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Exploration du Mékong/03

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Exploration du Mékong
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 82 (p. 468-497).
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EXPLORATION
DU MÉKONG

III.
VIEN-CHAN ET LA CONQUETE SIAMOISE.

On nous avait prédit un séjour de quelques mois dans le Laos, région mal famée, défendue contre la curiosité ou l’ambition de ses voisins par les roches dont son fleuve est hérissé, et surtout par les miasmes que le sol exhale. Ce n’était donc pas sans un sentiment de joie mêlé de quelque fierté qu’en mesurant le chemin déjà parcouru nous nous rappelions nos souffrances, comptant les maladies comme des soldats comptent leurs blessures, et n’en trouvant pas de mortelles. Nos rangs cependant venaient de s’éclaircir, mais c’était par un acte de notre volonté. Ne conservant dans notre escorte qu’un seul Européen, M. de Lagrée avait renvoyé les autres ; ils étaient plus capables de courage que de résignation, mieux faits pour lutter contre des ennemis visibles que pour souffrir les lenteurs forcées de notre marche et les ennuis du climat. Attirés d’abord par l’espoir d’une vie aventureuse, ils entrevirent bientôt l’énervante monotonie de l’existence qui leur était réservée, et leur énergie descendit dès lors au niveau de leur désenchantement. Nous estimions d’ailleurs n’avoir rien à craindre des Laotiens. Leur caractère d’une extrême douceur nous laissait libres d’inquiétudes de ce côté. Nous étions appelés, il est vrai, à passer au milieu de populations de mœurs fort différentes ; mais elles étaient encore très éloignées de nous. Il était sage d’ailleurs, puisque nous n’aurions pu en aucun cas imposer par la force nos volontés aux mandarins, de nous assurer au moins la sympathie des indigènes par une conduite irréprochable et une discipline sévère.

Près de 3 degrés en latitude et 1 degré en longitude nous séparaient déjà de Crachè, ce village cambodgien où nous avions substitué les pirogues au navire à vapeur, et que nous considérions comme notre véritable point de départ. Les sinuosités du fleuve augmentaient encore la distance. Nous étions arrivés aux limites du Bas-Laos. Il ne me semble pas inutile, avant de quitter Ubône pour pénétrer dans le Laos moyen, de résumer en quelques mots les résultats acquis pendant la première partie du voyage. Ainsi qu’on a pu le remarquer déjà, ces résultats, en ce qui concerne les moyens d’utiliser le grand fleuve comme voie commerciale, sont malheureusement négatifs. Les difficultés qu’il oppose aux voyageurs commencent à partir de la frontière cambodgienne, difficultés sérieuses, pour ne pas dire insurmontables. Si l’on essayait jamais d’appliquer la vapeur à la navigation dans cette partie du Mékong, le voyage de retour serait certainement plein de périls. A Khon s’élève une barrière absolument infranchissable dans l’état actuel des lieux. Entre Khon et Bassac, les eaux sont libres et profondes ; mais le lit s’obstrue de nouveau à une courte distance de ce dernier point. Depuis l’embouchure de la rivière d’Ubône, que nous avons remontée jusqu’à Khemarat, c’est-à-dire sur un espace qui comprend à peu près les deux tiers de 1 degré de latitude, le Mékong n’est plus qu’un impétueux torrent dont les eaux se précipitent par un canal profond de plus de 100 mètres et à peine large de 60. La vérité commençait donc à s’imposer même aux plus optimistes. Des steamers ne sillonneraient jamais le Mékong comme ils sillonnent les Amazones et le Mississipi, Saïgon ne serait jamais relié aux provinces occidentales de la Chine par cette immense voie fluviale que le volume de ses eaux rend si puissante, mais qui semble n’être qu’un magnifique ouvrage inachevé. A d’autres points de vue, nos recherches avaient été moins stériles. Si les grandes perspectives se fermaient, s’il n’était pas vraisemblable que les produits du Setchuen et du Yunân vinssent jamais s’entreposer sur les places de la Basse-Cochinchine, il devenait certain du moins que le commerce du Bas-Laos tendait à se diriger vers Pnom-Penh, et qu’il n’existait, comme on paraissait le craindre à Saïgon, aucune dérivation forcée vers Bangkok. Les grands radeaux formés de bambous rassemblés, même les pirogues dirigées d’une main sûre par des marins hardis, tels sont les véhicules employés déjà pour transporter des balles de coton et de soie, des chargemens de riz et des troupeaux d’esclaves. Un certain courant d’échanges existe dès à présent, il ne s’agit donc plus que de le développer. Des Annamites, des Chinois et des Européens concourraient utilement à cette œuvre de propagande commerciale qui profiterait à notre colonie. Arracher les Laotiens à leur torpeur, les amener à produire par la perspective de débouchés certains, susciter en eux des désirs, leur créer des besoins, forcer les autorités locales au respect de nos négocians et leur inspirer par là quelque modération dans leurs exigences envers ceux de leurs administrés qui traiteraient avec des sujets français, ce serait une méthode excellente et dont le gouvernement colonial pourrait tenter l’application. Certains objets de fabrication européenne s’imposeraient bientôt à la masse des habitans. Déjà les rigueurs relatives de la saison froide forcent les Laotiens à recourir aux tissus de laine, dont la plupart, sortis des manufactures anglaises, sont introduits par Bangkok. Le goût des étoiles brillantes est assez répandu, et c’est là peut-être le seul luxe qui soit un peu général. Les montres, les armes, sont recherchées des gens riches ; en échange d’un présent de cette nature, nous obtenions des autorités tous les services possibles. Les mandarins transforment leurs demeures en musées où ils étalent avec orgueil les rebuts de nos plus grossières fabrications, et les estiment d’autant plus qu’ils les ont payés plus cher.

D’un autre côté, la nature timide et douce de ces populations faciles à effrayer rendrait nécessaire une surveillance constante ou périodique. Parmi nos compatriotes qui vont chercher fortune à l’étranger, la plupart sont sans doute des gens honorables qu’il est fort injuste d’envelopper dans une de ces condamnations générales et sommaires trop souvent prononcées contre eux. Il ne faut pas se dissimuler cependant que, lorsqu’il s’agira de pénétrer dans un pays comme le Laos, on rencontrera parmi les Européens qui l’essaieront des hommes disposés, s’ils se sentent à l’abri de tout contrôle, à dépouiller les habitudes paisibles du négociant honnête pour prendre les allures conquérantes de l’aventurier. Ce serait un véritable malheur. Le gouverneur de la Cochinchine pourrait le prévenir en organisant dans le bas du fleuve une sorte d’inspection annuelle, ou bien en assignant pour résidence à l’un de ses officiers un des points importans du Laos inférieur, Bassac par exemple. Outre que les conseils d’un de ces hommes intelligens auxquels notre colonie doit en partie sa prospérité seraient d’un précieux secours pour les autorités indigènes, la répression immédiate que cet agent serait mis en mesure d’exercer contre la violence et la fraude maintiendrait nos propres nationaux dans les limites du devoir. Des plaintes parvenant après un fort long intervalle au gouverneur de la Cochinchine par l’intermédiaire du roi de Siam ne seront jamais efficaces. Les premières difficultés contre lesquelles nous soyons venus nous heurter dans la ville de Stung-Treng ont en effet pris leur source dans le souvenir récent des actes de brigandage d’un Français cherchant à faire une fortune rapide. Le mandarin de Stung-Treng, pour arrêter le cours de ses déprédations, a tenté d’entraver sa marche. Cet étrange négociant s’est plaint à son retour, et l’amiral alors placé à la tête de notre colonie, abusé par un faux rapport, a cru devoir adresser de vives remontrances à la cour de Bangkok. Cette erreur ne peut manquer de se reproduire tant qu’un agent officiel ne jugera pas des choses sur les lieux. Nous ne saurions en effet, sans que notre prestige en souffre, admettre contre un Européen le témoignage non contredit d’un fonctionnaire siamois. Ces considérations seraient, on peut l’espérer, assez fortes pour triompher des objections que le roi de Siam, toujours soupçonneux, ne manquera pas d’élever contre une innovation aussi avantageuse à ses propres sujets qu’utile à nos nationaux. Le jeune prince qui a dernièrement remplacé son père sur le trône commence, dit-on, à sentir le poids de l’amitié des Anglais ; il tendrait à se rapprocher de nous ; le moment semble donc favorable pour obtenir une concession dont il ne serait pas impossible de lui faire comprendre le véritable caractère. — A partir d’Ubône, nos intérêts politiques et commerciaux paraissent moins directement engagés. Cette place elle-même est en relations fréquentes avec Bangkok par l’intermédiaire de Korat, vaste entrepôt situé par 15 degrés de latitude environ, et où sont établis un grand nombre de Chinois. Ceux-ci rayonnent de là dans toutes les directions à travers les possessions siamoises, et vont porter les cotonnades anglaises dans tout le Laos moyen.

Nous avions employé le mieux possible le temps de notre séjour à Bassac, séjour forcé qui allait être la cause d’une grande partie de nos souffrances. Le voyage d’Attopée et les autres excursions dans l’intérieur avaient augmenté sans doute la somme des renseignemens utiles recueillis par nous ; mais ils avaient eu l’inconvénient d’user nos forces sans nous rapprocher du but. Chaque jour écoulé de la saison favorable aux voyages était comme un ami perdu dont un adversaire terrible allait dans peu de mois prendre la place. Tandis que le désir d’éviter une seconde saison des pluies dans le Laos était un aiguillon pour nous pousser en avant, notre impatience venait inutilement se heurter aux habitudes des indigènes, dont l’indolence nous imposait des délais irritans. Il fallait bien d’ailleurs marcher lentement pour donner le temps de nous rejoindre à celui de nos collègues qui s’était rendu au Cambodge à la recherche du courrier.

