Exposition de la doctrine de l’Église catholique orthodoxe/1884/Deuxième Partie/III

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Fischbacher / Félix Callewaert père (p. 355-405).


III

DÉVELOPPEMENT ÉVANGÉLIQUE DE LA LOI DE DIEU.


La loi évangélique, promulguée par Jésus-Christ sur une montagne de Galilée, n’est pas opposée à la loi judaïque, promulguée par Moïse sur la montagne de Sinaï. Elles ont l’une et l’autre une source divine. Seulement, la loi évangélique est le développement de la première et son application plus parfaite. Elle est l’abrégé de toute la morale chrétienne, comme la loi du Sinaï était l’abrégé de toute la morale mosaïque.

Jésus-Christ a promulgué sa loi en neuf sentences, que l’on appelle en français Béatitudes, parce qu’elles commencent par le mot Bienheureux (en latin Beati). Le Sauveur a commencé ses sentences par ce mot, afin de faire comprendre que le vrai bonheur, en ce monde, consiste dans la pratique de la vertu, et que c’est par elle aussi que nous obtiendrons le bonheur dans le monde futur.

Voici les neuf Béatitudes :

1. « Bienheureux ceux qui ont l’esprit de pauvreté, puisque le royaume des cieux est à eux.

2. « Bienheureux ceux qui pleurent, puisqu’ils seront consolés.

3. « Bienheureux ceux qui sont doux, puisqu’ils posséderont la terre.

4. « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, puisqu’ils seront rassasiés.

5. « Bienheureux les miséricordieux, puisqu’ils obtiendront miséricorde.

6. « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, puisqu’ils verront Dieu.

7. « Bienheureux les pacifiques, puisqu’ils seront appelés enfants de Dieu.

8. « Bienheureux ceux qui souffrent persécution par la justice, puisque le royaume des cieux est à eux.

9. « Vous serez heureux lorsqu’on vous maudira, que l’on vous persécutera, que l’on dira faussement contre vous toute espèce de mal à cause de moi ;

« Réjouissez-vous alors et tressaillez d’allégresse, puisque votre récompense sera grande dans les cieux ; c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui ont été avant vous. »




PREMIÈRE BÉATITUDE.


« Bienheureux ceux qui ont l’esprit de pauvreté, puisque le royaume des cieux est à eux. »


L’esprit de détachement, d’abnégation, est la vertu principale du chrétien, qui ne doit considérer ni le monde ni les biens temporels comme le but pour lequel il a été créé ; qui ne doit pas se regarder lui-même comme le but pour lequel le monde et ses biens ont été faits. L’esprit d’abnégation est opposé à l’égoïsme, qui est le vice le plus antichrétien. L’égoïste s’estime lui-même et s’admire dans ses pensées : c’est l’orgueil ; il s’imagine que tout est fait pour satisfaire ses goûts et ses passions : de là l’amour désordonné des biens de ce monde, amour qui se résout dans l’asservissement de l’homme à toutes les choses dans lesquelles il prétend trouver le bonheur. De cet asservissement naît un état désordonné qui ne peut être pour l’homme qu’une source d’afflictions, de misères physiques et morales, de malheur.

Le chrétien, par l’esprit de pauvreté, arrive à un résultat tout opposé. Si Dieu lui a donné les richesses, il en use, non pas dans un but égoïste et pour y chercher son bonheur, mais comme d’un dépôt dont il doit être l’économe charitable. S’il est privé des biens de ce monde, il élève son cœur bien au dessus des désirs terrestres et jette les yeux sur un monde meilleur auquel il arrivera d’autant plus sûrement qu’il ne sera point enlacé dans des liens qui pourraient l’attacher au monde terrestre. Pauvre ou riche, le chrétien doit avoir l’esprit de détachement, et ce n’est qu’à cette condition qu’il possède, dès ce monde, le royaume des cieux. Qu’est-ce que ce royaume, sinon la vérité et la grâce ? Or peut-on posséder ces biens lorsqu’on s’adore dans ses propres pensées, au lieu de soumettre, par la foi, son esprit à la parole de Dieu ? lorsqu’on attache son cœur aux biens de ce monde, au lieu de les faire servir à sa sanctification ?

