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Exposition des Beaux-Arts/02

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Exposition des Beaux-Arts
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 796-821).
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EXPOSITION


DES BEAUX-ARTS





L’ÉCOLE ALLEMANDE





Ce qui domine dans l’école allemande, c’est la pensée. Aussi, parmi les écoles européennes, il n’y en a pas une qui soulève un plus grand nombre de questions. Ce n’est pas que je la préfère à toutes les autres ; mais, pour être juste, je suis forcé de reconnaître que nulle part la pensée, prise en elle-même, ne s’impose avec plus d’autorité aux arts plastiques. Ceci posé, il me sera permis d’ajouter que cette tendance, excellente lorsqu’elle est contenue dans de certaines limites, dénature souvent le but que doivent se proposer la peinture et la statuaire. Assurément je n’entends pas proscrire la pratique habituelle de la réflexion parmi ceux qui cherchent l’expression de la beauté : je professe pour les théories d’esthétique un profond respect ; mais je crois que l’étude assidue de ces théories présente pour les peintres et les sculpteurs un très grand danger. À force de savoir ce qu’ils veulent faire, ils arrivent trop facilement à croire que tout le monde possède, comme eux, le secret de leur volonté. Pleins de confiance dans l’excellence de leurs intentions, ils ne prennent pas assez de souci de la forme. Ce qu’ils rêvent, ce qu’ils imaginent, nous ravirait en extase, s’ils réussissaient à le réaliser. Ce qu’ils nous montrent est bien rarement l’image fidèle de la nature. Ils regardent trop en eux-mêmes, et ne regardent pas assez autour d’eux pour faire un choix parmi les moyens d’expression qu’ils ont sous la main. Ce que je dis s’applique surtout à l’école allemande contemporaine, mais il ne serait pas difficile de trouver la justification de ma pensée parmi les aïeux de Cornélius et d’Owerbeck.

L’école anglaise, comme nous l’avons vu[1], tient trop peu de compte de l’idéal ; l’école allemande s’en préoccupe constamment, mais elle sépare l’idéal de la beauté, qui doit se traduire, se rendre visible à tous les yeux, accessible à toutes les intelligences, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’elle confond l’idée, qui appartient à la philosophie pure, avec l’idéal, qui est le but commun de la poésie, de la musique et des arts du dessin. Je sais que cette distinction pourra paraître subtile à plus d’un lecteur ; cependant je crois utile d’y insister, car elle explique, à mon avis, comment et pourquoi l’école allemande, qui compte dans son sein des esprits éminens, des hommes familiarisés avec la pratique matérielle du métier, produit un si petit nombre d’ouvrages vraiment beaux. À coup sûr, ces artistes laborieux, dont l’Europe entière connaît les noms, ne confondent pas la besogne de l’artisan avec le travail du peintre et du statuaire ; ils ne tiennent pas à faire beaucoup, ils tiennent à bien faire. Qu’il s’agisse d’un épisode emprunté à la poésie ou d’une scène tirée de l’histoire, avant de tracer une figure sur la toile ou d’entamer la glaise avec l’ébauchoir, ils s’entourent de tous les renseignemens que l’érudition peut leur fournir ; mais dans leurs investigations, ils ne s’arrêtent pas toujours à temps : quand ils se mettent à l’œuvre, la richesse de leur mémoire devient un embarras pour leur imagination. Comme ils ont épuisé toutes les sources d’information, ils ne veulent rien négliger, et leur savoir même engourdit leur fantaisie. La philosophie et l’érudition littéraire ne sont pas d’ailleurs les seules causes par lesquelles s’explique le caractère général de l’école allemande. L’histoire entière des arts du dessin ne lui est pas moins familière que les théories philosophiques et le récit des événemens accomplis. De l’autre côté du Rhin, les sculpteurs parlent volontiers des écoles d’Égine, de Sicyone et d’Athènes. Quand ils apprennent qu’on vient de retrouver dans le Tibre une statue de Lysippe, ou du moins une figure qui rappelle trait pour trait l’Apoxiomenos décrit par Pline l’Ancien, c’est pour eux une grande nouvelle dont ils discutent pertinemment l’importance et l’authenticité. Si les peintres allemands entendent dire qu’on vient de découvrir à Florence une Fortune peinte à l’huile par Michel-Ange, ils n’acceptent pas sans résistance la résurrection d’une œuvre ignorée jusque-là. Quand ils ont étudié la gravure de ce morceau, le nom de Daniel de Volterre se présente naturellement à leur esprit, car ils savent que le seul tableau à l’huile de Michel-Ange dont l’authenticité ne puisse être révoquée en doute est la Sainte Famille de la galerie des Offices, et comparant le style de la Fortune, que les Florentins lui attribuent, au style des Sibylles de la Sixtine, ils s’affermissent dans leur incrédulité.

