Exposé élémentaire de la théorie d’Einstein et de sa généralisation/chap. 9

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CHAPITRE IX

LES COORDONNÉES DE GAUSS


Le temps et les longueurs dans un champ de gravitation. — Dans un Univers de Minkowski, imaginons un système galiléen puis prenons un second système formé par un disque plan dont le mouvement, par rapport à est une rotation autour d’un axe normal au plan du disque, passant par le centre de ce disque, et fixe dans le système Un observateur situé excentriquement sur le disque éprouve l’effet d’une force agissant radialement vers l’extérieur ; cette force est interprétée par un observateur immobile par rapport au système comme un effet d’inertie (force centrifuge), mais l’observateur entraîné avec peut considérer son disque comme immobile et attribuer la force à un certain champ de gravitation. Ce champ possède d’ailleurs une structure fort différente de celle du champ qui s’exerce au voisinage d’une masse attirante, mais en vertu du principe d’équivalence nous l’appelons quand même champ de gravitation ou, si l’on veut, champ de gravitation géométrique.

Supposons que l’observateur de prenne deux horloges identiques marquant toujours la même heure tant qu’on les laisse au même point ; il place l’une au centre du disque et l’autre à une distance du centre ; ces horloges ne vont pas rester synchrones. Examinons-les, en effet, du système galiléen , de façon à appliquer les résultats de la relativité restreinte ; celle qui est au centre est immobile. L’autre est en mouvement : le temps propre de cette dernière est donc plus court que le temps du système galiléen, qui est le temps au centre. Si, au bout de quelque temps, on ramène au centre du disque l’horloge qui a séjourné à la distance , on constate qu’elle retarde sur celle du centre, Comme à chaque distance au centre correspond un temps propre, il n’y a aucune synchronisation possible pour les horloges du système  ; on ne peut pas définir un temps valable pour le disque tout entier, c’est-à-dire mesurable par des horloges immobiles par rapport à ce disque.

La même difficulté se présente pour les coordonnées d’espace. Imaginons qu’en appliquant sur la périphérie du disque une règle très courte prise pour unité de longueur, on marque deux points , et que le rayon soit mesuré avec la même règle unité. Pour un observateur placé au centre du disque (immobile et par conséquent appartenant au système galiléen) le rayon du disque n’est pas changé par la rotation, mais la longueur qui est parallèle à la vitesse est plus courte que si le disque ne tournait pas (contraction des longueurs) ; l’observateur est donc conduit à considérer la circonférence, qui contient un nombre déterminé de fois la longueur , comme plus courte, et il trouve que le rapport de la circonférence au diamètre est inférieur au nombre . La géométrie de ce disque n’est plus euclidienne.

Cet exemple fait comprendre que, d’une façon générale, dans un champ de gravitation géométrique (dû à un état de mouvement accéléré) on ne peut plus définir les coordonnées habituelles d’espace et de temps. En vertu du principe d’équivalence il en est de même dans un champ de gravitation permanent (dû au voisinage de matière) c’est-à-dire dans un univers non euclidien. Dans un univers non euclidien, il n’y a plus de coordonnées galiléennes, car la possibilité de choisir de telles coordonnées est caractéristique d’un univers euclidien.

En présence de cette difficulté, M. Einstein a résolu la question par une admirable extension de la théorie des surfaces de Gauss.


Les surfaces et les coordonnées de Gauss. — Tout au début du chapitre I nous avons, pour définir ce qu’on entend par système de coordonnées, envisagé une surface plane. Supposons maintenant une surface courbe qui ne soit pas développable sur un plan, par exemple la surface de la terre que pour simplifier nous supposerons rigoureusement sphérique ; si l’on s’interdit d’aller d’un point à l’autre de la surface en quittant celle-ci, c’est-à-dire si l’on ne considère que les points situés sur la surface même, celle-ci constitue, comme le plan, une multiplicité à deux dimensions — deux coordonnées, la longitude et la latitude définissent la position d’un lieu sur la terre — mais la géométrie de cette surface n’est plus la géométrie d’Euclide : il n’y a plus de lignes droites sur la sphère, et la plus courte distance d’un point à un autre est un arc de grand cercle ; on ne peut plus se servir de coordonnées cartésiennes rectangulaires.