L’esprit du monde, selon l’apôtre saint Jean (1re Épît. de saint Jean, ii, 16), est : « Concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie. » L’esprit du christianisme est tout le contraire, c’est-à-dire : abnégation des plaisirs charnels illégitimes, des richesses temporelles qui captivent notre cœur au moyen des yeux, de l’orgueil qui se manifeste dans tous les actes du mondain et qui n’est autre que l’adoration de soi ou l’égoïsme.

Par la première béatitude, Jésus-Christ a tracé d’un mot le caractère essentiel de son vrai disciple, en opposition avec le partisan du monde. Ce dernier ne voit que lui-même comme but de tout ce qui est, et, en voulant user de tout comme moyen de bonheur, s’asservit à tout et devient malheureux. Le chrétien, au contraire, ne voit rien en ce monde qui soit digne d’attacher son esprit et son cœur. Il a toujours les yeux fixés sur le monde futur, où il sera complètement heureux, et il ne se sert des choses du monde, de quelque nature qu’elles soient, que comme de moyens pour arriver au but pour lequel il a été créé, c’est-à-dire le ciel. De là cet esprit d’abnégation que le Sauveur a appelé esprit de pauvreté. Le riche et le pauvre peuvent le pratiquer également. Celui qui est riche et chargé d’honneurs peut être pauvre par ses sentiments dès qu’il ne considère ses biens et ses honneurs que comme des moyens que la Providence lui a fournis de pratiquer la charité et la justice. D’un autre côté, celui qui est pauvre des biens de ce monde peut être avare et orgueilleux par ses désirs illégitimes, et en considérant les biens qu’il envie comme la source du bonheur. — On peut donc avoir la bénédiction de la pauvreté au milieu des richesses et la malédiction des richesses au sein de la pauvreté. Jésus-Christ n’a point élevé le pauvre parce qu’il est privé des richesses de ce monde, au dessus du riche. Le riche et le pauvre sont égaux à ses yeux dès qu’ils ont l’un et l’autre l’esprit de pauvreté et d’abnégation. Le vrai pauvre chrétien est celui qui n’attache pas son cœur aux biens du monde, et non pas celui qui en est privé.

« Le pauvre, dit saint Jean Chrysostôme (Homél. ii, § 5), n’est pas celui qui n’a rien, et qui désire beaucoup. Le riche n’est pas celui qui possède et qui restreint ses besoins. C’est la volonté, c’est la manière de vivre qui fait les riches et les pauvres, et non pas la privation ou l’abondance des biens de ce monde. »

Le bienheureux Augustin enseigne la même doctrine : « Apprenez, dit-il (Sur le ps. 85, n° 3), à être pauvres et dans l’indigence, vous qui possédez quelque chose en ce monde, et vous aussi qui n’y possédez rien. On trouve des pauvres orgueilleux dans leur pauvreté, et des riches humbles dans l’abondance. Or, Dieu résiste aux superbes, qu’ils soient vêtus de soie ou couverts de haillons ; il donne sa grâce aux humbles, soit qu’ils possèdent les richesses de ce monde ou qu’ils n’en possèdent point. C’est le cœur que Dieu considère, pèse et examine. Vous ne voyez pas la balance dont il se sert, mais tenez pour certain que toutes vos pensées y sont pesées ».

Tous les Pères de l’Église, sans exception, ont ainsi interprété la première des neuf sentences de Jésus-Christ. L’Évangile tout entier en est le commentaire fidèle.

Le chrétien, sous l’empire de l’esprit de détachement et d’abnégation, a le royaume de Dieu au dedans de lui, lorsque Dieu règne sur toutes ses pensées et ses affections. Il en résulte, dans son esprit et dans son cœur, une harmonie divine qui lui donne un avant-goût du bonheur dont il jouira dans la vie immortelle du monde futur.

