste des propositions d’existence ne correspond pas à notre langage commun, ni au type de signification que nous devons attacher à nos paroles si nous voulons que nos actions soient considérées comme justifiables du point de vue de notre connaissance des choses extérieures. Notre propos relevait donc de la tâche descriptive de l’épistémologie (§ 1), en maintenant une déviation de l’interprétation positiviste par rapport au langage réaliste de la connaissance en tant que phénomène sociologique donné. Si nous examinons maintenant les différences entre le langage positiviste et le langage réaliste, nous passons de la tâche descriptive à la tâche critique de l’épistémologie ; nous considérons alors la signification comme une question de libre décision, et nous demandons quelles sont les conséquences de chaque forme de décision, et donc quels sont les avantages et les inconvénients qui peuvent servir à déterminer notre choix si nous voulons nous-mêmes prendre une décision.

Malgré notre référence à la libre décision, nous ne voudrions pas dire que la décision en question est arbitraire. Bien qu’une telle caractérisation ne puisse être qualifiée de fausse, il s’agit d’un mode d’expression très trompeur. Si nous parlons de l’arbitraire de la langue, nous voulons exprimer le fait que des langues différentes peuvent exprimer les mêmes idées malgré toutes les différences de forme extérieure ; et que, par conséquent, le choix de la langue n’influence pas le contenu du discours. Cette conception trouve son origine dans certaines caractéristiques des langues courantes ; il importe peu qu’un savant exprime ses idées en anglais, en français ou en allemand, et c’est ainsi que la non-pertinence du choix de la langue est devenue le prototype même de l’arbitraire. Cette conception présuppose cependant l’équivalence des langues en question. Ce n’est que dans le cas de langues équivalentes que leurs différences relèvent de la convention. Il existe cependant d’autres cas où les langues ne sont pas équivalent ; notre examen du langage égocentrique nous a conduit à un exemple de ce type. Dans un tel cas, la décision pour ou contre l’une des langues signifie ce que nous avons appelé une bifurcation volitive. Si l’on parle dans ce cas d’une décision arbitraire, le mot « arbitraire » est donc trompeur ; il suggère l’idée que la décision en question n’est pas pertinente, qu’elle n’influence pas nos résultats. Or, ce serait tout à fait erroné.

Si les langues en question ne sont pas équivalentes, si la décision entre elles constitue un cas de bifurcation volitive, cette décision est de la plus grande pertinence : elle entraînera des conséquences sur les connaissances que l’on peut obtenir. L’homme qui parle le langage égocentrique ne peut pas exprimer certaines idées que l’homme au langage réaliste peut formuler ; la décision pour le langage égocentrique implique donc le renoncement à certaines idées, et peut, par conséquent, devenir très pertinente. Nous ne disons pas pour autant que le langage égocentrique est « faux » ; une telle critique serait une mauvaise compréhension du caractère d’une décision volitive. C’est plutôt la méthode des décisions entraînées qu’il s’agit d’appliquer ici ; nous pouvons montrer que la décision pour le langage égocentrique conduit à un système scientifique de caractère restreint qui ne correspond pas au système construit par le langage réaliste dans sa pleine extension.

Étendons des considérations analogues au cas général de deux langues. En utilisant un symbolisme correspondant à celui du § 15, nous supposerons un domaine I d’éléments comme base de notre langage ; supposons, en outre, que les énoncés i concernant ces éléments sont absolument ou pratiquement vérifiables. Nous incluons dans ce dernier terme les cas où les énoncés i ont un poids important. Il peut y avoir, en outre, un domaine E d’éléments en dehors du domaine I d’éléments ; les éléments du domaine E sont dans dans une relation telle avec ceux de qu’un énoncé vérifié confère une probabilité déterminée à un énoncé e sur le domaine . Cette relation n’est pas simplement une correspondance univoque ; à chaque correspond une classe d’énoncés e, dont chacun est coordonné à avec une probabilité différente (et inversement). Supposons maintenant deux déclarations et avec les caractères suivants :