Aussi qu’arrive-t-il ? C’est que les sculpteurs et les peintres de l’Allemagne, philosophes, historiens, archéologues, s’abandonnent rarement à l’inspiration. Non-seulement ils rêvent plutôt qu’ils n’inventent, mais lors même qu’ils s’élèvent jusqu’à l’invention, le souvenir de toutes les manières, de tous les styles qu’ils ont étudiés, détruit la spontanéité de l’expression. Ils imitent les Byzantins, Giotto, Fra Angelico, tantôt volontairement, tantôt à leur insu.

Est-ce à dire que la science philosophique, historique et archéologique soit un danger permanent pour les arts du dessin ? J’aurais bien mal expliqué ma pensée, si le lecteur en tirait une telle conclusion. Non, la science n’est pas l’ennemie de l’art, elle est pour lui au contraire un puissant auxiliaire ; mais elle ne doit être qu’un auxiliaire, et, pour qu’elle ne sorte pas de son rôle, il faut savoir l’appeler à propos. J’ai trop souvent attiré l’attention sur l’éducation des peintres et des sculpteurs français pour blâmer en Allemagne, d’une manière absolue, l’érudition des artistes ; mais je crois fermement que l’école allemande fait à l’érudition une part trop large, et n’accorde pas assez d’importance à l’art lui-même. Chez nous, il faut bien le dire, l’érudition est trop souvent négligée pour la pratique exclusive du métier ; au-delà du Rhin, les choses se passent autrement. La pratique du métier est subordonnée à la philosophie, à l’histoire, à l’archéologie ; les artistes allemands pensent et traduisent leur pensée d’une manière incomplète, tandis que chez nous la pensée est parfois oubliée pour le maniement du pinceau ou du ciseau. Les trois grands noms de l’école allemande dans le passé, Albert Dürer, Holbein et Vischer, justifient pleinement ce que j’ai avancé. Pour quiconque a étudié ces trois maîtres éminens, il est hors de doute qu’ils ont mis constamment l’idée au-dessus de la forme. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que leurs successeurs, leurs compatriotes aient suivi la même méthode.

Albert Dürer, peintre, graveur et sculpteur, a laissé des œuvres immortelles, dont la splendeur et l’autorité ont franchi les limites de l’Allemagne ; ses gravures surtout ont popularisé son talent, et l’on peut voir dans Vasari que les plus grands peintres de l’école italienne n’ont pas dédaigné de le consulter, et parfois même lui ont emprunté plus d’une figure. Toutefois il ajoute qu’Albert Dürer, si justement admiré par Michel-Ange, par Raphaël, par André del Sarto, n’est pas devenu ce qu’il aurait pu devenir, s’il eût été placé dans les mêmes conditions que les artistes italiens, c’est-à-dire que, livré à lui-même, abandonné à ses seules forces, grand par son génie, fortifié par l’étude, par le travail, il n’a pas atteint le but suprême de son art, parce qu’il ne lui a pas été donné d’interroger l’antiquité. Cet éloge et cette restriction sont également marqués au coin de la vérité. Dans la bouche d’un Toscan, l’exaltation d’un étranger est chose assez rare pour qu’on s’y arrête. Vasari préfère habituellement Florence à l’Italie entière, comme il préfère l’Italie au monde entier. Pour louer Albert Dürer avec tant de chaleur, il a donc fallu qu’il fût vraiment ébloui. Quoiqu’il n’occupe dans la peinture et l’architecture qu’un rang secondaire, quoiqu’il ne justifie pas par ses œuvres la prédilection de son maître Michel-Ange, Vasari connaissait la valeur de l’antiquité ; s’il n’a pas su la mettre à profit pour son propre compte, il comprenait l’utilité salutaire de ses leçons. Il avait donc parfaitement raison d’affirmer qu’Albert Dürer, si grand et si inventif sans le secours de l’antiquité, aurait pu, aidé de ce puissant auxiliaire, atteindre jusqu’aux cimes les plus élevées.