Mais, quoique l’on puisse être pauvre au sein des richesses, il est certain que ces richesses sont souvent une tentation de s’attacher trop aux biens du monde et de perdre l’esprit de pauvreté. C’est pourquoi Jésus-Christ a dit que les riches entreront aussi difficilement dans le royaume des cieux, que le chameau par la poterne que l’on appelait à Jérusalem le trou d’aiguille (Math., xix, 24). Il n’y pouvait, en effet, passer que difficilement, même après avoir été dépouillé de tout ce qu’il portait[1]. C’est pourquoi le Sauveur disait au riche qui lui demandait une règle de perfection : « Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres : tu auras alors un trésor dans les cieux, puis, viens et suis-moi ». (Math., ibid., 21.) Mais cette règle ne s’adresse qu’à ceux que Dieu appelle à un état exceptionnel d’abnégation complète ; elle n’est pas une règle générale imposée à tous.

Le vice opposé à la loi contenue dans la première béatitude est l’égoïsme, qui a pour origine l’orgueil, c’est-à-dire l’amour désordonné de soi-même. Ce vice fait que nous rapportons tout à nous-mêmes ; que nous nous envisageons comme le but ou la fin de tout ce qui existe ; que nous nous élevons au dessus des autres.




DEUXIÈME BÉATITUDE


« Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés. »


Jésus-Christ a non seulement prescrit la tranquillité de l’âme dans les afflictions et les contradictions, mais il a élevé la douleur et les larmes à la hauteur d’une vertu.

Depuis la chute originelle, la douleur a été le partage de la plus grande partie de l’humanité. La philosophie a tenté sans succès de tous les systèmes pour détruire cette plaie, mais elle n’y parviendra pas plus qu’à changer la nature de l’humanité elle-même. Il vaut mieux apprendre du Sauveur à sanctifier les larmes et à les faire servir à notre bonheur.

Pour cela il faut vivre dans cet état de gémissement intérieur dont il est souvent parlé dans les saintes Écritures, et qui fait considérer les maux de cette vie comme autant de moyens pour nous détacher du monde et aspirer après les éternelles consolations. Jésus-Christ, dans sa deuxième sentence, n’a pas eu en vue les larmes extérieures qui coulent sur le visage, mais bien le sentiment qui en est la source, c’est-à-dire un cœur touché de componction et de l’esprit de pénitence.

De même que l’amour des richesses peut coexister avec une pauvreté réelle, et que des riches peuvent avoir l’esprit de pauvreté ; ainsi il en est qui, accablés de douleurs en ce monde, se portent avec ardeur, par leurs désirs, vers les joies mondaines ; il en est, au contraire, qui, au milieu des plaisirs, n’y attachent pas leur cœur.

Dans la deuxième Béatitude, comme dans les autres, il s’agit principalement des sentiments du cœur. Jésus-Christ n’y condamne pas plus les joies licites, innocentes, qu’il n’approuve la douleur accompagnée du désespoir. Il a enseigné seulement que les plaisirs, par eux-mêmes, peuvent être, comme les richesses, un obstacle à la perfection chrétienne ; qu’il est plus difficile de se sauver au milieu des plaisirs que dans l’affliction. En effet, le cœur se détache plus facilement du monde lorsque les plaisirs ne viennent pas nous distraire des choses célestes et nous faire considérer la terre comme un lieu de délices.

Dès ce monde, l’esprit de componction et de pénitence nous affermit contre les maux qui surviennent et dont personne ne peut se garantir. On peut dire ainsi que ceux qui possèdent cet esprit jouissent d’un bonheur plus vrai que ceux qui s’abandonnent à l’amour des plaisirs, amour accompagné de tant de misères, et qui nous laisse seuls, avec le désespoir, au jour de l’affliction. La mort elle-même est moins cruelle pour ceux qui ont vécu dans l’esprit de pénitence ; le tombeau se présente à eux comme le berceau d’une vie plus heureuse ; tandis qu’il se présente avec toutes ses horreurs aux yeux de ceux qui s’étaient habitués à envisager les joies mondaines comme le suprême bonheur.

