Explication du Sermon sur la Montagne/Chapitre XXII. Objection. — Pécher contre le Saint-Esprit. — Vengeance demandée parles martyrs.

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Œuvres complètes de Saint Augustin
Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie (p. 284-285).
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CHAPITRE XXII.

OBJECTION. – PÉCHER CONTRE LE SAINT-ESPRIT. – VENGEANCE DEMANDÉE PAR LES MARTYRS.[modifier]

73. Mais le point principal de la difficulté, c’est ce passage de l’apôtre saint Jean : « Si quelqu’un sait que son frère a commis un péché qui ne va pas à la mort, qu’il prie, et le Seigneur donnera la vie à celui dont le péché ne va pas à la mort. Mais il y a un péché qui va à la mort : ce n’est pas pour celui-là que je dis qu’on doive prier[1]. » Évidemment l’apôtre indique ici qu’il y a des frères pour lesquels nous ne sommes pas obligés de prier, tandis que le Seigneur nous ordonne de prier même pour nos persécuteurs. Cette difficulté ne peut se résoudre qu’autant que nous conviendrons qu’il y a chez des frères certains péchés plus graves que la persécution même d’un ennemi. Or on peut prouver par de nombreux témoignage des divines Écritures que c’est aux chrétiens que s’applique ce nom de frères. On le voit très clairement par ce texte de l’Apôtre : « Car le mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle, et la femme infidèle est sanctifiée par le frère. » Il n’a pas ajouté : nôtre ; mais il a pensé qu’on verrait clairement que sous le nom de frère il désignait un chrétien uni à une femme infidèle. Aussi ajoute-t-il peu après : « que si l’infidèle se sépare, qu’il se sépare : car notre frère ou notre sœur n’est plus asservie en ce cas[2]. » Je pense donc que ce péché d’un frère, qui va à la mort, a lieu lorsqu’après avoir connu Dieu par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ on porte atteinte à l’union fraternelle et qu’au mépris de la grâce de la réconciliation on est tourmenté par les feux de la jalousie[3]. Or ce péché ne va point à la mort, s’il ne détruit pas la charité fraternelle, mais se borne à refuser ; par l’effet d’une certaine faiblesse, les bons offices qui se doivent à un frère. C’est pourquoi le Seigneur a dit sur la croix : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[4] » parce qu’ils n’avaient point encore reçu la grâce du Saint-Esprit, ils n’étaient point encore initiés aux saintes doctrines de l’union fraternelle. Le bienheureux Étienne, dans les Actes des Apôtres, prie pour ceux qui le lapident[5], parce qu’ils ne croyaient point encore au Christ et qu’ils ne résistaient point à l’esprit de communauté. Et, je pense, Paul l’apôtre ne prie pas pour Alexandre, parce qu’il était déjà du nombre, des frères, et que comme il brisait par jalousie le lien fraternel, son péché allait à la mort. Quant à ceux qui n’avaient pas rompu le lien d’amour, mais avaient succombé à la crainte, l’Apôtre prie pour qu’on leur pardonne. Voici en effet ce qu’il dit : « Alexandre ; l’ouvrier en airain, m’a fait beaucoup de mal ; le Seigneur lui rendra selon ses œuvres : évite-le, car il a fortement combattu nos paroles. » Puis il mentionne ceux pour qui il prie en disant : « Dans ma première défense, personne ne m’a assisté ; au contraire tous m’ont abandonné : qu’il ne leur soit point imputé[6]. »
74. C’est cette différence de péchés qui sépare Judas qui trahit, de Pierre qui renie son Maître, (non qu’il ne faille pardonner à celui, qui se repent, car ce serait aller contre l’ordre du Seigneur qui ordonne d’accorder toujours le pardon à un frère qui le demande[7]) mais parce que le crime de Judas était tel, qu’il ne pouvait s’humilier jusqu’à la prière, bien que sa conscience coupable fût forcée de reconnaître et, d’avouer sa faute. En effet après avoir dit : « J’ai, péché en livrant un sang innocent » il est plus facilement poussé à se pendre de désespoir, qu’à demander humblement son pardon[8]. Ainsi faut-il bien savoir à, quelle espèce de repentir Dieu accorde le pardon. Il y a bien des gens qui avouent plus vite encore leurs foules, et qui s’irritent contre eux-mêmes au point de faire croire qu’ils sont vivement fâchés d’avoir fait le mal ; et cependant ils ne s’abaissent pas jusqu’à s’humilier, jusqu’à avoir le cœur brisé et à demander pardon. Il faut croire que cet état de leur âme est le résultat de l’énormité de leur péché et tient déjà de la damnation.