On voit que pour repérer les événements dans l’Univers réel, non euclidien, où il n’y a plus de coordonnées rigoureusement galiléennes, nous nous trouvons, avec quatre dimensions au lieu de deux, dans la même situation que le géomètre qui veut repérer les points sur une surface courbe sans sortir de cette surface,

Gauss a montré qu’il est possible d’énoncer les lois de la géométrie d’une surface courbe quelconque (sphère, ellipsoïde, etc.) sous une forme indépendante du système de coordonnées. On comprend qu’en ajoutant deux dimensions on pourra, par une généralisation de cette théorie, énoncer les lois de l’Univers non euclidien à quatre dimensions.

Gauss est parti de l’idée qu’il doit être possible, par des opérations de géodésie sur la surface, de mettre en évidence la courbure de celle-ci en faisant simplement des opérations locales d’arpentage, par les procédés habituels de la géométrie euclidienne du plan. En effet, en tout point d’une surface, il existe un plan tangent et dans une étendue limitée la surface peut être confondue avec son plan tangent : ceci est d’autant plus exact que l’étendue envisagée autour du point est plus petite, et devient rigoureux à la limite, pour une étendue infiniment petite.

Traçons sur la surface une famille de courbes arbitraires (fig. 12) ;
Fig. 12.
désignons chacune de ces courbes par un chiffre et figurons les courbes  ; entre deux de ces courbes, on peut imaginer une infinité de courbes représentant tous les nombres compris entre les deux nombres entiers qui désignent les deux courbes envisagées. Ces courbes sont seulement assujetties à la condition de ne pas se couper, de façon qu’il ne passe qu’une des courbes par chaque point ; de la sorte, à chaque point de la surface correspond une coordonnée bien déterminée.

Traçons de même une seconde famille de courbes les courbes coupant les courbes Chaque point de la surface est maintenant entièrement défini par les valeurs de ses deux coordonnées et

Deux points et infiniment voisins ont pour coordonnées respectives et Les coordonnées de Gauss reviennent, en somme, à un numérotage, à la coordination de deux nombres, faite de manière que deux points infiniment voisins soient
Fig. 13.
représentés par des nombres infiniment peu différents.

Dans une étendue infiniment petite autour d’un point , nous confondons la surface avec son plan tangent et les courbes avec les lignes droites qui leur sont tangentes (fig. 13) ; nous sommes ainsi ramenés, en chaque point, à un système de coordonnées rectilignes mais obliques ; une formule bien connue de la géométrie euclidienne donne la distance du point de coordonnées au point infiniment voisin de coordonnées  :

ou (17)

parce que .

Si l’on s’est donné les courbes et les courbes on peut, en chaque point de coordonnées et mesurer avec une règle les distances , , qui séparent
Fig. 14.
le point de trois points extrêmement voisins de lui (fig. 14) et correspondant à des valeurs connues des différences de coordonnées etc. : toutes ces grandeurs étant extrêmement petites nous pouvons pratiquement les considérer comme infiniment petites, c’est-à-dire écrire etc. et appliquer, pour les trois distances, la formule (17). Nous avons donc trois équations permettant de calculer , qui sont ainsi obtenus par des mesures ordinaires d’arpentage.

Conformément à la géométrie euclidienne ordinaire, les sont bien déterminés en chaque point ; ils sont indépendants des points choisis pour les mesures d’arpentage. Mais, d’un point à un autre, les sont variables ; ce sont des fonctions des coordonnées et (c’est-à-dire des grandeurs qui dépendent des valeurs de et ). C’est seulement dans le cas d’une surface euclidienne qu’on peut trouver des lignes et telles qu’on ait

(18)

c’est-à-dire

en tout point. C’est ainsi que dans le plan, on peut prendre pour et des droites rectangulaires, c’est-à-dire employer des coordonnées cartésiennes rectangulaires [chap. I, équation (1)]. L’équation (18) est caractéristique d’une surface euclidienne.

Dans le cas général, les étant en chaque point des fonctions de et l’arpentage permet de calculer les et de déterminer comment ils varient en fonction des coordonnées. Gauss a montré que la géométrie d’une surface est entièrement déterminée quand on connaît ces fonctions et que les lois de cette géométrie s’expriment d’une façon indépendante des coordonnées.

Il est évident que la distance de deux points déterminés, infiniment voisins l’un de l’autre, est un invariant, c’est-à-dire a une valeur indépendante du système de coordonnées, puisque cette distance peut être assimilée à un élément de ligne droite dans le plan tangent. Considérons maintenant deux points et et une ligne courbe quelconque tracée sur la surface entre ces points : la longueur de l’arc de courbe entre et est (comme nous l’avons dit p. 54) l’intégrale l’arc de courbe élémentaire assimilé en chaque point de la courbe à un élément de droite dans le plan tangent en ce point, est donné par la formule (17) ; il a une valeur indépendante des coordonnées choisies : l’intégrale, c’est-à-dire la longueur de l’arc de courbe est, par suite, un invariant pour toute transformation de coordonnées.

