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Expérience et Prédiction/IV. La Construction projective du monde sur la base des concreta

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Traduction par Wikisource .
The University of Chicago Press (p. 193-293).




CHAPTER IV

THE PROJECTIVE CONSTRUCTION OF THE

WORLD ON THE CONCRETA BASIS



CHAPITRE IV

LA CONSTRUCTION PROJECTIVE DU

MONDE SUR LA BASE DES CONCRETA

§ 23 La grammaire du mot « existence »

Notre enquête sur la nature des impressions nous a conduits à la conclusion que les impressions ne sont pas observées mais seulement déduites. Nous avons dit que les choses directement observées sont les choses concrètes de la vie quotidienne et que c’est une inférence qui nous conduit d’elles à l’existence des impressions. La base de la construction épistémologique est donc le monde des objets concrets ; à partir de cette sphère, les inférences conduisent à des objets physiques plus complexes, d’une part, et à des impressions, d’autre part.

Notre tâche consistera à analyser ce processus, à développer l’ensemble de la construction du monde sur la base des concreta — le résultat forme ce que l’on appelle habituellement notre image du monde. L’analyse de cette construction nous fournira une théorie de l’existence qui relie nos résultats concernant le caractère probabiliste des relations de combinaison à la découverte que c’est la sphère des objets concrets, et non des impressions, qui doit être prise comme base pour la reconstruction rationnelle du monde.

Mais avant d’entrer dans cette analyse, il faut faire une remarque préliminaire sur le terme « existence ». Le langage exprime ce concept par l’expression « il y a ». Si nous nous interrogeons sur la signification de ce terme, nous devons commencer par une enquête sur les règles selon lesquelles les mots « il y a » sont utilisés. C’est-à-dire que nous voulons apprendre la grammaire du terme ; sans connaître cette grammaire nous ne pourrions pas utiliser ce terme de manière compréhensible.

En entrant dans cette enquête, nous devons d’abord noter que les mots « il y a » n’ont pas toujours la signification d’existence. Si nous demandons « Où est Guillaume ? » et que nous recevons la réponse « Voici Guillaume », ce « il y a » exprime une détermination spatiale ; nous ne voulons pas souligner que Guillaume « existe », mais qu’il se trouve à l’endroit désigné par « ici ». La signification de l’existence est exprimée dans un autre type de phrase. Nous disons, par exemple, « Il y a un oiseau aussi grand qu’un cheval » ; le « il y a » ici n’indique pas une détermination spatiale mais que cet oiseau existe. Cela est évident si l’on compare cette dernière phrase avec la phrase « Il y a une autruche », prononcée, par exemple, devant la cage d’un zoo ; dans cette phrase, « il y a » est une détermination spatiale, comme dans le premier exemple. Considérons la construction d’une phrase contenant l’existentiel « il y a ».

La caractéristique essentielle de ces phrases est qu’elles contiennent le terme « il y a » ou « il existe » non pas appliqué à un individu mais dans le contexte d’une description. Une description est une combinaison de mots, dont le sens de chacun est déjà déterminé, mais qui définit, en combinaison, un nouveau terme. On peut alors se demander s’il existe une chose correspondante. C’est une question raisonnable car nous ne pouvons pas déduire de la description qu’une telle chose existe ; ce n’est pas possible même si l’existence de choses correspondant aux constituants de la définition est garantie. Si nous savons qu’il existe un mammifère et aussi un animal avec une trompe au lieu d’un nez, nous ne savons pas encore qu’il existe aussi un mammifère avec une trompe. C’est pourquoi le langage applique ici le concept d’existence et formule la phrase : « Il existe un mammifère à trompe ». Cette proposition nous informe de quelque chose de nouveau ; sa vérité est confirmée lorsque nous voyons un éléphant. Ce qui est énoncé, cependant, ce n’est pas l’existence de ce seul éléphant, mais celle d’une chose correspondant à la description donnée. Une proposition existentielle concerne toujours l’existence de ce qui est spécifié, et non d’un individu.

La logistique exprime cette idée en prescrivant qu’une phrase d’existence doit toujours contenir un opérateur ainsi qu’une variable liée :

(1)

dont la formule se lit comme suit : « Il existe un tel que est vrai ». Nous n’écrivons jamais , où est un individu ; c’est-à-dire que nous ne disons pas : « Cet éléphant existe ». Une telle affirmation n’aurait aucun sens. Si nous avons le sentiment que cet énoncé signifie peut-être quelque chose, c’est parce que nous prenons le mot « éléphant » non pas au sens d’un signe individuel mais au sens d’une description. Un manuel de zoologie contient une description d’un éléphant ; si nous montrons un éléphant et disons « Cet éléphant existe », cela peut signifier « Cette chose existe en tant qu’éléphant » ou, plus brièvement, « Cette chose est un éléphant ». Il est évident que le mot « éléphant » dans toutes ces phrases est une description. Si nous montrions l’éléphant et disions : « Ce lion existe », notre affirmation serait fausse non pas parce que l’éléphant n’existe pas, mais parce qu’il n’est pas un lion. Si la phrase « Cet éléphant existe » est acceptée comme signifiante, le mot « éléphant » doit donc être une description, et notre phrase doit être interprétée comme signifiant « Il existe un éléphant dans la direction que je pointe », ou simplement : « Cette chose est un éléphant ».

La dernière phrase ne contient pas le concept « existence », car le mot « est » dans ce cas est la copule et non le « est » existentiel. La forme de la dernière phrase est donc , c’est-à-dire qu’un certain prédicat (être un éléphant) est prédiqué de l’argument . Nous voyons qu’un énoncé de ce type peut être utilisé comme justification d’une proposition d’existence. Si la chose est un éléphant, nous avons raison de dire « il y a un éléphant ». Dans la dernière forme, le « est » est le signe existentiel, et « éléphant » est une description. La logistique exprime cette relation par la formule

(2)

Nous pouvons dire : La chose confère l’existence à un descriptif correspondant. C’est la façon correcte d’exprimer la relation entre les choses et le terme « existence ».

§ 24. Les différents types d’existence

Ce point de grammaire étant déterminé, nous allons maintenant procéder à une analyse plus poussée du concept d’existence. La première chose à noter est que le concept d’existence se divise en différents sous-concepts qu’il convient maintenant d’expliquer.

Imaginons que nous nous promenions au crépuscule dans une lande solitaire ; nous voyons devant nous, à une certaine distance, un homme sur la route. C’est un petit homme étrange, vêtu d’un caftan et portant un sac sur l’épaule. Malgré un certain malaise, nous ne doutons pas de la réalité de cet homme. En nous approchant, nous constatons qu’il ne marche pas, qu’il est debout et qu’il agite la main. Nous avançons encore et découvrons que ce n’est pas un homme que nous voyons là, mais un genévrier dont une branche est mue par le vent.

Que s’est-il passé dans ce cas, logiquement parlant ? Il y a d’abord eu un homme et, ensuite, un genévrier. Nous savons maintenant que le genévrier est la chose « réelle » et que l’homme n’était qu’une chose « apparente » ; mais cet homme a eu une existence dans un certain sens. Nous pouvons même revenir plusieurs fois en arrière et « produire » à nouveau l’homme, tout en sachant qu’il s’agit d’une illusion. Le genévrier ne cesse alors pas d’exister — nous le savons — mais nous ne voyons pas le buisson ; nous voyons la chose comme un homme et non comme un buisson. Nous dirons que l’homme et le buisson ont tous deux une existence immédiate au moment où nous les voyons. Malgré cette qualité commune, il existe une différence quant à leur existence : l’existence immédiate de l’homme n’est qu’une existence subjective, tandis que celle du buisson est une existence objective. Il faut ajouter que l’existence objective du buisson peut même persister lorsque son existence immédiate a cessé, alors que l’existence subjective de l’homme est liée à la durée de l’existence immédiate.

Il s’ensuit que les trois nouveaux termes introduits désignent des sous-classes du concept d’existence qui se recoupent partiellement.

Fig. 4 — Les différents types d’existence

L’existence se divise en existence subjective et en existence objective ; le domaine de l’existence immédiate comprend cependant toute l’existence subjective et, en outre, une partie du domaine de l’existence objective. C’est ce domaine de l’existence immédiate qui fera l’objet de notre intérêt épistémologique.

Selon notre nouvelle notation, nous appliquerons également les termes introduits aux choses directes. Nous parlerons de choses subjectives et objectives et de choses immédiates. Ce mode de langage facilitera nos investigations. La figure 4 peut illustrer notre classification.

Les choses subjectives impliquent une subdivision supplémentaire. La chose subjective de notre exemple, l’homme au caftan, se trouve dans une certaine relation avec la chose objective, le buisson ; nous ne verrions pas l’homme s’il n’y avait pas de buisson, et nous voyons que l’homme est modifié si le buisson est modifié. Si la branche du buisson est déplacée, l’homme agite la main. Nous dirons dans ce cas que la chose subjective est couplée à une certaine chose objective. Notre observation de la chose subjective, dans ce cas, est liée à l’observation d’une chose objective au sens physique, c’est-à-dire au sens où les rayons lumineux provenant du buisson pénètrent dans nos yeux ; nous n’observons cependant pas le buisson en tant que buisson, mais en tant qu’homme. Il n’y a donc pas de buisson immédiat, mais un homme subjectif.

Un cas très instructif de ce type est celui du cinéma. Les choses immédiates que nous y voyons sont d’un caractère très suggestif ; bien que nous sachions qu’il ne s’agit que de choses subjectives, nous ne pouvons résister à leur intuitivité, à leur persuasion, et nous sommes saisis par elles de telle sorte que des émotions de douleur, d’affliction, de joie, de tension et de sympathie sont suscitées comme si les choses subjectives étaient objectives. La chose objective coordonnée est ici l’écran comme une feuille de tissu, ou un mur blanchi couvert de taches sombres et lumineuses. Les choses objectives et subjectives sont couplées ; un mouvement des taches sur l’écran produit un mouvement des choses subjectives. Dans ce cas, cependant, les choses subjectives et objectives n’occupent pas toujours la même place dans l’espace. Les choses subjectives ont une certaine profondeur spatiale et ne peuvent donc pas être localisées sur l’écran bidimensionnel. Elles peuvent même être très éloignées ; c’est le cas d’une vue de montagnes lointaines qui, selon la perspective de l’image, peuvent apparaître subjectivement à une distance de quelques kilomètres.

Il y a cependant des cas où il n’y a pas de chose objective coordonnée avec la chose subjective. C’est le cas des rêves. Les choses subjectives y sont également très suggestives et ne sont pas associées (comme dans le cinéma) à une connaissance de leur caractère purement subjectif. Dans ce cas, cependant, il n’y a pas du tout de chose objective couplée. Autrement dit, lorsque je rêve que mon ami se tient devant moi, il peut y avoir des choses objectives qui se tiennent juste à l’endroit où mon ami est localisé ; mais elles ne sont pas couplées à mon ami dans le sens défini (certains mouvements de ces autres choses ne produisent pas de mouvements correspondants de mon ami).

On pourrait être tenté d’interpréter une autre différence entre le cinéma et le rêve en soulignant le fait que les choses subjectives dans le cinéma correspondent à des choses objectives actualisées à un moment antérieur, à savoir aux mouvements des acteurs pendant la prise du film, alors qu’il n’y a pas de telle correspondance pour le rêve. Cette différence n’est cependant pas pertinente pour nos considérations. Nous n’appelons pas couplage la correspondance entre les images cinématographiques et les acteurs ; si nous parlons de couplage existentiel, ce couplage doit concerner des états de choses existant au même moment. C’est sur ce concept de couplage existentiel que repose notre subdivision des choses subjectives.

Les choses subjectives du cinéma et du rêve sont des choses immédiates ; à cet égard, elles ne diffèrent pas des choses immédiates objectives telles que les choses physiques de notre environnement quotidien. La séparation des choses immédiates en subjectives et objectives ne peut se faire sur la base de l’intuition immédiate ; leur intuitivité est leur caractéristique commune, et nous devons appliquer d’autres méthodes pour les séparer, méthodes dont nous parlerons plus loin. La signification de l’intuition immédiate n’est pas à définir ; nous pouvons considérer l’existence immédiate comme un concept connu de tous. Si quelqu’un ne nous comprend pas, nous le plaçons dans une certaine situation et nous prononçons le terme, l’habituant ainsi à l’association du terme et de la situation qu’il voit. Nous utilisons ici la même méthode que celle employée pour la définition des concepts empiriques spéciaux. Si un enfant nous demande : « Qu’est-ce qu’un couteau ? », nous prenons un couteau et nous le lui montrons. C’est ainsi que nous avons appris le sens des mots, c’est-à-dire la correspondance des mots aux choses. Nous avons précédemment présenté cette idée (§5) en imaginant une collection de spécimens dans laquelle chaque chose porte une étiquette avec son nom. Nous avons également souligné que des qualités telles que « posséder » ou « être plus grand que » sont à démontrer dans la collection de spécimens ; il peut y avoir deux poteaux de taille différente, marqués comme « poteau a » et « poteau b » et une étiquette portant l’inscription « Le poteau a est plus grand que le poteau b ». De la même manière, le concept d’existence immédiate pourrait être présenté. Après que notre visiteur soit passé devant de nombreuses cages, chacune portant une étiquette avec le nom de l’animal, il est conduit à une grande cage dans laquelle se déplacent de nombreux animaux différents. Devant cette cage, on peut lire sur une étiquette : « Parmi ces animaux, il y a un éléphant ». Le terme « il y a » utilisé ici représente notre concept d’existence immédiate. S’il est introduit sous la forme décrite, on montre en même temps que, comme nous l’avons remarqué dans notre excursion grammaticale, l’existence concerne toujours une description, que les mots « il y a » dénotent l’existence de ce qui est spécifié parmi d’autres choses. Le fait que ce terme ne se limite pas aux choses objectives, mais s’applique également aux choses subjectives, peut être mis en évidence par le fait qu’une collection rêvée de spécimens de l’arrangement décrit suffirait à expliquer le « il y a » intuitif aussi bien que le réel.

Après la détermination du concept d’existence immédiate, nous devons nous tourner vers le concept d’existence objective. Ce concept est d’un type entièrement différent du premier. L’existence objective n’est pas une qualité intuitive ; elle doit être déterminée par des relations qui sont attachées au concept d’existence immédiate. C’est-à-dire que l’existence objective est une fonction logique déterminée de l’existence subjective.

Pour mener à bien cette détermination, nous devons reconstruire les méthodes par lesquelles la distinction entre l’existence immédiate et l’existence objective est réalisée dans la pratique. Dans la poursuite de ce plan, nous nous tournons ensuite vers la tâche d’exposer la construction logique du système de la connaissance.

§ 25. La construction projective du monde

Le monde originel est le monde des choses immédiatement existantes. C’est le monde des objets concrets qui nous entourent et qui entrent dans notre connaissance sans que nous fassions aucune opération intellectuelle. C’est un monde où il n’y a pas de différence entre la veille et le rêve ; où tout existe exactement dans la forme sous laquelle on l’observe.

Le mot « originel », par lequel nous caractérisons ce monde, a trois significations. Premièrement, il signifie que ce monde est historiquement le premier, qu’il se trouve au début du long chemin parcouru par l’humanité depuis ses stades primitifs jusqu’à l’état compliqué de la culture intellectuelle de notre époque. Deuxièmement, cela signifie qu’il s’agit du monde au début du développement mental individuel de tout être humain, c’est-à-dire le monde de la petite enfance. Troisièmement, cela signifie qu’il s’agit du monde psychologiquement premier ; par ce terme, nous entendons qu’il s’agit du monde qui se présente immédiatement, qui n’est en fait pas construit par des déductions, mais qui est la base de toutes les déductions que nous effectuons réellement.

Il existe une théorie selon laquelle il reste une question quant à la base logiquement première, c’est-à-dire une base qui doit être choisie pour des raisons logiques comme fondement de toute inférence si l’on veut donner une reconstruction rationnelle du monde. Cette idée me semble insoutenable. La logique ne distingue pas une base comme étant la base nécessaire ; les inférences logiques peuvent être attachées à n’importe quelle base, et ce qui est une base pour un système logique peut devenir un résultat déduit pour un autre. Cet arbitraire logique de la base épistémologique a été justement souligné par Carnap.[1] Si l’on veut marquer une base comme « originale », cette question ne peut concerner que la base qui correspond le mieux à l’exercice effectif de la connaissance ; on peut demander la forme la mieux adaptée de la reconstruction rationnelle. Cela conduit à distinguer trois sens du mot « original », selon que l’on veut adapter la reconstruction rationnelle au cours historique de la connaissance, au cours de l’acquisition individuelle de la connaissance dans le développement de l’enfance à l’âge adulte, ou au cours des opérations dans lesquelles la connaissance est effectivement réalisée à chaque moment où l’on veut connaître quelque chose de nouveau. Ces trois types de bases ne sont peut-être pas identiques, mais elles sont similaires et sûrement assez éloignées de la base « la plus simple » telle que les logiciens voudraient la supposer. Du point de vue d’un système bien ordonné, au sens logique, la base réelle se situe à un niveau intermédiaire plutôt compliqué. Cela est particulièrement évident si l’on considère la base au troisième sens du terme. L’acte d’acquisition de connaissances révèle son fondement implicite chaque fois que des doutes sur le monde physique apparaissent, comme par exemple au moment de l’éveil ou à des moments de forte tension nerveuse. Nous revenons alors aux objets immédiatement existants, aux concreta, comme aux faits les plus fiables. Ce retour à la base de l’existence immédiate indique que c’est le monde du concret qui constitue la base psychologique actuelle.

Considérons ce monde originel et les moyens de s’en émanciper. Les primitifs ne font aucune distinction entre l’existence subjective et l’existence objective ; ils prennent pour réel ce qu’ils observent et ne font aucune différence entre le rêve et la veille. Les explorateurs rapportent des histoires étranges sur l’interconnexion entre les rêves et les faits réels chez les races primitives. Un homme qui rêve qu’une certaine femme lui fait une déclaration d’amour peut prendre cela pour une offre réelle ; un homme qui rêve qu’un autre homme l’a blessé, ou qu’un membre de sa famille, peut essayer de tuer cet homme.[2] Les observations d’enfants à l’époque de la petite enfance fournissent des résultats analogues ; nous savons qu’il y a des enfants qui racontent, sans aucune conscience de mensonge, des choses qui ne se sont jamais produites, comme si elles avaient été observées par eux — révélant ainsi qu’ils ne font pas toujours la différence entre l’existence subjective et l’existence objective. Nous voyons qu’il ne s’agit pas seulement de la différence entre le rêve et l’éveil. Il y a beaucoup de choses vues pendant l’éveil qui s’avèrent par la suite n’avoir qu’une existence subjective. C’est à cette catégorie qu’appartiennent les illusions d’optique, comme l’image vue dans un miroir, considérée à l’origine comme une chose matérielle derrière le miroir, ou l’apparence d’un bâton courbé produit par un bâton droit placé dans de l’eau claire. À l’origine, le monde est rempli d’illusions de ce type. D’un point de vue historique, l’homme a mis longtemps à apprendre à distinguer l’existence subjective de l’existence objective, distinction obtenue au moyen de processus intellectuels mais non directement fournie par l’observation.

La logique de cette distinction est la suivante. Nous partons du présupposé que toutes les choses que nous observons existent, c’est-à-dire du présupposé que l’existence immédiate est équivalente à l’existence objective. Nous nous efforçons alors de construire un réseau de relations combinées entre les choses ; nous appelons cela des lois physiques. Ce sont des relations du type : « S’il y a une chose, il y a aussi une autre chose ». Si l’autre chose n’est pas observée, il est facile, dans cet état primitif, de modifier certaines conditions et de l’observer. L’homme primitif voit que il y a certaines traces dans le sable et en déduit qu’il y a un ours ; il va ensuite dans les bois et voit l’ours. Nous parvenons ainsi à construire des inférences sur la base de relations observées qui permettent de prévoir des événements futurs.

En effectuant des inférences de ce type, nous découvrons cependant que nous n’y parvenons pas toujours. L’analyse de ce fait conduit à la découverte du monde des rêves. L’homme primitif peut avoir « vu » un ours devant sa grotte, mais il n’en retrouve ensuite ni les traces dans le sable, ni l’animal lui-même dans le bois. Des déductions analogues montrent l’irréalité de notre propre monde onirique, occupé à d’autres sujets que ceux qui concernent l’homme primitif. Mais ce n’est pas seulement la différence entre le rêve et l’éveil qui est ainsi établie ; c’est aussi l’ensemble de toutes les autres corrections de notre monde immédiat. Lorsque nous essayons de toucher une chose vue dans un miroir, à l’endroit où elle est vue, nous ne touchons rien ; c’est ainsi que nous découvrons le caractère « virtuel » de l’image dans le miroir, ce que font d’ailleurs les enfants, et même les singes, lorsqu’on leur met un miroir sous les yeux. Les lois de la nature comportent des contradictions si l’on considère l’ensemble du monde immédiat comme réel — c’est la raison pour laquelle on introduit la distinction entre le monde objectif et le monde subjectif.

La méthode décrite est une méthode statistique typique. Elle part du présupposé que toutes les choses sont réelles et arrive au résultat que certaines d’entre elles ne sont pas réelles. Il n’y a pas de contradiction dans cette méthode, mais elle ne peut être remplacée par une autre qui n’a pas besoin de présupposé pour être réfutée par la suite. Le présupposé est l’identification de l’existence immédiate et de l’existence objective ; le résultat est la division du domaine de l’existence immédiate en une partie subjective et une partie objective. Nous pouvons dire que le caractère de l’existence immédiate nous autorise à supposer une chose comme ayant le caractère d’une existence objective tant qu’il n’y a pas de contradiction.

Le caractère statistique de la méthode s’exprime dans la reconnaissance de la supériorité du plus grand nombre. Les objets du monde de la veille sont plus nombreux que ceux du monde du rêve ; le monde de la veille est donc conçu comme le monde « normal », le monde du rêve, au contraire, comme l’exception. Il y a une sorte de démocratie dans notre monde subjectif, et le monde du rêve est mis en minorité. Mais là n’est pas l’essentiel ; il y a une autre qualité du monde de la veille qui le distingue du monde du rêve.

Ce deuxième point est également une question statistique, mais d’un autre type. Nous avons dit que nous construisons des prédictions en utilisant les lois de la nature. Si nous comptons maintenant le taux de réussite des prédictions, nous constatons que nous obtenons un bien meilleur taux de réussite si nous avons mis de côté les choses du rêve et ne les utilisons pas comme base pour les prédictions. Cela est illustré par le cas de l’homme qui rêve d’un ours dans sa grotte, mais qui n’observe pas par la suite les traces dans le sable, ou l’ours dans le bois. Même si le monde des rêves était quantitativement supérieur à celui de la veille, ce dernier serait désigné comme supérieur par cette qualité d’admettre des prédictions. On ne peut pas construire des lois portant sur les choses rêvées et fournissant des prédictions qui se confirment dans le rêve ou dans un autre rêve.