α) Un énoncé déterminé vérifié confère à et des probabilités différentes qui ne sont cependant pas si élevées qu’elles puissent être considérées comme des vérités pratiques
β) et diffèrent en ce qui concerne les prédictions de faits se produisant en dehors du domaine
γ) et ne diffèrent pas en ce qui concerne les prédictions de faits se produisant à l’intérieur du domaine

Nous allons maintenant introduire deux langages ; le langage le plus étroit peut être défini par la signification de vérité en combinaison avec le principe de rétrogression, le langage le plus large par la signification de probabilité. Le langage plus large appellera les énoncés et différents. Le langage plus étroit les acceptera également comme significatifs parce qu’ils impliquent des prédictions pour le domaine  ; ce langage, cependant, ne peut reconnaître aucune différence entre et parce que les prédictions impliquées pour sont les mêmes, et que toute différence est basée sur un calcul de probabilités qui sont trop faibles pour servir de vérification pratique. Le langage plus étroit qualifie donc les énoncés et d’équivalents. Pour ce langage, il y a autant de signification dans un énoncé que ce qui peut être vérifié (absolument ou pratiquement) dans  ; ce langage peut donc remplacer les énoncés et par l’énoncé , si est conçu comme impliquant les mêmes prédictions pour , et qualifier d’équivalent et .

Le langage du positiviste concernant le monde cubique est de ce type. Dans le langage réaliste, et sont deux hypothèses différentes sur les oiseaux et est la description coordonnée des paires d’ombres. La restriction au domaine , en tant que base, est due dans ce cas aux conditions physiques ; un énoncé est donc exclu de la vérification absolue ou pratique. La question de savoir si un énoncé a une signification différente de celle de n’est pas déterminée par les conditions physiques mais dépend du choix de la langue. Si nous optons pour la signification de la vérité physique, nous obtenons le langage le plus étroit et devons appeler et équivalents ; si nous optons pour la signification de probabilité, nous obtenons le langage le plus large et devons appeler et différents.

Nous ne pouvons interdire à quiconque de choisir la définition de la signification qu’il préfère. Mais s’il prend sa décision, les considérations précédentes constituent pour lui un repère logique. Il peut avoir raison de dire que, tant qu’un trou dans les murs est exclu, il ne peut pas distinguer les énoncés et  ; cela est vrai s’il se décide pour la signification de vérité physique, c’est-à-dire pour le langage le plus étroit. Ce qui serait totalement faux, en revanche, serait une déclaration de sa part selon laquelle nous ne pouvons pas faire la différence entre et tant qu’il n’y a pas de trou dans les murs. Nous le pouvons ; c’est parce que nous pouvons choisir la langue plus large, sur la base de la signification de la probabilité.

Ces considérations démontrent une qualité restrictive de la signification de la vérité. Si le domaine des éléments de base est restreint, la signification de vérité conduit à un langage restreint, pour lequel les énoncés concernant des éléments extérieurs à la base n’ont pas de sens, à moins qu’ils ne soient conçus comme équivalents à des énoncés concernant des éléments de la base. La signification de probabilité, au contraire, est libre de telles restrictions ; elle peut dépasser la base du langage.