Sur toute surface, il existe des lignes de plus courte distance qu’on nomme les géodésiques (sur le plan ce sont les droites, sur la surface d’une sphère ce sont les grands cercles, etc.). Si l’on exprime mathématiquement qu’une ligne jouit de la propriété d’être la plus courte entre deux quelconques de ses points, c’est-à-dire que l’intégrale (où maintenant l’on ne spécifie plus les deux points et ) est minimum, on obtient une équation qui est l’équation générale des géodésiques. Dans un changement du système de coordonnées, l’équation des géodésiques reste la même, à condition, bien entendu, que les aient les nouvelles valeurs correspondant aux nouvelles coordonnées et Les propriétés des géodésiques sont exprimées sous une forme indépendante du système de coordonnées ; il devait bien en être ainsi car la propriété de longueur minimum qui les caractérise est absolue ; elle est évidemment indépendante du fait qu’il plaît au géomètre d’adopter telle ou telle décomposition de la surface en mailles à deux dimensions.

On peut aller plus loin et caractériser l’individualité de la surface en chaque point ; il existe, en effet, un élément qui s’exprime au moyen des et de ce qu’on nomme en mathématiques leurs dérivés premières et secondes. Cet élément est invariant, c’est-à-dire a une valeur numérique indépendante du système de référence employé ; c’est la courbure totale :

(19)

et étant deux rayons de courbure qu’on appelle les rayons de courbure principaux.

Pour un plan, et sont infinis et la courbure totale est nulle en tout point. Pour un cylindre, l’un des deux rayons de courbure est infini (à cause des génératrices rectilignes) et l’on a encore

Si l’on suppose constant et négatif on a les lois de la géométrie de Lobatschevski.

Si est constant et positif, on a la géométrie de Riemann, applicable à la surface d’une sphère.


Extension de la théorie de Gauss. — Dans l’Univers réel, nous ne pouvons plus employer des coordonnées galiléennes ; puisque nous ne pouvons plus définir les coordonnées habituelles d’espace et de temps, de même qu’en géométrie des surfaces courbes, il n’y a plus de coordonnées cartésiennes rectangulaires.

En géométrie, on décompose une surface courbe en mailles bidimensionnelles, avec des coordonnées arbitraires. De même l’Univers peut être décomposé en cellules quadridimensionnelles, avec quatre coordonnées arbitraires Dans le cas général, il n’y a plus ni longueurs ni temps ; sont quatre « coordonnées d’Univers ». La méthode est calquée sur celle de Gauss, avec deux dimensions de plus. Au lieu de deux familles de courbes et on a quatre familles d’« espaces » (non euclidiens) tridimensionnels en chaque point d’Univers, ou événement, se coupent quatre espaces.

Il ne faudrait pas croire qu’une pareille coordination n’ait pas de sens, les coordonnées ne signifiant plus rien au point de vue des longueurs et du temps. Nous avons en effet insisté sur le fait, qui est la base même de la généralisation du principe de relativité, que les réalités physiques correspondent aux rencontres de lignes d’Univers de portions de matière ou d’énergie. Ces rencontres s’expriment par des valeurs communes des coordonnées, quel que soit le choix de ses coordonnées ; tous les systèmes sont donc également bons pour exprimer les lois de la nature, et la description de l’Univers peut se faire en coordonnées arbitraires, tout comme la géométrie des surfaces ; peu importe que ces coordonnées ne soient ni des longueurs ni des temps. Le principe de relativité généralisé peut maintenant s’énoncer : Tous les systèmes de Gauss (généralisés) sont équivalents pour formuler les lois de la nature.