Ceux qui pleurent sont donc heureux dès cette vie, puisqu’ils y sont consolés et affermis contre les épreuves. C’est ainsi que saint Paul, accablé de souffrances, exaltait les consolations intérieures que Dieu lui donnait par sa grâce. (II Corinth., vii, 5, 6, 7.) Mais le Sauveur a eu principalement en vue l’immortelle consolation qui sera accordée à ceux qui auront, en ce monde, possédé l’esprit de pénitence. C’est à eux que le Sauveur dira : « Bon et fidèle serviteur, entre dans la joie de ton Seigneur ». (Math., xxv, 21.) C’est alors que « la tristesse sera changée en une joie que personne ne pourra ravir ». (Jean, xvi, 20, 22.)

Le vice opposé au deuxième commandement de Jésus-Christ est l’amour désordonné des plaisirs du monde, ou la mondanité.




TROISIÈME BÉATITUDE


« Bienheureux ceux qui sont doux, puisqu’ils posséderont la terre. »


La douceur est une vertu qui nous fait conserver la tranquillité de l’âme au milieu des événements heureux ou malheureux qui peuvent survenir pendant notre existence en ce monde. Elle nous empêche, dans le bonheur, de nous abandonner à une joie qui nous ferait oublier nos destinées éternelles ; dans le malheur, de murmurer contre la Providence qui juge à propos de nous éprouver. C’est ainsi que le bienheureux Augustin (Serm. 93, § 2) explique la troisième sentence du Sauveur.

« Apprenez de moi, dit Jésus-Christ, que je suis doux et humble de cœur. » (Math., xi, 29.) Ces paroles résument sa vie terrestre ; dans toutes ses actions il nous a donné le modèle parfait de cette tranquillité d’âme qui doit être un des caractères essentiels du chrétien.

Celui qui est dans cette disposition la manifestera dans ses paroles et dans ses actions. « La langue de l’homme vertueux, dit un pieux auteur de l’Ancien Testament (Eccli., vi, 5), abonde en douceur ». Isaïe, traçant par avance le portrait du Messie, disait : « Il n’aimera ni les contentions ni les querelles, il ne criera point et l’on n’entendra point sa voix sur les places publiques ; il n’achèvera pas de briser le roseau déjà cassé, et il n’éteindra pas la mèche encore fumante ». (Is., iv. ; Math., xii, 18.) « Jésus-Christ, dit saint Pierre (I Epist. ii, 21 et 22), a souffert pour vous et vous a laissé cet exemple pour que vous marchiez sur ses traces. Quand on le chargeait d’injures, il ne répondait pas par des injures ; quand on le maltraitait, il ne faisait pas de menaces ; mais il s’abandonnait au pouvoir de celui qui le jugeait injustement ».

Par la tranquillité de l’esprit, on s’élève au dessus de toutes les choses terrestres ; on se les soumet ; on les domine ; on ne se laisse pas dominer par elles. C’est pourquoi Jésus-Christ a dit que ceux qui pratiqueront cette vertu posséderont la terre et qu’ils seront bienheureux. En effet, si les événements du monde nous font perdre la tranquillité de l’âme, ils nous occasionnent mille tourments, et nous préoccupent tellement, qu’ils absorbent nos pensées et, pour ainsi dire, toute notre existence.

On peut aussi entendre par la terre que les hommes doux posséderont, la terre des vivants. C’est ainsi que l’auteur des psaumes appelle le ciel où nous serons bienheureux, en récompense de nos vertus.