La question soulevée par Vasari est de celles qui ne vieillissent pas et gardent une éternelle jeunesse, une éternelle opportunité. Chaque fois, en effet, qu’il s’agit d’un esprit de premier ordre, dont la fantaisie puissante n’a pas su trouver une forme harmonieuse et pure, nous sommes obligés de recourir à l’antiquité pour expliquer l’imperfection de ses œuvres. Vainement les novateurs, qui font sonner si haut l’indépendance, l’originalité de leurs principes, se débattent contre la nécessité d’interroger le passé, et de choisir le génie grec et le génie romain comme les plus parfaits modèles de grâce, d’élégance et de grandeur. Quand l’âge et les déconvenues les ont éclairés, ils sont bien forcés de se rendre à l’évidence et de confesser leur méprise. Telle n’est pas la condition d’Albert Dürer. Il n’a pas méconnu, il n’a pas dédaigné l’antiquité ; mais il a été privé de son secours.

Ce n’est pas d’ailleurs le seul obstacle qu’il ait eu à surmonter. Non-seulement en effet l’antiquité lui était fermée, mais les modèles vivans qui marchaient devant lui ne pouvaient pas l’aider à deviner ce que l’antiquité lui eût révélé. Quelque sympathie qu’on puisse éprouver pour son pays, quelque charme qu’on trouve dans la contemplation de la jeunesse et de la candeur, si souvent confondues avec la beauté même, il faut bien reconnaître que la beauté pure n’appartient pas à tous les pays. Albert Dürer, eût-il été doué du génie d’Apelle et de Polyclète, ne fût jamais devenu ni Polyclète ni Apelle, par une raison que le lecteur devinera sans peine, parce qu’il lui manquait le ciel de la Grèce, parce qu’il n’avait pas devant lui les belles créatures qui posaient pour Apelle et pour Polyclète. Obligé de s’en tenir aux types germaniques, privé des conseils du passé, comment eût-il contrôlé, rectifié, agrandi la nature vivante ? C’était là évidemment une tâche au-dessus de ses forces.

Inhabile à deviner la beauté pure, malgré la sagacité dont il était doué, il s’est retourné du côté de la pensée, et dans ce dernier domaine il règne en souverain. Ses gravures, qui se comptent par centaines, attestent la souplesse et la variété de son génie. Étant donné le type germanique, le seul dont il pût disposer, il devait rencontrer l’énergie plus souvent que l’élégance. Il lui est arrivé pourtant de créer des figures de femmes d’une grâce vraiment divine ; mais cet éloge, pour demeurer dans les limites de la justice, ne doit s’appliquer qu’à l’expression, car la beauté du corps ne répond pas à la finesse, à l’ingénuité, à l’éloquence du visage.