Un troisième point, de nature statistique, plaide en faveur du monde de la veille. Il est possible de combiner les deux mondes en un seul si nous laissons les choses de l’état de veille telles qu’elles sont mais que nous interprétons les choses du rêve d’une manière tout à fait différente de leur apparence immédiate. En d’autres termes, si nous interprétons les choses dont nous rêvons comme étant simplement subjectives, mais comme étant dues à des processus internes dans notre corps qui ont une existence objective, nous arrivons à un monde unique dans lequel la prédiction est possible, même si l’on inclut le monde du rêve. Nous pouvons, d’une part, prévoir le monde des rêves dans une certaine mesure ; nous savons qu’après une certaine expérience excitante nous en rêverons, nous savons qu’après la prise d’un soporifique le monde des rêves est supprimé, etc. Nous pouvons, d’un autre côté, utiliser le contenu des rêves pour prédire le monde de la veille ; il s’agit d’une découverte assez moderne due à la psychanalyse de Freud et appliquée dans les cures psychiques. C’est la signification épistémologique de la psychanalyse, qui a montré pour la première fois comment construire un lien de causalité entre les deux mondes de la veille et du rêve. Les objets du rêve dans ce contexte ne sont pas considérés comme des objets physiques mais comme des pseudo-objets indiquant certains états du système nerveux du corps humain. Ce troisième point est statistique, comme le second, car il ne peut fournir une décision absolue en faveur du monde de la veille ; il ne fournit qu’une décision statistique car les lois obtenues ne sont que des lois de probabilité, c’est-à-dire valables dans le plus grand nombre d’événements.

Du fait du caractère statistique des déductions qui se produisent ici, il est évident que nous n’obtenons jamais une certitude absolue quant à l’existence objective. Cela correspond au résultat des chapitres précédents. Une affirmation selon laquelle une certaine chose existe objectivement n’est jamais absolument certaine, même s’il s’agit d’une des choses simples et concrètes de la vie quotidienne. Mais le degré de poids obtenu dans un tel cas est, bien sûr, assez élevé.

Il n’est pas toujours nécessaire de recourir à toute la méthode statistique pour découvrir le caractère purement subjectif de certains objets. En nous basant sur de nombreuses expériences antérieures, nous apprenons à discerner immédiatement les choses subjectives et objectives. En ce qui concerne le rêve, nous faisons cette distinction immédiatement après le réveil, sans avoir besoin d’une expérience supplémentaire ; dans d’autres cas, l’apparition de l’objet s’accompagne d’une connaissance de son caractère purement subjectif. C’est le cas de ce que l’on appelle les images que nous produisons intentionnellement, ou qui sont suscitées dans le contexte d’autres expériences, par association, etc. Pour expliquer cela, on pourrait parler d’une échelle de gradation du caractère d’existence immédiate ; les représentations ont un caractère d’existence plutôt faible si elles sont produites intentionnellement, mais peuvent acquérir un caractère d’existence plus fort si elles surgissent spontanément. Les objets apparaissant avec un caractère d’existence faible ne sont pas considérés comme réels, c’est-à-dire que nous savons immédiatement que les chaînes d’inférences attachées à ces objets conduiraient à des contradictions, et nous n’avons pas besoin d’appliquer la méthode statistique. Cette renonciation au contrôle est peut-être, psychologiquement parlant, le résultat d’expériences antérieures dans la petite enfance ; en tout cas, elle peut être logiquement conçue comme telle. Cela signifie que, dans la reconstruction rationnelle de la connaissance, nous pourrions partir de la présupposition que tous les objets, y compris les représentations, sont réels, et prouver ensuite par nos méthodes statistiques que les représentations ne sont pas réelles. Cette procédure est certainement utilisée par nous chaque fois que nous avons un doute sur la réalité d’un objet observé. Il y a des sensations dont le degré d’existence est très faible, telles que les sensations en dehors du champ de concentration, comme dans le cas des sensations optiques dans le champ optique périphérique ; pour clarifier leur réalité, nous les contrôlons par des inférences conduisant à des sensations dont le caractère d’existence est plus fort. Ainsi, nous tournons nos yeux de manière à ce que la chose supposée entre dans le champ optique central ; si elle est observée, nous en déduisons que l’objet précédemment vu était réel. C’est un exemple de ce que nous avons appelé le retour à la base de l’existence immédiate ; dans un cas où nous sommes incertains de l’existence objective, nous revenons à la présupposition que ce qui a une existence immédiate a également une existence objective, et contrôler cette présupposition par la méthode statistique.

Bien que nous puissions, dans des cas tels que ceux décrits, interpréter un faible degré de caractère d’existence comme indiquant le caractère subjectif de l’objet, nous ne devons pas inverser cette relation : un degré élevé de caractère d’existence n’implique pas nécessairement le caractère objectif de la chose. Il y a des choses à haut degré d’existence qui ne sont que subjectives ; leur subjectivité peut même nous être connue sans que le caractère d’existence en soit altéré. C’est le cas des choses vues au cinéma. Nous savons par l’ensemble de la situation, par l’intérieur de la salle, etc., que ces choses n’ont pas d’existence objective ; mais leur existence immédiate est d’un degré si élevé que nous nous soumettons à la suggestion de leur réalité et oublions, pour un temps, leur existence purement subjective. Dans ce cas, la connaissance de l’irréalité des objets vus est certainement acquise psychologiquement par des expériences antérieures. Les petits enfants qui vont au cinéma prennent les images pour des êtres réels et peuvent être effrayés par les bêtes et les hommes terribles qu’ils y voient.

Cependant, la grande majorité des choses de la vie quotidienne, les concreta, sont, pour nous, réelles sans aucun doute. C’est parce qu’elles ont résisté à tous les tests. Nous sommes en droit d’identifier leur existence immédiate, d’un degré si élevé, à une existence objective. C’est la raison pour laquelle ces choses sont si concrètes, si indubitables, si solides dans leur réalité intuitive. C’est la combinaison des caractères d’existence immédiate et objective qui est la caractéristique essentielle des concreta.

Les concreta forment la base des déductions qui conduisent à l’existence d’autres choses. C’est-à-dire que les inférences qui mènent de l’existence immédiate à l’existence objective sont pour les concreta sautées dans la pratique ; une fois que l’existence des concreta a a été constatée, les déductions qui en découlent conduisent à d’autres choses d’un caractère moins immédiat.

Il y a d’abord les déductions d’autres concreta. Le domaine du concret accessible à l’observation directe est restreint, pour des raisons pratiques, et pour chaque personne de manière différente ; notre situation personnelle dans la vie ne nous permet d’entrer en contact direct qu’avec un nombre restreint de choses. Il y a d’autres continents, des personnes étrangères, des machines non vues, que nous déduisons de notre environnement concret, sans pouvoir les observer directement. Mais il ne s’agit là que d’une impossibilité technique, et nous appelons également ces choses concreta. Bien qu’elles n’aient jamais eu d’existence immédiate pour nous, elles pourraient l’obtenir ; nous leur fournissons un substitut en regardant des images, c’est-à-dire en amenant des choses similaires à l’existence immédiate. Les inférences qui conduisent à ces choses sont des inférences de probabilité ; nous ne sommes jamais absolument sûrs que ces autres concreta existent réellement. Mais cette incertitude n’est pas pertinente ; elle ne rend pas notre situation sensiblement moins sûre, puisque même l’existence de concreta accessibles n’est pas absolument certaine.

Deuxièmement, il y a les inférences des abstracta. Ces inférences sont, comme nous l’avons souligné au § 11, des équivalences, et non des inférences de probabilité. Par conséquent, l’existence d’abstracta est réductible à l’existence de concreta. Il n’y a donc pas de problème d’existence objective ; leur statut dépend d’une convention. Quant à l’existence immédiate, on peut considérer comme une définition des abstracta qu’ils n’ont pas d’existence immédiate. En réalité, la détermination des abstracta est quelque peu arbitraire, de sorte que le terme « abstrait » lui-même est plutôt vague. Il existe de nombreux cas dans lesquels nous ne savons pas si un terme est un abstractum ou un concretum (cf. § 11). Le processus de formation des abstractions peut être poursuivi jusqu’à la formation d’abstractions de niveaux supérieurs, dont les éléments sont déjà des abstractions. Ainsi l’abstraction implique une direction ; aux niveaux supérieurs, la décision quant au caractère abstrait des termes devient plus déterminée.

Troisièmement, il existe des inférences vers d’autres choses qui ne sont pas abstraites, mais qui ne peuvent pas non plus devenir concrètes, puisque, pour des raisons physiques, leur existence immédiate est exclue. C’est le cas de l’électricité, des ondes radio, des atomes ou de nombreux gaz invisibles. L’existence de ces choses n’est pas réductible à l’existence de concreta car elles sont déduites par des déductions de probabilité à partir de concreta. Introduisons le terme illata pour désigner ces choses, c’est-à-dire les « choses inférées ».[3] Nous voyons que l’ancienne disjonction entre concret et abstrait est incomplète ; un troisième terme est nécessaire pour désigner les choses qui ne sont ni concrètes — capables d’existence immédiate — ni abstraites — réductibles à la concrétude. La relation des illata aux concreta est une projection dans le sens indiqué au § 13. Les illata ont donc une existence propre, comme les oiseaux pour les hommes du monde cubique, bien qu’ils ne soient pas accessibles à l’observation directe, c’est-à-dire à l’existence immédiate.

Si l’on se demande si les illata sont logiquement différents des abstracta, c’est-à-dire si l’on soutient que les illata sont réductibles aux concreta, il faut répondre avec les arguments développés dans la discussion sur le monde cubique (§ 14). Nos observations des choses concrètes confèrent une certaine probabilité à l’existence des illata, rien de plus. Il n’est pas possible d’élargir la classe des choses concrètes considérées de telle sorte que les énoncés sur cette classe soient équivalents à un énoncé sur l’illatum. L’équivalence maintenue par les positivistes est due à la négligence du caractère probabiliste des inférences. Les atomes ont été découverts par les physiciens d’une manière analogue à la découverte des oiseaux dans le monde cubique. Certaines relations observées entre les corps macroscopiques — telles qu’exprimées dans la loi des proportions multiples de Dalton — ont rendu très probable que tous les corps sont constitués de très petites particules, bien que ces particules ne puissent pas être observées directement ; ce fut la première justification donnée par les physiciens à la théorie des atomes. Mach, dans une optique positiviste, déclara que le concept d’atome n’était qu’une abréviation des relations observées entre les corps macroscopiques ; en notre langage : Mach déclara que l’atome est un complexe réductible de concreta en tant qu’éléments internes. Boltzmann, l’un des principaux chercheurs dans le domaine de l’atomisme, s’oppose au « dogmatisme » de Mach et défend l’existence indépendante des atomes ; il compare l’hypothèse des atomes à l’hypothèse des étoiles comme étant d’énormes corps à d’énormes distances — une hypothèse, dit-il, déduite seulement de « maigres sensations optiques ».[4] À cette hypothèse, poursuit-il, on peut aussi objecter qu’elle construit « tout un monde de choses imaginées en plus du monde de nos sensations » ; mais dans ce cas, personne ne doute de leur réalité. Dans notre terminologie, l’argument de Boltzmann serait le suivant : il existe des déductions probabilistes de l’existence des atomes, les atomes sont un complexe projectif de concreta, et ce n’est pas une objection à la réalité indépendante des atomes si une « vérification directe », c’est-à-dire la détermination d’un poids plus élevé, est physiquement impossible. Des développements ultérieurs ont tranché en faveur de l’opinion de Boltzmann ; des effets ont été découverts expérimentalement qui sont comparables à une pénétration des parois du monde cubique tel que nous l’avons décrit. Il s’agit des fameuses découvertes qui montrent que les effets individuels d’un seul atome, ou électron, comme les traces de Wilson des particules alpha et bêta. Il est vrai qu’elles ne montrent pas l’atome individuel de la même manière qu’une balle de tennis, mais elles renforcent le poids de l’hypothèse à un point tel qu’aucun doute pratique ne subsiste.

On peut répondre qu’il est inévitable que nos observations directes portent sur des objets macroscopiques, que les objets vus lors de la vérification de l’hypothèse atomique, comme les traces de Wilson, sont également des objets macroscopiques, et que par conséquent la signification du concept d’« atome » ne peut jamais être plus qu’une déclaration sur des objets concrets. Nous avons les deux réponses développées dans l’exemple du monde cubique. La première réponse est qu’une telle théorie épistémologique présuppose la signification de la vérité physique, et qu’avec une telle signification, l’existence même des concreta ne peut être considérée comme signifiante ; que la signification de probabilité physique, cependant, nous permet de parler de manière signifiante des atomes en tant qu’entités indépendantes. La deuxième réponse est qu’avec une signification logique, l’existence des atomes est directement vérifiable si nous nous limitons à la vérifiabilité pratique. Physiquement parlant, le fait que nous ne puissions pas voir les atomes est accidentel, car nous sommes de plus grandes dimensions. Il n’est pas logiquement impossible qu’un jour nous apprenions à réduire notre taille à des dimensions submicroscopiques et à observer directement les atomes. Nous renvoyons pour ces réflexions aux §§ 6 et 14.

Ce dernier argument, pour lui donner une forme moins absconse, peut être interprété de la manière suivante. Le corps humain, en ce qui concerne sa taille, se trouve être situé dans une certaine gamme de tailles physiques moyennes ; il possède des organes sensoriels qui ne réagissent qu’à certains processus physiques, ne donnant des impressions que sur des choses de taille moyenne et d’intensité moyenne. La classe de nos concreta est déterminée par cette place physique de notre corps dans le monde. Les êtres plus petits ou les êtres dotés d’autres organes sensoriels observeraient directement ce que nous devons déduire ; les hommes dont les yeux ont une structure différente de la nôtre verraient les ondes radio comme nous voyons celles de la lumière et n’auraient pas besoin de les déduire des sons ou des images. Des êtres plus grands verraient directement comme un tout ce que nous devons considérer comme abstracta ; ils pourraient voir notre système planétaire comme un tout, comme un manège céleste. La division en concreta, abstracta et illata n’est donc pas une question de principe, mais uniquement due à notre situation personnelle dans le monde physique. Par conséquent, nous ne devrions pas faire de distinction quant à l’existence d’objets correspondant à ces termes.

C’est dire que le monde concret n’est que la première étape de notre construction du monde. À partir de cette étape, nous construisons les abstracta comme des complexes réductibles, les illata comme des complexes projectifs. Les abstracta et les illata ont en commun leur inaccessibilité à l’existence immédiate ; mais, en ce qui concerne l’existence objective, leur caractère logique est entièrement différent. L’existence objective de l’abstracta est réductible aux concreta, qui sont donc des éléments internes de l’abstracta. L’existence objective des illata, par contre, n’est pas réductible aux concreta ; ce sont des éléments externes des illata en tant que complexes projectifs.

On peut se demander s’il est possible d’introduire, à la place des concreta, d’autres éléments de base qui seraient des éléments internes à tous les objets. C’est la question de la théorie atomique de la physique. La physique moderne a montré que les électrons, les positrons, les protons, les neutrons et les photons sont les éléments de base à partir desquels toutes les choses sont construites sous forme de complexes réductibles. Pour cette base, toutefois, les complexes réductibles ne sont pas seulement des abstracta et des illata, mais aussi des concreta. Le caractère logique de cette base, en tant que base d’éléments internes, illustre bien le caractère logiquement différent de la base concreta (et de la base d’impression également). Cette dernière est une base d’éléments externes, sur laquelle le monde est construit par projection.

Ces réflexions nécessitent une remarque supplémentaire. Nous avons appelé l’atome un complexe projectif de concreta mais, d’un autre côté, nous avons dit que les atomes sont des éléments internes de concreta, en tant que complexes réductibles. Cela semble être une contradiction, mais le paradoxe est résolu lorsque nous distinguons les relations physiques entre les choses de la manière dont nous les découvrons.

La relation de réductibilité est une relation objective, mais il y a différentes manières de l’établir. Ces manières diffèrent selon ce qui est donné comme point de départ. Si les éléments sont donnés, ainsi que les relations entre eux, le complexe est construit par définition ; c’est ainsi que nous construisons les abstractions. Dans le cas des atomes, par contre, le complexe est donné et les éléments doivent être déduits. Puisque toutes les qualités observables des corps macroscopiques ne sont que des moyennes des qualités des atomes, il n’y a pas d’inférences strictes des corps macroscopiques à l’atome mais seulement des inférences de probabilité ; nous n’avons donc pas d’équivalence entre les énoncés sur le corps macroscopique et les énoncés sur les atomes mais seulement une connexion de probabilité. La relation est donc du type logique d’une projection. Cependant, il s’agit d’une projection quelque peu différente de celle analysée dans l’exemple des oiseaux et de leurs ombres, car elle conduit à des choses qui sont les éléments internes des choses à partir desquelles l’inférence est partie. Parlons ici d’une projection interne. C’est une projection parce qu’elle établit un lien de probabilité entre des propositions ; mais les propositions obtenues maintiennent qu’il y a une relation de réductibilité. Ainsi, l’occurrence d’une réduction est dans ce cas constatée par des inférences probabilistes, et non par définition. Par conséquent, il n’est pas absolument certain que la réductibilité maintenue se vérifie ; dans ce cas, la réductibilité est un résultat empirique. La projection interne a, comme la projection externe, un caractère probabiliste, mais elle diffère quant aux relations existentielles. Comme elle conduit à des éléments internes, les relations existentielles correspondent ici à celles de la réduction (cf. § 13), avec la seule différence que la validité de ces relations ne peut être maintenue avec certitude.[5]

Nous avons dit que les abstracta et les illata ne sont pas accessibles à l’existence immédiate ; les limites, cependant, ne sont pas nettement délimitées et peuvent même être déplacées par des processus psychologiques. Nous n’observons pas l’air au sens où nous observons l’eau ; nous ne voyons pas l’État en tant que corps politique au sens où nous voyons un régiment de soldats en marche. Nous ne pouvons pas les « réaliser » au sens de les représenter avec le caractère d’une existence immédiate. Nous essayons de remplir les concepts autant que possible avec un « sens intuitif », c’est-à-dire que nous imaginons certains de leurs traits caractéristiques qui ont le caractère d’une existence immédiate. Nous imaginons la sensation du vent et la résistance ressentie en gonflant un pneu, pour nous rendre compte de la signification du mot « air » ; nous pensons à des bâtiments publics, à des soldats en marche, à un procès, dans l’intention d’attacher le sentiment d’existence au mot « état ». Le mot « réaliser » caractérise ce processus par son origine linguistique ; il signifie à l’origine, « rendre réel », et nous comprenons la métamorphose du mot lorsque nous interprétons son sens secondaire comme « transférer l’existence immédiate à une chose. » Dans cette transformation linguistique, le concept « réel » et le concept « immédiatement existant » ont été supposés identiques.

Le processus décrit peut être désigné comme l’acquisition d’un caractère intuitif par les abstracta et les illata ; il ne peut être étendu arbitrairement mais est régi par des lois psychologiques. Ce processus ne peut être étendu que dans une certaine mesure. Il peut arriver, d’autre part, que nous perdions une connaissance distincte de ce que l’on peut appeler « l’existant immédiat ». La familiarité dans l’utilisation d’un concept peut être considérée comme une intuition. Si l’électricien croit qu’il a l’intuition de l’électricité, au sens où il a l’intuition de l’eau courante, l’usage qu’il fait des mots semble difficilement admissible. Dans un tel cas, certains effets sensibles de l’électricité sont considérés comme représentant la chose voulue ; le caractère concret des représentants est confondu avec celui de l’original. Mais de tels processus psychologiques se produisent fréquemment et peuvent acquérir une grande valeur pratique ; ils montrent en tout cas que la frontière entre l’existence immédiate et l’existence objective est indéterminée. Ils montrent en même temps que le « sentiment d’existence » n’est pas une qualité essentielle de l’existence objective, mais seulement une attitude associée.

On peut ajouter que le caractère concret n’est pas limité aux choses de l’existence matérielle, mais peut s’attacher à des choses qui, physiquement parlant, ne sont que des « processus ». Nous voyons les vagues de la mer bouger comme des choses concrètes, mais nous savons qu’il n’y a pas de chose matérielle qui bouge avec elles, qu’elles doivent être expliquées comme des relations de phase entre les mouvements verticaux des particules d’eau. Une mélodie musicale est pour nous un objet très concret, bien qu’elle consiste, physiquement parlant, en des relations entre des tons individuels. La pression d’une lourde charge sur notre dos est ressentie comme une force concrète. Même le pouvoir spirituel d’une grande personnalité peut être ressenti par nous comme une entité concrète ; l’illustration du pouvoir spirituel par un halo dans les images anciennes montre la conception matérielle de ce pouvoir dans toutes sa le concret dans les esprits archaïques. Le domaine des choses concrètes ne se limite pas aux choses de caractère spatial ; il n’est pas du tout déterminé par la place des choses dans l’agencement physique du monde, mais par des conditions psychologiques.

Ces considérations, qui détaillent la différence entre l’agencement subjectif et l’agencement objectif du monde, nous montrent le caractère unilatéral de la perspective dans laquelle nous voyons le monde du point de vue de nos dimensions moyennes. Nous marchons dans le monde comme le spectateur marche dans une grande usine : il ne voit pas les détails des machines et des opérations de travail, ni les connexions globales entre les différents départements qui déterminent les processus de travail sur une grande échelle. Il ne voit que les éléments dont l’échelle est proportionnelle à ses capacités d’observation : les machines, les ouvriers, les camions, les bureaux. De même, nous voyons le monde à l’échelle de nos capacités sensorielles : nous voyons des maisons, des arbres, des hommes, des outils, des tables, des solides, des liquides, des vagues, des champs, des forêts, et le tout recouvert par la voûte céleste. Cette perspective, cependant, n’est pas seulement unilatérale ; elle est fausse, en un certain sens. Même les concreta, les choses que nous croyons voir telles qu’elles sont, ont objectivement d’autres formes que celles que nous voyons. Nous voyons la surface polie de notre table comme un plan lisse ; mais nous savons que c’est un réseau d’atomes avec des interstices beaucoup plus grands que les particules de masse, et le microscope montre déjà non pas les atomes mais le fait que la douceur apparente n’est pas meilleure que la « douceur » de l’écorce d’une pomme ratatinée. Nous voyons le poêle en fer devant nous comme un modèle de rigidité, de solidité, d’inaltérabilité ; mais nous savons que ses particules exécutent une danse violente, et qu’il ressemble plus à un essaim de moucherons dansants qu’à l’image de solidité que nous lui attribuons. Nous voyons la lune comme un disque argenté dans le ciel mais nous savons qu’il s’agit d’une énorme boule suspendue dans l’espace. Nous entendons la voix qui sort de la bouche d’une jeune fille chantante comme un ton doux et continu, mais nous savons que ce son est composé de centaines d’impacts par seconde qui bombardent nos oreilles comme une mitrailleuse. Les concreta tels que nous les voyons ont autant de ressemblance avec les objets qu’ils sont que le petit homme au caftan vu dans la lande en a avec le buisson de genévriers, ou que le lion vu au cinéma en a avec les taches sombres et lumineuses de l’écran. Nous ne voyons pas les choses, pas même le concret, telles qu’elles sont objectivement mais sous une forme déformée ; nous voyons un monde de substitution — et non le monde tel qu’il est, objectivement parlant.