Le péché opposé à la douceur est la colère, qui nous porte à nous élever contre Dieu ou contre le prochain, lorsque nous n’obtenons pas ce à quoi nous pensions avoir droit. Sans doute, on peut défendre ses droits légitimes contre ceux qui voudraient les violer injustement. Mais la douceur nous fait un devoir de ne les défendre que s’il est impossible d’agir autrement, et de conserver nos cœurs exempts de haine, de rancune, de désirs de vengeance.




QUATRIÈME BÉATITUDE


« Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, puisqu’ils seront rassasiés. »


La justice est l’accomplissement de la volonté de Dieu, car tout ce qui est conforme à l’essence divine est juste, et tout ce que Dieu veut est conforme à son essence. Jésus-Christ a comparé à une nourriture le soin assidu de faire la volonté de Dieu : « Ma nourriture, dit-il, est de faire la volonté de mon Père qui est dans le ciel ». (Jean, iv, 34.) Avoir faim et soif de la justice, c’est désirer ardemment cette nourriture dont parle le Sauveur, c’est-à-dire l’accomplissement de la volonté de Dieu, en nous-mêmes, et dans le reste du monde. C’est la faim et la soif de la justice qui sont exprimées dans cette demande de l’Oraison Dominicale : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ! » Si nous accomplissons la volonté de Dieu, nos pensées, nos sentiments, nos actions seront justes ; on n’y trouvera rien de défectueux. Si la volonté de Dieu était accomplie par tout le monde, il en résulterait la divine harmonie qui règne au ciel.

La faim et la soif que l’on ressent de cette justice, si elles sont réelles, doivent nécessairement se traduire par le soin assidu de nous en nourrir, c’est-à-dire de conformer toutes nos actions, intérieures et extérieures, à la volonté de Dieu, dans l’accomplissement de nos devoirs envers Dieu et envers le prochain. Cette nourriture fortifiera notre âme et la rassasiera. De même que l’on ressent un bien-être corporel, lorsque, par la nourriture, on a apaisé la faim, de même l’âme se sentira heureuse après s’être nourrie de la volonté de Dieu ou de la justice.

Ce bonheur d’une bonne conscience est sensible dès cette vie ; mais il ne sera complet que dans la vie future ; car là seulement on fera toujours la volonté de Dieu, sans en être détourné par la corruption de la nature. Le Psalmiste fait allusion à ce bonheur lorsqu’il s’écrie : « Ta justice, ô Jéhovah ! est élevée comme les plus hautes montagnes, et profonde comme l’abîme… Les enfants des hommes espéreront sous tes ailes. Ils seront enivrés des biens de ta maison et tu les feras boire au torrent de tes délices ; car en toi est la source de la vie et ce n’est que dans ta lumière que nous sommes éclairés ! » (Ps. xxxv.)

Mais, selon le Psalmiste, cette satiété de bonheur ne sera parfaite qu’au jour où « celui qui marche dans la justice verra la face du Seigneur et sera rassasié par l’apparition de sa gloire ». (Ps. xvi, 15.)

Le vice opposé à l’amour de la justice est la persévérance dans l’injustice ou dans le péché ; c’est l’amour du mal. Il n’est que trop vrai que l’homme peut tomber dans cet état déplorable, où le mal et l’injustice ont pour lui des charmes, où il affecte de se poser en révolté contre la volonté de Dieu. Les amis du mal, vrais suppôts de Satan, ont même été nombreux dans tous les temps, et ils se rencontrent surtout parmi ceux qui ont abusé de la grâce de Dieu. Leur cœur s’endurcit, leur esprit s’obscurcit ; ils en arrivent à « appeler bien ce qui est mal, à prendre les ténèbres pour la lumière » (Is., v, 20), et leur âme devient comme un trésor de malice. (Luc, vi, 45.)