Parfois, chez Albert Dürer, la subtilité de la pensée dégénère en obscurité. Il y a telle de ses compositions qui peut s’interpréter de diverses manières sans que les esprits les plus pénétrans soient assurés d’en posséder le vrai sens. La bizarrerie, l’étrangeté prennent la place de la finesse, et défient l’attention la plus obstinée. C’est pourquoi les œuvres d’Albert Dürer, malgré le mérite éminent qui les recommande, offrent plus d’un danger. Par la composition, par le mouvement des figures, par l’expression des visages, elles se placent au premier rang ; pour l’élégance, pour l’harmonie linéaire, elles laissent beaucoup à désirer. Cependant il y a dans sa pensée tant de profondeur, il interprète avec tant d’éloquence l’histoire et la philosophie, il prête aux traditions religieuses un accent si pénétrant, qu’il doit être compté parmi les plus beaux génies. Tout en donnant raison à Vasari, tout en reconnaissant qu’Albert Dürer ne s’est pas développé sous le ciel de l’Allemagne aussi heureusement qu’il l’eût fût sous le ciel de l’Italie, il faut l’admirer comme une des imaginations les plus fécondes dont l’histoire ait gardé le souvenir.

Hans Holbein a tenu plus de compte de la beauté qu’Albert Dürer. faisait un choix judicieux parmi les modèles que la nature lui offrait. Cependant il ne s’est pas élevé jusqu’aux plus hautes régions de l’art. Quoique ses figures se distinguent généralement par un goût sévère, on ne peut pas dire qu’elles atteignent jusqu’à la beauté pore. Il possédait une fantaisie puissante : les vastes compositions qu’il a exécutées en Angleterre pour le palais de Henri VIII sont là pour l’attester ; mais s’il prodiguait les trésors de son imagination lorsqu’il s’agissait de concevoir, à l’heure de l’exécution il se montrait plus prudent et plus réservé. Il inventait hardiment, avec une liberté que nul maître n’a dépassée, puis, le moment venu de réaliser sa pensée, de lui donner un corps, de la rendre visible, il prenait la nature pour guide et ne s’en écartait guère. De là vient que ses compositions les plus poétiques, celles même qui nous étonnent par la nouveauté, par la variété des incidens, produisent sur nous une impression toute différente dès que nous arrivons à l’étude individuelle des personnages. Cet esprit, si audacieux dans ses conceptions, consulte la réalité avec une persévérance, une obstination que sa nature semblerait devoir lui interdire. Idéal quand il invente, il devient quand il exécute presque prosaïque, tant il multiplie, tant il accumule à plaisir les détails que la nature vivante lui a révélés.

Pour comprendre pleinement la valeur du génie d’Holbein, il faut envisager ses œuvres sous ce double aspect, car si l’on se bornait à estimer la richesse de l’invention, on serait porté à le classer parmi les plus grands peintres du monde. Or ses droits ne vont pas jusque-là : égal aux maîtres les plus illustres dans le domaine poétique, la justice veut qu’on le range au-dessous d’eux pour la partie technique de la peinture. Et si je me sers de cette expression, c’est faute d’en pouvoir trouver une plus précise. Mon intention n’est pas de mettre en doute son habileté dans le maniement du pinceau : ce que je veux indiquer, ce qui est évident pour tous ceux qui ont étudié ses œuvres, c’est qu’il ne simplifie pas assez résolument les détails offerts par le modèle vivant. Or la simplification du modèle est une des conditions les plus impérieuses de la peinture. Copier tout ce qu’on voit, montrer tout ce qu’on a vu, peut exciter l’étonnement et révéler une habileté consommée, mais la peinture ne saurait pas s’accommoder de cette transcription littérale. Pour ouvrir au génie le plus heureux les rangs de la famille prédestinée, elle demande, elle exige quelque chose de plus, et Hans Holbein ne paraît pas avoir songé un seul jour à la nécessité de simplifier ce qu’il voyait. En exécutant ses figures, il a voulu rendre tout ce qu’il avait observé ; ses figures ont toujours quelque chose d’anecdotique. On me répondra : C’est la nature même ; que souhaitez-vous au-delà ? Cet argument si terrible est réduit à néant par le témoignage de l’histoire. Nous voyons en effet tous les chefs des grandes écoles, dans la peinture et la statuaire, simplifier le modèle : c’est à ce prix seulement qu’ils ont conquis mie immortelle renommée, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’ils nous ont donné tout à la fois quelque chose de moins et quelque chose de plus que la nature : quelque chose de moins, puisqu’ils ont éliminé un grand nombre de détails ; quelque chose de plus, puisqu’ils sont arrivés par cette élimination à nous émouvoir, à nous charmer autrement que la nature même. Après cette double définition, il n’est plus permis de se méprendre sur le sens du mot simplifier.