En utilisant la terminologie développée ci-dessus, nous devrions dire que même les concreta ne sont que des choses subjectives, du type auquel une chose objective de forme différente est coordonnée. Ces choses sont couplées, mais elles ne sont pas à proprement parler identiques. Si nous comparons cette coordination à celle de nos exemples précédents, le genévrier vu comme un homme ou le cinéma, nous pouvons dire que, dans le cas des concreta, la correspondance de la chose subjective et de la chose objective est plus étroite que dans ces exemples ; mais il reste toujours un écart. C’est pourquoi la séparation des choses objectives et subjectives, dans le domaine des choses immédiates (§24), comporte une part d’arbitraire ; elle dépend du degré d’écart que l’on tolère pour une chose immédiate que l’on veut qualifier d’objective. Il n’y a qu’une différence de degré entre les choses immédiates comme celles que l’on voit au cinéma et les choses immédiates comme les concreta : notre monde immédiat est, à proprement parler, entièrement subjectif ; c’est un monde de substitution dans lequel nous vivons.

Ce fait est dû à un phénomène psychologique qui est lié à la structure logique du concept d’existence. Nous avons montré (§ 23) que l’existence est une qualité non de choses individuelles mais de descriptions ; ce n’est que si une chose est donnée par une description que l’on peut se demander si elle existe. Le mécanisme de la sensation est organisé de telle sorte qu’il ne peut produire une sensation sans lui superposer une certaine description. Nous ne voyons pas les choses comme amorphes, mais toujours comme encadrées dans une certaine description. C’est comme si nous regardions un tapis persan : son motif est constitué de dessins colorés disposés selon une régularité étrange et complexe ; nous pouvons concevoir ses formes de différentes manières, en regroupant différentes formes dans un ensemble, mais nous ne pouvons pas le visualiser sans une certaine structure. Dans le même sens, les objets de nos sensations ont toujours un « caractère Gestalt ». Ils apparaissent comme s’ils étaient pressés dans un certain cadre conceptuel ; c’est le fait d’être vu dans ce cadre que nous appelons l’existence immédiate.

La description dans le cadre de laquelle nous voyons les choses ne correspond à la chose objective que dans une certaine mesure. Ce fait trouve son expression dans les qualités prédictives de la description coordonnée. À chaque description correspond un domaine de prédictions incluses ; le degré de correspondance est mesuré par le ratio de prédictions vraies à l’intérieur de ce domaine. Nous voyons une fois de plus qu’entre les choses subjectives du type de celles qui se produisent dans le cinéma et la concrétude immédiate, il n’y a qu’une différence de degré : le rapport des prédictions vraies est plus grand dans le cas de la concrétude immédiate — c’est la seule différence. Le rapport des prédictions vraies n’est pas non plus égal à un dans le cas des concreta, ni égal à zéro dans le cas du cinéma ; dans ce cas aussi, il y a un certain nombre de prédictions vraies — celles qui se limitent aux changements dans la sphère optique — incluses dans la description. Le cadre descriptif dans lequel nous voyons le monde n’est jamais qu’un substitut à une description complètement vraie et n’exprimera que certaines caractéristiques plus ou moins essentielles de l’objet physique.

L’origine psychologique de ce cadre doit être supposée dans certaines opérations intellectuelles simples appartenant à l’état primitif de l’humanité ou même aux animaux supérieurs. L’homme primitif adaptait sa manière de voir aux cas simples des objets physiques qui l’entouraient et à ce qu’il savait de ces objets. Il savait, par exemple, que l’arbre qu’il voyait pouvait être touché, qu’un autre arbre partiellement caché par le premier pouvait être atteint après un plus grand nombre de pas (c’est-à-dire qu’il était plus éloigné), et qu’il verrait le même arbre le lendemain, au même endroit. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une connaissance formulée consciemment, c’est une connaissance acquise instinctivement et exprimée dans ses actions ; dans notre reconstruction rationnelle, nous devons exprimer ce fait en disant qu’il a appris à attacher à chaque objet observé un groupe d’inférences conduisant à d’autres objets à observer dans le futur. Cette connaissance acquise a influencé sa façon de voir ; il en est venu à voir les objets dans le cadre d’une certaine description. C’est ce passage primitif de l’existence immédiate à l’existence objective qui détermine la forme sous laquelle nous voyons le monde aujourd’hui — qui crée le monde de substitution dans lequel nous errons tout au long de notre vie. Notre monde immédiat est le monde objectif de l’homme primitif ; nous voyons le monde avec les yeux de nos ancêtres, ou, pour mieux dire, nous le voyons tel qu’il est interprété selon les connaissances de nos ancêtres. Ce savoir primitif fournit le cadre de description dans lequel nous plaçons automatiquement les choses lorsque nous les voyons.

Il n’est pas nécessaire de faire appel à la physique moderne pour montrer l’écart entre le monde immédiat et le monde objectif. Il existe des phénomènes simples et bien connus qui indiquent cette différence. L’objet vu dans un miroir est localisé à un endroit correspondant à l’endroit où se trouve habituellement l’objet matériel lorsqu’il émet des rayons lumineux vers notre yeux. Le phénomène psychologique de la localisation est adapté au cas d’observation le plus simple et le plus naturel, comme le prouve cet exemple. Nous ne pouvons pas modifier cette localisation optique, mais nous pouvons apprendre au moins à modifier certaines associations motrices, à effectuer certaines opérations manuelles sur un objet vu non pas directement mais seulement dans un miroir. Nous voyons le bâton mis dans l’eau plié au point d’entrée dans l’eau, c’est-à-dire que nous le voyons correspondre à une description qui serait objectivement vraie si la même donnée optique se produisait hors de l’eau dans des conditions ordinaires. Nous voyons les rails du chemin de fer converger vers l’horizon ; cela signifie que nous les voyons sous la forme qu’auraient objectivement des rails plus courts s’ils offraient le même effet optique. Le phénomène de convergence des parallèles peut être conçu comme une sous-évaluation de la distance dans la dimension de la profondeur ; dans les cas de profondeur plus courte, les parallèles ne sont pas perçues comme convergentes, comme lorsque nous regardons les bords d’un livre placé devant nous sur la table. Notre mécanisme optique pour ériger l’image optique en forme spatiale n’est adapté qu’aux petites distances ; pour les distances plus grandes, il fournit un substitut qui conviendrait au cas auquel il est adapté, c’est-à-dire dans le cas de distances plus courtes. Lorsque nous allons tout droit en chemin de fer, nous voyons les champs plats tourner autour d’un centre lointain mais indéterminé. Ce phénomène se produit parce que nos yeux ne peuvent pas rendre compte autrement des déplacements de perspective observés — un point fixe à une certaine distance moyenne semble au repos parce que nos yeux le suivent, alors que les points plus éloignés se déplacent avec le train, et les points plus proches vers lui. Lorsque nous nous déplaçons plus lentement, en marchant, ce phénomène ne se produit pas ; nos yeux sont alors capables de corriger le déplacement des perspectives qui est qualitativement du même type, et de l’interpréter comme un mouvement de notre propre corps. Il s’agit là encore d’un exemple de notre appareil optique qui n’est adapté qu’au cas le plus simple mais qui fournit un substitut dans le cas le plus difficile.

Le monde de substitution qui nous entoure est un produit des conditions physiques et historiques dans lesquelles nous sommes placés — un produit de notre situation au milieu du monde physique et à la fin d’un long développement historique depuis la vie primitive jusqu’à notre état actuel. Des conditions analogues sont toujours à l’œuvre et influencent notre vision. Le milieu social dans lequel nous sommes pris ajoute une pression à l’influence plus forte du milieu physique et historique. Nos yeux modernes, familiarisés avec les maisons rectangulaires et les constructions en acier, voient les formes plus riches de la nature dans le cadre de notre style architectural ; les dessins modernes, comparés aux dessins anciens, trahissent cette influence.[6] Au lieu de libérer notre monde immédiat de l’influence de notre milieu, nous l’adaptons à un autre milieu.

Faut-il renoncer à la possibilité de se faire une idée juste du monde ? Je ne le crois pas. Les opérations intellectuelles nous ont montré le moyen de dépasser les limites de nos capacités intuitives subjectives. Il est vrai que ces dernières sont peu influencées par ce processus ; mais au lieu de construire une seule image intuitive du monde, nous apprenons à combiner différentes images de différents niveaux. Chaque image peut, en plus de contenir des traits faux, introduire quelques traits vrais dans la composition. Ce serait peut-être trop demander que d’insister pour inclure toutes les caractéristiques dans une seule image. La perspective du scarabée dans la prairie est meilleure que la nôtre en ce sens qu’elle permet une observation plus précise de des brins individuelles ; mais l’uniformité verte de la prairie que nous voyons est également une caractéristique essentielle, bien qu’elle soit inaccessible au coléoptère. Lorsque nous voyons la table polie comme une surface lisse, ce n’est pas simplement faux — cette image contient certaines qualités de la table physique que l’image de l’essaim de moucherons supprime, à savoir la petitesse relative des corpuscules et des interstices par rapport à l’extension bidimensionnelle. Il est vrai que notre monde de substitution est unilatéral, mais il nous montre au moins certaines caractéristiques essentielles du monde. La recherche scientifique ajoute de nombreuses caractéristiques nouvelles ; nous regardons à travers le microscope et le télescope, nous construisons des modèles d’atomes et de systèmes planétaires, et nous pénétrons par les rayons X à l’intérieur des corps vivants. Il nous incombe d’organiser toutes les différentes images ainsi obtenues en un ensemble supérieur. Bien que cet ensemble ne soit pas, en soi, une image au sens d’une perspective directe, il peut être qualifié d’intuitif dans un sens plus indirect. Nous errons dans le monde, de perspective en perspective, emportant avec nous notre propre horizon subjectif ; c’est par une sorte d’intégration intellectuelle des vues subjectives que nous parvenons à construire une vue totale du monde, dont l’expansion cohérente nous donne droit à des prétentions d’objectivité de plus en plus grandes.

§26. La psychologie

Dans la section précédente, nous avons montré comment le monde extérieur est construit sur la base des concreta. Il nous reste à montrer que le monde interne peut également être construit sur cette base. Cela signifie que nous devons montrer comment ce que l’on appelle l’expérience psychique est déduite sur la base des objets concrets.

En nous attelant à cette tâche, nous nous écartons des conceptions traditionnelles de la psychologie. La conception habituelle veut que les phénomènes dits psychiques soient accessibles à l’observation directe — qu’un sens interne nous montre ces phénomènes de la même manière que les sens externes nous montrent les phénomènes externes. Pour une critique de cette conception, nous renvoyons à notre troisième chapitre. Nous y avons soutenu que les impressions ne sont pas observées mais déduites ; que nous ne sentons pas des impressions mais des choses ; qu’il n’y a pas de sens interne mais que cette conception est due à la confusion d’une déduction avec une observation. Nous allons maintenant maintenir ces résultats et les appliquer à une construction de l’ensemble du monde psychique sur l’analogie de notre construction du monde extérieur.

Fig. 5 — Le corps humain en tant que système de processus internes intercalés entre le stimulus et la réaction.
Fig. 5 — Le corps humain en tant que système de processus internes intercalés entre le stimulus et la réaction.

Le corps humain est un système sur lequel agissent des processus externes, et qui lui-même initie des actions sur des processus externes. Les processus externes du premier type sont appelés stimuli, les processus externes du second type sont appelés réactions. Entre les deux s’intercale le corps humain avec ses processus internes (cf. Fig. 5). Le problème de la psychologie est de déduire ces processus internes. Pour illustrer cette tâche, donnons un exemple instructif tiré de la physique et construit à cette fin par Carnap[7] — un exemple qui montre que la situation en question n’est pas limitée au cas du corps humain mais se produit de manière similaire pour les systèmes inanimés. Une cellule photoélectrique est un dispositif sur lequel agissent des rayons lumineux, en tant que stimuli, et qui produit un courant électrique, en tant que réaction. À l’intérieur de la cellule, il y a des processus qui ne sont pas accessibles à l’observation. Malgré cela, une description de ces processus internes peut être de manière indirecte. Si un rayon lumineux d’intensité S tombe sur la cellule, on peut dire que la cellule est dans l’état correspondant au stimulus S. La cellule est donc décrite par une description du stimulus. Une deuxième façon serait de décrire la cellule par une description de sa réaction ; si un courant électrique d’intensité R sort de la cellule, on peut dire que la cellule est dans l’état correspondant à la réaction R. Les deux façons de décrire sont équivalentes, puisqu’il y a une correspondance univoque entre S et R.

Ce qui est important ici, c’est que nous pouvons donner une description très exacte de l’état interne de la cellule sans pouvoir observer l’intérieur. Le meilleur microscope dirigé vers l’intérieur de la cellule ne nous montrerait aucune différence entre deux états et ou et  ; les changements internes sont beaucoup trop petits pour être observables. Mais la description indirecte remplace dans une large mesure la description directe. La situation du psychologue est du même genre que celle du physicien dans le cas de la cellule photoélectrique. Il ne voit pas les phénomènes psychiques mais les décrit en décrivant les stimuli qui produisent ces processus, ou les réactions qui sont produites par eux. L’idée d’introspection est une illusion si l’on entend par introspection une observation des phénomènes « psychiques » ; ce que l’on observe, ce sont des phénomènes physiques, et les processus internes qui leur correspondent ne sont que déduits. Ce sont des illata ; et la base à partir de laquelle nous les déduisons est la totalité des objets concrets du monde physique, qui sont en relation avec les processus internes en tant que stimuli ou réactions.

Une opinion courante parmi les philosophes est que ce que nous avons dit n’est valable que pour l’observation d’autres personnes, car nous ne pouvons pas partager leur vie psychique, mais que pour notre propre personne il existe un autre moyen d’observation, une vue directe dans notre vie intérieure. Cette distinction est l’un des profonds malentendus sur lesquels repose la métaphysique traditionnelle. Pour clarifier cette question, entrons dans l’analyse de la différence entre notre propre personnalité et les autres personnalités. Il y a bien sûr une différence spécifique, mais elle n’est pas du type supposé par la philosophie traditionnelle.

Pour décrire nos propres phénomènes intérieurs, nous partons généralement de la base du stimulus, alors que pour décrire les phénomènes intérieurs des autres personnes, nous partons généralement de la base de la réaction. Je vais illustrer cela par un exemple.

L’impression stéréoscopique est une certaine impression de spatialité que nous pouvons obtenir de certaines paires d’images si nous les observons à travers un stéréoscope. Cette impression demande cependant un certain entraînement ; les yeux non entraînés doivent faire un effort avant de réussir à obtenir l’impression stéréoscopique, et il y a des personnes qui n’y parviennent jamais. En regardant à travers le stéréoscope, nous voyons d’abord deux images ; puis celles-ci convergent jusqu’à ce qu’elles se rejoignent, et à ce moment-là nous voyons une, et une seule, image spatiale dans laquelle la dimension de la profondeur est perçue dans toute sa force, comme dans la vision binoculaire ordinaire des choses spatiales. L’apparition de l’image spatiale est assez soudaine ; l’image saute brusquement dans la profondeur spatiale.

La description que nous venons de donner correspond à ce que l’on appelle l’observation par introspection. Si nous l’analysons, nous découvrons cependant qu’elle est entièrement construite en termes de sphère de stimulation. Une image est une chose que l’on voit, c’est un dessin sur papier dont on sait qu’il est une imitation de certaines autres choses physiques. Le mouvement des images est un phénomène physique, de même que la profondeur spatiale — c’est une qualité observée dans la perception visuelle de presque tout. Il existe en outre des termes empruntés à d’autres phénomènes de caractère tout à fait différent, appliqués ici dans le sens d’une analogie, tels que les termes « coalesce », « full strength », « jump ». En utilisant ces termes, nous voulons exprimer une relation de similitude entre les objets qui viennent d’être vus et d’autres objets ; « coalesce » indique une similitude avec certains changements qui se produisent dans le mélange des liquides, « strength » signifie une comparaison avec certaines caractéristiques observées dans le toucher des forces de résistance, etc. Nous effectuons la description en décrivant les choses physiques qui se trouvent dans des relations de similitude avec la chose observée — c’est ce que les philosophes appellent la description par introspection. Notre processus interne « impression stéréoscopique » n’est pas observé directement ; il est déterminé uniquement en tant que processus interne appartenant au stimulus S, où S est décrit en termes de concepts qu’un physicien utiliserait pour la description d’un phénomène physique.

Voyons maintenant comment nous contrôlons l’affirmation selon laquelle une autre personne a l’impression stéréoscopique. Le fait que la personne regarde à travers le stéréoscope n’est pas une raison suffisante pour croire qu’elle a l’impression. Nous la contrôlons par ses réactions. Tout d’abord, nous écoutons ce qu’il raconte. La parole est un cas particulier de réaction mais ce n’est pas le seul ; et surtout, ce n’est pas toujours une réaction fiable. Si la personne dit qu’elle ne voit qu’une seule image, et qu’elle a un caractère spatial, ce n’est pas une indication suffisante qu’elle a réellement l’impression stéréoscopique. Il peut arriver qu’elle néglige l’une des images, c’est-à-dire qu’elle l’exclue de son champ de concentration et qu’elle ne voit alors que l’autre image, confondant les faibles qualités spatiales de chaque photographie avec l’effet stéréoscopique. En observant de nombreuses personnes devant le stéréoscope, j’ai trouvé une bonne signification pour éliminer cette erreur. Lorsque l’effet stéréoscopique se produit, presque chaque personne, surtout si elle n’est pas entraînée, montre une expression soudaine de joie et de surprise, par une exclamation ou un sourire. Cette réaction, combinée aux autres, est un très bon indicateur.

Nous voyons qu’ici la présence de l’impression stéréoscopique est principalement déduite des observations de la sphère de réaction. Mais pas entièrement ; nous observons aussi que la personne a le stéréoscope avec les photographies devant les yeux, c’est-à-dire que nous observons qu’un certain stimulus agit sur elle. Mais dans ce cas — et c’est là la différence avec la cellule photoélectrique — l’apparition du stimulus physique S n’est pas combinée sans ambiguïté avec le processus intérieur. C’est la principale difficulté de la psychologie. Le même stimulus physique peut provoquer des impressions différentes. Nous contrôlons donc l’impression par les réactions ; seule une combinaison assez complexe de stimuli et de réactions permet de déduire avec certitude le processus interne. Le caractère décisif est toujours du côté des réactions ; elles décident du choix entre les différentes possibilités d’impressions ouvertes par le stimulus. Nous pouvons donc dire que l’impression d’une autre personne est caractérisée par nous comme le processus interne appartenant à la réaction R.

L’ambiguïté entre l’objet physique et l’impression est le fait qui nous a conduit, dans les sections précédentes, à la distinction de l’existence immédiate et objective. Une même chose objective peut produire des choses immédiates différentes. C’est le cas dans notre exemple du genévrier qui, à une certaine distance, apparaît comme un homme et, à une autre distance, comme un buisson. Il existe d’autres exemples dans lesquels les conditions physiques ne changent pas du tout, alors que la chose immédiate change. Le dessin en perspective d’un cube peut être inversé, comme le montrent les psychologues, de manière à ce que les faces avant et arrière soient échangées. Nous connaissons des puzzles dans lesquels apparaissent soudain les contours d’un homme que nous n’avions pas observé auparavant. Tout cela signifie que la chose physique objective ne détermine pas entièrement la chose immédiate. Comme l’impression n’est caractérisée que par la chose immédiate et non par la chose objective, la psychologie s’intéresse à la description de la chose immédiate.

C’est la principale difficulté de la psychologie. Si le corps humain était organisé comme une cellule photoélectrique, la psychologie serait une science très facile ; elle n’aurait rien d’autre à faire que de nommer le stimulus S, et décrirait ainsi l’impression. La tâche de description en psychologie, au contraire, est de décrire la chose immédiate, et non la chose objective.

Cette description peut toutefois être réalisée entièrement dans la sphère du stimulus. Nous pouvons nous référer ici aux résultats de notre chapitre précédent ; nous décrivons la chose immédiate en désignant les choses objectives avec lesquelles elle se trouve dans des relations de similitude. Les différentes choses immédiates vues dans un puzzle d’images sont décrites si nous disons si l’image ressemble ou non à un homme. Si l’indication du stimulus S n’est pas suffisante pour déterminer le processus interne, nous pouvons surmonter cette ambiguïté en ajoutant des énoncés concernant les relations du type . De cette manière, toute la psychologie peut être présentée dans un langage de stimulus, c’est-à-dire un langage utilisant des concepts caractérisant les choses et les relations du monde physique dans la mesure où celles-ci se présentent comme des stimuli. La psychologie décrit donc les objets physiques aussi bien que la physique, mais il y a une différence dans le but de la description : la physique recherche toutes les relations d’une certaine chose avec d’autres choses qui sont nécessaires pour une détermination sans ambiguïté de la chose objective ; la psychologie au contraire recherche toutes les relations qui sont nécessaires pour une détermination sans ambiguïté de la chose immédiate, et avec cela de l’impression. C’est une autre classe de relations que la psychologie construit ; c’est parce que la psychologie ne s’intéresse pas aux choses mais aux processus internes que les choses déclenchent dans notre corps. Dans tous les cas, ces processus internes ne sont pas observés mais déduits ; la base de cette déduction est l’observation de choses concrètes.

Nous pouvons également écrire une psychologie en langage réactionnel. À cette fin, nous devrions désigner le processus interne en donnant la classe de réactions appartenant à un processus interne. Les énoncés linguistiques occupent ici la première place ; mais ils ne sont pas suffisants. Comme nous l’avons vu dans l’exemple de l’impression stéréoscopique, des réactions supplémentaires d’autres types sont nécessaires, telles que des exclamations, des mouvements des yeux et du visage, etc. Le langage des réactions est utilisé dans l’observation psychologique d’autres personnes et d’animaux ; nous en chercherons bientôt la raison.

La mise en relation des deux systèmes de description est l’une des tâches les plus importantes du psychologue. Quelle description de la sphère de réaction appartient à une description déterminée de la sphère de stimulation ? C’est l’une des principales questions de l’investigation psychologique. La relation entre et est, pour le corps humain, une question très compliquée ; on ne peut y répondre que si l’on considère non pas des stimuli et des réactions isolés, mais des groupes complets de stimuli et de réactions. Nous mettons un morceau de sucre devant un chien ; le mangera-t-il ? Peut-être cette réaction dépend-elle non seulement du stimulus alimentaire mais aussi d’autres stimuli donnés sous forme de gestes par le maître du chien. On annonce à un homme qu’il va être mis en prison ; va-t-il s’enfuir ? Cela dépend de beaucoup d’autres conditions, comme le crime dont il est accusé, sa connaissance des conditions de vie en prison, ses chances de survie après l’évasion. C’est toujours la relation de à qui est interrogée dans de telles questions.