Appliquons ces résultats au langage des impressions. Si le domaine de base de la langue est limité aux impressions d’un homme, réalisables par lui au cours de sa vie, les énoncés concernant les choses qui se passent avant ou après sa vie n’ont de sens que dans la mesure où elles sont interprétées comme équivalentes à des énoncés concernant des impressions de sa vie. Les deux énoncés et utilisés au § 16 concernant les événements après la mort sont de ce type ; ils possèdent les qualités α~γ et ne peuvent être distingués dans ce langage. C’est la difficulté décisive du positivisme. Le langage strictement positiviste — c’est ainsi qu’on peut l’appeler — contredit si manifestement le langage normal qu’il n’a guère été sérieusement maintenu ; de plus, son insuffisance se révèle dès qu’on essaie de l’utiliser pour la reconstruction rationnelle des processus de pensée sous-jacents aux actions concernant les événements après notre mort, tels qu’ils s’expriment dans l’exemple des polices d’assurance-vie (§ 16).[12] Nous avons dit que le choix d’un langage dépend de notre libre décision mais que nous sommes liés aux décisions entraînées par notre choix : nous constatons ici que la décision pour le langage strictement positiviste entraînerait le renoncement à toute justification raisonnable d’un grand nombre d’actions humaines. L’idée pragmatique que la définition de la signification doit être choisie en fonction du système des actions humaines, qu’elle doit être déterminée par le postulat de l’utilisabilité, s’oppose donc au langage strictement positiviste.

Pour éviter ces difficultés, les positivistes ont tenté de généraliser leur langage en élargissant la base. Au lieu des impressions d’un seul homme, ils ont considéré comme base les impressions des êtres vivants en général. Un tel élargissement contredit cependant les intentions épistémologiques du positivisme qui étaient de construire le monde sur la base de sa propre expérience psychique ; si ce domaine est une fois dépassé, il n’y a pas de raison de s’arrêter aux seules impressions d’autrui et d’exclure d’autres choses. Je dirais que parler de l’existence indépendante d’une table ou d’une pierre semble beaucoup plus admissible que de parler des impressions d’autres personnes. De plus, l’expansion décrite ne suffit pas à résoudre toutes les difficultés. Il reste des difficultés similaires pour des événements situés avant l’origine ou après l’expiration de l’humanité.[13]

Une autre extension serait l’introduction d’une base mixte. La base déterminée par les impressions de notre vie est définie par le postulat de la possibilité physique, c’est-à-dire en limitant la signification aux impressions dont l’occurrence est physiquement possible. On peut élargir cette base en s’écartant quelque peu de ce postulat, en admettant des impressions logiquement possibles, situées à n’importe quel moment ou n’importe quel endroit du monde. En étendant ainsi le domaine des impressions possibles à travers le temps et l’espace, les positivistes refusent généralement de prendre en compte les expansions provoquées par les changements physiques du corps humain. On ne peut pas dire qu’il soit logiquement impossible que le corps humain devienne aussi petit qu’un atome, ou aussi grand que le système planétaire ; les objections positivistes habituelles contre la signification directe des phrases concernant les particules élémentaires de la matière se réfèrent donc à la possibilité physique et non à la possibilité logique. Mais si le cas de la possibilité logique est une fois admis pour l’extension spatio-temporelle de la base linguistique, il pourrait l’être aussi pour d’autres extensions. Il est vrai qu’on ne peut interdire à quiconque d’exclure cette dernière extension et d’admettre la première ; on ne voit cependant pas beaucoup de logique dans la construction d’une telle base mixte. Le caractère arbitraire de ses limites apparaît dans certaines de ses conséquences : les phrases sur les événements après notre mort sont admises comme significatives ; les phrases sur l’atome sont interdites ou réduites à des phrases sur les corps macroscopiques. Malgré ces qualités difficilement justifiables, il semble que ce soit la base qui sous-tend implicitement la plupart des théories positivistes.[14]

On pourrait proposer d’admettre la possibilité logique dans toute son étendue : introduire une base englobant toutes les sortes d’impressions logiquement possibles, y compris celles qui se produiraient avec des changements dans le corps humain. Nous pourrions supposer qu’il s’agit de la base la plus large possible ; avec elle, nous ne présupposerions rien d’autre que la nécessité logique d’une base d’impressions — car l’existence d’une telle base d’impressions, le fait que la connaissance nous soit conférée par l’intermédiaire d’impressions, semble être logiquement nécessaire. Ou pouvons-nous imaginer que nous puissions à un moment donné sortir de notre monde privé ?