Holbein, qui multipliait ses œuvres sans relâche, n’a jamais renoncé au côté anecdotique du modèle ; aussi ses portraits jouissent-ils en Europe d’une immense renommée, parfois même il a été proclamé en ce genre supérieur à tous les maîtres. Si l’on veut considérer ses portraits comme des documens purement historiques, l’éloge n’a rien d’exagéré, car il n’y en a pas un qui ne s’accorde parfaitement avec les témoignages écrits. Si, au lieu de les étudier comme documens, on les estime comme œuvres de peinture, la question change d’aspect, et la louange décernée à Holbein n’est plus l’expression de la vérité. À qui fera-t-on croire en effet que les portraits de Monna Lisa et de la maîtresse du Titien ne sont pas plus beaux que le portrait d’Érasme ? Ce qui établit la supériorité du Florentin et du Vénitien sur le maître de Bâle, c’est précisément leur dédain pour l’imitation littérale. Ils ont ajouté au témoignage de leurs yeux le travail de leur pensée, et pour avoir négligé cette dernière condition, Holbein demeure au-dessous d’eux.

Toutefois, s’il ne peut lutter ni avec Léonard ni avec Titien, il lui reste encore une part assez belle. Il est, pour l’Europe entière comme pour l’Allemagne, une des expressions les plus vigoureuses de l’intelligence humaine à l’époque de la renaissance. On connaît le mot de Henri VIII aux seigneurs de sa cour, qui se plaignaient à lui de l’orgueil d’Holbein : « Avec sept paysans, je puis faire autant de seigneurs ; avec vingt de vos pareils, je ne ferais pas un Holbein. » Les louanges des rois ne sont pas toujours d’une exacte vérité, parfois ils se méprennent sincèrement, parfois aussi ils se trompent à bon escient ; mais la postérité a ratifié les paroles de Henri VIII. Le peintre qui a conçu la Danse des Morts n’a pas besoin d’être défendu contre ceux qui lui reprocheraient son orgueil. Sans vouloir rabaisser le mérite de la modestie, il ne faut pas méconnaître non plus les bienfaits de l’orgueil. Il est bon qu’un peintre habile sache ce qu’il vaut et ne songe pas à le cacher, car cette conscience de sa force le soutient au milieu des épreuves les plus difficiles. L’orgueil inspiré par les œuvres accomplies n’est-il pas d’ailleurs le plus légitime de tous les orgueils ? Dans l’intérêt commun, ne devons-nous pas l’encourager, puisque les grands hommes suscitent en nous de grandes pensées et sont notre joie la plus pure ?