Si nous comparons les deux langages, nous devons constater une différence décisive. Une description complète du processus intérieur dans le langage de stimulation sans l’utilisation du langage de la réaction ne peut être donnée que par la personne elle-même dont le processus doit être décrit. Une description complète en langage de réaction peut cependant être obtenue pour toute autre personne. Cette différence est due à la variabilité de la relation entre le stimulus et l’impression. La chose immédiate n’est observable que par l’homme dont l’impression est demandée ; lui seul peut dire s’il voit le genévrier ou le petit homme au caftan, ou s’il voit un homme ou non dans le puzzle. Les autres personnes dépendent de ses réactions, qui peuvent consister en un rapport linguistique ou d’autres indications.

Cette distinction est due à la position particulière de l’auto-observateur. Dans le cas de l’auto-observation, l’homme qui observe est identique au système dont le processus interne doit être caractérisé. Or, voir la chose immédiate est identique à avoir le processus intérieur correspondant ; donc l’homme qui a le processus intérieur observe la chose immédiate — personne d’autre n’est dans une condition analogue.

Il convient de rappeler ici qu’avoir le processus intérieur ne signifie pas observer le processus intérieur, mais signifie observer la chose immédiate. Cette question est la source de beaucoup de confusion et, je pense, de la fausse conception des « phénomènes psychiques » de la philosophie traditionnelle. Nous ne voyons pas notre processus intérieur, mais nous l’avons ; et, parce que nous l’avons, nous voyons une chose à l’extérieur. Une confusion de ces relations a fait naître l’idée qu’avoir un processus intérieur signifie l’observer, et « avoir » a acquis la signification d’« être donné dans l’observation ». Mais « avoir » ne signifie ici que le fait que le processus interne se produit à l’intérieur de notre corps. Si c’est le cas, nous observons une chose à l’extérieur. Cependant, il s’agit d’une chose immédiate ; sans autres déterminations, nous ne pouvons pas dire s’il s’agit conjointement d’une chose objective, ou s’il n’y a qu’une chose objective couplée, ou s’il n’y a pas du tout de chose objective coordonnée, comme dans le cas des rêves.

La position particulière de l’auto-observateur a conduit au concept d’introspection. Si ce terme ne signifie rien d’autre que le fait que l’auto-observateur est le seul à pouvoir donner une description complète de la chose immédiate, sans avoir recours à des réactions, le terme serait acceptable. Cependant, ce terme a été associé à l’idée d’une observation directe des processus intérieurs ; il a donc acquis une signification métaphysique trompeuse. Nous éviterons donc ce terme et le remplacerons par celui d’auto-observation.

L’idée d’introspection a été développée, je pense, dans une mauvaise interprétation d’un fait qui offre en effet la possibilité d’un malentendu : il s’agit du fait que le stimulus peut se situer dans notre propre corps. Nous avons déjà discuté ce cas dans notre critique des impressions (§ 19) ; nous y avons soutenu que, tout en voyant notre corps, nous pouvons le sentir par des sensations tactiles intérieures, et nous avons ajouté que ce caractère sensoriel se révèle dans le fait que ces sensations intérieures sont toujours localisées dans l’espace. Il faut maintenant étendre cette critique au cas plus général des phénomènes psychiques dits de niveau supérieur, tels que les pensées, les émotions, les passions, etc.

C’est l’un des arguments en faveur de l’« expérience psychique » que ces phénomènes ne soient pas localisés ; Kant prenait déjà comme qualité spécifique de la vie psychique le fait supposé qu’elle se déroule uniquement dans le temps mais n’est pas localisée dans l’espace. Je ressens, par exemple, une certaine joie à un moment précis ; mais cette joie n’a pas de place dans l’espace. J’ai eu l’idée d’aller au cinéma hier soir à sept heures ; mais cette idée n’a pas de position dans l’espace. Les phénomènes psychiques tels que l’amour ou la haine peuvent durer un certain temps, des heures ou des années, mais ils n’ont pas d’étendue spatiale. Cette non-spatialité de la vie psychique est considérée comme l’un des arguments les plus convaincants en faveur de la dualité de notre expérience qui se divise, dit-on, en deux domaines : l’expérience physique et l’expérience psychique ; la première s’ordonne dans l’espace et dans le temps, la seconde dans le temps seulement.

Cette théorie, me semble-t-il, est le résultat d’une double confusion. Il y a d’abord la confusion indiquée à propos des stimuli situés à l’intérieur de notre corps ; ces stimuli sont considérés comme des entités de caractère non physique. À cette confusion s’en ajoute une seconde qui découle du problème des abstracta.

La joie, le chagrin, l’amour, la haine, etc. sont des abstracta, des complexes de phénomènes élémentaires qui sont des « sensations corporelles ». Notre corps se sent léger, sans poids ; nous nous sentons « marcher sur l’air », sourire — tels sont les éléments du complexe appelé « joie ». Nous ressentons une certaine tension dans notre corps, une contrainte à nous déplacer et à voir une certaine personne, nous sentons notre corps devenir plus vif en présence de cette personne, nous ressentons des excitations dans les zones sexuelles de notre corps, tels sont les éléments du complexe de l’amour. Ces éléments sont localisés dans l’espace, soit dans des parties particulières de notre corps, soit sur l’ensemble du corps. L’abstractum, le complexe, peut cependant être défini de telle sorte qu’il n’a aucune qualité spatiale. Nous avons discuté de cette question au § 11 et donné des exemples d’abstracts composés d’éléments physiques mais n’ayant pas de qualités spatiales, tels que l’état politique, une mélodie ou l’élasticité d’un ressort. Nous avons dit que cette question dépendait d’une convention, que nous pouvions ou non attribuer une position ou une étendue spatiale à ces abstracts, mais que la conception non spatiale était généralement préférée. Cela vaut également pour les complexes composés de stimuli situés à l’intérieur de notre corps. Le complexe « amour » est généralement conçu comme n’ayant pas de place ou d’étendue dans l’espace ; mais nous pourrions donner une autre définition selon laquelle ce complexe est spatialement situé à l’intérieur de notre corps et étendu à l’ensemble de notre corps. La préférence du temps dans ces cas, la décision d’une localisation de l’abstractum dans le temps et non dans l’espace, a son origine dans le fait que la caractérisation temporelle nous permet de construire un ordre parmi les abstracta, en attribuant des positions temporelles différentes à chacun d’eux ; alors qu’une caractérisation spatiale conduit au résultat trivial qu’ils sont tous à l’intérieur de notre corps et étendus partout sur lui — rendant ainsi impossible l’établissement d’un ordre parmi eux. Si le même résultat se produit pour une position dans le temps, nous arrivons à une indétermination similaire pour les qualités temporelles des abstracta. Le caractère d’une personne est-il dans le temps ? Si l’on suppose que c’est le cas, le caractère couvre toute la durée de la vie de la personne, et cette définition n’est donc d’aucune utilité pour établir un ordre. Nous ne pouvons pas établir un ordre temporel entre son caractère et, par exemple, son complexe paternel, un abstractum qui couvre également toute sa vie. Pour ces types de « phénomènes psychiques », la caractérisation temporelle est généralement abandonnée, ce qui indique que la caractérisation temporelle n’est pas du tout utile pour la définition de l’« expérience psychique ».

Le fait que les stimuli puissent être situés à l’intérieur de notre corps a une conséquence d’un tout autre type que celle supposée par la psychologie traditionnelle. Cela implique que, dans ces cas, les processus intérieurs sont pour nous concrets. Nous avons dit précédemment que les processus intérieurs sont illata ; ceci est valable pour les processus de sensations optiques et acoustiques, qui sont déduits de l’observation des choses extérieures. Le processus intérieur « faim », au contraire, est un concretum ; il est directement observé dans le même sens que nous observons, par exemple, un mouvement de nos jambes avec le sens tactile, ou les pulsations de notre cœur. L’intérieur du corps est partiellement accessible à l’observation directe, partiellement seulement déduit — comme c’est le cas pour la plupart des objets extérieurs. Les abstracta composés de complexes de ces concreta et illata internes constituent ce que l’on appelle la vie psychique supérieure.

Les processus internes sont, en résumé, déduits de stimuli ou de réactions, ou observés par le sens tactile interne. Que sont donc ces processus internes, si nous leur attribuons une place dans notre monde physique ?

Ce ne sont rien d’autre que des processus physiologiques. Il existe un moyen direct d’observer tous les processus internes du corps humain ; c’est la méthode du physiologiste. Il découvre qu’une sensation optique consiste en une image sur la rétine, en des changements physiologiques déterminés dans le nerf optique et dans le cerveau ; il découvre que la faim consiste en des convulsions de l’estomac, en des sécrétions de la glande salivaire, etc. Il n’est pas lié au langage du stimulus ou au langage de la réaction ; il observe directement l’intérieur du système corporel et exprime ses résultats dans un langage direct, que l’on peut appeler le langage du processus intérieur.

Une vieille question a toujours été opposée au matérialisme : comment un processus nerveux dans le cerveau se transforme-t-il en une sensation optique ? Comment une convulsion de l’estomac se transforme-t-elle en sensation de faim ? Cette question n’est, à mon avis, qu’une profonde incompréhension des concepts scientifiques. Analysons les questions séparément, elles sont de nature différente.

Une sensation optique n’est pas observée par un homme qui voit des choses en dehors de son corps ; elle est déduite. L’homme voit une chose devant lui et a une sensation ; cette sensation est pour lui un illatum. Il ne sait rien de ses qualités, sinon qu’elle a une certaine correspondance avec la chose immédiate qu’il observe. C’est une inconnue, , déterminée en fonction de la chose immédiate observée. Si maintenant un physiologiste affirme que cette est un processus nerveux, il n’y a aucune difficulté à caractériser l’ comme un processus du système nerveux. Il n’y a pas plus de difficulté à cela qu’il n’y en a pour un cas similaire du monde physique, par exemple dans notre cellule photoélectrique. L’état interne de la cellule a d’abord été déterminé comme l’état appartenant à l’intensité du rayon lumineux entrant dans la cellule ; plus tard, le physicien découvre que l’état consiste en un certain essaim d’électrons passant dans les espaces entre les molécules du cristal photoélectrique. Le physicien ne se demande pas : Où se trouve le rayon lumineux dans le cristal ? Comment l’essaim d’électrons est-il transformé en une image du rayon lumineux ? Il s’agirait de questions déraisonnables résultant d’une mauvaise compréhension de la relation fonctionnelle entre le rayon lumineux, en tant que stimulus, et l’essaim d’électrons, en tant que processus interne libéré. Les rayons lumineux provenant de la chose extérieure libèrent le processus nerveux en nous. Il serait déraisonnable d’exiger que ce processus nerveux soit transformé en une image du rayon lumineux ou de la chose extérieure. Avoir le processus nerveux signifie voir la chose extérieure ; nous ne pouvons pas en déduire que le processus nerveux est une image de la chose extérieure ou qu’il se transforme en une telle image.

Dans notre deuxième exemple, la sensation de faim, la situation est un peu différente. Dans ce cas, le processus interne est observé par nous-mêmes. Nous ne le ressentons pas comme un mouvement de notre estomac, comme le décrit le physiologiste. Mais il s’agit d’une différence que nous remarquons également dans les cas d’observation externe. Nous voyons une boîte rectangulaire comme un corps géométrique avec des plans, des arêtes et des points. Si nous la touchons, nous la ressentons comme une résistance, nous ressentons l’effet glissant et coupant des arêtes et la pression piquante des coins sur nos doigts. Cette différence de qualité est due à la différence des organes sensoriels utilisés dans l’observation. De même, la faim observée par le sens tactile interne a des qualités différentes de la faim observée avec les yeux, comme une convulsion de l’estomac. Des différences similaires se produisent au sein de des sensations optiques sous la forme de différences de perspective ; la vue que j’ai d’une certaine pièce diffère de celle qu’a une autre personne. Dans ce cas, un échange de positions spatiales est facilement réalisable, et l’autre personne peut également avoir ma perspective. Dans le cas de l’observation des processus internes du corps, cependant, un échange de positions est physiquement impossible. Si un médecin qui observe ma faim sur l’écran Roentgen voulait ressentir la même faim que moi, il serait obligé d’entrer dans les mêmes relations tactiles que moi avec mon estomac, ce qui est physiquement impossible.

Les difficultés du problème des processus internes proviennent du fait qu’il existe trois manières différentes de déterminer ces processus : la manière d’observer le stimulus, celle d’observer la réaction, et celle d’observer directement l’intérieur du corps. Cette dernière se divise en deux voies, celle de l’observation physiologique et celle de l’auto-observation par le sens tactile interne ; la première est ouverte à toute personne, la seconde seulement à celle qui est identique au corps en question. La différence des modes de détermination a conduit à l’idée d’objets concernés différents. C’est là le défaut décisif ; toutes les méthodes ont en fait les mêmes objets.

La psychologie traditionnelle privilégie toujours la méthode du stimulus et s’exprime donc dans le langage du stimulus. À cela s’ajoute la méthode de l’auto-observation du corps par le sens tactile interne ; mais le rôle principal est joué par la méthode du stimulus. En effet, la plupart des « phénomènes psychiques supérieurs » sont produits par des stimuli externes et sont donc mieux décrits dans le langage du stimulus. La chose immédiate est décrite par des comparaisons avec d’autres choses physiques de même nature. Nous parlons de la « douleur lancinante » que nous avons ressentie en apprenant la mort d’un ami intime et nous décrivons la chose immédiate comme une « douleur », fournie par le sens tactile interne, par une relation de similitude avec la chose immédiate, « l’aiguille » que nous pouvons sentir plantée dans notre doigt. Nous disons : « Je me suis senti obligé d’aller voir mon ami » et nous comparons la tension ressentie dans nos muscles à la sensation d’une corde attachée autour de nos bras. Nous parlons d’un homme qui a « une vision claire de sa tâche » et nous décrivons les images subjectives qu’il a de son futur travail en les comparant aux qualités optiques des corps vus dans une lumière vive et une atmosphère claire. Cette méthode de description par comparaison dans le langage du stimulus est aussi celle des poètes.

Mon cœur souffre et la douleur engourdit
Mes sens, comme si j’avais bu d’un trait
La ciguë ou quelque liquide opiacé,
Et coulé, en un instant, au fond du Léthé

Ces vers d’un romantique — extraits de l’« Ode au rossignol » de Keats — décrivent un état psychologique dans un langage stimulant. Le sentiment est décrit comme l’impression qui se produit après avoir bu de la ciguë ou un opiacé ; le « cœur douloureux » est une description d’un sentiment tel qu’il apparaît après que notre corps a été blessé de l’extérieur, ou tel qu’on peut l’observer lorsqu’il est libéré par des stimuli internes. Seule l’expression « Lethewards had sunk » appartient au langage de réaction, car elle décrit une réaction se produisant en combinaison avec des sentiments du type indiqué. Le langage réactionnel est généralement utilisé en poésie lorsque le poète veut décrire une personne de manière objective, c’est-à-dire lorsqu’il veut éviter que nous nous identifiions à cette personne. « Car vous êtes fatal — quand vos yeux roulent ainsi », dit Desdémone ; le poète veut ici que nous voyions Othello à travers les yeux de sa femme.

Le comportementaliste, par opposition au psychologue traditionnel, considère le langage de la réaction comme le seul langage de la psychologie. En d’autres termes, le comportementaliste description inclut le stimulus, mais seulement dans son existence physique objective, pas dans son existence immédiate. Comme l’état intérieur de la personne n’est pas déterminé par le stimulus objectif, la détermination de l’état intérieur est entièrement laissée aux réactions ; ainsi les réactions sont considérées comme les seules indications permises en psychologie, et en ce sens le langage du behaviorisme est un langage de réaction. La relation de à est ce qu’étudie le behavioriste ; caractérise l’environnement, la personne ou l’animal avec toutes ses qualités intérieures. À cela s’ajoute, dans une certaine mesure, le langage du processus intérieur sous sa forme objective, c’est-à-dire physiologique. Les limites entre le langage objectif du processus intérieur et le langage de la réaction sont fluctuantes ; il n’est pas toujours possible de déterminer avec précision où cesse le processus intérieur et où commence la réaction extérieure. Certains processus corporels sont généralement appelés réactions, comme les palpitations, le rougissement, etc. Le comportementaliste ne considère généralement que les réactions ou processus internes qui sont facilement observables de l’extérieur, tels que ceux déjà mentionnés ; les processus nécessitant, pour être observés, une intervention opérationnelle, par exemple les processus au sein du système nerveux, sont laissés au physiologiste. Ici aussi, les limites sont indéterminées.[8]

L’avantage du behaviorisme est qu’il permet d’obtenir un langage objectif qui peut être contrôlé par tout le monde ; les rapports de la personne observée ne sont pas nécessaires, et la méthode est applicable aux animaux comme aux hommes. Se limiter à cette méthode semble toutefois être une exigence excessive. Ce postulat est né d’un antagonisme avec les concepts métaphysiques vagues de la psychologie traditionnelle et avait donc une valeur méthodologique dans le sens d’une purification stricte de la psychologie. Il me semble cependant que qu’écarter les rapports de la personne observée, c’est éliminer l’observateur le plus privilégié. Nous savons que les rapports subjectifs sont parfois douteux, et l’élaboration de méthodes de contrôle est très utile. Mais la position unique de l’auto-observateur offre de tels avantages que la psychologie ne renoncera jamais, je pense, à l’utiliser. C’est le fait que l’auto-observateur, et lui seul, peut décrire son état interne dans un langage de stimulus, sans utiliser de réactions, qui rend cette position unique. L’homme qui voit un genévrier, à la tombée de la nuit, comme un brigand, le sait et n’a pas besoin de le déduire de ses palpitations ou de ses genoux tremblants. L’homme qui a faim le sait par une sensation directe et n’a pas besoin de compter les gouttes de sa glande salivaire. Il y a un grand nombre de faits psychologiques qui n’auraient jamais été découverts sans l’auto-observateur.

Prenons par exemple le fait que nous voyons des parallèles, comme des rails, converger. Il s’agit d’un fait subjectif, puisque le stimulus physique objectif ne donne aucune indication sur ce fait psychologique. Il est cependant facile à décrire dans le langage du stimulus : « Je vois ces rails semblables à ces lignes », et la personne pointe du doigt un dessin de lignes convergentes. Je ne vois pas comment ce fait psychologique aurait pu être découvert sans le rapport d’un auto-observateur. Je ne dis pas qu’il est absolument impossible de découvrir un tel fait par des méthodes comportementales, mais seulement que cela est hors du domaine du réalisable en pratique. Le rapport de l’auto-observateur est dans un grand nombre de cas un moyen bien supérieur à l’observation des réactions.

Il est vrai que le rapport, dès qu’il est prononcé, est en soi une réaction. Mais la question est précisément de savoir si le comportementaliste doit inclure les réactions au rapport. Que la connaissance de la personne observée, pour être transmise à une autre personne, doive être transformée en réaction, c’est évident. Mais si la personne observée veut savoir ce qu’elle observe elle-même, elle n’a pas besoin d’attendre sa propre réaction. Elle peut même supprimer ses réactions et garder son savoir pour elle. Le joueur de cartes sait ce qu’il cache derrière son visage de joueur de poker. Si les psychologues n’avaient pour sujets que des personnes de ce type, leur tâche serait très difficile.

Les béhavioristes pourraient répondre que la pensée est une parole subvocale, qu’un homme qui sait ce qu’il observe se parle à lui-même de manière subvocale et que, par conséquent, il le sait aussi par sa réaction, comme le font les autres personnes. Cette objection, cependant, ne correspondrait pas à un behaviorisme complet et ne serait pas, je pense, partagée par Watson. Pour le béhaviorisme, parler sub-vocalement, c’est connaître ; l’homme n’obtient donc pas sa connaissance en parlant de manière sub-vocal. Il l’obtient en voyant les objets, c’est-à-dire, en langage physiologique : le processus nerveux de la vision libère la parole subvocale. Les autres personnes, cependant, restent un pas en arrière : leur connaissance, c’est-à-dire leur parole subvocale, est déclenchée par la parole vocale de l’auto-observateur.

La méthode de l’auto-observation est, à mon avis, un élément nécessaire de la psychologie ; elle doit être contrôlée mais ne doit pas être abandonnée. Le malheur de la psychologie ne vient pas de cette méthode mais de l’interprétation erronée qui en a été faite. C’est le concept d’introspection qui marque cette fausse interprétation, car il est censé indiquer une vision directe des phénomènes psychiques. L’interprétation que nous avons développée, dans le sens d’un langage de stimulation, est exempte d’une telle méprise. Le cas des parallèles convergents est un bon exemple de description psychologique dans un langage de stimulation. Il s’agit d’une comparaison entre deux objets : les rails, qui sont physiquement parallèles, et les lignes tracées sur le papier, qui sont physiquement convergentes. Par cette comparaison, la chose immédiate « rails » est décrite, et avec elle, indirectement, le processus intérieur « impression ». Grâce à cette méthode, nous pouvons décrire notre impression même à un aveugle de naissance. La méthode d’auto-observation, si elle est conçue comme la méthode du langage de stimulation, n’est pas moins objective que le langage de réaction. Cependant, elle ouvre des possibilités d’observation qui n’existent pas pour la méthode réactionnelle.

Notre solution du problème de la psychologie repose sur la distinction des trois catégories de stimulus, de processus intérieur et de réaction ; à cela s’ajoute le fait que l’auto-observateur se trouve dans une position particulière qui ne peut être occupée par d’autres personnes. Il faut maintenant ajouter une remarque concernant les relations entre les trois catégories.

Ces relations sont généralement considérées comme des implications ; le stimulus implique le processus interne, et le processus interne implique la réaction. Il en est de même pour les autres relations causales : le rayon lumineux implique l’état interne de la cellule photoélectrique, et l’état interne de la cellule implique le courant qui sort de la cellule. Mais, comme dans tous ces autres cas, il faut considérer qu’il s’agit d’une idéalisation ; les relations ne sont pas, à proprement parler, des implications logiques, mais des implications de probabilité. Autrement dit, s’il y a un certain stimulus, il y a une probabilité déterminée qu’un certain état interne se produise, et s’il y a un certain état interne, il y a une probabilité déterminée qu’une certaine réaction se produise. Même dans le cas de la cellule photoélectrique, il n’y a, à proprement parler, que des implications de probabilité ; dans le cas du corps humain, cela est plus important car le degré de probabilité que l’on peut obtenir n’est pas aussi élevé que dans le cas de la cellule. L’intervention du concept de probabilité dans ce contexte ajoute quelques caractéristiques pertinentes au problème de la psychologie.

La première conséquence est que l’état interne du corps ne peut être conçu comme un complexe réductible de stimuli ou des réactions. Il s’agit au contraire d’un complexe projectif de ces éléments. Cette distinction introduit dans le problème de la psychologie d’autrui une correction remarquable.