Je pense qu’il n’est pas possible de répondre à cette question par la négative, du moins si l’expression « ma propre expérience » doit avoir une signification différente de l’expression purement logique « base d’inférences ». L’existence d’un tel monde privé n’est pas une nécessité logique, mais un simple fait, dû à l’organisation physiologique du corps humain. Que je doive parler de mes impressions, que je sois séparé des impressions des autres personnes, n’est en aucun cas une nécessité logique. C’est un fait, au même titre que les habitants du monde cubique sont liés à l’intérieur de leur monde cubique. Je pourrais imaginer d’autres mondes dans lesquels les impressions ne sont pas toujours liées au faisceau « je » — des mondes dans lesquels, peut-être, l’ego se divise parfois en deux egos qui s’unissent à nouveau par la suite (cf. § 28). Je ne peux en aucun cas affirmer avec certitude que toutes les expériences futures sera du même type que l’expérience actuelle, consistera en des figures colorées et des sons forts, et résistera aux sensations tactiles. Ce monde peut changer d’une manière que nous ne pouvons pas imaginer. Ainsi, l’affirmation selon laquelle « la connaissance est liée aux impressions en tant que faits de base » n’est pas absolument certaine.

Il s’ensuit que la base de toutes les « impressions » logiquement possibles n’est pas la base la plus large possible et impliquerait certaines restrictions ; il semble, devons-nous ajouter, qu’une base la plus large ne puisse pas être correctement définie. Dire : « Toutes les inférences sur les choses extérieures doivent partir d’éléments de tel ou tel type » ne sera jamais admissible parce que nous ne pouvons pas définir ce « type » de telle sorte que les êtres humains soient nécessairement limités à des éléments du type décrit pour avoir une base de connaissance. Ainsi, la signification de la vérité conduira toujours à une langue restreinte, quelle que soit la base utilisée.

La manière de se libérer des restrictions est indiquée par la signification de probabilité : la signification de probabilité, appliquée à n’importe quelle base, conduit à un langage sans restriction. Il s’agit là, me semble-t-il, d’un argument décisif en faveur de la signification probabiliste. Nous pouvons partir d’un domaine assez restreint d’éléments de base et construire à partir de lui des énoncés concernant des éléments d’un autre domaine sans être obligés d’emprunter leur signification à des énoncés concernant le domaine de base. Ainsi, la signification probabiliste conduit au langage réaliste de la science actuelle ; nous partons du domaine relativement restreint de nos propres observations et construisons le monde entier à partir de ce domaine. Le postulat positiviste selon lequel la signification des énoncés concernant ce monde plus vaste doit être interprétée en termes d’énoncés concernant le domaine de base s’avère être non pas un principe évident, mais le produit d’une conception trop étroite du langage scientifique. Ce postulat ambitieux doit être logiquement qualifié comme une proposition pour un certain langage restreint ; il n’y a cependant aucune raison pour que nous acceptions une proposition qui implique le renoncement à une grande partie des connaissances humaines. Notre situation à l’égard des choses extérieures n’est pas essentiellement différente de celle des habitants du monde cubique à l’égard des oiseaux du dehors : imaginons que la surface qui entoure ce monde se contracte jusqu’à n’entourer que notre propre corps, jusqu’à ce qu’elle devienne enfin, moyennant quelques déformations géométriques, identique à la surface de notre corps, nous arrivons alors aux conditions réelles de la construction de la connaissance humaine, toutes nos informations sur le monde étant liées aux traces que les processus causaux projettent des choses extérieures à la surface de notre corps. Nous pouvons donc appliquer l’analyse du modèle du monde cubique au cas de la relation entre les impressions et les choses extérieures. Ce qui a été montré pour le monde cubique est que seule la signification de vérité physique nous lie au domaine des faits donnés ; si nous acceptons la signification de probabilité physique, nous pouvons dépasser le domaine même si tous les faits observables y sont restreints. Il en va de même pour la relation entre les impressions et les choses extérieures. Ce n’est que si nous nous limitons à la signification de vérité physique que nos phrases sont liées aux seules impressions. Si nous acceptons la signification de la probabilité physique, nous ne sommes pas liés à ce domaine ; nos énoncés peuvent le dépasser et se référer à des choses extérieures. C’est ce que dit le panneau indicateur logique ; nous n’interdisons à personne de décider de la définition de la signification qui lui plaît — mais s’il décide de la signification de vérité, comme le font les positivistes, nous n’admettons pas qu’il justifie sa décision en disant qu’un énoncé sur les choses extérieures, distinct des énoncés sur les impressions, ne peut pas être conçu comme une signification. L’équivalence n’est valable que pour sa définition de la signification ; il existe cependant une autre définition de la signification, fondée sur le concept de probabilité, qui peut différencier les énoncés sur les choses extérieures des énoncés sur les impressions, même s’il n’est pas physiquement possible d’étendre le domaine des faits observables au-delà du domaine des impressions.