75. C’est peut-être là pécher contre l’Esprit-Saint, c’est-à-dire, briser le lien de la charité fraternelle par malice et par jalousie après avoir reçu la grâce du Saint-Esprit : espèce de péché quine se remet, dit le Seigneur, ni en ce monde ni en l’autre. Là-dessus on peut demander si les Juifs ont péché contre le Saint-Esprit, en disant que le Seigneur chassait les démons au nom de Béelzébud le prince des démons : à supposer que cette injure s’adressât au Sauveur lui-même, puisqu’il dit de lui ailleurs : « S’ils ont appelé le père de famille Béelzébud combien plus ceux de sa maison[9] ? » Ou bien devons-nous croire qu’obéissant à un violent sentiment d’envie, payant d’ingratitude des bienfaits si sensibles, bien qu’ils ne fussent pas encore chrétiens, ils ont péché contre le Saint-Esprit, à raison même de leur extrême jalousie ? On ne peut pas le conclure des paroles du Seigneur. Car quoiqu’il ait dit, en cet endroit même : « Quiconque aura prononcé une mauvaise parole contre le Fils de l’homme, elle lui sera remise : mais quiconque aura dit un mot contre le Saint-Esprit, il ne lui sera remis ni en ce siècle ni dans le siècle à venir » cependant on peut admettre que c’était là une exhortation adressée à ses auditeurs pour les engager à se rendre à la grâce et à ne plus commettre, après l’avoir reçue, les péchés dont ils s’étaient rendus coupables jusqu’alors Pour le moment ils avaient blasphémé contre le Fils de l’homme, et ils pouvaient en obtenir le pardon à condition de se convertir, de croire en lui – et de recevoir le Saint-Esprit. Mais si, après l’avoir reçu, ils venaient à briser le lien de – fraternité par jalousie, à combattre, la grâce obtenue, leur faute alors n’aurait été remise ni en ce siècle ni dans le siècle à venir. Si en effet le Seigneur les eût regardés comme condamnés sans espoir, il ne leur eût pas adressé l’avertissement qu’il leur donne ensuite : « Ou rendez l’arbre bon et son fruit bon ; ou rendez l’arbre mauvais et son fruit mauvais[10] ».
76. Comprenons donc que le précepte d’aimer nos ennemis, de faire le bien à ceux qui nous naissent, de prier pour ceux qui nous persécutent, n’exige pas que nous priions pour certains péchés de nos frères : autrement, par ignorance, nous mettrions la divine Écriture en contradiction avec elle-même ; ce qui ne peut pas être. Mais s’il en est pour qui on ne doit pas prier, en est-il contre qui on doive prier ? Jusqu’ici je ne suis pas encore assez éclairé là-dessus. On dit en général : « Bénissez et ne maudissez pas » et encore : « Ne rendant à personne le mal pour le mal[11]. » Mais ne pas prier pour quelqu’un ce n’est pas prier contre lui ; car il se peut que vous voyiez son châtiment assuré, son salut absolument désespéré ; et si vous ne priez pas pour lui, ce n’est point par haine, mais parce que vous êtes convaincu que vous ne lui seriez point utile, et que vous ne voulez pas que votre prière soit repoussée par le Juge souverainement juste. Mais que dire de ceux contre qui nous savons – que des saints ont – prié, non dans l’espoir d’obtenir leur correction, car alors ils eussent prié pour eux, mais en vue de leur damnation éternelle ; non encore, comme le prophète, contre celui qui a, livré – le Seigneur : car, comme nous l’avons dit, c’était, plutôt prédiction de l’avenir que désir, de punition ; ni enfin, comme l’Apôtre, contre Alexandre, ainsi que nous l’avons suffisamment expliqué ; mais comme les martyrs, mentionnés dans l’Apocalypse, qui demandent à être vengés t, bien que le premier.d'entr’euxait demandé grâce pour ceux qui le lapidaient ?
77. Que cette difficulté ne nous ébranle pas. En effet qui oserait affirmer que ces saints, ornés de la pourpre, crient vengeance contre les hommes, et non contre le règne du péché ? Car la vraie vengeance des martyrs, vengeance pleine de justice et de miséricorde, c’est la, destruction, du règne de péché, sous lequel ils ont tant souffert. C’est là que tendent les efforts de l’Apôtre, quand il dit : « Que le péché ne règne donc pas « dans votre corps mortel. » Or le règne du péché est détruit et renversé en partie par la correction des bons, quand la chair est soumise – à, l’esprit ; en partie par la damnation de ceux, qui persévèrent dans le péché, quand la justice les met si bien à leur place qu’ils ne peuvent, plus nuire aux justes qui règnent avec le Christ. Voyez l’apôtre Paul 1 Ne semble-t-il pas venger sur lui-même. Et #Rem il lune le martyr, quand il se dit Je combats, mais non comme frappant l’air ; « mais je châtie mon corps et le réduis, en servitude, 3. » Car il terrassait, il affaiblissait, et après la victoire, il réglait en lui précisément ce qui avait servi à persécuter Étienne et les autres chrétiens. Qui donc nous prouvera que ce n’est point une vengeance de cette espèce que les saints martyrs demandent au Seigneur, eux qui ont pu, dans le but de se venger, demander la fin de ce monde où ils ont souffert tant de malheurs ? En priant, ainsi, on prie pour ceux de ses ennemis qui sont susceptibles de guérison, et non contre ceux qui n’ont pas voulu se guérir : parce que Dieu en punissant ceux-ci n’est point un méchant bourreau, mais un juge souverainement juste. N’hésitons donc point à aimer nos ennemis, à faire du bien à ceux qui nous haïssent et à prier pour ceux qui nous persécutent.

  1. Jn. 5,16
  2. 1Co. 7, 14-15
  3. Rét. l. 1, ch. 19,7
  4. Luc. 23, 34
  5. Act. 7, 59
  6. 2 Tim. 4, 14-16
  7. Luc. 18, 6
  8. Mat. 27, 4-5
  9. Apoc. 3,10
  10. Rom. 6, 12
  11. 1 Cor. 9, 26-27