Les béhavioristes avaient l’habitude de dire que ce que nous signifions en parlant de l’état psychique des autres personnes n’est que la classe de leurs réactions. Si nous disons qu’un homme est en colère, cela signifie — selon les behavioristes — qu’il parle d’une voix forte, qu’il se lève de sa chaise et qu’il quitte la pièce en claquant la porte. Cette conception n’est cependant pas tenable. Une déclaration sur les réactions telles qu’elles sont décrites n’est pas équivalente à la déclaration sur la colère, mais n’a qu’un rapport de probabilité. Ce point est important en ce qui concerne la portée des méthodes comportementales. Les psychologues montrent souvent une aversion profondément enracinée pour le behaviorisme ; ils n’admettent pas que parler de la fureur d’un homme signifie parler de ses réactions visibles, mais maintiennent que ce qu’ils veulent dire est quelque chose d’autre qu’ils déduisent uniquement des réactions. Je pense que cette objection est juste. Elle est confirmée par notre théorie de la probabilité de la signification.

Quelle est donc la signification de notre déclaration sur la colère ? Cela revient à demander quels sont les éléments dont la fureur est composée en tant que complexe réductible. La réponse est que ces éléments sont donnés par l’état physiologique interne.

En effet, si nous connaissons toutes les réactions visibles d’un homme, nous pouvons seulement déduire avec probabilité qu’il est dans l’état interne appelé colère ; mais si nous connaissions exactement son état interne, y compris tous les processus du système nerveux, la question de savoir s’il est en colère serait tranchée. Les définitions des états psychologiques doivent être données sous la forme de descriptions de processus internes. Si nous les remplaçons par des descriptions de certains stimuli ou réactions, il s’agit d’une abréviation pratique qui n’est valable que dans le sens d’une approximation.

C’est la raison pour laquelle la psychologie est si souvent confrontée à des questions auxquelles il est impossible de répondre dans la pratique. Les probabilités des implications du comportement aux états intérieurs ne sont, dans bien des cas, pas très élevées ; le psychologue ne peut donc pas surmonter une certaine indétermination dans toutes ses lois. Je ne veux pas dire pas que tout progrès est exclu ; mais une détermination correspondant à la physique ne sera atteinte que si la prise en compte physiologique directe des processus internes est réalisée à un degré beaucoup plus élevé qu’elle ne l’est aujourd’hui. Cette remarque n’est cependant valable qu’en principe. Dans l’état actuel des choses, au contraire, comme la physiologie n’est pas encore en mesure de distinguer les états internes avec autant de précision que l’observation des stimuli et des réactions, la description des états internes au moyen du langage des stimuli et des réactions est beaucoup plus exacte que la description physiologique. C’est la raison pour laquelle les psychologues refusent les méthodes physiologiques et s’en tiennent à l’auto-observation et à l’observation des réactions. La psychanalyse de Freud, par exemple, qui est entièrement formulée dans le langage du stimulus et de la réaction et n’utilise pas du tout le langage physiologique, donne une vision très profonde de certains états internes, tels que les « complexes » ; la physiologie n’est absolument pas en mesure de donner les descriptions physiologiques correspondantes. C’est pourquoi la psychanalyse est utilisée comme méthode médicale spéciale dans les cas où celles de la physiologie échouent.

Si à notre distinction des trois catégories de stimulus, de processus interne et de réaction, nous ajoutons maintenant le fait du caractère probabiliste des relations entre ces catégories, la tâche et la méthode de la psychologie revêtent un caractère assez compliqué, mais dont la structure générale est d’un type similaire à celle de la physique. La psychologie est une science qui déduit des illata à partir d’objets concrets. Les objets déduits sont des complexes projectifs de ces objets concrets. Étant donné que certains des objets de la psychologie, tels que les sensations corporelles, sont accessibles au sens tactile interne, les illata déduites sont alors des éléments internes des objets concrets observés ; c’est donc le processus de projection interne qui joue ici un rôle. Les objets psychologiques « supérieurs », et précisément ceux qui apparaissent le plus souvent dans la psychologie pratique, c’est-à-dire la psychologie nécessaire à la vie quotidienne, sont des abstracta, construits à partir de concreta et d’illata.

Cette caractérisation de la psychologie n’a pas besoin de « l’expérience psychique » et est donc très différente de la conception métaphysique habituelle de la psychologie. D’autre part, le behaviorisme apparaît comme une conception trop simplifiée, qui, il est vrai, évite les contresens métaphysiques, mais qui ne tient pas compte de deux faits remarquables : la position particulière de l’auto-observateur et le caractère probabiliste des relations entre les trois catégories.

Si l’on compare le processus de construction du monde interne à celui du monde externe, il n’y a pas de différence de principe. Dans les deux cas, la base est constituée d’objets concrets, y compris les objets situés à l’extérieur et à l’intérieur de notre corps. La construction du monde extérieur se fait par l’ajout d’objets extérieurs à notre corps, obtenus par projections. La construction du monde interne se fait par l’addition d’objets à l’intérieur de notre corps, obtenus, pour la plupart, par des projections. Le premier cas est conforme au sens commun ; le second peut paraître étrange et circonstanciel. C’est peut-être pour cette raison qu’a été inventée l’idée d’une vision directe de la vie intérieure. Cette idée n’est cependant pas tenable. Notre connaissance du monde intérieur est obtenue par des déductions qui sont basées en grande partie sur des phénomènes extérieurs à notre corps. C’est comme si un automobiliste déduisait l’augmentation de la température de son moteur de la pente de la route qu’il emprunte. § 27. La soi-disant incomparabilité des expériences psychiques de différentes personnes

Appliquons nos résultats concernant la psychologie à un problème qui se pose dans ce domaine et qui est fréquemment discuté en philosophie.

Il y a quelque chose dans notre expérience, dit-on, qui n’est accessible qu’à nous-mêmes et qui ne peut être communiqué à d’autres personnes. Nous voyons la couleur rouge, nous sentons la chaleur, nous goûtons le sucré, mais nous ne pouvons pas dire comment nous le voyons, le sentons ou le goûtons. D’autres personnes nous disent qu’elles voient aussi le rouge, qu’elles ressentent la chaleur et qu’elles goûtent le sucré ; mais nous ne pouvons jamais comparer ces sensations avec les nôtres, et nous ne savons donc pas si elles sont identiques. Il y a de ce fait un résidu inexprimable dans notre expérience. C’est l’un des arguments les plus fréquemment utilisés en faveur de l’existence d’un monde psychique particulier à l’intérieur de chaque personne ; ce monde est supposé n’être connu que de chaque personne et ne pas être accessible aux autres.

Analysons cette situation. Il est vrai, dans un certain sens, que les impressions de différentes personnes ne peuvent pas être comparées directement. Imaginons un homme qui voit vert quand je vois rouge, et rouge quand je vois vert — pourrions-nous jamais le savoir ? Un esprit non formé à la philosophie pourrait peut-être objecter que cet homme serait en conflit permanent avec le code de la route lorsqu’il conduit une automobile, qu’il traverserait la rue au feu rouge et s’arrêterait au feu vert — mais bien sûr, c’est totalement faux. Cet homme a appris que la couleur qu’il voit lorsque le feu est rouge signifie qu’il faut s’arrêter, que cette couleur s’appelle « rouge », etc… ; toutes ses réactions correspondront donc entièrement à celles d’un homme aux impressions « normales ». Il n’y a aucune possibilité de détecter l’anormalité de cet homme.

Ce fait, cependant, n’est qu’une indication que la comparaison envisagée constitue un pseudo-problème. Ni l’un ni l’autre Ni pour la signification de la vérité physique, ni pour la signification probabiliste, ni pour la signification logique, la comparaison des impressions de deux personnes ne peut être acceptée comme une question significative. Cela n’est pas surprenant, puisque même pour une même personne il existe un pseudo-problème analogue ; comme nous l’avons souligné précédemment (§ 21), personne ne peut comparer directement son impression d’aujourd’hui avec son impression d’hier. L’idée peut encore être généralisée, et le cas des comparaisons psychologiques peut être considéré comme un cas particulier d’un théorème physique général. On ne peut comparer la longueur d’une barre d’un mètre, située en un point, à la longueur d’une autre barre d’un mètre, située en un autre point ; on ne peut comparer la seconde indiquée par une montre à la seconde suivante indiquée par la même montre. Il n’est pas nécessaire d’entrer ici dans une critique de ce problème, puisqu’il a été résolu dans le cadre de la philosophie de l’espace et du temps.[9] L’indétermination en question, telle qu’elle y est montrée, conduit à la conséquence que, dans de tels cas, ce n’est pas une connaissance qui est demandée, mais une définition. L’égalité de longueur de deux mètres en différents points de l’espace ne peut qu’être définie ; c’est-à-dire que si ceux-ci remplissent certaines conditions observables d’un autre type, telles qu’être égaux lorsqu’ils sont placés côte à côte au même endroit, être de la même température, etc. Dans le même sens, la comparaison des impressions de deux personnes relève de la définition. Ici aussi, la définition exigera que certaines conditions observables soient remplies pour que l’égalité soit postulée. Si toutes les réactions des deux personnes, y compris les rapports d’auto-observation dans le langage du stimulus, sont les mêmes, nous pouvons définir leurs impressions comme étant les mêmes. Ce n’est que lorsqu’une telle définition a été donnée que la question de la similitude a une signification ; sans cette définition, il n’y a rien de posé du tout lorsque nous disons : « Les impressions sont-elles les mêmes ? ». Nous devons d’abord coordonner avec le terme « même » un ensemble correspondant de relations observables ; ce n’est qu’ainsi que la question devient déterminée. Les définitions de ce type ont donc été appelées définitions de coordination.[10]

Si une telle définition est donnée, la question de la similitude des impressions peut recevoir une réponse empirique. Nous pouvons dire qu’un daltonien n’a pas la même impression de certaines couleurs que d’autres personnes, mais que les personnes normales ont les mêmes impressions. Cette « similitude » n’a toutefois que la signification établie par la définition, et non un sens absolu.

Il a été avancé qu’une comparaison absolue des impressions n’est pas logiquement impossible, que c’est seulement à cause de la limitation de nos facultés techniques que nous ne pouvons pas faire une telle comparaison. Les biologistes[11] ont réussi à réunir des salamandres par une opération de telle sorte qu’elles ont une circulation sanguine commune et même un système nerveux commun ; il n’est pas exclu qu’un jour la même opération soit réalisée avec succès sur des hommes. Dans ce cas, une personne pourrait regarder à travers les yeux d’une autre personne. Analysons cette idée.

Imaginons deux hommes combinés de telle sorte que les processus nerveux de l’un pénètrent dans le système nerveux de l’autre. Ils sont dos à dos ; devant se trouve une lumière rouge que voit et appelle rouge. voit aussi la lumière, mais par les yeux de , car ses yeux ne sont pas tournés vers la lumière ; dit cependant que la lumière est verte. Maintenant les deux personnes se tournent, et la lumière se trouve devant  ; appelle maintenant la lumière rouge, tandis que l’appelle maintenant verte. Cela n’indiquerait-il pas une différence absolue entre leurs impressions ?

Cela indiquerait une différence, mais pas une différence absolue. Les déclarations de et présupposent déjà une définition de la comparaison. Il n’est pas vrai que les impressions de et sont directement comparées. Chacun compare son impression actuelle avec l’image d’un objet vu précédemment dont il se souvient. Lorsque, par exemple, dans la deuxième position, la personne dit que son impression est différente de l’impression dans la première position, elle ne compare pas directement ces impressions, mais seulement l’image du souvenir de la première impression à la deuxième impression. Mais sait-elle alors laquelle des deux a changé ? Et si l’image de souvenir a changé et est différente de la première impression, alors que l’impression directe est inchangée ? Dans ce cas, les impressions des deux personnes ne seraient pas différentes. Nous voyons qu’une telle comparaison n’a de signification qu’après une définition précédente et qu’elle est donc relative dans le même sens qu’auparavant.

Nous pouvons cependant inclure le cas des systèmes nerveux combinés dans notre définition et dire : Deux personnes ont les mêmes impressions si, premièrement, elles montrent toujours les mêmes réactions et, deuxièmement, si, dans le cas des systèmes nerveux combinés, cela ne fait aucune différence pour elles de regarder à travers les yeux de l’un ou de l’autre. L’ajout signifie que l’expérience telle que décrite devrait fournir le résultat inverse, à savoir que si appelle une couleur « rouge », l’appelle également « rouge ». Si nous utilisons cette définition, la question de savoir si des personnes différentes ont les mêmes impressions ne peut pas être résolue avec certitude, mais constitue un problème pourvu de sens. On peut cependant y répondre avec probabilité ; on peut dire, je pense, qu’il est très probable que des personnes normales aient les mêmes impressions. Cela signifie qu’il est hautement probable que si deux personnes présentent toujours les mêmes réactions, elles ne découvriront, après combinaison de leurs systèmes nerveux, aucune différence si elles regardent à travers les yeux de l’une ou de l’autre.

Nous voyons donc que la similitude des impressions, au sens étroit de la deuxième définition, n’a pas seulement une signification logique, mais aussi une signification de probabilité physique. Elle peut donc être admise pour notre monde. Cette définition semble sous-tendre les idées des philosophes qui veulent soutenir qu’une comparaison d’impressions signifie plus qu’une comparaison de réactions. Une telle idée, nous le voyons, peut être admise, même pour notre monde, si nous acceptons la signification de probabilité. Mais il ne s’agit pas, bien entendu, d’une comparaison absolue ; elle présuppose aussi une définition de la coordination, comme toutes les comparaisons physiques de ce type.

Après ces considérations, le problème de l’incomparabilité des impressions de personnes différentes prend un aspect très différent de la vision habituelle du problème. Cette incomparabilité n’est pas due à la séparation individuelle de personnes différentes, mais à une indétermination logique de caractère plus général, se produisant de la même manière pour les comparaisons de caractère purement physique : c’est l’indétermination de la comparaison entre des choses ou des états en des points spatio-temporels différents — comme cela est bien connu dans la philosophie de l’espace et du temps. Ce caractère très général du problème a été négligé, et l’incomparabilité des impressions a été considérée comme une preuve du caractère monadique de l’esprit humain. Or, si l’on qualifie d’incomparables les impressions de deux personnes, on est obligé de qualifier également d’incomparables les impressions d’une personne à des moments différents. L’analyse du problème général, dans la théorie de l’espace et du temps, a montré la signification de ces difficultés : on peut comparer si l’on surmonte l’indétermination par l’introduction de définitions de coordination. Ce principe s’applique également à la comparaison des impressions. Si l’on introduit de telles définitions, la comparaison des impressions d’une personne à des moments différents prend tout son sens ; mais alors la comparaison des impressions de différentes personnes devient également significative et ne peut être qualifiée d’impossible. L’isolement des monades humaines n’est, logiquement parlant, pas d’un autre type que l’isolement des différents événements au sein du flux d’expérience d’une personne. La différence est que, chez une personne, le phénomène des images souvenirs fournit un mécanisme simple sur lequel on peut fonder une définition de la comparaison, alors que pour deux personnes, si l’on veut satisfaire à toutes les exigences d’une telle définition, il faut que s’accomplisse un croisement des systèmes nerveux. Une telle opération n’est pas encore techniquement possible, mais elle n’est pas logiquement exclue. Son résultat est cependant prévisible avec une certaine probabilité. La probabilité ouvre donc une fenêtre entre les monades, même s’il n’y a pas de canal unissant leurs flux d’expérience individuels.

Il existe un résultat de la conception erronée habituelle du problème de l’incomparabilité que nous devons maintenant discuter : c’est l’idée qu’il y a quelque chose d’inexprimable dans notre expérience, connu de nous seuls mais non communicable à d’autres personnes. Les relations structurelles entre les impressions ont été distinguées du quale spécifique de chacune d’elles ; seules les relations structurelles, dit-on, sont communicables ; le quale n’est connu que de nous-mêmes. Le défaut de cette conception, me semble-t-il, réside dans l’idée que nous connaissons nous-mêmes plus que les relations structurelles. Nous voyons des différences entre le rouge et le vert ; mais dire que nous voyons, en plus, un quale spécifique du rouge ne veut rien dire. Un tel terme n’est rien d’autre qu’une expression trompeuse pour le fait que nous pouvons reconnaître les couleurs rouges, c’est-à-dire que nous les observons comme identiques. La relation de similitude a été substantialisée — transformée en une certaine entité substantielle appelée quale, une erreur fréquente en logique. Si nous n’avions pas la possibilité d’observer des similitudes, c’est-à-dire s’il n’y avait pas de deux impressions similaires dans l’ensemble de l’expérience, l’idée d’un quale spécifique n’aurait pas surgi. Pour s’en rendre compte, il faut se rappeler que, dans ce cas, les images du souvenir seraient exclues ; la capacité de la mémoire à « conserver le quale » n’est rien d’autre que la capacité de produire des images qui se situent dans la relation de similitude avec les choses observées. Une autre réflexion montre que le quale n’est pas admissible. Nous avons parlé précédemment d’un homme qui a échangé le quale du rouge et du vert, c’est-à-dire qui voit le rouge quand nous voyons le vert, et vice versa ; nous avons dit que cet échange ne peut pas être découvert, car les relations structurelles sont les mêmes pour lui et pour nous. Imaginons maintenant que le même échange se produise pour nous, qu’un jour nous voyons comme d’habitude, le lendemain avec des couleurs échangées, le surlendemain comme le premier jour, etc. Si cet échange affecte également nos images de souvenir, nous ne devrions jamais nous en rendre compte. Nous devrions donc croire à un quale constant de nos impressions, alors que ce quale change en fait toujours. Cela montre que le quale est un concept indéfendable. Sa base tenable n’est rien d’autre que la relation de similitude, et le terme « quale » signifie tout ce que l’on peut dire sur les similitudes.[12]

Pour l’illustrer, on peut à nouveau se référer à un exemple choisi dans la théorie de l’espace et du temps. L’idée du quale peut être comparée à l’idée d’une taille absolue dans l’espace, et est donc exposée à la même critique que ce concept insoutenable. Notre argument concernant un changement inobservable du quale de jour en jour correspondrait à l’argument bien connu selon lequel personne ne se rendrait compte du changement de « taille absolue » si, pendant une nuit, toutes les choses (y compris notre propre corps) étaient agrandies jusqu’à dix fois leur taille ; tout comme ces réflexions démontre que toute notre signification de la taille spatiale se réduit aux relations entre les choses spatiales, les réflexions correspondantes quant à un changement inobservable du quale démontrent que ce sont seulement les relations entre les choses observées que nous pouvons « signifier » et non un « quale absolu ». Même pour nous-mêmes, l’occurrence d’un certain quale ne serait pas vérifiable.

Ce que nous savons peut être dit, et ce qui ne peut être dit ne peut être su. L’idée que nous en savons plus que nous ne pouvons en dire a son origine psychologique, je pense, dans un certain fait psychologique concernant la capacité d’imagination. Nous pouvons imaginer des choses que nous n’avons pas observées auparavant, mais il y a certaines limites à ce pouvoir. En ce qui concerne les arrangements géométriques, il n’y a, semble-t-il, aucune limite à l’imagination ; mais il y a une limite en ce qui concerne les couleurs, les goûts et certaines autres qualités. Nous pouvons imaginer un éléphant à six pattes, bien que nous n’en ayons jamais vu ; mais nous ne pouvons pas imaginer une couleur en dehors du domaine bien connu des couleurs habituelles. C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons pas décrire à un daltonien les couleurs que nous voyons. Supposons que nous lui montrions un ensemble d’objets de couleurs différentes, mais toutes de même intensité. Il les verra tous également gris, alors que nous voyons des différences entre eux. Nous pouvons lui dire : cette chose est, pour nous, égale à celle-ci, mais cette chose est différente des deux. Il peut nous croire, mais il ne peut pas imaginer qu’il y a une différence. S’il le pouvait, il pourrait attacher la différence imaginée aux choses ; il se représenterait alors, pour lui-même, des différences qu’il ne voit pas. Cela correspondrait au cas où nous regardons deux éléphants et imaginons que l’un d’eux a six pattes ; bien que nous ne voyions pas cette différence entre les éléphants, nous pourrions l’imaginer. Supposons maintenant que le daltonien ait le même pouvoir d’imagination ; bien qu’il ne voie pas de différences entre les couleurs, il pourrait les imaginer et construire ainsi un monde coloré qui lui serait propre. Serait-ce la même chose que notre monde coloré ? C’est une question déraisonnable ; si son monde présente les mêmes différences structurelles que le nôtre, il peut être qualifié d’égal à notre monde. Nous avons donc raison de dire que, dans ce cas, nous avons décrit le monde coloré à un daltonien — bien qu’il continue à être incapable de voir, dans des objets physiques donnés, les différences de couleur que nous voyons et qu’il ne soit pas capable de conduire une voiture en suivant les indications des feux de circulation. Seules les choses imaginées présenteraient pour lui des différences de couleur ; mais, en ce qui concerne les choses physiques observées, il ne saurait pas où attacher les différences qu’il pourrait imaginer.

Cette extension des couleurs observées par l’imagination est cependant impossible. C’est cette limitation du pouvoir de l’imagination qui conduit à l’idée qu’il y a quelque chose d’inexprimable dans notre expérience. Nous disons : celui qui veut savoir ce qui est rouge doit regarder une chose rouge. Mais nous ne disons pas : qui veut savoir ce qu’est un éléphant à six pattes doit regarder une telle chose. Le rouge est donc appelé un quale inexprimable, ce qui n’est pas le cas de l’éléphant à six pattes. C’est une façon de parler assez incorrecte. Nous devrions dire : Il y a certaines différences que nous ne pouvons pas imaginer sans les avoir vues auparavant. C’est une certaine indigence de la fantaisie qu’il faut constater ici, pas plus. Il est vrai que nous ne pouvons pas décrire des couleurs à un daltonien ; mais cela ne signifie pas « que ce que nous savons des couleurs est indicible » ; cela signifie seulement que le daltonien ne peut pas imaginer certaines différences que nous voyons et que nous lui décrivons. L’existence de limites à l’imagination[13] dans certains domaines, associée à une fausse théorie de la comparaison des impressions, est à l’origine de l’idée insoutenable du quale inexprimable.

Une troisième source de cette conception peut être indiquée. Supposons un daltonien qui possède, contrairement à l’expérience habituelle, la capacité d’imaginer les différences de couleur dans l’exemple que nous venons de citer. Supposons en outre qu’un jour les médecins trouvent une opération qui donne à notre daltonien les capacités d’une vision normale. Les couleurs qu’il verra alors correspondront-elles à celles qu’il avait imaginées ? On ne peut évidemment pas le garantir ; il se peut que les nouvelles couleurs soient entièrement différentes de celles qu’il avait imaginées. Les philosophes pourraient alors soutenir que cela prouve l’existence du quale : nous n’avons pas pu décrire ce quale à l’homme, et il a dû l’apprendre par sa propre expérience, rendue possible dans notre cas supposé par une opération.