Nous avions quitté le grand fleuve depuis plus d’un mois, et nous voulions, pour le retrouver et en suivre de nouveau le cours, gagner le village de Khemarat en coupant la presqu’île formée par le Mékong et la rivière d’Ubône. Il s’agissait donc d’organiser un voyage par terre. Nos lettres de Siam ne nous donnaient en aucune façon le droit de requérir des corvées gratuites. Elles invitaient seulement les autorités à faciliter notre voyage en intervenant au besoin pour nous aider à conclure des marchés. Jusqu’à présent, celles-ci avaient cru devoir faire plus qu’il ne leur était ordonné, et nous avaient spontanément et à titre gracieux fourni des moyens de transport. A Ubône, M. de Lagrée voulut que la commission essayât enfin de se suffire à elle-même ; mais les indigènes refusèrent de louer leurs épaules aussi bien que le dos de leurs animaux. Ils semblaient presque indifférons au salaire élevé que nous leur proposions, peut-être doutaient-ils même de la sincérité de nos promesses. Des gens qui se disaient grands mandarins et qui offraient de l’argent, cela leur paraissait contraire à la nature des choses. Nos appels pressans et répétés demeurèrent sans écho. Si la défiance que nous inspirions entrait pour quelque chose dans ce résultat fâcheux, la paresse des Laotiens, nous avons pu nous en assurer depuis, y concourait aussi pour une large part. Des négocians chinois nous ont dit qu’ils ne parvenaient eux-mêmes bien souvent à louer des porteurs qu’en intéressant grassement les gouverneurs de province. Ceux-ci usent alors des moyens de contrainte dont ils disposent, et le commerce vit aux dépens de la liberté individuelle. Ce simple fait jette un jour éclatant sur toute cette civilisation rudimentaire. Il fallut bien finir par recourir au roi, et celui-ci, au grand profit de notre caisse, nous tira facilement d’embarras. Nous avions fait de vains efforts pour former des contrats de louage ; sur un mot de sa majesté, quinze chars à buffles et à bœufs, cinquante hommes et six éléphans se groupèrent un matin, comme par enchantement, autour de notre case. Le despotisme a du bon quand on est bien avec le despote.

En quittant Ubône, nous suivons un chemin sablonneux comme les rues de la ville elle-même. Les chars enfoncent jusqu’à l’essieu dans cette poussière brûlante, et nous n’avons pour nous désaltérer aux heures de halte qu’une eau nauséabonde et saumâtre. Partout dans la campagne on fait la récolte du sel. Il est très abondant dans le pays, et plusieurs sources en sont chargées. Dans des bassins de terre glaise enduits de résine, l’eau s’évapore et le sel se dépose. Pour mesurer le degré de saturation du liquide, les indigènes ont imaginé une petite boule faite de terre et de résine qui va au fond en eau douce et flotte dans l’eau salée. Bien qu’il n’existe aucune graduation sur cet instrument primitif, leur œil exercé ne se trompe guère. Nous ne tardons pas à rencontrer la forêt, mais triste et rabougrie, ressemblant à une sorte de bois-taillis coupé par d’immenses clairières le plus souvent incultes. Les racines qui vont chercher dans la terre des sucs vivifians subissent dans toute cette zone l’action corrosive du sel ; les troncs sont chétifs, les branches noueuses. Il n’y a plus d’ailleurs trace de verdure, tout est aride, desséché, brûlé ; une couche épaisse de poussière blanche recouvre jusqu’aux feuilles des arbres ; les éléphans, qui d’ordinaire se nourrissent tout en marchant, ne glanent plus que de loin en loin quelque liane encore verdoyante ou quelque racine enfouie qu’ils déterrent avec le pied. C’est un temps d’abstinence pour la nature entière, qui semble regretter les pluies. Quelques arbres clair-semés, véritables buissons ardens, se couvrent de fleurs flamboyantes comme les feuilles d’un métal rougi au feu ; les branches sont convulsivement tordues.

Les corvées, qui ont l’avantage d’être fort économiques, présentent aussi un inconvénient sérieux : elles ne dépassent jamais les limites souvent très circonscrites de la province à laquelle elles appartiennent. Il faut donc, sur les frontières de chaque province nouvelle, changer d’hommes et d’animaux. C’est en vain qu’on s’efforcerait de lutter contre cet usage, source de grands retards, les porteurs déposeraient leurs fardeaux pour fuir dans les bois. En sortant du territoire d’Ubône, nous donnâmes congé aux corvéables du roi. M. de Lagrée, qui nous avait fait partout une réputation de générosité, la consolida en cette circonstance par une abondante distribution de fil de laiton. Les petits mandarins qui nous accompagnaient nous prièrent de leur remettre en bloc notre cadeau, qu’ils s’engagèrent à distribuer eux-mêmes ou à faire distribuer par le roi. La foule des malheureux porteurs parut très satisfaite de voir M. de Lagrée repousser ce conseil perfide. Tout en tenant compte du grade de chacun, nous opérâmes un partage démocratique. Les mandarins dévoraient leur rage ; c’était environ 100 fr. qu’ils perdaient d’illégitime profit. Quant au petit personnage qui avait pour mission spéciale de veiller pendant la route à nos besoins personnels, il se tira d’affaire autrement. Il mit tout simplement dans sa poche l’argent que nous lui avions donné pour acheter des vivres dans les différens villages où nous nous étions arrêtés. Les vivres nous ayant été fournis, nous avions dû ignorer qu’il les exigeait gratis sous forme de cadeaux. D’ailleurs c’est l’usage, toujours l’usage ; que répondre à cela ? Le métier de réformateur devient vite fatigant. Ailleurs les coutumes tempèrent les rigueurs de la loi ; ici, au Laos, il faudrait des lois pour atténuer la barbarie des coutumes.

Les chemins où peuvent passer les chars sont fort rares, et ne s’étendent qu’à une faible distance des centres principaux ; nous remplaçons donc, au relais forcé que nous faisons à Amnach, nos véhicules par des porteurs qui n’acceptent pas une charge supérieure à 6 ou 7 kilogrammes, et nous nous remettons en route en emmenant une grande partie de la population mâle et valide du village où s’est formée notre caravane. Ceux que nous traversons sont tenus d’approvisionner notre monde, et cela ne laissait pas d’inspirer quelque pitié pour les malheureux brusquement soumis à une aussi forte imposition. En approchant du fleuve, le pays prend un aspect moins désolé. Rien de triste en effet comme d’immenses plaines couvertes de paille de riz tondue par des troupeaux de buffles que le sel attire. La grande forêt reparaît enfin, rarement touffue, mais verte encore. Les incendies ont bien fait çà et là comme de larges taches d’encre, mais les fraîches couleurs des jeunes bambous épargnés par le feu n’en ressortent que plus vivement. Nos éléphans se donnaient un véritable régal. Nous couchions sous des huttes de feuillage élevées chaque soir près d’une flaque d’eau croupissante à la surface visqueuse et irisée, trop heureux de rencontrer une de ces mares saumâtres ; c’est la grande affaire en cette saison, et dans deux mois, après que le soleil aura pompé tout ce qu’il reste d’humidité sur la terre, elle sera plus grave encore. Être inondés la moitié de l’année, mourir de soif pendant l’autre moitié, voilà le sort des habitans de ces tristes pays, du moins quand ils voyagent.

Enfin nous arrivons à Khemarat, où M. Delaporte nous attendait. Il y était parvenu en suivant le Mékong, dont il a dressé la carte entre ce point et l’embouchure de la rivière d’Ubône. En aucun autre endroit de son cours, le fleuve ne présente des phénomènes aussi remarquables. Réduit à 60 mètres de largeur, il mugit et bouillonne. Il s’est creusé dans la roche un lit dont une sonde filée à 100 mètres n’atteint pas le fond ; rien ne peut exprimer l’horreur de ce passage où les eaux jaunissantes se tordent dans un étroit défilé, se brisent contre les rochers avec un épouvantable fracas en formant des tourbillons qu’aucune barque n’ose affronter. Les hommes ont fui les rives ; les grands arbres de la forêt se penchent des deux côtés sur l’abîme, où souvent leur poids les entraîne ; on n’aperçoit ni un village ni même une case isolée. Quelques pêcheurs audacieux se sont fait un gîte dans les anfractuosités des rochers ; ces malheureux ont à peine le temps de fuir, aux premières pluies, tant est grande la rapidité avec laquelle montent les eaux du fleuve, dont les crues normales dépassent là 15 mètres.

Nous sommes bien accueillis à Khemarat. Le gouverneur vient de mourir, et son second est un vieillard imbécile qui a l’air d’avoir pour nous une sorte de vénération. Les gens sont naïfs et s’imaginent que les observations faites par M. Delaporte pour déterminer la position géographique du village n’ont d’autre but que de lire dans le soleil. Ils nous consultent sur l’avenir. Le vieux mandarin, qui part pour Bangkok, s’obstine même à nous demander l’heure à laquelle il convient de se mettre en route pour avoir toutes les bonnes chances de son côté. On lui conseille de bien déjeuner et de partir après.

De grands arbres touffus entouraient et abritaient notre case à Khemarat. Rencontrer un beau fleuve, des manguiers et des tamariniers en fleur, au sortir des plaines poudreuses d’Ubône, c’était trouver une délicieuse oasis après une marche pénible au désert. Les habitans comme les autorités nous prodiguaient les marques de sympathie, et les renseignemens nous venaient en foule. Nous avons recueilli là quelques données précises sur l’état politique et le régime administratif des Laotiens siamois. L’organisation étant uniforme dans toutes les provinces, il suffira d’en tracer une esquisse.

La province de Khemarat, l’une des moins étendues du Laos moyen, compte environ 2,000 inscrits. Elle est gouvernée par six fonctionnaires principaux résidant au chef-lieu et prenant rang au-dessous du gouverneur, nommé comme eux par le roi de Siam. Ces gros personnages ne reçoivent pas d’appointemens, ils n’ont droit qu’aux services gratuits d’un certain nombre de corvéables ; mais ils ont cent moyens extra-légaux de faire venir l’argent à leur caisse, et ils n’en négligent aucun. Sur les derniers échelons se placent les petits mandarins, chefs de villages. Ceux-ci rendent la justice en premier ressort, et leur compétence, en matière civile au moins, est illimitée. On peut successivement appeler de leurs décisions au chef-lieu devant deux tribunaux, et, si les parties ne se déclarent pas satisfaites, elles peuvent recourir à Bangkok, ce qui constitue un quatrième degré de juridiction. Le premier magistrat de la province a seul le droit de condamner à mort, encore doit-il, avant l’exécution, prévenir le gouvernement central. On ne peut nier qu’il ne résulte de cet ensemble de formes protectrices certaines garanties pour les plaideurs. Par malheur, l’abaissement des caractères détruit ici comme partout l’effet des meilleures institutions. La vénalité des fonctionnaires laotiens de tout ordre et de tout rang est poussée à l’extrême ; ceux-ci, non contens de trouver dans les amendes qu’ils infligent une source légale, sinon légitime, de revenus, ne connaissent pas de meilleurs argumens que les présens reçus par avance.