Tient-on cependant à conserver les notions d’espace et de temps ? on peut le faire et l’on devra le faire dans toutes les applications physiques. Dans un système galiléen, on pourrait prendre un corps de référence invariable (invariable dans un même système) par rapport auquel on repérerait les longueurs, et des horloges synchrones pour mesurer le temps ; dans un champ de gravitation, où il n’y a plus de corps invariable ni d’horloges synchrones, on envisagera comme corps de référence des corps non rigides auxquels seront liées des horloges de marche arbitraire (assujetties seulement à la condition que les indications observables d’horloges infiniment voisines diffèrent infiniment peu), ou si l’on veut un système formé d’un réseau arbitraire à trois dimensions, avec des horloges aux nœuds du réseau pour donner l’heure dans chaque cellule. De pareils systèmes de référence, qui non seulement sont en mouvement arbitraire mais changent de forme arbitrairement dans le champ de gravitation sont les « mollusques » d’Einstein. Le mollusque est un système de Gauss généralisé, mais on conserve les notions d’espace et de temps, chaque point du mollusque étant considéré comme point d’espace, chaque point matériel par rapport à lui étant considéré comme au repos, tant que ce mollusque sert de système de référence.

La généralisation de la théorie de Gauss peut se résumer dans le tableau suivant :

SURFACE COURBE, NON EUCLIDIENNE UNIVERS NON EUCLIDIEN
Deux dimensions. Décomposition en mailles bidimensionnelles arbitraires. Quatre dimensions. Décomposition en cellules quadridimensionnelles arbitraires.
Dans une étendue infiniment petite autour de chaque point, la surface peut être remplacée par son plan tangent. Dans un domaine quadridimensionnel infiniment petit autour de chaque point-événement, l’Univers peut être remplacé par son Univers euclidien tangent, qui est un Univers de Minkowski.

Cet Univers tangent est (dans une étendue suffisamment petite) l’Univers de tout observateur en chute libre, rapportant les événements à un système de référence qui lui est lié.

Dans le plan tangent, la géométrie euclidienne du plan est applicable, par suite : Dans l’Univers euclidien tangent, la relativité restreinte est applicable, par suite :
La distance élémentaire de deux points infiniment voisins ne dépend pas du système de coordonnées (est un invariant). L’intervalle élémentaire entre deux événements infiniment voisins ne dépend pas du système de coordonnées (est un invariant).
Cette distance s’exprime par la formule : Cet intervalle s’exprime par la formule :
avec

de sorte que les quatre se réduisent à trois.

avec

de sorte que les seize se réduisent à dix.

La géométrie euclidienne est caractérisée par le fait qu’on peut trouver des systèmes de coordonnées dans lesquels les ont les valeurs constantes

en tout point.
(coordonnées cartésiennes rectangulaires).

La relativité restreinte (Univers euclidien) est caractérisée par le fait qu’on peut trouver des systèmes de coordonnées dans lesquels les ont les valeurs constantes.

en tout événement.
(coordonnées galiléennes).

Il existe des lignes de plus courte distance (telles que soit minimum) appelées géodésiques. Il existe des lignes d’Univers de plus grande longueur (telles que soit maximum) appelées géodésiques.
La courbure totale s’exprime en fonction des et de leurs dérivées premières et secondes ; cette courbure est un invariant. Il existe un invariant qui s’exprime en fonction des et de leurs dérivées premières et secondes. On l’appelle courbure totale d’Univers en chaque point-événement.

Une différence se remarque entre les propriétés géométriques d’une surface et celles de l’Univers. Dans le cas d’une surface, qui est le carré d’une longueur, est une quantité toujours positive ; dans le cas de l’Univers, peut être positif ou négatif ; si est positif, l’intervalle représente un temps multiplié par si est négatif, l’intervalle représente une longueur dans l’espace. Sur une surface euclidienne est la somme de deux carrés dans l’Univers euclidien de Minkowski, s’exprime au moyen de quatre carrés avec mais les carrés des trois composantes d’espace sont précédés du signe alors que le carré de la composante de temps a le signe cette différence de signe est, suivant l’expression de M. Eddington, « le secret des différences que présentent les manifestations de l’espace et du temps dans la Nature ».

Lorsque représente l’arc de courbe élémentaire (c’est-à-dire infiniment petit) d’une ligne d’Univers, est toujours positif (deux événements infiniment voisins sur une ligne d’Univers forment un couple dans le temps ; voir p. 51) et est le temps propre élémentaire multiplié par ce n’est pas une distance spatiale. La propriété de maximum des géodésiques d’Univers (au lieu de minimum comme en géométrie) est la conséquence de ce fait.

Malgré cette différence l’analogie de propriétés, d’une part entre le plan et l’Univers de Minkowski, d’autre part entre une surface courbe et l’Univers réel, est telle que nous avons le droit de dire que l’Univers de Minkowski est euclidien et que l’Univers réel est courbe.