CINQUIÈME BÉATITUDE


« Bienheureux les miséricordieux, puisqu’ils obtiendront miséricorde. »


Par cette sentence, Jésus-Christ ordonne le pardon des injures. « Soyez miséricordieux, a-t-il dit, comme votre Père céleste est miséricordieux ! » (Luc, vi, 36.) Saint Paul, expliquant le même précepte, s’exprime ainsi : « Revêtez-vous de tendresse et de miséricorde…, vous supportant les uns les autres. Que chacun pardonne à son frère les griefs qu’il aurait contre lui. Pardonnez-vous réciproquement comme le Seigneur vous a pardonné ». (Coloss., iii, 12 et 13.) En expliquant la demande de l’Oraison Dominicale qui correspond à ce précepte, nous avons rappelé que Dieu ne nous pardonnera qu’autant que nous aurons nous-mêmes pardonné.

Si nous obtenons de Dieu le pardon de nos fautes, nous serons heureux : dès cette vie, par l’intime confiance que nous aurons en la miséricorde de Dieu, et surtout dans le monde futur où nos péchés, si nous avons été miséricordieux envers nos frères, « deviendront blancs comme la neige, alors qu’ils auraient été rouges comme l’écarlate teinte deux fois ». (Is., i, 18.)

Le vice opposé à la miséricorde est la haine, qui se traduit par la rancune, l’envie, la vengeance.

Ce vice prive du bonheur en cette vie par les émotions violentes qu’il enfante ; il nous privera du bonheur éternel, car Dieu traitera l’homme haineux et vindicatif comme il aura traité lui-même les autres.

De même que la haine porte l’homme à faire toute espèce de mal à son prochain, ainsi la miséricorde le porte à faire toute espèce de bien, soit dans l’ordre spirituel, soit dans l’ordre temporel.




SIXIÈME BÉATITUDE


« Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, puisqu’ils verront Dieu. »


Par pureté du cœur, on entend la conformité entière des sentiments avec le bien, la pratique sincère et intime des vertus dont nous devons faire des actes à l’extérieur. Celui qui a le cœur pur est le chrétien parfait. Car, selon saint Paul, le chrétien parfait a les yeux du cœur éclairés (Eph., i, 18) ; il peut donc voir Dieu avec plus de facilité, en cette vie d’abord, dans toutes les œuvres par lesquelles il se révèle, en attendant qu’il le voie face à face et sans voile dans la vie bienheureuse.

Dieu, étant la vérité et le bien essentiel, est, à l’égard de notre esprit et de notre cœur, ce qu’est le soleil pour la nature. Comme le nuage éclipse le soleil et prive la terre de ses rayons bienfaisants, de même le péché s’interpose entre Dieu et notre âme, qui se trouve ainsi privée de lumière et de vie. Si le péché n’est pas en nous, notre esprit reçoit la lumière divine, et notre cœur ressemble à un ciel pur. Dieu se rend, pour ainsi dire, présent en nous, nous illumine, nous échauffe et nous fait produire des fruits abondants. Le bien s’identifie ainsi avec le cœur, qui devient pur de toute hypocrisie, de toute erreur, de tout mal ; il possède alors Dieu en lui ; il le voit et le sent. De là un bonheur ineffable, même en cette vie.

Le cœur, ainsi uni à Dieu, est délivré de toutes les affections qui pourraient le souiller, c’est-à-dire des affections déréglées et illégitimes. « Créez en moi un cœur pur, disait à Dieu le Psalmiste ; formez au dedans de moi et jusqu’au fond de mes entrailles l’esprit de droiture ». (Ps., l.) Cette disposition, due à la grâce, nous découvre Dieu selon ces paroles du Sauveur : « Si vous demeurez dans l’observation de ma parole, vous serez véritablement mes disciples, et vous connaîtrez la vérité… Celui qui observera mes commandements, je l’aimerai et je me découvrirai à lui ». (Jean, viii, 31, 32 ; xiv, 21.) « Mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, je te rends gloire de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux prudents, et de ce que tu les a révélées aux humbles ». (Luc, x, 21.)