Les audiences se tiennent avec une certaine solennité dans une sorte de hangar qui sert également de salle de conseil. J’ai assisté au jugement d’une femme prise en flagrant délit d’adultère. Les deux complices, attachés à chaque extrémité d’une même cangue de construction spéciale, étaient contraints de se regarder en face en frappant l’un contre l’autre, pour attirer l’attention publique, deux bambous sonores. Le mari, ne soupçonnant pas que des Français ne pouvaient manquer de s’amuser beaucoup de sa situation, faisait bonne contenance, et paraissait même fort réjoui. Le cas n’étant pas niable, la femme fut condamnée à payer 17 ticaux d’amende, moins de 60 francs, et son complice 29 ticaux ou 96 francs environ. En pareille occurrence, le mari peut à son gré garder sa femme ou bien la répudier. S’il opte pour ce dernier parti, il ne peut plus la reprendre avant dix ans ; mais l’amende payée par la coupable lui est adjugée, les juges empochent celle infligée à son rival. Dans l’affaire à laquelle nous assistions, le mari se hâta de répudier, et je compris alors la cause de sa satisfaction. Il avait donné, pour obtenir la main de sa femme, 4 ticaux et un buffle à la famille ; mais il y avait plusieurs années de cela : il recouvrait sa liberté, le droit d’entrer de nouveau en ménage et les moyens d’en payer les frais. Quelle fortune dans un pays où le climat est promptement mortel à la beauté ! — Tous les cas ne sont pas aussi favorables ; il peut se faire, par exemple, que la femme ne soit pas en mesure de payer. Elle reçoit alors deux coups de rotin par tical d’amende. Cette amende ne dépasse jamais 40 ticaux. Au Laos, pour un peu plus de 100 francs et à la condition de ne point appartenir à un mandarin, toute femme peut donc se passer ses fantaisies. Celles du mari ne sont nullement entravées par la loi, et la femme n’a qu’à fermer les yeux ou qu’à faire des économies pour se venger. Jadis la peine était plus sévère : une femme convaincue d’adultère donnait sa liberté en expiation de son crime, et devenait l’esclave de son mari. Sur ce point, la législation de l’ancien royaume du Tonkin poussait encore plus loin la rigueur : un mari qui surprenait sa femme en flagrant délit était autorisé, non pas à la tuer de ses mains, comme il l’est en quelque sorte chez nous, mais à lui couper les cheveux et à la mener en cet état devant le mandarin. Celui-ci la faisait jeter à un éléphant, dressé aux fonctions de bourreau, « lequel, après l’avoir enlevée avec sa trompe, la serrait avec tant de rage, puis la jetait par terre avec tant de violence, qu’il l’étouffait et la faisait mourir dans des tourmens inconcevables ; s’il s’apercevait qu’elle donnât encore quelque signe de vie, il la foulait aux pieds jusqu’à ce qu’elle fût écrasée et mise en pièces. » — Au Cambodge, l’éléphant est encore employé comme exécuteur des hautes-œuvres. J’en ai monté un qui, peu de jours auparavant, venait de percer de ses défenses le corps d’un criminel d’état attaché au tronc d’un arbre. La femme épousée la première, suivant certaines formalités, a seule les droits et le rang de femme légitime ; mais cette restriction ne rend pas Il polygamie moins florissante. « Comme il s’en trouve parmi nous, dit à ce sujet un ancien voyageur peu courtois, qui se plaisent à nourrir les uns des chiens, les autres des chevaux, et d’autres enfin des bêtes farouches, les Laotiens de même, non-seulement pour satisfaire leur brutalité, mais par une certaine ambition de grandeur affectée, ont une troupe de femmes, les uns plus, les autres moins, chacun selon son pouvoir. »

La propriété territoriale n’existe pas. Quant à la propriété mobilière, si elle peut souvent subir des atteintes de la part de fonctionnaires tout-puissans, le principe n’en est pas moins consacré. Le mari et la femme ont des biens distincts, des troupeaux, des pirogues, des filets, dont ils peuvent disposer librement ; mais vis-à-vis de la société ils sont solidairement responsables. Si le mari s’enfuit pour se soustraire à l’une de ses obligations, comme l’impôt ou la corvée, la justice peut se saisir même de la personne et des biens de sa femme. L’impôt que chaque habitant inscrit doit payer à Siam n’est d’ailleurs qu’un impôt personnel assez léger qui s’acquitte quelquefois en nature. Nous en avons vu un exemple à Attopée. Cette province envoie en effet chaque année à Bangkok une certaine quantité d’or recueilli dans les sables de la rivière.

A Khemarat, nous reprenons la voie du fleuve ; malgré les inconvéniens qu’elles offrent, les pirogues sont assurément le plus agréable des moyens de transport usités dans ces contrées. On a les os rompus par la marche saccadée de l’éléphant, le char à buffles n’avance qu’avec une déplorable lenteur, le char à bœufs au contraire, machine étroite et légère posée sur un essieu qui grince, est rapidement emporté par son attelage bossu, et passe par-dessus tous les obstacles, non sans subir des chocs violens et sans verser fréquemment. Les pirogues seules permettent le repos. Nous en prenons dix, montées par soixante hommes. Nous entrons dans un dédale d’îlots, de bancs de sable et de roches, et nous arrivons à une grande île qui divise le fleuve en deux. Le bras où nous pénétrons se subdivise lui-même en plusieurs bras secondaires ; semblables à des torrens sillonnant un immense banc de grès. Ce banc est parsemé de plantes rampantes à la feuille petite et sombre, au tronc épais et tortueux. D’autres arbustes d’un vert presque noir, dont le courant des grandes eaux a ployé les reins, se détachent sur la vaste plaine grise. Les bras tendus comme pour supplier ou maudire, ils semblent courbés sous une sorte de fatalité. Quant au Mékong, il a disparu. Nos barques s’engagent dans un défilé large de 10 mètres où nous sommes étourdis par le fracas des eaux. C’est là tout ce que, enfermés entre deux murailles de rochers, nous pouvons découvrir d’un fleuve auquel nous avons vu plus bas une largeur de plusieurs lieues. Au-delà de ces rapides, le Mékong s’épanouit de nouveau dans un lit dégagé d’obstacles apparens. Nos pirogues n’en donnent pas moins contre des bas-fonds qui forcent souvent nos hommes à se mettre à l’eau. Plus loin, les bancs de sable, les îles et les îlots reparaissent. Sur ceux-ci, tout verdit et fleurit en hâte, car le flot montant submergera bientôt cette verdure et ces fleurs. Le paysage a quelque chose de solennel et de grandiose. Des vapeurs d’une blancheur laiteuse s’étendent sur le ciel et sur l’eau. La nature semble endormie et comme enveloppée d’un voile léger. Elle vous attire, on s’absorbe en elle malgré soi ; l’ennui vous envahit d’abord, puis une sorte d’indifférence absolue lui succède. Sous la toute-puissante étreinte de ces influences destructives de la personnalité humaine, la pensée s’éteint par degrés comme la flamme dans le vide. L’Orient est la véritable patrie du panthéisme, et il faut y être venu pour se rendre compte de ces sensations indéfinissables qui feraient presque comprendre le nirvana des bouddhistes.

Des orages troublaient parfois l’implacable sérénité du ciel. Ils arrachaient la nature de son cercueil de plomb ; c’étaient comme de magnifiques explosions de vie dont nous prenions notre part. Une nuit, il m’en souvient, j’écoutais avec ravissement le fracas du tonnerre, l’illumination des éclairs me causait une intime et inexprimable jouissance ; mais le vent souleva le fleuve, et nos barques, rudement heurtées contre la rive, s’emplirent en un moment. Les Laotiens se mirent à vider l’eau sans relâche, et à nous éponger de leur mieux avec la sollicitude de vieilles bonnes. Ces braves gens nous entouraient de soins, soit à cause de leur responsabilité, soit par bienveillance native, et pour ces deux motifs probablement, accoutumés qu’ils sont à épargner tout ennui au personnage qui leur est confié. Quand nous arrivions dans un village, un simien ou secrétaire venait enregistrer nos bagages, et le dernier de nos colis était surveillé comme un écrin ; à Ubône, un de ces scribes, aposté à notre insu dans notre salle à manger, prenait note des mets qui paraissaient nous plaire pour en informer le roi. Dans l’une de nos excursions, un char ayant versé, une boîte d’épingles s’ouvrit, et le contenu se répandit dans le sable. Il fallut attendre que la dernière épingle fût retrouvée.

Je n’ai pas à faire ici la fastidieuse énumération de toutes les stations de notre route. Nous naviguions pendant la plus grande partie du jour, et nous couchions le soir dans nos pirogues ou dans une case de bambous. Ce n’était plus que pour l’acquit de ma conscience que, sortant parfois de ma barque, j’allais visiter dans quelques villages de la rive les belles choses que me signalait avec enthousiasme le chef de mes rameurs. La curiosité, si souvent déçue, se mourait en moi faute d’alimens. Les pagodes, — il n’y a pas d’autres monumens, — se ressemblent toutes par la construction générale et le mode de décoration. Elles sont faites de briques et de chaux, et renferment une ou plusieurs statues dorées représentant Bouddha debout ou bien les jambes repliées sous lui, la figure grave, un peu béate, les oreilles pendantes. J’ai noté cependant, dans un village situé non loin de Khemarat, une statue qui diffère absolument du type uniforme généralement admis par les sculpteurs sacrés du Cambodge, de Siam et du Laos. Elle est placée dans une niche imitant la rocaille ; de toutes les cavités sortent des têtes de monstres, et des deux côtés, en guise d’anges adorateurs, deux dragons dorés s’élancent vers le ciel sur le fond rouge de la niche. Le dieu a pris à ce voisinage quelque chose de fantastique. Ses yeux ronds sortent de leurs orbites, et sa physionomie rappelle celle d’une grenouille enflée. L’extérieur de la pagode est ornée d’une façon bizarre. Nous avions vu bien souvent déjà des incrustations de verre faire miroiter un pignon au soleil ; ici c’est tout un service de la plus belle porcelaine de Chine qui décore le monument. L’architecte a enchâssé dans la chaux des plats bleus, et fait courir sur le mur une guirlande de soucoupes roses. On peut même distinguer à la place d’honneur des cuvettes et des rince-bouche européens. L’influence chinoise commence d’ailleurs à se faire sentir dans l’art laotien, s’il est permis de se servir de ce grand mot. Ce sont le plus souvent des enfans du Céleste-Empire qui se chargent d’exécuter les fresques sur les murs des sanctuaires. Les sujets de ces grossières enluminures sont presque partout les mêmes, d’abord l’image crue, très crue, du péché capital des Laotiens, puis, au-dessous, la représentation des supplices qui attendent dans l’autre monde les concupiscens des deux sexes, toujours punis par où ils ont péché. L’enseignement est à coup sûr très moral ; mais l’artiste sacré atteint-il bien son but ? J’en doute fort en voyant de quel œil émerillonné les jeunes bonzes parcourent ces compositions où semble s’être donné carrière l’imagination lascive de quelque Jules Romain. On n’est pas peu surpris de voir figurer à côté de ces allégories pieuses, au milieu des temples et des palais bleus, verts, rouges et jaunes, des vaisseaux européens avec l’équipage sur le pont. Je me rappelle que, dans un sujet de ce genre, ce qui paraissait surtout avoir frappé l’artiste, c’étaient les deux cheminées du navire à vapeur et les coiffures en tuyaux de poêle qui ont fait le tour du monde sur nos têtes.