Un examen critique du problème des impressions et des choses extérieures nous conduit donc à une confirmation de notre refus d’accepter la doctrine positiviste. La théorie de l’équivalence des énoncés sur les impressions et des énoncés sur les choses extérieures provient d’une conception trop étroite de la signification ; nous ne sommes pas limités à cette conception et le langage réel ne s’est jamais limité à un précepte aussi étroit.

On peut proposer de formuler la relation entre le langage positiviste et le langage réaliste de la manière suivante. Puisque les impressions ne fournissent que des probabilités pour des événements extérieurs, un énoncé équivalent à un énoncé sur les impressions serait un énoncé concernant une probabilité d’événements extérieurs. Si nous introduisons le nom d’énoncés de second niveau pour les énoncés de ce dernier type, nous pouvons dire que le langage des impressions est équivalent au langage de second niveau de la science. Il s’agirait d’un changement profond dans l’intention du positivisme, puisque cette idée admet l’existence d’un langage réaliste indépendant qui n’est pas équivalent au langage des impressions. Nous pourrions, en effet, être d’accord avec une telle conception ; nous devons cependant ajouter qu’elle ne peut être réalisée que dans le sens d’une approximation. Il y a d’abord la difficulté que les énoncés sur les impressions n’impliquent que des énoncés de probabilité sur les choses mais ne sont pas équivalents à de tels énoncés ; la construction de toute la classe équivalente des impressions conduirait à des difficultés similaires à celles décrites pour la conception positiviste d’origine. Deuxièmement, le langage de second niveau n’est pas, à proprement parler, un langage à deux valeurs mais, une fois de plus, un langage de probabilité, mais d’un niveau supérieur (cf. notre critique des énoncés d’impression dans le chapitre suivant et notre remarque sur les poids de niveaux supérieurs au § 43). L’interprétation indiquée est cependant susceptible d’être la meilleure interprétation du positivisme que nous puissions avoir : en première approximation, le positivisme est considéré comme équivalent au langage de la science ; en seconde approximation, le positivisme est considéré comme équivalent au langage de la science de second niveau. La seconde approximation est beaucoup plus exacte que la première.

§ 18. La conception fonctionnelle de la signification

Si nous résumons maintenant les résultats du présent chapitre, nous constatons que c’est la négligence du caractère probabiliste des relations entre les impressions et les choses extérieures qui constitue la faute de la construction positiviste du monde. La conception vrai-faux de la connaissance n’est valable que dans le sens d’une approximation ; elle doit donc être appliquée sous un contrôle attentif, et les conséquences auxquelles elle conduit doivent être interprétées en pleine conscience du caractère simplement approximatif des présupposés. Le positivisme, par conséquent, s’il doit être considéré comme une conception admissible du monde, doit être conçu comme une approximation ; ce n’est que dans ce sens qu’il peut avoir une valeur scientifique.