Nous ne pouvons cependant pas accepter un tel argument. Ce qu’il y a à dire ici peut l’être entièrement au moyen de relations de signification. Les nouvelles couleurs ne sont pas semblables aux couleurs imaginées, c’est ce que l’homme observe. Une telle expérience peut cependant toujours se produire. Nous n’avons aucune garantie que les couleurs que nous verrons demain seront les mêmes que celles vues aujourd’hui. C’est l’indétermination des observations futures qui entre ici en jeu et qui fournit une nouvelle source à l’idée du quale inexprimable. Mais il faut bien voir qu’il ne s’agit de rien d’autre que de l’occurrence ou de la non-occurrence de relations de similitude.

Un mot peut être ajouté. Les relations de similitude permettent de faire des prédictions ; ainsi, nous pouvons dire : si vous regardez ce corps demain, vous verrez une couleur similaire. Dans le cas de notre daltonien, nous ne pouvons pas faire une telle prédiction, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas dire : La couleur que vous verrez après l’opération sera semblable à la couleur imaginée avant l’opération. La différence n’est cependant qu’une différence dans le poids d’une prédiction. La seconde prédiction est pourvu de sens mais a toutes les chances d’être fausse. Il existe une loi naturelle que nous avons appelée précédemment la constance de la fonction perceptive ; elle permet de prédire avec précision, au moyen de la relation de similitude, les observations futures par rapport aux observations passées. Il n’y a pas de loi semblable pour la comparaison des choses imaginées et des observations futures. Si la chose imaginée peut au moins être mise en relation avec des choses d’un autre type observées antérieurement, une certaine approximation est possible. Nous pouvons décrire à une personne la couleur d’une fleur qu’elle n’a jamais vue en la comparant à des couleurs d’un genre quelque peu différent ; nous disons, par exemple, « Un violet plus profond que celui-ci, et tendant plus vers le rouge ». On obtient ainsi une prédiction assez fiable. Dans le cas de notre daltonien, nous ne pouvons pas prédire une relation de similitude entre ses couleurs imaginées et ses futures observations de couleurs parce que nous ne pouvons pas lui montrer, avant l’opération, des choses physiques qui, pour lui, seront similaires à ses futures observations après l’opération. Ceci n’exprime cependant rien d’autre qu’un manque de déterminisme entre ses observations dans la mesure où elles sont séparées par l’opération.

Ce qui est en arrière-plan ici, c’est le fait qu’une observation nous est toujours imposée, que nous ne la produisons pas mais que nous la recevons indépendamment de nos propres volontés. Nous parlerons plus loin de cette passivité de l’observation (cf. §§ 30 et 31). Il suffit de dire ici que cette idée est parfois exprimée en disant que l’observation fournit le quale de l’impression. Toutefois, ce terme est plutôt trompeur. L’observation fournit toute l’impression, et l’on ne peut prévoir avec certitude si elle est semblable à une précédente, et sous quel rapport. C’est tout ce dont il s’agit ; nous n’avons pas besoin de ce quale que les métaphysiciens ont inventé.

§ 28. Qu’est-ce que l’ego ?

La question de la différence des impressions de diverses personnes nous conduit à une autre question concernant le la position particulière que nous occupons dans le monde ; c’est la question : Qu’est-ce que l’ego ?

Les métaphysiciens de tous les temps ont beaucoup écrit sur l’ego. Ils ont insisté sur le fait que c’est le point cardinal auquel il faut rattacher toute connaissance du monde, que l’ego est une entité métaphysique connue directement de nous-mêmes, qu’il est une « chose en soi » mais connue de nous par exception — et bien d’autres doctrines qui, sous le scalpel de l’analyse exacte, se révèlent n’être que des métaphores camouflant un manque de perspicacité quant à la nature logique des phénomènes psychologiques. Notre analyse de la psychologie apporte une réponse d’un tout autre ordre : L’ego est un abstractum, composé de concreta et d’illata, construit pour exprimer un ensemble spécifique de phénomènes empiriques.

Recueillons ces phénomènes. Notre caractérisation de la position spécifique de l’observateur de soi fournit le moyen de les mettre en évidence. Tout d’abord, il y a le fait que parmi tous les corps humains, il y en a un, notre propre corps, qui accompagne tous les phénomènes. Nous voyons la table et le papier sur lequel nous écrivons, et il y a une main, notre main, sur cette table. Nous pouvons tourner la tête de manière à ne pas voir la main, mais nous ressentons tout de même l’existence de cette main par le sens tactile. Nous ne pouvons pas nous débarrasser de ce monde de sensations corporelles. Nous constatons qu’elles sont liées à certains autres phénomènes : lorsque nous voyons une aiguille plantée dans notre main, nous la sentons, alors que nous ne sentons rien lorsque nous voyons la même aiguille plantée dans la main d’une autre personne. Nous voulons bouger nos jambes, et nous le faisons immédiatement ; mais nous ne pouvons pas bouger les jambes d’autres corps de manière aussi immédiate. Ainsi, notre propre corps physique semble être dans une relation unique avec un ensemble de phénomènes observés.

Deuxièmement, certains phénomènes physiques ne sont connus que de nous-mêmes. Nous nous tenons à la fenêtre et voyons une voiture dans la rue ; une autre personne, à l’intérieur de la pièce, nous dit qu’il ne la voit pas. Nous racontons des choses vues en rêve et apprenons que d’autres personnes ne les ont pas vues. Nous constatons ainsi que notre description du monde physique diffère à certains égards de celle d’autres personnes. L’ensemble des faits auxquels nous nous référons ici est le même que celui exprimé par l’idée que le monde immédiat est directement accessible à une seule personne. C’est l’ensemble de ces faits qui est compris par l’abstractum « ego ». Nous disons : « Je vois la voiture dans la rue », et nous signifions par là que la chose « voiture » est accompagnée d’autres phénomènes tels que ressentir de la joie dans la ligne élégante de la voiture, ou ressentir de la faim dans notre estomac ; en disant « je », nous voulons ajouter que nous savons bien que pour d’autres personnes la voiture peut être accompagnée de phénomènes tout à fait différents. C’est la découverte empirique de la différence entre le monde subjectif et le monde objectif qui est exprimée par l’emploi du « je ». Cette distinction est entrée dans la grammaire du langage, et maintenant le langage en est tellement imprégné que nous ne pouvons pas nous en libérer et que nous l’indiquons dans presque toutes les phrases. Notre description précédente n’en est pas exempte. Nous avons décrit, quelques lignes plus haut, les faits qui ont conduit à la découverte de l’ego, et nous avons dit : « Nous sommes à la fenêtre et nous voyons une voiture… une autre personne… nous dit….. » Ainsi, dans cette description, nous avons déjà utilisé le langage de l’ego que nous voulions étayer. Il ne s’agit cependant pas d’une contradiction ou d’un cercle vicieux. Nous n’avons utilisé le langage habituel de l’ego que pour être mieux compris. Nous aurions pu donner la même description en parlant un langage neutre. Le langage neutre original ne dit pas « je vois » mais « il y a » ; ce n’est que parce que nous entendons qu’une autre personne répond « il n’y a pas » que nous nous retirons vers l’affirmation plus modeste « je vois ».

C’est la transition épistémologique vers l’impression de base du « je » qui s’exprime dans cette habitude grammaticale. Derrière ce « je » se cache une longue série d’expériences. L’ego n’est en aucun cas une entité directement observée ; c’est un abstractum construit à partir de concreta et d’illata en tant qu’éléments internes. L’idée de Descartes selon laquelle l’ego est la seule chose qui nous soit directement connue et dont nous soyons absolument sûrs est l’un des points de repère des impasses de la philosophie traditionnelle. Il s’agit de confondre un abstractum avec une entité directement observée, un fait empirique avec une connaissance a priori, un produit de l’expérience et des déductions avec la base métaphysique du monde. Les empiristes de tous les temps s’y sont opposés à juste titre.[14] Citons ici Lichtenberg, qui, bien que se qualifiant lui-même d’idéaliste, a trouvé la formulation la plus frappante pour la réponse empiriste à Descartes : « Ça pense, devrions-nous dire, comme nous disons : il pleut. Dire cogito est déjà trop, si on le traduit par je pense ».[15] La langue originelle est neutre et ne connaît pas d’ego — cet ego est une construction logique.

Comme l’abstractum « ego » doit exprimer un fait empirique, nous sommes libres d’imaginer un monde dans lequel il n’y aurait pas d’ego. Imaginons que toutes les personnes soient connectées, selon l’opération de la salamandre (§27), de telle sorte que chacun partage les impressions de tous les autres. Personne ne dirait alors : je vois, ou je sens ; tous diraient : il y a. D’autre part, on peut obtenir le cas inverse en dissolvant l’unité d’une personne en différents egos à différents moments ; s’il n’y avait pas de mémoire, les états d’une personne à différents moments seraient divisés en différentes personnes de la même manière que des corps spatialement différents sont divisé en plusieurs personnes. Le concept d’ego n’aurait alors pas été développé. Voltaire, impressionné par les idées de Hume, le savait lorsqu’il écrivait dans son Dictionnaire philosophique, à l’article « Identité » : « Vous n’êtes le même que par le sentiment continu de ce que vous avez été et de ce que vous êtes ; vous n’avez le sentiment de votre être passé que par la mémoire : ce n’est donc que la mémoire qui établit l’identité, la mêmeté de votre personne. »

Nous sommes heureux de pouvoir citer des empiristes plus anciens pour défendre une idée qui trouve naturellement sa place dans l’empirisme moderne. Nous savons que notre empirisme n’est pas un produit de notre seule époque, mais qu’il s’inscrit dans un long développement historique. Ceci a été obscurci par la manière métaphysique traditionnelle d’écrire l’histoire de la philosophie, qui a déformé tous les aspects historiques objectifs. La prédominance des métaphysiciens dans le domaine de l’histoire est due, je pense, au fait qu’ils ont un goût particulier pour l’histoire, alors que les empiristes préfèrent s’engager dans l’analyse des problèmes. L’histoire de l’empirisme devra être réécrite un jour par les empiristes eux-mêmes.

§ 29. Les quatre bases de la construction épistémologique

Dans les sections précédentes, nous avons donné une construction épistémologique du monde sur la base des concreta. Nous avons montré d’abord qu’à partir de cette base nous construisons, par projections, tout le monde extérieur ou physique ; nous avons procédé ensuite à la construction sur la même base, et également par projections, de tout le monde intérieur ou psychique. Le terme « psychique », avons-nous indiqué, est trompeur, car les objets construits ne sont pas d’un type différent des objets physiques ; il s’agit de processus physiologiques à l’intérieur du corps humain. L’interprétation erronée de ces objets internes en tant qu’objets d’une « autre sphère », de la « sphère psychique », est un malentendu dû à une analyse logique insuffisante. C’est la situation particulière de l’observateur dans ce cas, la nécessité d’observer ou de déduire des processus à l’intérieur de son propre corps, qui est à l’origine de ce malentendu si courant dans la philosophie traditionnelle. Une analyse correcte montre la voie à suivre pour se libérer de ces interprétations erronées.

Il n’y a cependant aucune nécessité logique à choisir le concret comme base de la construction logique du monde. Nous l’avons déjà souligné à plusieurs reprises ; nous allons maintenant procéder à une étude systématique des différentes bases possibles de la construction épistémologique.

La position particulière de l’homme en tant qu’être qui veut réaliser la construction suggère une classification qui se rapporte à l’homme comme point de référence. Cette idée conduit à distinguer trois types de bases selon la trichotomie du stimulus, du processus interne et de la réaction :

a) La première est la base des concreta, utilisée dans l’exposé précédent. C’est la base du stimulus, c’est-à-dire la base formée par les objets qui peuvent devenir des stimuli directs.

b) La seconde est la base d’impression. Les impressions sont des processus internes au corps humain ; cette base positiviste est donc une base de processus internes.

c) La troisième est une base de réaction. Parmi toutes les réactions, les propositions prononcées par les hommes sont les plus importantes ; il semble donc opportun de restreindre cette base aux propositions, c’est-à-dire d’établir une base de propositions. Ces bases peuvent être qualifiées d’anthropocentriques, car elles sont choisies en référence à l’homme. Avant de les examiner de plus près, ajoutons une quatrième base qui n’est pas liée à l’homme :

d) Cette quatrième base est celle de l’atome. Par « atome », il faut entendre tous les corpuscules élémentaires tels que les électrons, les protons, les photons, que la physique a découverts comme éléments de la matière. Cette base n’est pas anthropocentrique.

Le nombre de bases possibles n’est pas limité. Il serait facile d’établir d’autres types ; ainsi nous pourrions considérer tous les effets physiques produits sur certains objets physiques, tels que les plaques photographiques, comme la base d’une construction du monde. Le choix est déterminé par l’opportunité ; les quatre bases mentionnées constituent les types les plus importants qui ont été utilisés.

Examinons maintenant quelques relations générales entre ces bases. Il faut d’abord souligner une différence remarquable. Les bases a, b et d sont semblables l’une à l’autre dans la mesure où elles concernent des objets et peuvent être appelées bases d’objets ; la base c, au contraire, est d’un autre niveau logique, puisqu’il s’agit d’une base de phrases. Or le système de connaissance est en lui-même une réaction humaine et une réaction de phrase ; donc la base phrase, vue sous l’angle du système de connaissance phrase, est la base la plus proche. Ceci nous amène à des considérations importantes que nous développerons plus loin.

Nous examinerons d’abord les bases d’objets. La construction du monde érigé sur celles-ci s’effectue au moyen de projections et de réductions. Si nous utilisons la base concreta, les illata sont construits par projections et les abstracta par relations de réductibilité ; parmi les illata se trouvent la plupart des processus internes du corps humain, à l’exception de ceux qui sont accessibles au sens tactile interne. Si l’on utilise la base impression, le nombre des projections augmente, car toutes les choses physiques concrètes sont alors construites par projection ; seuls certains processus internes sont construits dans ce cas par des relations de réductibilité : La base atomique a l’avantage de faire disparaître les projections et d’effectuer la construction entièrement en termes de relations de réductibilité. Ceci peut être considéré comme la définition de cette base : c’est cette qualité qui incite les physiciens à l’utiliser.

En utilisant le symbolisme mathématique, on peut considérer la éléments de base de la construction épistémologique comme un ensemble de variables indépendantes , tandis qu’une entité construite sur cette base est une fonction

(1)

est une fonction logique compliquée comprenant, en général, des projections et des réductions, comme nous venons de le voir. L’introduction d’une autre base peut être considérée comme le passage à un autre ensemble de variables , au moyen de fonctions


(2)

L’entité , en référence aux nouvelles variables , s’exprime alors par une autre fonction, , obtenue par l’introduction de la transformation (2) :

(3)

Les fonctions sont constituées de projections et de réductions, ainsi que de et . L’apparition de connexions de probabilités au sein de ces fonctions est d’une grande importance ; la négligence de ce fait constitue le principal défaut de la conception positiviste.

La base des concreta a le grand avantage d’être intuitive ; elle est la base originelle au sens psychologique et historique (cf. § 25). Son inconvénient est de nécessiter le concept d’existence subjective, introduit par l’expansion inévitable du concept d’existence immédiate en un concept englobant aussi bien les choses réelles que les choses vues en rêve ou au cinéma. La base d’impression évite cet inconvénient, puisqu’il y a une impression objectivement existante même dans le cas d’une chose qui n’existe que subjectivement, comme dans le cas d’un rêve. C’est pourquoi la base de l’impression est préférée par de nombreux épistémologues ; elle nous permet de construire le monde à l’aide du seul concept d’existence objective. En revanche, il ne faut pas surestimer l’inconvénient du concept d’existence subjective. Il est vrai que ce concept peut conduire les philosophes à des fantaisies métaphysiques ; mais cela peut être évité si l’on s’en tient au fait que tout énoncé concernant des choses existant subjectivement est équivalent à un énoncé concernant des impressions existant objectivement. Le langage subjectif, c’est-à-dire la partie du langage immédiat qui concerne les choses subjectives, peut donc être traduit dans un langage objectif. Les objets subjectifs peuvent ainsi être comparés aux objets actifs des mathématiques, tels que le « point infiniment éloigné » ou la « section conique imaginaire ». Ces mots — et cela vaut aussi pour notre langage subjectif — peuvent être évités par un autre mode de langage ; mais ils sont très pratiques car ils permettent d’utiliser un langage simple dans des cas où un autre langage deviendrait plutôt opaque. Le langage des impressions a le grand inconvénient de se référer principalement aux illata et d’être donc non intuitif et non psychologique. Dans de nombreuses branches de la science moderne, il s’est avéré qu’il n’existe pas de langage idéal, que le meilleur langage pour une branche de la science n’est pas toujours le meilleur pour une autre. Il s’ensuit que la construction d’une langue universelle ne peut s’affranchir de certains conflits gênants avec les désirs du goût linguistique.

C’est l’avantage du concept d’existence immédiate, en raison de son inclusion du concept d’existence subjective, de nous permettre d’obtenir des énoncés de base d’un haut degré de certitude ; car il est beaucoup plus certain qu’il existe une chose immédiate qu’il n’existe une chose objective la chose . La base d’impression obtient le même avantage en introduisant l’impression de , au lieu de la chose . Mais comme nous avons vu que l’impression ne peut être caractérisée par nous que dans le langage du stimulus, l’impression de est définie par la chose qui existe immédiatement.

La base atomique, quant à elle, part d’énoncés de base d’une faible certitude, en particulier lorsqu’il ne s’agit pas de décrire des lois physiques générales, mais des processus individuels. C’est pourquoi les physiciens ne peuvent pas, pour de nombreuses raisons, renoncer à une base anthropocentrique. Ils choisissent donc généralement la base des impressions. Cette base correspond bien aux méthodes physiques. Imaginez un instrument physique utilisé comme indicateur d’autres processus ; cet instrument enregistrera les effets causés en lui par l’arrivée de chaînes causales partant d’autres phénomènes. L’instrument indique ainsi les derniers maillons des chaînes causales convergeant vers un système physique et « déduit », à l’aide des chaînes causales, les phénomènes plus éloignés. Les impressions peuvent être conçues de manière similaire comme les derniers maillons de chaînes causales partant d’objets du monde entier et convergeant vers le corps humain en tant qu’indicateur. Au lieu de considérer les effets à l’intérieur de l’indicateur, nous pouvons aussi considérer les effets produits sur une certaine surface fermée entourant l’indicateur ; cela revient au même, puisque toutes les chaînes causales doivent passer par la surface. Cette surface peut être identique à la surface de l’indicateur, c’est-à-dire à la surface du corps humain. Dans cette conception, les impressions ne sont conçues que comme des processus à la surface du corps ; les processus sur la rétine, les vibrations du tympan, etc. sont alors les faits physiques sur lesquels repose toute la construction du monde. Nous sommes ainsi ramenés une fois de plus à notre exemple du monde cubique (§ 14) comme analogie pour les déductions sur la base d’impression ; les ombres des oiseaux sont des effets causaux produits par des chaînes causales convergentes sur une surface entourant l’observateur.

Il ne faut pas oublier que la base d’impression ne possède un haut degré de certitude que tant que l’impression est définie dans le langage du stimulus, c’est-à-dire comme l’impression appartenant à un certain objet physique. Si nous passons au langage du processus interne, la certitude diminue. Le fait qu’il y ait une image optique bidimensionnelle d’une table vue sur la rétine est beaucoup moins certain que le fait qu’il y ait une table devant moi. La raison en est que la caractérisation directe de l’impression est obtenue par des déductions scientifiques qui présupposent l’existence des concreta. La base concrète est la base originelle au sens psychologique du terme, c’est-à-dire que la pensée réelle part d’elle.

La base propositionnelle doit faire l’objet d’une discussion distincte des autres bases, car elle se situe à un autre niveau.

On peut objecter que les phrases sont des entités physiques au même titre que les impressions ou les choses de la base des concreta ; les phrases sont constituées de taches de carbone, ou d’ondes sonores, et sont des concreta au même titre que les thermomètres, les manomètres ou d’autres instruments observés par le physicien. C’est vrai ; mais les choses physiques que sont les « phrases » sont utilisées d’une manière différente de ces autres choses. Elles sont utilisées comme des symboles, comme un ensemble coordonné de choses, représentant en soi le monde comme une carte représente un pays. Le système de connaissance, composé de phrases, est également un système coordonné, qui reproduit le monde. C’est pourquoi la base phrase est plus étroitement liée à la connaissance qu’une base objet ; elle est de la même nature que le système de connaissance.

Cela présente un avantage. Au lieu de considérer les relations entre les choses ou les faits, sur la base de la phrase, nous pouvons considérer les relations entre les phrases. C’est la raison pour laquelle Carnap[16] a insisté sur le choix de la base phrase. Il soutient que certaines relations qui sont considérées comme des relations entre des choses ou des faits sont à l’origine des relations entre des phrases. Prenons la relation d’implication. Nous disons que « Il pleut » implique que « la rue devient humide ». Il s’agit, selon Carnap, d’une relation entre phrases. Si nous la considérons comme une relation entre les faits correspondants, il s’agit d’un « langage déplacé » — un langage qui a quitté sa base d’origine pour en adopter une autre.

Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une question de principe. La question de savoir si nous devons considérer l’implication comme une relation entre des phrases ou entre des faits me semble être une question de convention. Pour de nombreuses raisons, il peut être commode de la considérer comme une relation entre phrases — comme la définition de l’implication comme une certaine connexion tautologique entre phrases. En revanche, il n’y a aucune difficulté à considérer l’implication comme une relation entre des faits. Cela correspond beaucoup mieux à la signification réelle des concepts. Pour revenir à notre exemple, en parlant d’implication, nous voulons exprimer que le fait « pluie » est toujours accompagné du fait « mouiller la rue ». C’est cette association permanente de faits que nous voulons exprimer par le mot « implication ».

On peut objecter que le caractère de nécessité propre à l’implication ne peut être exprimé si l’on définit l’implication comme une relation entre objets ; c’est-à-dire que l’on ne peut alors distinguer l’implication stricte[17] de l’implication générale. C’est vrai, et c’est certainement un résultat important des recherches de Carnap. Des concepts idéalisés tels que « stricte nécessité », « stricte impossibilité », « stricte implication », ne concernent que des propositions et non des faits. L’observation empirique ne donne aucun moyen de distinguer entre les deux propositions : « Le fait A implique strictement le fait B » et « Le fait A est toujours accompagné du fait B » ; si l’on insiste néanmoins sur un surplus de sens pour la première proposition, il s’agit d’une question qui ne peut être formulée que comme une propriété des propositions. Cette propriété serait, dans notre exemple, la connexion tautologique des propositions sur A et B. Mais nous devons garder à l’esprit que le surplus de sens sauvé par cette interprétation n’est d’aucune pertinence pour le contenu de la science. La science a pour but de fournir des informations vérifiables sur des objets empiriques — ce but peut être pleinement atteint dans le langage des objets et n’a besoin d’aucun ajout exprimable dans le seul langage des propositions.