Les sommets arrondis des hauts palmiers, le parfum pénétrant des fleurs éburnéennes de l’aréquier, indices certains d’un village, annoncent de loin le chef-lieu de la province de Banmuk, où nous attend un établissement complet préparé sur les bords du fleuve. Les Laotiens savent tirer du bois, et surtout du bambou, un parti surprenant. Ils improvisent une case avec une merveilleuse entente des besoins de leurs hôtes. Les cloisons sont toujours faites d’un double treillis de fines lanières de bambou entre lesquelles le tapissier indigène place de larges feuilles. Tout cela est fixé par des liens en rotin ; il en résulte qu’à notre arrivée nous changeons à notre gré la distribution intérieure ; il suffit de défaire quelques nœuds. — Nous sommes encore dans un de ces royaumes créés par la politique siamoise au profit des princes dépossédés de Vien-Chan. C’est un moyen commode de se débarrasser de prétendans qui pourraient être dangereux. Les hommes de race royale se déclarent satisfaits à bon marché dans le Laos. Il ne leur faut qu’un titre, un parasol, une boîte à bétel et un crachoir d’or.

Phnom, où nous arrivons trois jours après notre départ de Banmuk, n’est pas un chef-lieu de province, et n’aurait aucune importance, s’il n’était un centre religieux où affluent les pèlerins. Une avenue longue, étroite, perpendiculaire au fleuve et pavée de briques, s’enfonce sous les palmiers ; elle conduit à la pagode, vaste monument rectangulaire entouré d’une galerie que supportent des colonnes peintes en rouge et semées d’ornemens d’or. Le chapiteau qui les termine est formé d’un faisceau de feuilles longues et aiguës comme les poignards arabes, et à la pointe recourbée. Au-dessus des portes et des fenêtres montent en pyramides sur le mur des ornemens dans le goût siamois, sortes de parasols royaux à plusieurs étages qui s’achèvent par un interminable bonnet pointu comme en portaient nos magiciens astrologues ; mais l’ornementation la plus remarquable est celle d’une fausse porte. Sur un fond rouge, entre d’élégantes guirlandes de fleurs et de feuillage doré, deux personnages également dorés ressortent en ronde bosse. Ils sont raides comme toujours ; cependant on démêle peut-être une sorte de sourire dans leurs traits grossis et sur leurs lèvres épatées. Ils sont soutenus par deux espèces de monstres griffons ou kabires qui exécutent loin de la terre une danse échevelée ; ceux-ci sont lancés vigoureusement dans l’espace ; leurs mains se tordent avec furie, leurs jambes font un écart extraordinaire. Les proportions sont bonnes, il y a là de la vérité, de la force, du mouvement, de la vie. — L’intérieur de la pagode est triste ; quelques peintures grossières salissent çà et là les murs, d’où la chaux tombe par plaques. Le plafond cependant mérite quelque attention. Les poutres peintes forment des caissons au centre desquels on voit une touffe de feuillage doré qui a l’aspect d’une racine abondante et chevelue, comme si la plante poussait vers le ciel.

Derrière la pagode s’élève une pyramide bizarre qui commence par une sorte de cube énorme sur lequel sont posés, séparés les uns des autres par des corniches, trois massifs rectangulaires qui vont en diminuant de hauteur. L’architecte a placé sur cette base comme une seconde pyramide qui reproduit d’abord les formes de la première, puis passe par une transition insensible du carré au rond, remplaçant les angles saillans par des lignes ondulées et se terminant par une pointe aiguë. Cet ensemble de monumens surprend l’œil, déshabitué des grandes proportions et des nuances éclatantes ; des bannières, des étendards, des lambeaux d’étoffe de toute couleur, flottaient au vent. Le soleil faisait étinceler l’or et miroiter le verre incrustés dans les murs au milieu des briques rouges. Tout cela, malgré un effet assez saisissant, n’a cependant qu’une bien médiocre valeur ; la pyramide, souvent reconstruite, n’est plus aujourd’hui ce qu’elle a pu être autrefois ; on est saisi par des irrégularités choquantes, et n’était ce besoin naturel d’admirer, qui ne sait à quoi se prendre dans un pays où toutes les cases sont bâties sur un modèle unique, on passerait sans s’arrêter devant cet amas de briques et de chaux où l’œil rencontre à peine un détail à remarquer. Sur la pyramide d’ailleurs, la dorure n’existe plus guère que grâce à la piété des fidèles, qui collent où bon leur semble de petites feuilles d’or en guise d’offrande ou d’ex-voto. De tout le Laos, on vient en pèlerinage à Phnom ; les plus dévots y font des retraites de quelques jours et revêtent pendant ce temps la toge safranée des bonzes. Nous avons rencontré des radeaux chargés de bonzes et de bonzesses qui se rendaient vers ce lieu vénéré, et charmaient les loisirs de la navigation par des chants, des prières et d’autres exercices faits en commun. Notre interprète laotien, qui souvent m’avait semblé avoir entièrement perdu la foi, n’a pu résister cependant à la séduction pieuse exercée sur lui par ce monument, qu’il avait autrefois visité. Dans un accès de ferveur inattendue, il a même offert à Bouddha la moitié de la phalange supérieure de son index. Les desservans de la pagode de Phnom exécutent fort adroitement, à l’aide d’un couperet et d’une règle, les opérations de ce genre ; ils mesurent le zèle des pèlerins sur l’importance du sacrifice. C’est une étrange chose que de retrouver en plein Laos, produite par le bouddhisme, cette aberration de l’esprit qui pousse l’homme à mutiler son corps. Nous avons eu lieu d’ailleurs de regretter souvent dans la suite que notre interprète, au lieu de se borner à se couper le doigt, n’ait pas suivi l’exemple d’Origène ; les embarras que nous ont causés ses faiblesses nous eussent été épargnés.

Le fleuve continue de baisser. D’immenses bancs de sable, comme des monstres échoués, montrent leur dos convexe. Nous apercevons devant nous une forêt de montagnes ; elles ont dans le lointain la teinte plombée de grandes vagues qui s’agitent sous un ciel noir et paraissent jetées dans un indescriptible désordre. Ce sont les montagnes de Lakhon, qui font face à notre campement pendant notre séjour au chef-lieu de cette nouvelle province. La chaîne commence au sud-est par deux ou trois ondulations molles, allongées, placides, qui se dirigent vers le nord, et forment au tableau un fond vaporeux. Au premier plan, réunis et cependant bien distincts, se dressent cinq massifs aux crêtes tailladées, bosselées, aux flancs couturés de dépressions ombreuses ; les sommets et les arêtes sont entourés d’une discrète et pâle auréole par le soleil luttant contre la brume. En remontant vers le nord, on voit une immense ligne courbe se développer, s’agrandir, s’ouvrir comme l’arche d’un pont gigantesque, et relier ce premier groupe à un second plus compliqué où chaque pic a une forme particulière, et agit en quelque sorte comme il lui plaît, sans s’inquiéter de son voisin. Ce qu’il y a de remarquable en effet dans ces montagnes, c’est l’espèce de vie qu’elles semblent posséder. Il en résulte un incroyable pêle-mêle. Les angles sont bizarrement assemblés par quelque géomètre en délire qui n’a pu être que le feu souterrain ; un dôme passe curieusement la tête par-dessus l’épaule inclinée d’un mamelon, une pyramide se renverse comme si elle obéissait à la cadence de quelque orchestre échevelé. Vues de plus près et en détail, ces montagnes répondent à tout ce que pourrait rêver l’imagination la plus amie du fantastique affriandée par leurs formes lointaines. Vallées, gorges, crevasses sombres, parois taillées à pic, rugueuses ou polies par l’eau, cavités festonnées de stalactites pendantes et dentelées comme des sculptures gothiques, tout cela forme un spectacle étrange et provoque l’admiration.

Les habitans trouvent là une mine inépuisable de calcaire. Ils font éclater les pierres au feu, puis les brûlent sur place ou les transportent par eau dans les villages voisins. Les fours, creusés dans la berge du fleuve, sont à peu près semblables à ceux que l’on fait en France. Ils se composent d’un foyer profond communiquant avec une vaste cuve évasée où l’on met les blocs. Si le sel fait la richesse de la province d’Ubône, la chaux est pour le pays de Lakhon la source d’une aisance relative. Outre que les pagodes en absorbent une énorme quantité, elle est pour tout Laotien un objet de nécessité première. C’est avec la feuille de bétel et la noix d’arèque un élément essentiel de cette abominable chique qui ensanglante la bouche, épate les lèvres, déchausse et noircit les dents, et rend les femmes hideuses. A cela, les indigènes ajoutent souvent du tabac et l’écorce d’un certain arbre qui fait l’objet d’un grand commerce.