C’est d’ailleurs dans ce sens qu’il est fréquemment utilisé et avec succès. Si une nouvelle théorie scientifique est lancée, nous imaginons un ensemble d’impressions qui, si elles étaient observées, rendraient la théorie hautement probable ; nous disons alors que nous comprenons la théorie. Si sa véracité est remise en question, nous imaginons un autre ensemble d’impressions qui, si elles étaient observées, rendraient la théorie hautement improbable ; nous disons alors que nous comprenons comment se déroulerait une réfutation de la théorie. La méthode positiviste nous fournit donc une bonne représentation intuitive de la théorie, mais elle ne fait rien de plus.

Dans ce processus de clarification intuitive d’une théorie, il peut également être permis de remplacer le postulat de la possibilité physique et d’introduire des impressions imaginaires qui ne sont possibles que logiquement. Si cet élargissement n’est pas toujours cohérent, si certaines possibilités logiques sont admises et d’autres rejetées, nous ne nous opposerons pas à une telle base mixte ; il peut même être souhaitable de ne pas tracer de limites trop étroites. Nous lisons le voyage de Gulliver chez les Lilliputiens et nous nous représentons avec plaisir les impressions que nous devrions avoir dans ce pays miniature, bien qu’il ne soit pas physiquement possible de s’y rendre. En lisant les théories d’Einstein, nous imaginons un homme qui règle sa montre juste à l’arrivée des rayons lumineux avec une précision super-astronomique ; bien que cela ne soit pas physiquement possible, cela peut être une bonne représentation de la définition de la simultanéité d’Einstein. Nous imaginons les atomes qui tournent et les électrons qui sautent comme si nous pouvions les voir au microscope, et cela peut être une bonne aide pour comprendre les théories de Bohr. Les physiciens ont montré que nous devons être très prudents dans de telles constructions, que certaines des conditions tacitement supposées de notre monde macroscopique ne sont plus valables pour les dimensions sub-microscopiques ; mais en imaginant un monde construit à moitié par les postulats des lois physiques et à moitié par des suppositions allant au-delà de la physique, nous pouvons comprendre certaines caractéristiques essentielles du monde qui nous avaient échappé auparavant et progresser vers une compréhension intuitive de théories qui resteraient autrement dans les brumes de l’abstraction.

Nous ne devons cependant pas oublier que l’ensemble des impressions imaginées n’est pas équivalent à l’intention de la théorie en question. Le supposer, c’est justement la conséquence illégitime à laquelle conduit la négligence du caractère probabiliste de la connaissance. Cela signifie que l’on ne tient pas compte du fait que tout ensemble d’impressions descriptibles, s’il est observé, ne fournit de probabilité que pour les énoncés physiques. Cela signifie que l’on s’appuie trop sur des concepts approximatifs et que l’on en déduit des conséquences pour lesquelles les limites de l’approximation ne sont pas valables. C’est se limiter à une représentation intuitive — l’apparition de certaines impressions déterminées — au lieu d’épuiser la signification de la phrase entière. Il ne s’agit pas, comme le prétendent les positivistes, de la seule conception admissible de la signification, mais d’une théorie trop simplifiée de la signification.

L’origine de cette théorie de la signification, me semble-t-il, est se trouve dans l’idée que la signification d’une phrase est quelque chose qui peut être indiqué, qui peut être vu et connu. Ce « quelque chose » est construit par le positivisme dans l’ensemble des impressions appartenant à la phrase. Mais ce que l’on obtient ainsi, ce ne sont que des images, des représentations associées. C’est une conception psychologique de la signification que le positivisme entretient — en s’appuyant toutefois sur quelques restes métaphysiques repris de la philosophie traditionnelle — à partir d’une conception substantielle de la signification. C’est de cette méprise profonde que naît la théorie positiviste de la signification.