L’idée que des relations telles que l’implication sont des relations entre phrases a conduit Carnap à soutenir que la philosophie est l’analyse du langage scientifique. Je pense que cela n’est pas faux et qu’il peut être utile de concevoir la philosophie à partir d’une telle définition. Nous avons nous-mêmes utilisé cette conception lorsque nous avons réduit la question de l’existence des choses extérieures à une question de sens des phrases. Je dirais néanmoins qu’une telle définition de la philosophie ne s’oppose pas à la conception selon laquelle la philosophie s’occupe de l’analyse des relations plus générales qui régissent le monde physique. Cette seconde interprétation est valable parce que le langage scientifique n’est pas arbitraire mais construit en correspondance avec les faits. Il n’y a que certaines caractéristiques du langage qui n’ont pas de pertinence pour le monde des objets ; parmi celles-ci, les concepts idéalisés qui ont été mentionnés. Il y a cependant d’autres caractéristiques du langage qui ont leur origine dans certaines caractéristiques du monde. Ainsi, une analyse du langage est en même temps une analyse de la structure du monde.

Si l’on oublie cette deuxième interprétation, un danger se présente qui peut mettre en péril la compréhension des méthodes philosophiques. Il s’agit du danger de confondre les questions de caractère de vérité avec les questions de décision arbitraire. Le langage contient de nombreux éléments arbitraires et l’analyse du langage est synonyme pour beaucoup d’une analyse des éléments arbitraires de la connaissance. Ce point de vue impliquerait cependant une profonde incompréhension de la tâche de la philosophie. Il y a des caractéristiques essentielles du langage qui ne sont pas arbitraires mais qui sont dues à la correspondance du langage avec les faits ; la tâche de la philosophie est de mettre en évidence ces caractéristiques et de montrer quelles caractéristiques du langage révèlent des caractéristiques structurelles du monde physique.

Nous pouvons donner comme exemple le problème de la géométrie. La géométrie peut en effet être considérée comme une partie du langage scientifique. Les mathématiciens ont montré que si une description du monde est possible dans la géométrie euclidienne, elle l’est aussi dans une géométrie non euclidienne, et vice versa. Par conséquent, le choix d’une géométrie euclidienne ou non euclidienne peut être conçu comme un choix d’un certain langage scientifique. Malgré ce caractère conventionnel de la géométrie, certaines considérations sur le caractère véridique du problème apparaissent. On peut montrer que le choix d’une certaine géométrie n’est libre que tant que certaines définitions, les définitions de la coordination, n’ont pas encore été formulées. Après la décision concernant ces définitions, la question de la géométrie du monde devient une question empirique ; c’est-à-dire que si dans des mondes différents les définitions de la coordination sont réglées de la même manière, la géométrie qui en résulte peut être différente. Le conventionnalisme géométrique est donc une idée trompeuse ; nous ne pouvons considérer la géométrie comme conventionnelle que dans la mesure où la question de la géométrie du monde n’est pas encore posée de manière suffisamment déterminée. Malgré cela, nous pouvons nous en tenir à l’idée que la géométrie est une caractéristique du langage scientifique ; mais c’est une caractéristique dans laquelle la structure de la réalité physique trouve son expression.[18]

Je dirais donc que la base phrase n’introduit pas de méthodes différentes en principe de celles utilisées pour les autres bases. Il est vrai que toute observation physique doit être exprimée dans une phrase pour devenir un élément de connaissance, et il est donc utile dans de nombreux cas de partir de la phrase et non du fait. Une telle méthode peut également avoir pour fonction de fournir un contrôle dans les cas où une base objet peut être trompeuse. Mais il existe d’autres problèmes pour lesquels la base phrase est trompeuse.

Nous avons juxtaposé la base de phrase aux trois types de bases d’objet, mais cela doit être corrigé. Nous pouvons coordonner avec chacune des trois bases d’objets une base de phrase, selon que la phrase concerne des concreta, des impressions ou des atomes. Ainsi, les bases de phrases répètent les différences des bases d’objets à un autre niveau. Au lieu de parler d’une base phrase particulière, il vaut donc mieux parler de la forme phrase de la base en question, en considérant une base objet et la base phrase correspondante comme des formes différentes d’une même base.

Le passage de la base objet à la base phrase n’est pas le passage à une autre base et ne peut être symbolisé par la transformation mathématique (2). Il s’agit uniquement d’une transition vers un autre mode de discours. Le choix du mode d’expression est cependant une question d’opportunité et de goût scientifique. § 30 Le système des poids coordonné à la construction du monde

Après avoir exposé la construction du monde érigée sur la base des concreta, nous passons maintenant à la question de la répartition des poids à l’intérieur de cette construction. Ce n’est qu’après avoir ajouté le système coordonné des poids que notre construction devient complète ; sans cet ajout, la construction logique manquerait de l’ordre interne établi par le postulat de vérité. Il s’agit toutefois d’un problème qui ne peut être soulevé que dans le cadre de la théorie probabiliste de la connaissance, c’est-à-dire une théorie dans laquelle la vérité a été remplacée par le concept plus large de probabilité. Pour un système de connaissance à deux valeurs, toutes les propositions faisant partie du système de connaissance sont également vraies ; il n’y a donc pas d’ordre interne entre elles du point de vue de la vérité. Comme cela contredit manifestement la pratique de la science ainsi que toutes les connaissances de la vie quotidienne, la possibilité de construire le système coordonné de poids peut être considérée comme une nouvelle preuve de la supériorité de la théorie probabiliste de la connaissance.

La position particulière de la base des concreta est due au fait qu’elle se présente en combinaison avec un rang très élevé de poids. Les affirmations concernant les choses concrètes qui nous entourent, telles que les maisons, les meubles, les rues, les autres personnes, etc. sont pratiquement certaines, c’est-à-dire qu’elles possèdent un poids très élevé qui peut être considéré comme une certitude à de nombreux égards. Le passage des concreta aux illata s’accompagne d’une diminution continue du poids. Qu’il y ait une aiguille pointant sur le chiffre 3, 4 d’un tableau blanc est d’un degré de certitude très élevé ; qu’il y ait un galvanomètre devant moi pointant sur 3, 4 ampères est moins certain (parce que le terme « galvanomètre » inclut des déclarations concernant d’autres conditions à remplir) mais toujours d’un poids assez élevé. Le fait qu’il y ait un courant électrique de 3, 4 ampères est d’un poids inférieur (car cette affirmation présuppose le « fonctionnement » de l’instrument) ; le fait que la température dans le four électrique chauffé par ce courant soit d’environ 357° C. est d’un poids encore plus faible. Cette chaîne de déductions est d’un type fréquemment rencontré en physique ; tout physicien connaît l’ordre de certitude que nous avons indiqué et commencera, en cas d’échec de son dispositif expérimental, à remettre en cause le « fonctionnement » de ses parties selon l’ordre inverse de certitude, c’est-à-dire en commençant par les parties les moins sûres.

Les chaînes de poids décroissant construites de cette manière peuvent conduire à des interconnexions compliquées. Dans notre exemple, la chaîne peut conduire à un nouveau concretum. Il se peut que l’on mette du mercure dans la cuisinière électrique ; comme le mercure s’évapore à la température de 357° C., cette évaporation peut être observée directement et fournir ainsi un contrôle pour la chaîne de déductions. L’extrémité de la chaîne reçoit alors un poids assez élevé, qui se répercute sur les parties centrales de la chaîne, de sorte que leur poids augmente également, tout en restant légèrement inférieur à celui des extrémités de la chaîne. Un système d’interconnexions est ainsi construit et le calcul des poids devient une affaire très compliquée. Nous examinerons cette concaténation de probabilités dans le chapitre suivant, où nous l’analyserons de manière plus détaillée.

Le caractère de la base des concreta, en tant que point de départ de toutes ces déductions, devient visible dans tous les cas où il y a une expérience nouvelle et étrange dont l’interprétation n’est pas encore déterminée. Imaginons un ingénieur qui découvre un nouvel effet dans un tube à vide, par exemple une augmentation soudaine du courant anodique lorsqu’une certaine pression d’un gaz spécifique est versée dans le tube. Au début, il ne croit pas à cette interprétation physique de son expérience. Il Il examinera ses fils, ses piles et ses vis pour s’assurer que la base concrète de ses déductions est inchangée. Il contrôlera alors ses instruments et son jeu en remplaçant le tube en question par un autre tube aux effets connus ; il détermine ainsi si sa base concrète conduit aux effets concrets habituels si elle est utilisée de manière normale. Il relie ainsi le fait observé à une base concrète plus large. Quiconque participe à des travaux pratiques avec des abstracta ou des illata — et presque toutes les branches de l’ingénierie supérieure sont occupées par de telles choses — sait que ce retour à la base des concreta est utilisé comme seule méthode décisive de contrôle.

Les concreta sont les choses que nous connaissons le mieux ; toutes les autres connaissances sont dérivées de cette connaissance primitive. La question de la source de cette connaissance primitive se pose : comment connaissons-nous les choses du monde concret ?

Il faut répondre que les choses concrètes se présentent immédiatement à nous ; elles apparaissent, elles sont là, il n’y a pas de choix à faire pour les reconnaître ou non. Il y a un choix pour prononcer l’énoncé, et la différence entre « vérité » et « mensonge » marque cette liberté de parole ; mais cette différence indique seulement qu’il n’y a plus de liberté pour connaître la chose immédiate — celui qui dit un mensonge sait que ses paroles ne sont pas conformes à ses observations. C’est ce qu’on appelle le caractère péremptoire des choses immédiates ; les concrets immédiats s’imposent à nous, alors que nous restons passifs, récepteurs d’informations, prêts à observer quelque chose.

On peut objecter que la chose observée peut dépendre de notre volonté ; si nous voulons voir une fenêtre ouverte, nous tournons peut-être la tête vers la gauche et nous la voyons ; si nous voulons voir une fenêtre fermée, nous tournons la tête vers la droite et nous la voyons. Ce qui est ici soumis à notre volonté, cependant, n’est pas la chose observée, mais de certaines conditions qui peuvent la produire. Ces conditions ne conduiront à la chose désirée que s’il n’y a pas de perturbation des connexions physiques de la chose en question. Quelqu’un peut avoir fermé la fenêtre pendant que je regardais de côté ; alors, si je me tourne vers la gauche, la fenêtre ouverte n’apparaîtra pas, mais une fenêtre fermée. Le phénomène apparaîtra alors contrairement à mon attente et démontrera le caractère péremptoire des choses immédiates.

Il n’y a pas, à ce stade, de différence entre les choses qui sont seulement subjectives et les autres qui sont à la fois immédiates et objectives. La distinction des choses subjectives et objectives est une correction ultérieure que nous ajoutons pour éviter les contradictions. Le caractère impératif est une qualité qui se combine avec le fait d’être une chose immédiate, indépendamment du fait d’être conjointement une chose objective. En revanche, les choses qui sont seulement objectives, et non immédiates, ne possèdent pas ce caractère impératif.

Nous pouvons décrire nos observations immédiates par des phrases et imaginer une liste de propositions de rapport qui forme la base de phrases correspondant à notre base des concreta. Il ne faut cependant pas oublier que ces propositions de constat doivent être immédiatement vraies, c’est-à-dire correspondre aux objets immédiatement observés. Nous avons indiqué dans notre premier chapitre (§§ 4 et 5) comment une proposition peut être comparée à un fait ; nous avons dit que ce n’est pas une similitude primitive entre les phrases et les faits qui se produit ici, mais une coordination assez compliquée qui suppose les règles du langage. C’est cette correspondance avec les choses immédiates que nous exigeons pour les propositions de rapport si nous insistons pour qu’elles soient vraies.

On a objecté qu’une proposition n’est pas comparée à un fait mais seulement à une autre proposition. Si nous voulons contrôler une certaine proposition donnée concernant les concreta, selon cette théorie, nous examinons le fait, prononçons une seconde proposition , appelée rapport, puis comparons avec . Cette théorie, me semble-t-il, ne fait pas avancer notre problème. Certes, nous pouvons intercaler cette seconde proposition à laquelle doit être comparée ; mais alors se pose le problème de la vérité de la proposition . Nous devons savoir que est vraie, si cette proposition doit contrôler  ; si nous ne savons rien non plus de la vérité de , nous avons maintenant deux propositions et sur un même plan, et, si elles se contredisent l’une l’autre, nous ne savons pas laquelle préférer.

On a répondu que la question de la préférence ne peut être tranchée pour deux propositions seulement ; les propositions sont incorporées dans l’ensemble du système de connaissances, et c’est par des méthodes statistiques, fondées sur la supériorité du plus grand nombre, que le choix entre et est déterminé. Cette idée, à mon avis, n’est qu’une demi-vérité. Il est vrai que tout le système de connaissance intervient dans un tel problème et que la vérité de et de est contrôlée par le poids que ces phrases obtiennent en référence à tout le système de connaissance. Mais il n’est pas vrai que les phrases et entrent dans cette considération statistique sur un pied d’égalité ; elles ont, au contraire, des poids initiaux qui déterminent dans une large mesure l’enjeu du calcul. C’est ce poids initial qui inclut le problème de la vérité immédiate de la proposition d’observation. Celui qui refuse de parler de la correspondance de la proposition de constat à la chose immédiate est obligé de parler à la place du poids initial d’une proposition de constat. Ainsi, si nous est communiqué par une autre personne, alors que est observé par nous-mêmes, la proposition reçoit un poids initial élevé et peut l’emporter sur la proposition .

Examinons cette procédure à l’aide d’un exemple. Un ami qui a visité hier la mosquée de Sultan Ahmet prononce la phrase  : « La mosquée du sultan Ahmet a quatre minarets ». Pour contrôler cette phrase, je me rends à cette mosquée et, en la regardant, je forme la phrase de rapport  : « La mosquée du sultan Ahmet a six minarets. » Convaincu de la véracité de ma propre observation, je vais maintenant préférer et dénoter comme fausse. Pourquoi est-ce que je préfère  ? Est-ce à cause des statistiques générales concernant les mosquées ? Ces statistiques sont au contraire défavorables à , puisque toutes les autres mosquées n’ont que quatre minarets ou moins. C’est parce que j’observe moi-même les six minarets que je crois en la phrase . C’est le caractère péremptoire de la chose immédiate qui distingue la proposition correspondante de .

Cela ne signifie pas que des règles générales n’interviennent pas dans cette détermination. Au contraire, nous y avons également recours. En premier lieu, si nous disons que notre ami a fait une fausse déclaration, nous présupposons que les deux minarets qu’il a omis n’ont pas pu être construits en un seul jour ; sans la présupposition d’une telle loi sur les capacités des architectes, il aurait pu être vrai que la mosquée n’avait que quatre minarets hier. Deuxièmement, nous nous appuyons sur des statistiques générales pour affirmer que notre propre rapport dans de tels cas est très fiable. Il existe d’autres cas dans lesquels nous préférons le rapport d’un autre homme au nôtre. Imaginez que vous vous trouviez sur le pont d’un paquebot ; l’officier de service vous montre l’horizon et vous dit : « Il y a un phare ». Vous regardez mais vous ne le voyez pas ; malgré cela, vous préférerez croire qu’il y a un phare, sachant bien qu’en pareil cas les yeux d’un vieux marin sont plus fiables que ceux d’un philosophe. C’est cette règle générale qui intervient ici en faveur d’une proposition contredisant votre propre rapport.

Mais cela ne contredit pas le principe du caractère péremptoire des choses immédiates. Ce qui est montré ici, c’est seulement qu’il ne faut pas déduire de ce caractère que la chose est conjointement une chose objective. Cette question n’est tranchée que par des inférences supplémentaires — des inférences cependant qui présupposent à nouveau, pour les autres choses immédiates, leur caractère péremptoire. Que nous puissions appliquer, dans notre exemple, la règle empirique concernant la supériorité des yeux d’un marin n’est rendu possible que par notre acceptation d’autres faits immédiats : nous savons par notre propre observation que l’homme devant nous est un marin, que nous sommes sur la mer ; nous nous souvenons que dans des cas semblables, lorsque nous avons utilisé nos lunettes, nous avons découvert le phare que l’œil nu ne pouvait pas voir ; nous nous souvenons aussi que le capitaine nous a dit hier soir que nous devions atteindre le rivage le lendemain matin, et ainsi de suite. C’est donc un ensemble de propositions concernant nos propres observations et souvenirs qui, combinées à certaines règles empiriques, conduisent à la conséquence que l’une de nos propres phrases d’observation n’est pas objectivement vraie. S’il n’existait pas un tel ensemble se distinguant par un poids initial de vérité élevé, le calcul statistique conduisant à la négation de la signification objective d’une de mes propres observations ne pourrait pas être effectué ou, plutôt, son résultat serait indéterminé, puisqu’il dépendrait de la base statistique arbitrairement choisie.

Pour éviter les « poids initiaux », on pourrait proposer de considérer toute la masse des propositions accessibles, toutes les propositions entrant sur un pied d’égalité. Notre poids initial serait alors le résultat d’un calcul statistique préalable effectué sur la base d’un poids égal de toutes les propositions. Une telle idée, cependant, conduirait à un arbitraire complet de la connaissance. Étant donné une certaine classe de propositions de base, conduisant à un certain système de connaissance, nous pouvons facilement l’élargir par l’ajout de propositions arbitraires de telle sorte qu’un système de connaissance contraire soit déterminé par elle. Ainsi, pour se débarrasser des six minarets de la mosquée du sultan Ahmet, nous pourrions ajouter mille des propositions affirmant qu’il n’y a que quatre minarets et d’autres affirmant que nos propres yeux ne sont pas fiables ; on obtiendrait alors un système qui conduirait à la conséquence que la mosquée n’a que quatre minarets. Si nous n’admettons pas un tel élargissement arbitraire de la base des propositions, si nous appelons cela jouer avec des phrases et non avec des connaissances, nous tranchons alors en faveur des poids initiaux ; car refuser de telles phrases arbitrairement ajoutées comme fausses s’exprime dans notre terminologie en leur attribuant le poids initial zéro. Bien entendu, nous n’interdisons à personne de jouer avec les phrases ; ce que nous voulons affirmer, c’est qu’une telle procédure ne correspond pas à la pratique réelle de la connaissance. Ce que nous appelons connaissance repose sur des phrases apparaissant dès le départ avec un poids initial élevé, ou avec un caractère de vérité immédiate.

En résumé : Les poids initiaux les plus élevés concernent les objets concrets immédiatement observés. Ils forment le centre par rapport auquel le système de poids est érigé. Les rapports d’autres personnes, transmis oralement ou par écrit, peuvent être considérés comme vrais ; mais avant cela, ils reçoivent certains poids en référence à ce que je vois et sais immédiatement. Toutes les pondérations ainsi obtenues sont donc déterminées comme des fonctions des pondérations initiales ; la vérité objective, au sens d’une forte probabilité, est une fonction logique de la vérité immédiate.

Il faut cependant ajouter une détermination concernant le temps. Nous observons des concreta à tout moment où nous sommes éveillés ou en train de rêver ; mais la base de notre monde à un moment déterminé n’est donnée que par la classe des concreta immédiats que nous observons juste à ce moment-là. C’est pour cette raison que nous n’admettons pas les rapports sur des choses vues antérieurement comme des rapports immédiats, mais que nous leur appliquons un contrôle similaire au contrôle des rapports d’autres personnes, basé sur le monde concret immédiat observé au moment où le jugement est porté. Je trouve une note indiquant que j’ai pris cette photographie à un trois centième de seconde et avec un diaphragme de huit ; dois-je le croire ? Cela dépend de ce que je vois maintenant sur la pellicule ; s’il y a une personne sur la pellicule, et que sa silhouette est doublée, le temps d’exposition a dû être plus long. Tous les rapports du passé, transmis par d’autres personnes ou par moi-même, apparaissent avec un poids initial qui se réfère à ce que je sais et observe à l’instant. Le monde du présent immédiat, lui-même porteur des poids les plus élevés, est le centre de référence de tous les autres poids coordonnés à des propositions sur d’autres choses ; la construction du monde est ordonnée de telle sorte que le système coordonné des poids ait son centre dans la région du présent concret. C’est ce que nous appelons la supériorité du présent immédiat.

Lorsque nous nous promenons dans le temps, nous emportons avec nous le centre des poids. Ce qui est un rapport immédiat à un moment donné devient un rapport transmis à un moment ultérieur ; le poids primaire qu’il avait se transforme alors en un poids secondaire dérivé d’autres poids immédiats. Ce changement dans la structure du système de poids est inévitable. Ce serait une vaine tentative de fixer les poids immédiats en les notant sur le papier, avec l’intention de les conserver pour un moment ultérieur. Ce que nous avons alors, à un moment ultérieur, c’est une note sur papier ; si elle peut être considérée comme le poids immédiat original de l’événement dépend de ce que nous savons et observons au moment ultérieur et exige une nouvelle détermination de son poids dérivé du moment ultérieur comme base. Nous ne pouvons conserver que la note, mais pas l’événement. C’est ce que nous appelons l’écoulement du temps ; les événements émergent, restent un moment dans la sphère du présent immédiat et glissent le long du courant du temps vers un passé de plus en plus lointain. Nous ne pouvons pas accompagner les événements, Nous ne pouvons pas les suivre ou les visiter à l’endroit où ils se trouvent dans le temps ; nous restons retenus dans notre position dans le présent immédiat à partir duquel, comme depuis le centre de la perspective, nous voyons, d’un côté, les événements passés disposés les uns derrière les autres et, de l’autre côté, les événements futurs disposés de la même manière. C’est comme si nous voyions le paysage à partir d’un train en marche, dans des perspectives qui changent continuellement et qui se réfèrent toutes à nous en tant que centre. Le système de poids sur lequel nous érigeons le monde comme sur un tréteau logique est organisé sous forme de rayons de projection rayonnant à partir du présent immédiat.

§ 31 Le passage des choses immédiatement observées aux rapports

Nous avons montré que la base de notre connaissance est le monde des choses immédiates apparaissant à un moment donné, et nous avons ajouté que nous pouvons imaginer que ce monde s’exprime dans un ensemble de propositions, dites propositions de rapport. Nous avons insisté sur le fait que ces propositions ne sont pas arbitraires, mais qu’elles sont liées par la condition d’être des rapports véridiques de ce que nous voyons. Nous devons maintenant nous interroger sur la manière dont nous passons des choses aux phrases.

Commençons cette recherche par un exemple physique concernant un appareil possédant des capacités similaires à celles d’un « reporter » : un poste de télévision. Un tel appareil comporte une cellule photoélectrique dont l’entrée est dirigée successivement vers les différents points de l’objet, suivant un certain parcours régulier en zigzag ; les différentes impulsions lumineuses, composées de manière à former un arrangement unidimensionnel, produisent à l’intérieur de la cellule une série correspondante de courants électriques dont l’intensité varie en fonction de l’intensité des rayons lumineux provenant des différents points de l’objet. La série de ces impacts électriques correspond à l’objet qui doit être représenté ; il peut être considéré comme une série de propositions de rapport. C’est un rapport vrai si l’appareil fonctionne correctement, c’est-à-dire s’il existe une correspondance, selon les règles définies par la construction de l’appareil, entre l’objet bidimensionnel et l’ensemble unidimensionnel d’impulsions électriques. Cet exemple illustre notre théorie physique de la vérité ; il montre qu’une correspondance entre des objets et une série de symboles unidimensionnels est possible. Il montre en même temps que la correspondance en question n’est pas une simple similitude ; c’est une correspondance qui présuppose des règles compliquées. Nous ne reconnaîtrions pas la relation entre la série unidimensionnelle d’impacts électriques, fournie par l’émetteur de l’appareil de télévision, et l’objet original, si nous observions directement cette série, par exemple, entendue à travers un récepteur sans fil comme une série de sons variant en intensité ; nous aurions besoin d’opérations intellectuelles compliquées pour déterminer si cet ensemble linéaire de sons est « vrai », c’est-à-dire s’il correspond à l’objet original selon les règles de coordination établies par l’appareil.