Près de la résidence du gouverneur de Lakhon, un quartier considérable du village venait de brûler. Les feuilles des arbres étaient roussies, les troncs calcinés. La physionomie des hauts palmiers avait surtout quelque chose de lamentable. Cette grande trouée faite par le feu au milieu des fleurs et de la verdure m’inspira d’abord une sorte de tristesse. On eût dit que l’hiver venait tout à coup de sévir sur une partie d’un bocage, laissant à l’autre partie ses ombrages et ses mystères. Ce sentiment ne dura pas. Le quartier détruit était devenu un vaste chantier. Il y régnait une activité joyeuse ; des bandes d’enfans, jouissant du mouvement inusité qui se faisait autour d’eux, augmentaient le bruit. Dans un village de France, un pareil événement serait un irréparable désastre. Au Laos, avec les facilités de la vie, on paraît s’en apercevoir à peine. Plus loin, des cases neuves se construisaient en grand nombre, mais par les soins d’émigrés annamites, qui fraternisèrent, cela va de soi, avec notre escorte. Ce n’était pas sans un vif plaisir que nous rencontrions nous-mêmes inopinément des individus semblables à ceux qui remplissent les rues de Saigon. Hommes, femmes, enfans, nous entouraient familièrement. La curiosité dilatait leurs yeux, mais on n’apercevait sur leur visage aucune trace de rancune ou de colère. Ils ont cependant quitté leur pays pour ne pas avoir à le défendre. Notre invasion ayant forcé Tu-duc à faire des levées extraordinaires, beaucoup de ses sujets ont jugé prudent de mettre l’épaisseur d’une montagne entre eux et les recruteurs du roi. Ceux qui se sont établis à Lakhon sont originaires d’une province au-dessus de Hué. C’est à peine si 35 ou 40 lieues les séparent de leur pays. Si l’on excepte Huthen, la station suivante du voyage, qui n’est pas à plus de 30 lieues marines des bords du golfe de Tonkin, Lakhon est le point le plus voisin de l’empire annamite où nous nous soyons arrêtés. La direction générale du Mékong vers l’ouest, déjà très sensible depuis Bassac, va, en s’accentuant davantage, nous en éloigner beaucoup désormais. A l’aspect de ce simple village, où se remarque l’activité d’une fourmilière, on ne peut que faire des vœux pour que l’émigration des Annamites se développe au Laos. Ceux-ci feraient parmi les Laotiens l’effet du levain dans une pâte inerte. Essentiellement assimilables par leurs qualités comme par leurs défauts, ils seraient l’instrument principal et le plus utile de notre politique dans ces contrées.

Le village chef-lieu de la province d’Huthen ne présente aucune particularité, il tient cependant la meilleure place dans mon souvenir. Un jour, le 6 mars 1867, je m’étais étendu dans un de ces petits belvédères de bois bâtis ordinairement au sommet de la berge près des pagodes, et où les bonzes passent à regarder couler l’eau le temps qu’ils ne consacrent pas à la récitation des prières. A mes pieds, le fleuve, large et tranquille comme un immense miroir d’acier sans cesse frappé par les rayons du soleil, renvoyait mille éclairs ; il s’unissait à la rive opposée par un banc de sable que tachaient de noir des buffles s’avançant avec lenteur vers l’eau pour échapper à la chaleur du jour. Le ciel était comme une calotte métallique chauffée à blanc, et le rayonnement du paysage brûlait les yeux. Ma pensée, dans une sorte de demi-sommeil, se dirigeait comme toujours vers la France, quand des cris de joie vinrent brusquement m’apprendre que nous allions entendre parler d’elle. M. Garnier arrivait. Il avait trouvé à Pnom-Penh une partie du courrier ; l’autre, qui nous avait été expédiée par Bangkok, s’est probablement perdue dans les forêts ; nous tenions enfin les passeports signés du prince Kong, le régent du Céleste-Empire, où nous pouvions dès lors espérer de pénétrer. Nous apprenions en même temps que le canon avait grondé en Europe, bouleversé l’Allemagne et soulevé l’opinion en France. D’après le ton des journaux et les prophéties contenues dans nos lettres particulières, une guerre prochaine et terrible, à laquelle notre patrie ne demeurerait pas étrangère, nous paraissait inévitable. Aujourd’hui ces prophéties nous font sourire ; alors elles retentissaient douloureusement dans nos âmes. C’est avec un pareil poids sur le cœur que nous nous remettions en route pour entrer dans des régions reculées où nous n’avions plus l’espoir qu’aucun courrier pût nous atteindre. Nous ne manquions jamais de confier des lettres aux négocians qui descendaient le fleuve, aux mandarins qui se rendaient à Bangkok. Nous avons constaté depuis qu’elles étaient toutes parvenues à leur adresse, tant est grand le respect des Laotiens pour ce qu’on leur confie, et pour les lettres en particulier. Quant à nous, ne connaissant pas d’avance notre itinéraire, ignorant jusqu’au nom de nos stations futures, nous savions trop bien que le silence allait pour longtemps se faire autour de nous sur les questions débattues en Europe. Je n’ai, dans aucune autre circonstance d’un voyage qui nous réservait tant d’épreuves, mesuré plus nettement l’étendue des sacrifices que j’avais acceptés. Nos lettres de famille, lues, relues, commentées, retrempèrent nos courages. Les moins anciennes remontaient au mois de septembre 1866. Nous étions en mars 1867, et nous n’allions plus en recevoir avant la fin de juin de l’année suivante.

Saïabury et Phon-Pissaï n’offrent aucun intérêt. Entre ces deux centres de province, ces deux muongs, comme disent les indigènes, les rives du Mékong sont à peu près désertes ; des deux côtés, la grande forêt s’avance ; des arbres géans gisent çà et là, et s’appuient contre les berges, écrasées sous ce poids ; les eaux rongent les racines, et ils se cramponnent encore à la terre par les branches. La prochaine crue du fleuve va balayer tous ces cadavres. En attendant le riz quotidien, qui cuit sur le rivage, chacun de nous s’enfonce au hasard dans les grands bois fourrés. Nous admirons cette végétation puissante, ces colonnes hautes de cent pieds, réunies l’une à l’autre par les lianes flexibles enroulées autour d’elles et suspendues aux arceaux du feuillage. L’habitude aguerrit. Nous nous promenions sans armes sous ces voûtes obscures sans songer jamais aux ennemis terribles que peuvent receler les bambous et les jungles. Un soir pourtant, à peu de distance encore du rivage, l’un de nous vit un tigre bondir et s’arrêtera vingt pas de lui. L’œil féroce de l’animal effrayait sans doute l’Européen ; mais la peau blanche, la longue barbe et le regard ferme de l’Européen ne troublaient pas moins l’animal. Celui-ci s’arrêta, laissa reculer son adversaire jusqu’aux barques. Nous sautâmes sur nos fusils ; malgré des indications précises, malgré les traces de la bête puissamment empreintes sur la terre humide, notre battue n’eut aucun résultat. Des singes effrayés grognaient au sommet des arbres en nous criblant de projectiles. C’était agir en ingrats, car, s’il faut en croire les indigènes, le tigre que nous venions de mettre en fuite était occupé à guetter ces méchans quadrumanes. Il a coutume, quand il les voit s’ébattre sur un arbre jeune et pliant, de s’en approcher en rampant dans l’herbe ; il donne alors brusquement un coup d’épaule au tronc, comme font les enfans pour abattre des pommes et des noix, et les singes que la secousse jette à terre sont dévorés sur-le-champ. — Notre présence ne suffisant pas pour rassurer nos Laotiens, nous les autorisâmes à mettre une partie du fleuve entre eux et les visiteurs nocturnes ; ils allèrent coucher sur des îlots voisins.

Après un assez long espace désert, l’homme signale de nouveau sa présence par un essai d’établissement. Un quartier de forêt est abattu. Les arbres, coupés à six pieds du sol, gisent entassés l’un sur l’autre suivant les hasards de leur chute. Des plants de bananiers ont pris racine à côté ; les poulets, les chiens, les porcs, errent au milieu de ce désordre, et les fondateurs du village accroupis dans des chaumines semblent attendre qu’il se construise tout seul. Je ne pouvais me défendre de comparer ce tableau à celui que nous trace M. Ampère dans ses Promenades en Amérique d’une ville de l’Union à ses débuts, Chicago, je crois. Au moment où le spirituel voyageur la visitait, la forêt était à peine vaincue ; les futurs citoyens se servaient encore pour construire leurs maisons des arbres qu’ils abattaient sur place. Chicago est aujourd’hui une ville importante de l’Illinois, et ne compte pas moins de 200,000 habitans ! — L’Asie, antique berceau du monde, ne produit plus que des tyrans et des esclaves. Puissent les races qui, sorties de son sein, se sont développées sous des climats moins énervans, rapporter un peu de jeunesse à la vieille nourrice de leurs pères !

Nong-Caï, province voisine de Vien-Chan, l’ancienne capitale du royaume, a gagné en importance depuis la ruine de celui-ci. Le gouverneur fait preuve d’une certaine fierté. Il se dispense par exemple de se rendre à Bangkok pour les funérailles du second roi de Siam. Il vient nous voir splendidement habillé d’un langouti de soie et d’une veste de même étoffe galonnée d’or. Sa suite est nombreuse ; un magnifique parasol l’abrite du soleil ; ses crachoirs, aiguières, boîtes à bétel, sont en argent doré. A ce dernier trait, on reconnaît un gouverneur presque aussi puissant qu’un roi. Nous allons immédiatement lui rendre sa visite ; son palais, quoique construit en bois, a bon air ; de magnifiques colonnes en soutiennent la charpente. La vaste pièce où il reçoit est décorée de tableaux chinois. A notre entrée, la musique joue un air qui doit être l’air national, car je n’ai jamais entendu que celui-là au Laos. Son excellence, assise sur une table, la première que nous ayons encore vue dans ce pays, nous invite à en faire autant, et nous nous livrons par interprète à une conversation amicale.

Derrière le village s’étend une plaine immense où des palmiers ont poussé au hasard. Ces arbres ont une physionomie toute particulière, plus poétique et plus orientale que le gracieux aréquier ou le cocotier un peu lourd. Ils ont peine à porter leur tête, et leur tronc est souvent penché. Le vent fait crépiter leurs feuilles comme du parchemin que l’on froisserait. Dans cette plaine est bâtie la pagode principale, à laquelle conduit une longue chaussée de bois. C’est jour de fête, la foule inonde les abords et les portiques. Les pantalons bleus des Chinois se mêlent aux langoutis bigarrés et aux écharpes multicolores des Laotiens. Fidèles et curieux se pressent dans le préau et dans l’enceinte trop étroite du sanctuaire, où des bonzes lisent des prières. Autour d’eux, disposées avec un certain goût, des offrandes décorent le temple et ouvrent l’appétit. Des tentures écarlates pendent aux colonnes. Dans l’ombre ardente, au milieu des fleurs et des parfums, les jeunes filles ont l’œil agaçant, et leur sourire donne le vertige. Chacun cause, fume ou rit bruyamment. Personne n’est recueilli, personne même n’est attentif, à l’exception de trois jeunes clercs qui glissent un regard libertin sous l’écharpe des jeunes filles agenouillées au-dessous d’eux.