La signification d’une proposition n’est pas « quelque chose » — il n’y a pas de question du type : « Quelle est la signification ? ». Une proposition a une signification — c’est-à-dire qu’une proposition a certaines qualités ; mais elle n’a pas un quelque chose de coordonné qui est la signification. Nous ferions mieux de dire : une proposition est significative — le terme substantif « a une signification » doit toujours être compris dans le sens de l’adjectif « est significatif ». Cela correspond à l’usage que nous faisons des mots dans les deux principes de la théorie de la signification qui définissent non pas l’usage du terme « signification » mais celui du terme « a une signification ». Le premier dénote à quelles conditions une proposition a une signification, le second dénote à quelles conditions deux propositions ont la même signification ; c’est tout ce dont nous avons besoin — nous n’avons pas besoin de savoir ce qu’est la signification.

Comprendre une proposition est le désir de tout chercheur bien intentionné, et il semble peut-être que nous fassions preuve d’un radicalisme sans cœur si nous soutenons qu’il n’y a pas de compréhension au sens de « connaître l’intension ». Mais ce que nous appelons compréhension n’est rien d’autre que la production d’images associées, la représentation de certains effets liés à la phrase, la formation d’une représentation intuitive. Nous n’avons pas l’intention de l’interdire, bien au contraire. Nous sommes convaincus qu’il s’agit là d’une très bonne et très féconde façon de travailler en science, que les images intuitives peuvent rendre la pensée distincte et créative, que c’est peut-être à ces associations que l’on doit la joie intense associée à toute pensée scientifique productive et reproductive. Ce que nous contestons, cependant, c’est l’identification des images associées à la signification des propositions, et la substitution d’une représentation intuitive à l’intension pleine et entière. En d’autres termes, nous refusons de déduire la signification de la signification à partir de processus psychologiques.

La pensée fonctionne en tunnel ; on ne voit pas les intensions, les contenus. Les propositions sont des outils avec lesquels nous opérons ; tout ce que nous pouvons exiger, c’est de pouvoir manipuler ces outils. L’obscurité du tunnel peut être éclairée par les projecteurs des images intuitives qui apparaissent et s’éloignent de façon irrégulière. Ne confondons pas les images floues avec l’ensemble des opérations pour lesquelles les outils sont bons.

La référence à des impressions est autorisée dans le sens d’une représentation intuitive — si nous acceptons cela, nous pouvons également accepter d’autres représentations. La conception réaliste du monde possède des images de ce type aussi bien que la conception positiviste ; et je ne vois aucune raison pour que ces conceptions ne soient pas permises dans le même sens que les images positivistes. Les positivistes ont attaqué le réalisme en prétendant qu’il est inutile d’imaginer des choses extérieures que nous n’observons pas, et ont ensuite insisté sur le fait que la seule interprétation admissible des propositions sur les choses extérieures est de réaliser les impressions que nous devrions avoir si ces choses étaient observées. Il me semble qu’il s’agit là de l’attaque d’un métaphysicien contre un autre ; la tâche de la philosophie scientifique ne peut être de prendre parti pour un camp dans cette lutte. Une analyse sans préjugés des propositions scientifiques montre que les positions du positivisme et du réalisme sont toutes deux enracinées dans la sphère psychologique et que le concept de signification doit être libéré de toutes ces composantes psychologiques si l’on veut qu’elle corresponde à la pratique de la pensée.

La signification est une fonction des propositions ; c’est cette fonction qui s’exprime dans leur utilité en tant qu’instruments de notre action sur le monde. La signification n’est pas une chose substantielle attachée à une proposition, comme les « idées » ou les « impressions », mais une qualité ; les choses physiques appelées « symboles » ont une certaine fonction en ce qui concerne les opérations sur toutes les autres choses — cette fonction est appelée signification. C’est cette conception fonctionnelle de la signification seulement qui ouvre le champ à l’introduction du concept de probabilité dans la théorie de la signification. La signification probabiliste, telle que nous l’avons définie, doit être considérée dans le cadre de cette théorie fonctionnelle. Il me semble que seule cette combinaison avec la théorie des probabilités peut fournir à la théorie fonctionnelle de la signification les outils nécessaires à une théorie satisfaisante des propositions scientifiques, une théorie adaptée à la procédure réelle de la science. C’est ce que montre l’analyse des relations entre les impressions et le monde extérieur.