SEPTIÈME BÉATITUDE


« Heureux les pacifiques, puisqu’ils seront appelés enfants de Dieu. »


Les pacifiques sont ceux qui aiment la paix, qui cherchent à la conserver avec tout le monde, qui s’efforcent de la rétablir lorsqu’elle est troublée. On ne peut, dit saint Grégoire de Nysse (Disc. 7, sur les Béat.), être pacifique si l’on ne s’applique pas à avoir et à procurer la paix avec le prochain. Mais, pour qu’il en soit ainsi, il faut d’abord commencer par avoir la paix en soi-même. « À quoi te servira-t-il de pacifier les autres, dit le bienheureux Jérôme, si, au dedans de toi, les vices te font la guerre ? (Hieron., sur saint Math., liv. i.) Cette guerre intestine est en effet, selon saint Jacques, la source des luttes qui ont lieu à l’extérieur : « D’où viennent, dit-il, les guerres et les procès entre vous ? N’est-ce pas de vos passions, qui combattent dans votre être ? (Saint Jacq., iv, 1.) » C’est pourquoi saint Ambroise s’exprime ainsi : « Commencez par avoir la paix avec vous-même, afin que, la paix régnant en vous, vous puissiez la procurer aux autres ». (Saint Amb., sur saint Luc, liv. v.)

Il y a deux espèces de paix : celle de Jésus-Christ et celle du monde : « Je vous laisse la paix, dit le Sauveur à ses disciples, je vous donne ma paix ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne ». (Saint Jean, xiv, 27.) La paix chrétienne est vraie ; elle a pour base la paix avec Dieu et avec soi-même par la victoire remportée sur les vices. La paix mondaine n’est qu’apparente ; elle n’a pour fondement que l’intérêt, la dissimulation, l’hypocrisie. Être pacifique, dans le sens chrétien, c’est lutter avec énergie contre tout ce qui est mal ; car ce n’est que par cette lutte que l’on peut arriver à la paix divine. Mais celui qui, pour des considérations humaines, ferme les yeux sur les vices et les erreurs, celui-là n’aspire pas à la paix chrétienne ; il ne vise qu’à la paix hypocrite du monde ; il n’est pacifique que dans le sens condamné par Jésus-Christ. Autant la paix chrétienne, qui a son principe dans la vérité, est un bien désirable, autant la paix mondaine, fondée sur de coupables complaisances, est à craindre ; car elle cache un abîme d’hypocrisie et d’indifférence. Elle n’est pas la paix, mais une paralysie spirituelle.

Jésus-Christ a été pacifique lorsqu’il chassa à coups de fouet les marchands du Temple ; le pharisien qui approuvait le trafic sacrilège n’était qu’indifférent au respect dont le Temple devait être entouré.

La paix, comprise dans toute son étendue, est le résultat du respect réciproque des droits et des devoirs. Vouloir la paix, c’est travailler à ce que tous les droits soient respectés et tous les devoirs accomplis ; c’est travailler à l’ordre universel. Cet ordre ayant pour raison Dieu lui-même, source de tout droit et de tout bien, celui qui cherche à l’établir se montre enfant de Dieu.

Voilà pourquoi Jésus-Christ a dit que les pacifiques sont appelés enfants de Dieu.

Le pacifique, en travaillant à la paix divine ou chrétienne, se trouve en lutte avec toutes les erreurs, tous les vices, tous les intérêts mondains ; il est obligé de soutenir cette lutte avec d’autant plus de courage qu’il veut obtenir plus efficacement son but. C’est en ce sens que Jésus-Christ a dit : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre. Je ne suis pas venu pour y apporter la paix, mais le glaive. » (Math., x, 34.) Il a apporté le glaive contre la fausse paix du monde. En s’en servant, le chrétien se montre vraiment pacifique, puisqu’il combat pour la paix de Dieu, la seule que Jésus-Christ ait eue en vue.

Les vices opposés à l’amour de la paix chrétienne sont : la connivence avec le mal et avec l’erreur, la dissimulation et l’hypocrisie, qui sont les sources de la paix du monde, c’est-à-dire l’indifférence.