Nous avions conservé jusqu’à Nong-Caï le Français qui nous servait d’interprète pour la langue siamoise. Il eût pu nous être utile longtemps encore ; mais son inconduite contraignit M. de Lagrée à s’en défaire. Plus nous avancions, et plus il importait de resserrer les liens de la discipline. Le jour n’était pas éloigné où une seule faute aurait pu nous perdre. Nous nous étions aperçus souvent déjà d’un revirement brusque et inexplicable dans les dispositions des populations et des autorités. Cela tenait tout simplement au vol de quelque broc ou bien au viol de quelque fille. Profitant des facilités que lui donnait la connaissance de la langue, notre interprète s’introduisait dans les familles, abusait de notre titre de mandarins pour commettre des désordres dont les victimes n’osaient pas se plaindre. Ce malheureux, jeté à Bangkok dès l’âge de onze ans, sans famille et sans appui, était fatalement tombé aux mains de tous les aventuriers de passage ; il avait servi d’instrument à leurs plaisirs et de complice à leurs fraudes. Conservant de son origine une intelligence ouverte et prompte, il avait emprunté au milieu asiatique dans lequel il avait vécu le génie de la souplesse et de la ruse, avec une puissance de mensonge que je n’ai vue qu’à lui. Toute notion du juste et de l’injuste, du bien et du mal, était effacée de son cerveau. Ce n’était pas sans une véritable épouvante que je plongeais parfois dans les abîmes de cette nature dégradée, où les bons conseils tombaient comme des pierres dans un gouffre. Parmi les rêves favoris qui traversaient le cerveau de cet homme, le trafic des esclaves paraissait tenir le premier rang. Il comptait revenir au Laos pour s’y livrer, et ne craignait pas de nous le dire. Il voyait là un moyen assuré de satisfaire ses trois passions dominantes, le goût des aventures, l’amour de l’argent et le besoin de débauches. — J’ai ouï dire à des gens d’expérience que, pour rester honnête dans la position d’interprète, il fallait l’être trois fois. Si cette observation est juste, on jugera du soulagement que nous causa le gouverneur de Nong-Caï en nous offrant de reconduire notre homme à Bangkok sous bonne garde. Chacun des membres de l’expédition acheva d’apprendre de la langue ce qui était nécessaire à ses besoins. Cela se fit assez vite par la raison qui force à nager quand on est tombé dans l’eau. Pour faciliter ses rapports personnels avec les autorités indigènes, M. de Lagrée conservait encore cet ancien bonze du Cambodge, Laotien d’origine, qui s’était coupé le doigt à Phnom.

Le gouverneur de Nong-Caï mit sa propre pirogue à la disposition du chef de l’expédition. Cette barque aux formes gracieuses, sur laquelle on avait jeté l’or à profusion, était montée par vingt rameurs en casaque de laine rouge, la tête ornée de képis à large visière et d’une hauteur démesurée. Chacun de nous prit possession d’une pirogue moins élégante, et nous arrivâmes le 2 avril à un endroit où le Mékong dessine une sorte d’éventail immense. Nos rameurs s’arrêtèrent, ils nous dirent que nous étions arrivés à Vien-Chan, Étonnés, car nous n’apercevions sur les rives autre chose que d’épaisses forêts, nous mîmes pied à terre avec quelque curiosité. Parmi tous les noms étranges dont je m’étais chargé la mémoire avant de partir, Vien-Chan était celui qui jetait le plus d’éclat. Il est souvent revenu sous ma plume durant le cours de ce récit. Nous avons trouvé dispersés dans tout le Laos les descendans de la famille souveraine qui régna jadis sur la capitale dont nous nous préparions à explorer les ruines. Je vais dire ce qui reste de cette ville, autrefois célèbre, qui fut le centre d’un royaume assez important pour que van Diémen, gouverneur-général des Indes néerlandaises, jugeât utile d’y envoyer une ambassade dans la première moitié du XVIIe siècle.

Après avoir escaladé la haute berge à l’aide d’une échelle de bambous, nous nous trouvons en face de ces broussailles piquantes qui poussent toujours plus épaisses dans les ruines, voile jeté par la nature sur l’impuissance de l’homme et la vanité de ses œuvres. Un guide, courbé vers la terre par le poids de ses souvenirs et par celui des années, dirige avec émotion notre marche impatiente. Il a vu Vien-Chan, sa patrie, au temps de sa splendeur. — Le sol est jonché de briques. Nous ne tardons pas à rencontrer le mur d’enceinte de la ville. Il est élevé, très large et surmonté d’ornemens en forme de cœur rapprochés de façon à former des créneaux. Un énorme poteau de bois auquel attenait la porte principale est encore debout. La muraille qui aboutissait au fleuve s’enfonce sous les bambous en faisant une série d’angles saillans et rentrans. On voit encore de distance en distance des monceaux de briques qui furent probablement des bastions. Après de longues et minutieuses recherches, nous pûmes nous convaincre d’ailleurs que la ville ne renfermait d’autres monumens que le palais du roi, des pagodes et des bibliothèques pour les livres sacrés ; mais ces édifices y étaient en si grand nombre qu’il faut renoncer même à les compter. Tous paraissent avoir été construits sur le même plan et décorés des mêmes ornemens ; les proportions seules varient. La pagode de Phâ-kéo était assurément l’une des plus grandes et des plus belles. Les arbres qui la voilent, les lianes qui s’enlacent aux colonnes, et répandent sur ses débris une ombre mystérieuse, font ressentir au visiteur quelque chose de ce qu’éprouvait l’âme des anciens sur le seuil d’un bois sacré. Des briques à jour composent l’enceinte de la pagode, aux parvis de laquelle conduisent des escaliers monumentaux. Un dragon se tord sur les rampes, et dans un dernier repli relève sa tête menaçante. Les colonnes de la galerie sont gracieuses, élancées, sveltes, sans base, mais terminées par un chapiteau de feuilles longues, aiguës, repliées en dehors et comme écrasées par le poids qu’elles supportent. Ces colonnes conservent encore çà et là des traces de dorure. Les trois portes de la façade et les fenêtres des côtés sont richement encadrées d’ornemens analogues à ceux que j’ai vus à Phnom. Cet édifice considérable était entièrement doré à l’extérieur. Il n’a plus de toit, et la colossale statue de Bouddha qui siège encore sur l’autel abandonné reste exposée aux injures de l’air. Tout à côté du temple se trouve une bibliothèque construite dans le même style, mais moins spacieuse. Sur le fond noir des murs, les artistes avaient dessiné des losanges dorés ; ils produisent un peu l’effet de ces lambeaux de papier que l’on voit collés aux murailles dans les démolitions de Paris.

Phâ-kéo, — les indigènes ont religieusement conservé le nom des temples détruits, — était la pagode du palais. Celui-ci n’est plus qu’un amas de ruines couvrant encore une superficie considérable. D’après ce que nous avons pu distinguer et selon les renseignemens des témoins oculaires survivans, le plan de cet édifice ne s’éloignait pas sensiblement de celui des pagodes. C’était un bâtiment rectangulaire entouré d’une galerie soutenue par des colonnes. Une autre pagode, celle de Si-saket, est construite dans une cour intérieure autour de laquelle règne un cloître. Des statues de Bouddha assis sont alignées sous ce portique. Leur coiffure, terminée en pointe, ressemble au casque de nos anciens chevaliers, et, n’était la physionomie placide du dieu[1], on croirait entrer dans quelque musée d’armures. En outre les murailles du cloître, celles même de la pagode, sont percées de milliers de petites niches régulières dans chacune desquelles sont blottis deux ou trois Bouddha en miniature. Nous avons estimé à vingt mille environ le chiffre de ces petites effigies : c’est un vrai pigeonnier de dieux. Si-saket est le temple le mieux conservé ; on y rencontre encore un grand nombre d’objets employés dans les cérémonies du culte. J’ai admiré entre autres un petit chef-d’œuvre de sculpture sur bois. C’est une sorte d’écran auquel adhère une légère barre de fer destinée à porter les cierges qu’on allumait devant l’autel. Il se compose d’un cadre doré sur lequel des figures bizarres entremêlent leurs formes allégoriques. Deux serpens enlacent leurs anneaux, et sur ces détails touffus, dont le relief surprend et charme les yeux, deux bras se détachent pour soutenir le porte-cierge. Dans l’espace laissé vide au milieu de l’écran, une sorte de lyre mariant l’or et le jour produit le meilleur effet. Notons encore une chaire de ciment doré conservée dans une autre pagode. Sur un socle sculpté, orné de lions à têtes d’hommes, centaures d’un nouveau genre, viennent s’appuyer de légers arceaux qui supportent le toit. La place où se tenait le bonze pour lire des prières est dessinée par d’élégantes colonnettes. D’innombrables pyramides se cachent dans la forêt ; après les avoir à demi renversées, les arbres contribuent à les maintenir. La végétation naturelle s’allie admirablement à cette végétation de pierre ; les tons gris du ciment lui donnent l’aspect du granit assombri par l’air humide. Des milliers de kilogrammes de cuivre et de bronze coulés dans un moule à Bouddha, des monceaux de briques, des pagodes à l’infini, et au milieu de tout cela les vestiges d’une seule habitation profane, le palais du roi : voilà ce que j’ai vu pendant quelques heures de promenade rapide au milieu des ruines de Vien-Chan. Les habitans logeaient dans des cabanes, comme faisaient les Khmers ; mais il ne faut pas réveiller à propos de ces débris, qui sont après tout de médiocre valeur, les souvenirs de la grande architecture cambodgienne d’Angcor et de Vat-Phou, car ce serait se mettre dans le cas de ne plus rien admirer au Laos. Quand le général de Siam chassa le roi, celui-ci construisait encore ; aujourd’hui, quarante ans après, tout s’écroule, etiam periere ruinœ.