Le récepteur, situé à l’autre extrémité de la ligne de communication, fournit automatiquement le contrôle en transformant la série unidimensionnelle de courants électriques en une image bidimensionnelle ; il retransforme la « phrase » unidimensionnelle composée de courants électriques en une chose semblable à l’original et facilement comparable à lui. Il y a donc finalement transformation d’une chose en une image qui lui ressemble ; mais il y a intercalation dans le chemin de la transmission d’une série unidimensionnelle de « symboles », sans ressemblance avec l’objet, mais portant en soi, par une coordination compliquée, toutes les qualités de l’objet, de sorte qu’à la fin du processus de transmission, ils réapparaissent comme des caractéristiques de l’image. Nous On peut dire que les deux téléviseurs, l’émetteur et le récepteur, doivent « penser » l’objet avant de pouvoir produire l’image à l’autre bout de la ligne de transmission. Il est facile de décrire un dispositif similaire dans lequel ces deux appareils électromécaniques sont remplacés par des hommes, et dans lequel se produit ce que l’on appelle une véritable pensée. Imaginez un homme qui observe un objet et qui téléphone à un autre homme ce qu’il voit ; cet homme, à l’autre bout du câble, dessine l’objet selon la description. Les processus qui se produisent chez ces deux hommes sont du même type que ceux qui se produisent dans le poste de télévision. Le premier homme est l’émetteur, le second le récepteur ; leur communication n’est rendue possible que parce qu’ils « pensent » l’objet, c’est-à-dire qu’ils le décrivent en langage. La description de l’objet qui passe par le fil sous forme de courants électriques se situe par rapport à l’objet dans une relation de correspondance physique du même type que celle qui existe entre la série de courants électriques fournis par l’émetteur de télévision et l’objet copié par lui.

Dans le cas de l’homme, nous ne connaissons pas suffisamment le mécanisme qui produit les phrases coordonnées avec les objets ; malgré cela, nous pouvons manipuler ce mécanisme de manière aussi satisfaisante qu’une personne sans aucune compréhension de l’ingénierie supérieure peut manipuler un appareil de télévision. Une telle « manipulation d’un mécanisme inconnu » est toujours effectuée par nous lorsque nous faisons des rapports sur les objets que nous observons. Mais les phrases fournies par un homme en tant qu’observateur ne sont pas d’une autre nature que les phrases fournies par un émetteur de télévision en tant qu’observateur ; elles sont toutes deux vraies parce qu’elles se trouvent dans une relation de correspondance avec la chose physique qu’elles décrivent.

L’émetteur de télévision ne fonctionne pas toujours « correctement » ; il peut se produire des perturbations qui entraînent la production de « fausses » phrases. Pour y remédier, l’appara tus peuvent montrer une lampe rouge qui brûle tant que l’appareil « fonctionne correctement », et qui s’éteint lorsque l’appareil est dérangé. Il peut en être de même pour le corps humain en tant que transmetteur ; les phrases fournies par les hommes peuvent être fausses, c’est-à-dire ne pas correspondre (selon les règles du langage) aux faits observés. C’est le cas lorsque l’observateur ment. L’observateur lui-même connaît bien cette différence ; il sait si la lampe rouge de la vérité immédiate brûle ou non pendant son discours.

Les adeptes du langage de la phrase laissent parfois tomber cette différence et disent, en utilisant des termes behavioristes, que dans le cas d’un mensonge, il y a la phrase a prononcée subvocalement et la phrase non-a prononcée vocalement. Mais ce n’est pas une description exhaustive du phénomène ; il faut ajouter que la phrase prononcée subvocalement apparaît avec un poids élevé, la phrase prononcée vocalement avec un poids nul. La vérité immédiate est marquée par son évidence ; bien que ce mot ait été largement galvaudé dans la philosophie traditionnelle, nous pouvons l’appliquer en sachant qu’il ne s’agit pas d’un caractère absolu, qu’une proposition d’observation évidente peut être objectivement fausse, que même un instant plus tard, dans une seconde observation, la proposition peut perdre son évidence et être remplacée par une proposition contraire montrant à la place la lampe rouge de l’évidence.

Dans le cas d’un rapport donné par une autre personne, la différence entre une vérité immédiate et un mensonge n’est pas aussi facile à observer. Mais un bon psychologue peut juger, à partir du comportement de la personne et de l’ensemble de la situation, s’il peut faire confiance au rapport. La lampe rouge de la vérité immédiate n’est visible que pour le journaliste ; mais, s’il a un « comportement normal », les autres personnes peuvent en déduire que la lampe rouge brûle pour lui. Le « comportement normal du journaliste » exprime dans le langage de la réaction ce que nous appelons le « caractère de preuve » dans le langage du stimulus. Les rapports portent portant ce critère de réaction peut être accepté dans la liste des propositions de rapport.

La lampe rouge de l’émetteur de télévision n’est pas un indicateur absolument fiable du bon fonctionnement de l’appareil. L’appareil peut être perturbé, mais seulement de manière à ce que la lampe rouge continue à brûler. Il en va de même pour la lampe rouge de la vérité immédiate : il peut arriver que nous ayons l’impression de prononcer des phrases vraies mais qu’elles ne correspondent pas à nos observations. C’est le cas des lapsus et des erreurs dans la rédaction d’un rapport. Ce ne sont pas des mensonges car la phrase est prononcée de bonne foi, mais ils conduisent néanmoins à des propositions de rapport dépourvues de vérité immédiate.

Une remarque supplémentaire s’impose. Dans le cas de l’émetteur de télévision, il existe des méthodes pour contrôler la panne de l’appareil même si la lampe rouge continue à brûler. Nous devons nous demander s’il existe de telles méthodes pour contrôler la vérité immédiate. De telles méthodes existent, mais elles ne sont pas sans ambiguïté. En effet, toutes les méthodes de contrôle concernent la vérité objective ; on ne sait donc pas si la faute a été commise dans l’énoncé de la phrase ou si la chose immédiate différait de la chose objective. Nous avons cité l’exemple d’une note sur une exposition photographique, indiquant qu’elle a été prise à un trois centième de seconde, note dont on découvre plus tard qu’elle est fausse ; la faute a-t-elle été commise dans l’écriture seulement ou ai-je vu subjectivement le nombre 300 sur l’obturateur alors qu’il y avait objectivement un autre nombre indiqué ? Il peut y avoir un contrôle par l’utilisation d’images souvenirs ; on peut se rappeler que l’on a travaillé avec le nombre 50 sur l’obturateur et ainsi reporter la faute sur l’acte de noter. Cela présuppose toutefois une définition de la coordination quant à l’utilisation des images de souvenir (cf. § 27). En l’absence d’une telle définition, ou d’une définition analogue pour l’application d’autres méthodes ferait de la question un pseudo-problème ; mais il ne faut pas oublier qu’une telle définition de la coordination peut être donnée et qu’avec une telle définition la question du contrôle de la vérité immédiate devient aussi raisonnable que la question analogue de la vérité objective.

En général, c’est seulement la vérité objective de la proposition que nous voulons contrôler, et donc la question de sa vérité immédiate ne se pose pas ; ce n’est que dans les observations psychologiques que la question de la vérité immédiate se pose. Cela ne se produit pas seulement dans les observations d’autres personnes où nous devons déduire des réactions si un rapport donné est, pour l’observateur, immédiatement vrai ; nous pouvons également observer le phénomène selon lequel nos propres rapports manquent de vérité immédiate. Cela peut se produire dans les rapports concernant des expériences chargées d’émotion, comme celles qui se produisent lors d’une psychanalyse ; dans de tels cas, il faut un certain courage pour tenir compte de la lampe rouge de la vérité immédiate.

Le contrôle de la vérité immédiate, comme celui de la vérité objective, est basé sur la théorie des correspondances de la vérité. De même que les impacts électriques de l’émetteur de télévision doivent avoir une certaine correspondance avec l’objet optique, de même les phrases prononcées par les hommes doivent correspondre aux choses observées ; peu importe pour cette comparaison qu’il s’agisse de choses objectives ou subjectives. Nous avons donc dans le postulat de la correspondance un second critère de vérité immédiate ; ce critère de correspondance est à mettre à côté du critère d’évidence, et l’on peut se poser la question de la compatibilité des deux critères.

Pour ce qui est de l’application de la théorie des correspondances, nous renvoyons à notre exposé de cette théorie au § 5. Nous avons montré que la phrase et la phrase «  est vrai » concernent des faits différents : concerne un fait primaire, par exemple l’entrée d’un bateau à vapeur dans le port ; «  est vrai » concerne un fait secondaire, une relation entre l’entrée du paquebot dans le port et un ensemble de mots. Supposons que nous considérions le fait primaire et que la phrase apparaisse comme évidente. Si l’on veut contrôler cela, il faut considérer le fait secondaire ; si alors la phrase «  est vraie » apparaît comme évidente, il est prouvé que le critère d’évidence et le critère de correspondance pour aboutissent au même résultat, c’est-à-dire qu’ils ne se contredisent pas.

La méthode peut être poursuivie ; la vérité évidente de la phrase «  est vrai » peut être contrôlée par la méthode des correspondances car cette phrase entretient à nouveau une correspondance entre une phrase et un fait. Il faut donc exiger que la phrase « La phrase “ est vraie” est vraie » se produise comme le justifie le critère d’évidence. Si tel est le cas, la compatibilité des deux critères est prouvée à un niveau supérieur.

Il ressort de ces considérations que le critère d’évidence de la vérité ne peut pas être supprimé ; il est seulement déplacé à un niveau supérieur. Le critère de l’évidence reste toujours notre critère ultime ; nous devons regarder un fait de nos propres yeux si nous voulons contrôler la vérité d’une phrase et, si nous appliquons la définition par correspondance de la vérité, cela ne signifie rien d’autre que de diriger nos yeux vers un autre fait. C’est la différence avec le cas de l’émetteur de télévision. Pour contrôler la fonction de cet appareil, nous n’avons pas besoin d’utiliser l’appareil lui-même mais de disposer d’autres instruments. C’est comme si un émetteur de télévision contrôlait son propre fonctionnement en s’observant lui-même avec sa cellule photoélectrique et en transmettant les courants électriques qui en résultent. C’est pourquoi le critère de la preuve est supérieur au critère de la correspondance ; le bon fonctionnement de la lampe rouge de l’émetteur doit être contrôlé par une seconde transmission processus dans lequel une fois de plus la lampe rouge apparaît comme critère de bon fonctionnement. Toutefois, cette procédure n’est pas un cercle vicieux, mais une méthode de contrôle précieuse. Il se peut qu’elle aboutisse à des contradictions ; si ce n’est pas le cas, il s’agit d’une confirmation. Par confirmation, nous entendons un contrôle unilatéral, c’est-à-dire un contrôle qui peut prouver la fausseté d’une méthode, mais qui ne peut pas fournir un contrôle décisif de sa justesse.

En appliquant ce contrôle au problème de la vérité immédiate, on peut constater qu’en général les deux critères conduisent au même résultat : si une phrase apparaît avec le critère de l’évidence, dans la plupart des cas le contrôle par le critère de la correspondance conduit à une confirmation. En reprenant le langage de notre exemple électrotechnique, nous pouvons dire que le corps humain est un bon transmetteur ; il fournit automatiquement des phrases qui peuvent être contrôlées par le critère de correspondance. Ainsi, bien que le critère de preuve soit indispensable, le critère de correspondance est également admissible ; en fait, les critères coïncident.

La supériorité du critère de preuve peut soulever certains doutes quant à l’interprétation des méthodes scientifiques. Nous avons constaté que le sentiment de vérité immédiate est l’indication décisive pour le choix des fondements de tout le système de connaissance. Pourquoi accordons-nous une telle importance aux choses immédiates ? Si elles ne sont pas toutes des choses objectives, pourquoi en faisons-nous les facteurs directeurs de la pensée scientifique, le test des théories scientifiques, l’objet des prophéties scientifiques ? Pourquoi est-ce le monde des choses immédiates, et non celui des choses objectives, pour lequel tout le travail scientifique est accompli ?

Notre réponse à cette question est la suivante : C’est justement ce monde des choses immédiates qui est pertinent pour notre vie. Ce qui nous rend gais, heureux, malheureux et mal dans notre peau, ce sont les choses immédiates qui nous entourent — les maisons dans lesquelles nous vivons, la vie que nous menons, le la nourriture que nous mangeons, les livres que nous lisons, les objets que nos mains créent, les amis avec qui nous parlons ; et tout cela sous la forme dans laquelle nous les voyons, les entendons et les sentons — sous la forme des choses immédiates qu’elles sont pour nous. Nous ne pouvons pas quitter ce monde immédiat ; nous sommes obligés d’y vivre et nous devons en rechercher la structure et l’ordre pour nous y retrouver. Il n’y a pas à se demander si nous devons le reconnaître ; nous sommes placés en lui, et apprendre à le prévoir et à le manipuler est la tâche naturelle de notre vie.

N’est-ce pas là du subjectivisme ? Si nous nous contentons d’une telle réponse, cela ne signifie-t-il pas l’échec de la tentative de construire la connaissance comme un système objectif, indépendant des sentiments humains et des déterminations subjectives ?

Je ne pense pas qu’il faille l’admettre. Affirmer une telle interprétation contredit les sentiments avec lesquels nous rencontrons le monde des choses immédiates. Nous ne ressentons pas les choses immédiates comme une création propre. Nous les ressentons comme quelque chose qui nous est imposé de l’extérieur ; elles ne dépendent pas de notre volonté ; elles s’imposent à nous, même si c’est à l’encontre de nos attentes ou de nos désirs. Ce que nous avons appelé le « caractère péremptoire » des choses immédiates est interprété par nous, émotionnellement, comme leur objectivité, comme le fait qu’elles constituent un monde propre, ou du moins des messagers d’un tel monde indépendant. C’est tout le contraire des émotions associées au terme « subjectivisme » ; et si l’homme de science a constamment le sentiment de découvrir quelque chose qui a une existence propre, c’est tout simplement parce que les choses immédiatement observées ne sont pas contrôlées par sa volonté mais apparaissent avec une positivité irréfutable et une persévérance obstinée.

Il est vrai que cette affirmation ne concerne que des associations émotionnelles ; on peut cependant lui associer une interprétation logique. La distinction des choses subjectives et objectives est introduite par des inférences basées sur des choses immédiates ; si ces inférences montrent, d’une part, que le la chose immédiate n’est pas toujours identique à la chose objective, que celles des choses immédiates qui ne sont que des choses subjectives doivent être considérées comme un produit à la fois des choses objectives et du corps humain, ces déductions démontrent, d’autre part, que ce produit a aussi un caractère objectif : il désigne un processus se déroulant dans le corps humain. C’est ce passage à une conception objective des choses immédiates qui s’exprime dans le passage du langage immédiat au langage objectif : parler d’impressions, au lieu de choses immédiates, c’est mettre une chose objective à la place d’une chose immédiate. Peu importe dans ce contexte que les impressions soient seulement déduites et non observées. Nous connaissons les choses immédiates, et même les choses simplement subjectives, comme les objets d’un rêve, ne sont pas des ombres vides sans aucun lien avec le monde objectif ; elles indiquent en tout cas des processus internes à notre propre corps, et comme notre corps constitue une partie du monde objectif, nous connaissons au moins quelque chose d’une petite partie du monde. Cette transformation des choses subjectives en choses objectives est aussi justifiée que la distinction entre ces deux catégories : s’il est permis de parler de certaines choses comme étant simplement subjectives, il est également permis d’interpréter les choses subjectives comme indiquant des choses objectives d’un autre type, constituées par des processus à l’intérieur du corps humain.

Cette conception donne un tour décisif au problème de l’objectivité de la connaissance. L’idée que toutes les choses que nous observons indiquent au moins un état intérieur de notre propre corps doit être considérée comme l’une des plus grandes découvertes que l’épistémologie traditionnelle nous présente ; comme notre corps est en relation physique continue avec d’autres choses physiques, cette découverte déverrouille la porte de notre monde privé avec son isolement individualiste. Il existe au moins un petit domaine du monde qui nous est connu ; nous pouvons en faire la base de des inférences menant aux parties les plus éloignées du monde. C’est l’idée de projection qui ouvre ces fenêtres sur le monde ; nous considérons les chaînes causales qui projettent le monde sur notre petit poste d’observation comme des indicateurs d’un environnement beaucoup plus vaste, dont la structure peut être retracée si nous copions ces chaînes causales par des chaînes d’inférences inversement dirigées.

Cependant, cet élargissement de nos connaissances présuppose la notion de probabilité. Ce n’est que parce que les méthodes de la probabilité sont à notre disposition que nous pouvons construire ces chaînes d’inférences. Si nous n’avions à notre disposition que des transformations tautologiques, nous ne pourrions jamais quitter notre petite plate-forme et ne ferions que répéter sous diverses formes ce que nous observons. Les inférences à caractère probabiliste, au contraire, nous permettent d’avancer de lieu en lieu ; elles nous permettent d’ajouter à nos observations de la plate-forme personnelle une connaissance d’objets plus éloignés. Elles peuvent le faire parce qu’elles ne prétendent pas à la certitude comme le font les transformations tautologiques ; si nous avançons de plus en plus loin, le degré de certitude diminue — mais c’est seulement parce que nous payons ce péage que nous pouvons avancer.

Nous avons souligné cette fonction du concept de probabilité à toutes les étapes de notre enquête. Nous avons montré que la signification des phrases sur le monde physique ne peut être conservée que si l’on introduit le concept de probabilité à la place du concept de vérité. Nous avons démontré qu’à cette condition, la connaissance à partir d’une sphère d’observation donnée n’est pas limitée à cette sphère mais peut s’étendre au-delà. Nous avons appliqué le même principe à l’étude du monde intérieur de notre propre corps et montré qu’il peut être déduit avec probabilité du monde environnant des stimuli et des réactions. Nous avons pu expliquer l’opposition de l’interprétation physiologique de la psychologie en termes d’antagonisme justifié à l’identification des énoncés sur les stimuli et les réactions avec les énoncés sur les processus internes — un antagonisme qui disparaît cependant si le caractère probabiliste de ces connexions inférentielles est reconnu. Nous avons montré, enfin, que toute la construction du monde est portée par un tréteau de connexions probabilistes qui trouve sa base dans le monde de l’immédiat concret mais conduit vers l’extérieur, dans deux directions opposées, vers les mondes des grandes et des petites dimensions. Placés au milieu du monde, nous attachons à notre point de référence, par des chaînes de probabilités, l’ensemble de l’univers.

C’est donc le concept de probabilité qui constitue le nerf du système de connaissance. Tant qu’elle n’a pas été « reconnue » — et les logiciens ont été particulièrement aveugles à cet égard — la structure logique du monde a été mal comprise et mal interprétée ; une erreur qui a conduit à des constructions épistémologiques faussées, ne convenant pas à la procédure réelle de la science et ne satisfaisant pas le désir de comprendre la connaissance. Le concept de probabilité nous libère de ces difficultés, étant l’instrument même de la connaissance empirique.

Nous avons cependant utilisé ce concept de manière encore naïve, sans analyser sa structure logique. C’est à cette tâche que nous devons maintenant nous atteler. Ce n’est que de cette analyse que l’on peut attendre une clarification définitive de la nature de la connaissance. Ajoutons que cette analyse aboutira à un résultat surprenant : elle montrera que la nature de la connaissance est bien différente de ce que prétendent ses interprétations habituelles. En renonçant à la prétention de la certitude de la connaissance, nous devons être prêts à admettre un changement fondamental dans son interprétation logique. Mais nous pouvons laisser l’exposition de cette idée au chapitre suivant.

  1. R. Carnap, Der logische Aufbau der Welt (Berlin et Leipzig, 1928), p. 83.
  2. Cf. Lévy-Brühl, La Mentalité primitive (Paris, 1922), p. 102.
  3. Nous utilisons le participe illatum du latin infero, pour désigner ce genre de chose.
  4. « Von spärlichen Gesichtswahrnehmungen » (L. Boltzmann, Vorlesungen über Gastheorie [Leipzig, 1895], p. 6).
  5. Il existe d’autres exemples de projection interne dans lesquels les deux côtés de la coordination sont directement observables ; par exemple, le cas d’une feuille et de ses cellules qui sont visibles au microscope. Le fait qu’il y ait une réduction de la feuille aux cellules est, comme dans l’exemple des atomes, un résultat empirique qui ne peut être affirmé avec certitude.
  6. Cf. L. Fleck, Entstehung und Entwicklung einer wissenschaftlichen Tatsache (Bâle, 1935), p. 147, tableau III. Fleck montre des dessins anciens et modernes du squelette humain tirés de manuels médicaux ; il précise que dans les dessins anciens le squelette est toujours un symbole de la mort, alors que dans les dessins modernes il est un symbole des constructions mécaniques-techniques.
  7. Erkenntnis, III (1932-33), 127.
  8. L’expérience de Pavlov sur la glande salivaire exige, pour les animaux, une opération simple, mais elle est également utilisée par les comportementalistes.
  9. Cf. la Philosophie der Raum-Zeit-Lehre de l’auteur (Berlin, 1928), §§ 3-8.
  10. Zuordnungsdefinitionen (cf. ibid., § 4).
  11. Cf. I. Schaxel, « Das biologische Individuum », Erkenntnis, I (1930), 467.
  12. Ce n’est pas une objection contre notre raisonnement que nous fassions usage du concept « quale » que nous voulons réfuter. Notre méthode est la reductio ad aisurdum : nous présupposons qu’il existe un quale spécifique et montrons ensuite que ce présupposé conduit à des contradictions.
  13. Il serait intéressant pour les psychologues de savoir si ces limites sont aussi rigides qu’on le suppose généralement. Il se peut qu’avec de l’entraînement, une expansion de l’imagination des couleurs soit possible, pour les daltoniens comme pour les autres personnes.
  14. Cf. un résumé intéressant de la critique empiriste du concept de l’ego par H. Lowy, Erkenntnis, III (1932/33), 324.
  15. Es denkt, sollte man sagen, so wie man sagt : es blitzt. Zu sagen cogito, ist schon zu viel, sobaid man es durch ich denke iibersetzt" (cf. Permischte Schriften de Lichtenberg [Gottingen, 1844], I, 99).
  16. Logische Syntax der Sprache (Vienne, 1934).
  17. Le terme « implication stricte » a été introduit par C. I. Lewis, alors que Carnap parle habituellement de « relation de déductibilité ».
  18. Pour la justification de ces remarques sur la géométrie, nous pouvons nous référer à la Philosophie der Raum-Zeit-Lehre, § 8.