HUITIÈME BÉATITUDE.


« Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, puisque le royaume des cieux est à eux. »


Cette sentence est la conséquence de celle qui précède. En luttant contre le mal et contre l’erreur pour établir la paix de Dieu, on s’expose à souffrir persécution pour ce qui est juste. Cette perspective doit-elle effrayer le vrai chrétien ? Non ; et le Sauveur l’avertit qu’en souffrant cette persécution pour la justice, il possédera le royaume des cieux et, par conséquent, le bonheur.

On peut entendre que, même en ce monde, l’homme juste et droit, qui n’est animé, dans ses luttes contre l’injustice, que par des motifs surnaturels, se trouve heureux ; il se sent à l’aise dans un état qui paraît misérable aux yeux de ceux qui ne sont inspirés que par un vil intérêt circonscrit dans les limites de la vie présente. Le bonheur consiste plutôt dans la satisfaction intime du devoir accompli que dans la jouissance de tout ce que le monde appelle plaisirs. Par suite de la satisfaction intime qu’il ressent, celui qui souffre pour la justice possède à l’avance le royaume des cieux au dedans de lui ; il est heureux dès ce monde, et Dieu le récompensera d’autant plus, dans la vie future, qu’il aura mieux combattu en cette vie.

Le vice condamné par la huitième sentence du Sauveur est la lâcheté, qui empêche de combattre pour la justice et qui fait préférer la fausse tranquillité du monde à la lutte pour les intérêts de Dieu.




NEUVIÈME BÉATITUDE.


« Vous serez heureux lorsqu’on vous maudira, que l’on vous persécutera, que l’on dira faussement contre vous toute espèce de mal à cause de moi ;
« Réjouissez-vous alors et tressaillez d’allégresse, puisque votre récompense sera grande dans les cieux ; c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui ont été avant vous. »


Alors même que la lutte soutenue pour la justice attirerait au vrai chrétien des malédictions, des persécutions, des calomnies, il ne devrait que s’en réjouir. Plus il souffrira, plus sera grande la récompense qui l’attend dans les cieux. Jésus-Christ rappelle les prophètes, qui n’ont eu à souffrir en ce monde que les persécutions et la mort, pour prix de la mission qu’ils accomplissaient au nom de Dieu.

Celui qui se dévoue pour la justice, pour la vérité et le bien, a succédé aux prophètes de l’Ancien Testament ; il aura le même sort, dans le temps présent, mais aussi la même récompense dans l’éternité : récompense exceptionnelle, couronne d’autant plus brillante que l’on aura plus souffert.

Jésus-Christ, en mourant sur la croix, a enseigné à ses disciples qu’il valait mieux souffrir le martyre que de consentir à l’iniquité. Le courage du vrai chrétien doit aller jusqu’à mourir pour Dieu et la religion.

La lâcheté mondaine est condamnée d’autant plus sévèrement que le courage chrétien est plus exalté par le Sauveur.




Nous n’avons point à indiquer de différences entre les Églises chrétiennes touchant les développements évangéliques donnés à la loi divine par Jésus-Christ. Les vérités exposées dans les neuf Béatitudes sont admises par tous les chrétiens. Des exégètes rationalistes n’ont pas compris la doctrine chrétienne et se sont efforcés d’en donner l’idée la plus fausse. Nous n’avons pas à nous préoccuper de leurs systèmes. Notre devoir a été d’exposer avec exactitude le vrai sens des sentences du Sauveur, tel qu’il a toujours été admis par ceux qui se sont fait gloire d’être ses disciples.



  1. Nous devons faire observer que l’on interprète, parfois, le mot chameau par le mot câble, et le trou d’aiguille n’est plus alors métaphorique. La doctrine est la même dans ces deux interprétations. En effet, le câble, pour passer par le trou d’une aiguille, doit être réduit aux plus minces proportions. C’est toujours une figure de l’esprit de détachement et d’abnégation.