Une vaste chaussée, large, droite, plantée de vieux arbres et aboutissant à la porte principale, traverse des prairies marécageuses qui furent autrefois des fossés. Elle mène à un chemin sablonneux couvert d’un berceau de bambous. A chaque instant, l’on rencontre des vestiges de murailles indiquant l’emplacement d’anciennes pagodes ; les petites pyramides se multiplient. Le malheureux Laotien qui nous accompagne, tout tremblant de guider des étrangers dans ces lieux consacrés, s’incline souvent, se prosterne quelquefois, et s’épuise à prodiguer des marques de respect aux esprits protecteurs des ruines. Il fait un geste d’horreur en me voyant me diriger curieusement vers une niche enfouie dans les broussailles. « Là, me dit-il, réside un génie, Tepada ; il veut qu’on rampe en approchant de lui, et n’entend pas raillerie sur ce point d’étiquette. » Aucun malheur ne m’étant arrivé, je poursuis ma route jusqu’à un monument qui paraît avoir été l’œuvre capitale de cette architecture laotienne, dépourvue de grandeur comme de durée, mais à laquelle on ne peut refuser une certaine grâce élégante. Ce monument a été épargné par les Siamois. Les deux premières enceintes ne présentent rien de particulier. Au-dessous de la corniche qui décore la troisième court une guirlande d’ornemens ventrus. On dirait les pétales d’un gigantesque bouton de lotus sur le point de s’épanouir. De lourds socles couverts d’inscriptions supportent trente-quatre clochetons élancés. Appuyée à ces socles comme à des contre-forts, la masse sur laquelle est assise la pyramide commence à déployer ses courbes, et celle-ci s’élance elle-même d’une gerbe de larges feuilles, comme la tige d’une plante. Elle a la forme traditionnelle et se termine en pointe. Jadis elle étincelait d’or appliqué sur une armature de plomb dont on voit encore des lambeaux. Le ciment est bien conservé partout. Il a une teinte uniforme et plate qui fait illusion, et l’on est porté au premier abord à accorder au monument qu’il recouvre le bénéfice d’une haute antiquité. D’après une inscription gravée sur une table de pierre, il ne remonterait pas cependant au-delà du XVIIe siècle. Sans s’arrêter à une critique de détails qui serait trop facile, il faut se déclarer satisfait de l’ensemble de cet édifice ; ses fines pointes et ses gracieux clochetons se détachent sur le fond mouvant d’un bois de palmiers à l’ombre desquels s’abritent quelques cabanes. Les habitans viennent nous offrir du riz, un miel à faire envie aux abeilles de l’Hymette et des vases remplis de vin de palme, liqueur fraîche et sucrée qui s’écoule comme le sang d’une blessure d’une incision faite au palmier. Cette hospitalité cordiale et spontanée valait plus à nos yeux que la réception magnifique faite, il y a plus de deux cents ans, à nos devanciers les Hollandais compagnons de van Vusthorf, auxquels je vais emprunter tout à l’heure de curieux détails sur les cérémonies officielles dont leur ambassade fut l’occasion. Je ne m’étendrai pas davantage sur les ruines de Vien-Chan. Les temples et le palais ne laissent voir sous leur dorure tombée que des briques mal jointes ; c’est une scène abandonnée par les acteurs et que le temps, ce grand machiniste, dépouille tous les jours de ses derniers ornemens. D’ailleurs une civilisation qui ne faisait place qu’aux bonzes, aux mandarins et au roi n’est guère intéressante en elle-même. Quant à l’architecture qu’elle a produite, on peut en retrouver aujourd’hui le type dans la plupart des pagodes de Bangkok. L’une d’elles, celle qui est consacrée surtout aux dévotions du roi de Siam, renferme la fameuse statue d’émeraude que Pha-tajac ravit à Vien-Chan en 1777. Elle a une coudée de haut, et, selon M. Pallegoix, les Anglais lui attribuent une valeur de plus d’un million de francs.

Dans les divers mémoires des savans géographes qui ont essayé de faire la carte de l’Indo-Chine en combinant laborieusement les renseignemens fournis par quelques rares voyageurs et les détails arrachés aux indigènes eux-mêmes, il est le plus souvent impossible de reconnaître Vien-Chan à travers le double voile d’indications trop vagues et d’une orthographe défectueuse qui ne reproduit pas toujours le son de la prononciation locale. A cela tient sans doute l’incertitude qui a régné longtemps sur la vraie position géographique de cette ville. Crawfurd l’appelle Lang-Chang et la dit située par 15° 45’ de latitude nord ; Low et Berghans lui donnent les noms de Lanchang et de Lantschang. Mac-Leod la place par 17° 48’ de latitude septentrionale. Cette dernière position se rapproche de la position vraie de Vien-Chan ; mais l’infatigable explorateur anglais confond Vien-Chan avec Muong-luan-Praban, royaume distinct où nous allons bientôt séjourner. Marini, dans son Histoire du Laos, appelle les habitans de ce pays les Langiens, et donne le nom de Langione à leur ville principale, qu’il dit située sur le 18e degré de latitude. Il ne commet, en en fixant ainsi la place, qu’une très légère erreur, et c’est dans son livre que se rencontrent les données les plus précises sur l’état de ce royaume, qu’il s’efforça d’évangéliser. Il a vu les lieux, les hommes et les choses. A la même époque que le voyage du père Marini eut lieu l’ambassade hollandaise qui essaya de nouer des relations avec le plus grand roi du Laos ; depuis lors, aucun Européen n’avait pénétré jusque-là. Ces Hollandais mirent onze semaines à remonter le Mékong depuis la frontière du Cambodge jusqu’à Vien-Chan, qu’ils appellent Winkyan. Ils se sont servis comme nous d’étroites pirogues, ont franchi les mêmes obstacles et de la même façon. On se demande même, en relisant aujourd’hui leur journal de voyage, comment il a été possible d’entretenir des espérances relativement à la navigabilité du fleuve. Là où nous n’avons plus trouvé que des ruines, Gérard van Vusthorf et ses compagnons rencontrèrent une ville florissante. Voici, d’après Dubois, comment ils furent accueillis par le roi. « Aux approches de la capitale, quelques officiers vinrent demander au chef de l’ambassade communication particulière de ses lettres de créance avant qu’il lui fût permis de les remettre. Ces lettres ayant été examinées et trouvées en bonne forme, trois grandes pirogues montées chacune par quarante rameurs furent envoyées pour prendre l’ambassadeur et son cortège. On mit les lettres dans la principale sur un vase d’or posé sous un dais magnifique[2]. Les Hollandais se placèrent derrière. Un mandarin était chargé de les conduire au logement que le roi leur avait fait préparer. Ils y furent complimentés par un autre mandarin au nom de ce prince, qui leur fit offrir des rafraîchissemens et quelques présens. On ne tarda pas à fixer le jour de l’audience, à laquelle l’ambassadeur fut conduit avec beaucoup de pompe. Un éléphant portait la lettre du gouverneur-général sur un bassin d’or. Cinq autres éléphans étaient montés par l’ambassadeur et ses gens. On passa devant le palais du roi au milieu d’une double haie de soldats, et l’on arriva enfin auprès d’une des portes de la ville, dont les murailles de pierres rouges étaient environnées d’un large fossé sans eau, mais tout rempli de broussailles. Après avoir marché encore un quart de lieue, les Hollandais descendirent de leurs éléphans, et entrèrent dans les tentes qu’on leur avait fait dresser en attendant les ordres du roi. La plaine était couverte d’officiers et de soldats qui montaient des éléphans ou des chevaux, et qui tous campaient aussi sous la toile. Au bout d’une heure, le roi parut sur un éléphant, sortant de la ville avec une garde de 3,000 soldats, les uns armés de mousquets, les autres de piques. Après eux venait un train de plusieurs éléphans, tous montés par des officiers armés et suivis d’une troupe de joueurs d’instrumens et de quelques centaines de soldats. Le roi, que les Hollandais saluèrent lorsqu’il passa devant leurs tentes, ne leur parut âgé que de vingt-deux ans. Peu de temps après, les femmes défilèrent aussi sur seize éléphans[3]. Dès que les deux cortèges furent hors de la vue du camp, chacun rentra dans sa tente, où le roi fit porter à dîner aux Hollandais. A quatre heures après midi, l’ambassadeur fut invité à l’audience et conduit à travers une grande place dans une cour carrée environnée de murailles avec quantité d’embrasures ; au milieu se voyait une grande pyramide dont le haut était couvert de lames d’or du poids d’environ mille livres. Ce monument était regardé comme une divinité, et tous les Laotiens venaient lui rendre leurs adorations. Les présens des Hollandais furent apportés et posés à quinze pas du prince. On conduisit ensuite l’ambassadeur dans un temple où le roi se trouvait avec tous ses grands. C’est là qu’il lui fit la révérence ordinaire, tenant un cierge de chaque main et frappant trois fois la terre du front. Après les complimens usités en pareille occasion, le roi fit présent à l’ambassadeur d’un bassin d’or et de plusieurs habits. Les personnes de sa suite ne furent pas oubliées. On leur donna aussi le divertissement d’un combat simulé et d’une espèce de bal qui fut terminé par un feu d’artifice. Ils passèrent cette nuit-là hors de la ville, ce qui était sans exemple, et le matin on les ramena dans leur logement avec quatre éléphans. Depuis ce jour, l’ambassadeur fut encore traité plusieurs fois à la cour, et l’on s’efforça de lui procurer tous les amusemens imaginables. Après s’être arrêté pendant deux mois à Winkyan, il en partit pour retourner à Camboya, où il n’arriva qu’au bout de quinze semaines, fort satisfait du succès de sa commission[4]. »

Si les finances du royaume permettaient au souverain de déployer autant de pompe dans les occasions solennelles, son armée semblait capable de tenir en respect des voisins ambitieux. Le pays était si peuplé que dans un dénombrement des gens propres au service militaire on compta 500,000 hommes en état de porter les armes, à l’exclusion des vieillards, qui a y étaient en si grand nombre et si robustes que, même de ceux qui étaient âgés de cent ans[5], on aurait pu former à l’occasion une armée très considérable. » Ces chiffres prouvent, malgré une exagération évidente, que la population du royaume avait alors une certaine densité. Il n’en avait pas toujours été ainsi. Lorsqu’après avoir fondé l’unité de leur immense empire les souverains de la Chine songèrent à faire peser sur tous leurs voisins un joug dont les empreintes se révèlent encore, les Laotiens n’échappèrent pas d’abord plus que les Tonkinois, les Siamois et les Cambodgiens aux envahissemens de ces conquérans insatiables. Dispersés sur les bords du Mékong, sans intérêt commun, n’ayant point encore de centre où vinssent se grouper les ressources, se réunir les forces, ils n’opposèrent à la conquête qu’une résistance impuissante ; mais ils se rapprochèrent peu à peu, et parvinrent à former une sorte de république. Cette organisation favorable au développement des qualités qui fondent ou qui sauvent une patrie paraît avoir subsisté jusqu’au Ve ou VIe siècle de notre ère. Elle permit aux Laotiens de chasser les Chinois. À cette époque, leur état serait devenu monarchique. Peut-être faut-il faire remonter jusque-là l’origine de Vien-Chan, qui devait être plus tard la capitale brillante du plus puissant royaume laotien. S’il faut en croire l’ancien auteur qui me fournit ces renseignemens, des habitans de Siam se seraient rendus au Laos pour aider les Laotiens « à peupler leur royaume, » où ils se seraient définitivement fixés eux-mêmes, séduits par la fertilité du sol et les charmes du climat. D’une nature paresseuse et lâche, à la fois incapables et indignes de conserver à leur gouvernement la forme républicaine, les Laotiens sentirent le besoin de charger une seule tête de toute la responsabilité du pouvoir ; mais ils ne pouvaient s’entendre sur le choix d’un souverain par l’effet de l’ambition, de la crainte ou de l’envie. Les Siamois, en gens habiles, s’efforçaient pendant ces luttes sourdes de diviser les électeurs et ne négligeaient rien pour les corrompre. Aux ambitieux, ils promettaient le gouvernement d’une province ; aux yeux des dévots, ils faisaient briller des pyramides et des pagodes dorées. Ces manœuvres réussirent, et le nom d’un membre de la famille royale de Siam sortit de l’urne où s’ensevelit en même temps la liberté du pays. « On croit, ajoute Marini, que depuis cette époque-là jusqu’à présent, bien qu’il y ait plus de mille ans de cela, les rois de Laos sont descendus de cette souche, en sorte qu’ils retiennent encore et l’idiome des Siamois et leur façon de se vêtir. »