  1. Cette tentative a été faite par K. Popper, Logik der Forschung (Berlin, 1935) ; cf. aussi ma critique de ce livre dans Erkenntnis, V (1935), 267.
  2. Les mots « présentation », « sensation » et « données sensorielles » sont utilisés dans le même sens.
  3. J’utilise les signes de Russell : un point () pour « et », pour l’inclusif « ou » et pour l’équivalence logique.
  4. Remarque pour le mathématicien : Il existe une relation entre les « probabilités prospectives » de la théorie vers les faits et les « probabilités prospectives » des faits vers la théorie ; cette relation est exprimée par la règle de Bayes. Mais dans cette règle, il y a encore un troisième ensemble de probabilités que l’on appelle de façon trompeuse « probabilités a priori » ou, mieux, « probabilités initiales ». Ce sont ces probabilités initiales qui interviennent dans les réflexions du physicien sur les liens de causalité. Ainsi, les « probabilités prospectives » peuvent être différentes, bien que les « probabilités prospectives » soient égales, en raison de « probabilités initiales » différentes.
  5. Le concept de vitesse infinie peut ici être éliminé et remplacé par un énoncé plus compliqué sur la limite des temps d’arrivée appartenant à des signaux de vitesse finie, qui définit un premier signal « actif » (cf. Axiomatik der relativistischen Raum-Zeit-Lehre [Braunschweig, 1924], p. 24).
  6. Ibid. p. 76.
  7. Nous devons tenir compte du fait qu’une classe infinie d’impressions peut être décrite par une classe finie de propositions. Si nous disons, par exemple, « S’il existe un champ gravitationnel en tout point d’un certain espace, l’impression de lourdeur peut être obtenue » ; c’est une proposition, mais elle concerne une infinité d’impressions. La négation de cette phrase nécessiterait également une infinité d’observations.
  8. La question de savoir si ces postulats sont ou non des conventions doit faire l’objet d’un examen particulier (cf. les remarques sur les langues équivalentes et non équivalentes au § 17).
  9. Il y a, à proprement parler, une différence entre l’homogénéité des processus causaux et l’homogénéité des lois causales. Le premier postulat exige que les processus causaux dans les choses physiques ne soient pas perturbés par notre observation ; le second postulat exige seulement que, s’il y a une perturbation, celle-ci soit conforme aux lois causales pour d’autres phénomènes. Le premier postulat ne peut pas toujours être maintenu ; nous savons que les instruments scientifiques de type plus sensible sont perturbés par l’observateur (par de légers chocs mécaniques, par le changement de température provoqué par l’observateur, etc.) La mécanique quantique a même montré qu’il existe un principe de perturbation par l’observation qui ne peut être réduit en dessous d’un certain minimum. Le deuxième postulat, l’égalité des lois causales pour la perturbation par l’observateur et pour les autres phénomènes physiques, s’est avéré toujours tenable dans la physique moderne.
  10. À proprement parler, il ne s’agit pas d’une équivalence mais d’une implication unilatérale du langage égocentrique à un énoncé de probabilité sur le langage réaliste (cf. notre remarque à la fin du § 17).
  11. Je ne signifie pas par là que les choses observées et les impressions sont identiques. Mais il y a une correspondance univoque entre eux, et donc le langage égocentrique peut être formulé soit pour les choses observées, soit pour les impressions.
  12. On peut ajouter que des exemples similaires pourraient être construits pour des événements situés avant notre vie, à la différence toutefois que dans ce cas le problème de l’action n’est pas aussi directement concerné.
  13. Ceci a été souligné, à juste titre, par C. I. Lewis, « Experience and Meaning », Philosophical Review, XLIII (1934), 125.
  14. Le refus d’admettre les changements physiques du corps humain trouve son expression dans la lutte de Mach contre l’atomisme (cf. § 25).