Bien que cette assertion soit probablement une tradition recueillie sur place, il ne semble guère possible de s’y arrêter sérieusement. L’analogie de coutumes, de mœurs et surtout de langage qui existe entre les Laotiens et les Siamois indique une origine commune ; mais de cette analogie même ne pourrait-on pas également conclure que ce sont les Siamois qui sortent du Laos ? Quelques savans l’ont pensé. Il est peu probable dans tous les cas que l’action d’une famille royale, si puissante qu’on veuille bien la supposer, ait jamais produit le résultat que Marini lui attribue. Quoi qu’il en soit, cette jeune dynastie, qui devint bientôt despotique au dedans, affranchit au moins le royaume de Laos de toute vassalité étrangère. Elle sut imposer aux Chinois le respect de son territoire, et prêta même en mainte circonstance un concours efficace aux adversaires de ceux-ci. Pendant la guerre que fit aux Tonkinois l’empereur Tching-tsou-wen-ti au commencement du XVe siècle, les Laotiens donnaient ouvertement asile aux vaincus. À peine le général chinois avait-il battu et dispersé l’armée ennemie, que d’autres rebelles soutenus par le prince de Laos tenaient de nouveau la campagne[6]. Tching-ki-kouang leur chef se réfugia même sur le territoire laotien. Le général chinois demanda que ce rebelle dangereux lui fût livré. Le roi de Laos, craignant l’invasion des deux armées chinoises massées sur les frontières du Tonkin et du Yunan, se contenta de chasser Tching-ki-kouang de ses états, sur les limites desquels le malheureux fut pris. Les Chinois ne furent pas les seuls adversaires du roi de Laos. L’ambition de l’empereur des Birmans, plutôt surexcitée qu’apaisée par la conquête du Pégou, se tourna bientôt vers le Laos, dont il se rendit maître. Suivant un procédé de déportation en masse encore en usage dans ces contrées[7], il contraignit même un grand nombre de Laotiens à se rendre dans le Pégou pour peupler sa nouvelle conquête ; mais ceux-ci formèrent une vaste conspiration. Les Pégouans furent exterminés partout en même temps. Les anciens esclaves, devenus les maîtres, rentrèrent en armes à Vien-Chan, où ils firent un nouveau carnage de leurs vainqueurs surpris et sans défense. Ce n’était cependant ni aux Birmans ni aux Chinois qu’il était réservé de conquérir cette partie du Laos et d’anéantir sa brillante capitale. Le peuple qui avait triomphé de ces deux terribles adversaires finit par devenir tributaire de Siam. On ne saurait déterminer l’époque, à laquelle se passa cet événement. Peut-être est-ce à la suite de la guerre de 1777. Dans tous les cas, il ne s’agissait encore que d’un simple tribut et non pas d’un droit au territoire.

Les Annamites de leur côté s’étaient répandus dans la vallée du Mékong. La rive gauche du fleuve leur appartenait sans contestation au commencement de ce siècle, à partir du 16e degré de latitude nord jusqu’au-delà du 17e, de telle sorte que dans ces limites les provinces situées entre le Mékong et la grande chaîne de montagne qui finit au cap Saint-Jacques étaient soumises à l’empire d’Annam et payaient tribut à son souverain. Chargé tout spécialement par l’amiral de La Grandière de déterminer les bornes actuelles de cet empire et de s’enquérir des territoires sur lesquels les Annamites élèvent des prétentions, M. de Lagrée avait fait sur ce point-là, lors de notre excursion à Attopée, des recherches persévérantes, mais infructueuses. Il avait retrouvé plus haut, en explorant seul le bassin d’un autre affluent du Mékong, le Se-Banghien, des preuves incontestables de l’autorité politique et administrative du roi d’Annam sur cette partie du Laos. Si donc, par le cours des événemens et des années, la France se trouvait substituée aux prétentions d’un gouvernement qu’elle sera un jour, par la force même des choses, appelée à protéger ou à détruire, les titres ne lui manqueraient pas pour établir sa domination sur ces vastes déserts que le génie européen pourrait seul féconder.

Quoi qu’il en soit, ce n’était pas contre ses voisins de l’est que le roi de Vien-Chan était appelé à se prémunir ; c’était au sud-ouest que grossissait le nuage d’où sortit pour ce malheureux prince et pour ses sujets un désastre dont les ruines que nous avions sous les yeux attestaient l’étendue et l’effroyable caractère. A la fin de 1827, des événemens dont nous sommes hors d’état de préciser la nature provoquèrent entre le Laos et la cour de Bangkok une rupture suivie d’une guerre d’extermination. Il résulte de récits peut-être inexacts pour les détails, mais trop manifestement véridiques sur le fond des choses, qu’une omission faite par le roi de Vien-Chan soit dans le cérémonial de l’hommage, soit dans le chiffre du tribut dû au roi de Siam, fut suivie de l’envoi au Laos d’une armée qui reçut mission d’anéantir ce malheureux peuple, mission accomplie à la lettre avec une cruauté que nos mœurs nous laissent à peine comprendre. Les Laotiens furent exterminés ou déportés en masse, et leur capitale rasée, comme l’avait été Jérusalem par les armées romaines. Chao-koun[8], un général dont le nom remplit encore ces contrées, mit par cette horrible exécution le sceau à une renommée militaire déjà conquise aux dépens du Cambodge durant les guerres dont j’ai eu occasion de rappeler les principaux événemens[9]. J’ai pu voir à Oudon, en face de l’ancien palais du roi Norodom, la grossière statue de cet égorgeur de peuples. Par une prescription insolente des Siamois à laquelle le protectorat de la France a seul mis un terme, les Cambodgiens la saluaient tous humblement en passant devant elle, sans que dans ce troupeau d’esclaves un sentiment de généreuse résistance se soit jamais produit, tant la force jusque dans ses excès les plus hideux est acceptée par ces peuples comme la seule puissance légitime !

Parvenus à tromper la vigilance de l’ennemi, le roi de Vien-Chan et plusieurs princes de sa famille se réfugièrent à Hué ; mais le farouche Minh-man, qui régnait alors sur l’Annam, loin de protéger les fugitifs, comme ils l’avaient espéré, fit conduire à Bangkok le roi déchu, par suite d’un accord secret passé avec Siam, et là ce malheureux, renfermé, dit-on, dans une cage de fer contenant les instrumens de torture au moyen desquels on le suppliciait chaque jour, ne tarda point à expirer, laissant les derniers survivans de sa race dans une situation tellement abaissée que le vainqueur n’en put désormais concevoir aucun ombrage.

Ainsi donc, de nos jours, une capitale florissante a été anéantie, un peuple tout entier a en quelque sorte disparu, sans que l’Europe ait rien soupçonné de ces scènes de désolation, sans qu’il soit arrivé jusqu’à elle un seul écho de ce long cri de désespoir. Lorsque je traverserai dans l’empire chinois de vastes champs de massacre, j’aurai à soulever le voile qui cache au monde civilisé des spectacles non moins sanglans et non moins ignorés ; j’aurai à montrer la vie humaine s’écoulant à flots sanglans sans laisser ni trace ni souvenir, comme les eaux d’un grand fleuve perdu dans les sables. Si les révolutions et les guerres qui bouleversent l’Europe chrétienne y sont parfois suivies de transformations utiles, s’il est possible de les rattacher à quelque doctrine philosophique ou à quelque grand intérêt social, les calamités qui éprouvent les populations de l’Asie bouddhiste et musulmane restent toujours pour elles des douleurs stériles et des désastres sans compensation. Rien ne germe dans ces torrens de sang, car pour ces peuples infortunés les conquérans sont des anges exterminateurs, et les armées des nuées de sauterelles qui épuisent pour une longue suite de générations les contrées sur lesquelles elles s’abattent.


L.-M. DE CARNE.

  1. Cette expression n’est pas d’une exactitude rigoureuse. Bouddha ne s’est jamais donné que comme un homme prêchant la perfection ; mais, en dépit de l’orthodoxie, il est bien tenu pour dieu par la foi populaire.
  2. Ce cérémonial est encore en usage dans ces contrées, à Siam par exemple et au Cambodge. On rend aux lettres les honneurs dus aux personnages qui les ont écrites.
  3. D’après Marini, le nom même de Langione signifierait dix mille éléphans. Le Laos est certainement un des pays du monde où l’on rencontre le plus grand nombre de ces animaux. Un Laotien disait à Crawfurd qu’on s’en servait même pour transporter les femmes. Cela prouve évidemment qu’on en a à ne savoir qu’en faire.
  4. Vie des gouverneurs-généraux aux Indes orientales, La Haye, 1763.
  5. Delle missioni dei padri della compagnia di Giesu nella provincia del Giappone, par le père Marini.
  6. Mémoire sur le Tonkin, du père Gaubil.
  7. À la fin du siècle dernier, quand le roi de Siam s’empara de Battam-Bang sur le Cambodge, il en expulsa tous les habitans et en attira d’autres.
  8. Le mot chao-koun désigne un grade élevé dans la hiérarchie militaire ; mais la terreur des Laotiens en a fait un nom propre, et, lorsqu’on parle du Chao-koun sans épithète, ils évoquent en tremblant le souvenir de leur bourreau.
  9. Voyez, dans la Revue du 15 février 1809, le Cambodge et le Protectorat français.