Avant de commencer le tombeau de saint Sebald, qui a établi sa renommée, Pierre Vischer avait visité l’Allemagne, la France et l’Italie. Il était donc placé dans une condition meilleure que ses devanciers ; il avait consulté à Rome et à Florence les monumens de l’art antique. À peine rentré à Nuremberg, sa patrie, il voulut mettre à profit ses études persévérantes, et son espérance ne fut pas déçue, car le tombeau de saint Sebald est demeuré un sujet d’étonnement et d’admiration. Le nombre et la variété des figures, l’expression vraie des physionomies, la naïveté des attitudes ont assigné à Pierre Vischer un rang très élevé parmi les artistes européens. Les anges et les apôtres qui décorent ce pieux monument se recommandent par une grande élévation de style. Il est facile de comprendre que l’auteur a eu sous les yeux d’autres modèles que le type germanique, et pour vérifier ce que j’avance, il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à Nuremberg. Nous possédons à Paris même plusieurs figures, moulées sur ce tombeau, qui suffisent pleinement à déterminer la valeur esthétique de l’œuvre. Une des plus connues est le portrait de Pierre Vischer en costume d’atelier. Ce qui frappe dans ces morceaux, c’est l’alliance heureuse du savoir et de la simplicité. Le modèle vivant est bien rendu, et la fidélité de l’imitation n’enlève rien à l’énergie du mouvement. Le tombeau de saint Sebald, qui avait coûté treize ans d’un travail assidu à l’auteur, aidé de ses cinq fils, fut payé d’une manière plus que modeste. Les figures fondues en bronze pesaient 120 quintaux, et le tombeau tout entier fut estimé à raison de 21 florins le quintal. Or, en triplant même la valeur du florin, comme le veut la vérité historique, nous ne trouvons encore qu’un salaire bien au-dessous du travail ; mais Pierre Vischer était soutenu dans l’accomplissement de sa tâche par l’amour de son art et par la piété. Il voulait bien faire, surpasser tous les artistes de son temps, et ce n’était pas chez lui pure soif de gloire : il croyait mériter son salut en honorant dignement la mémoire de saint Sebald. Il ne pensait pas accomplir seulement une œuvre d’art, mais bien aussi et surtout une œuvre de foi. À cet égard, les témoignages contemporains ne laissent aucun doute.

Ce tombeau, d’après les fragmens qui sont entre nos mains et les gravures qui nous permettent d’en apprécier la composition, doit être considéré comme un des efforts les plus puissans du génie allemand. La renommée de Pierre Vischer effaça la renommée de Decker, qui avait jusque-là tenu le premier rang parmi ses compatriotes. Cependant, malgré ma profonde admiration pour le sculpteur de Nuremberg, je ne saurais le placer sur la même ligne que les sculpteurs italiens et français de la renaissance. Je ne parle pas, bien entendu, du grand Florentin à qui nous devons la chapelle des Médicis, car il défie toute comparaison ; mais Ghiberti et Jean Goujon me paraissent très supérieurs à Pierre Vischer, sinon par l’invention, du moins par l’élégance et la pureté de la forme. Les deux noms que je viens de rappeler sont entourés d’une telle vénération, et d’une vénération si bien méritée, qu’en plaçant au-dessous d’eux le sculpteur de Nuremberg, je lui laisse encore une part assez belle. Pour contrôler mon opinion, qu’on prenne au hasard trois figures dans le tombeau de saint Sebald, dans les portes du baptistère de Florence ou dans les bas-reliefs de la fontaine des Innocens. Pour la partie expressive, Pierre Vischer n’a rien à redouter de ces deux terribles rivaux ; mais dans le domaine de la beauté pure, il faut qu’il s’incline devant eux. Les Allemands qui ont visité la France et l’Italie rendront pleine justice à mon impartialité. J’admire sincèrement Pierre Vischer, je vois en lui l’égal d’Albert Dürer et de Hans Holbein ; mais je trahirais la cause de la vérité, je mentirais à toutes mes convictions en faisant de lui l’égal de Ghiberti et de Jean Goujon.

Toutefois l’auteur du tombeau de saint Sebald, quoique inférieur à Jean Goujon et à Ghiberti, est un des noms les plus glorieux de l’Europe. Dans la sculpture allemande, il domine tous les autres, et mon intention n’est pas de le rabaisser ; mais pour juger équitablement le concours ouvert à tous les artistes du monde, il faut se placer à un point de vue qui permette d’embrasser l’histoire entière de l’imagination, et c’est là précisément ce que j’essaie de faire. J’interroge avec soin le passé esthétique de chaque nation, afin de mieux comprendre le génie de ses artistes vivans. De même que j’ai demandé à Reynolds et à Hogarth le secret de Landseer et de Wilkie, je demande à Holbein, à Albert Dürer, à Pierre Vischer, le secret de Cornélius et d’Owerbeck, de Schadow et de Kaulbach, de Rauch et de Danneker. Je n’espère pas avoir toujours raison : qui oserait concevoir une telle espérance ? mais du moins je ne veux rien négliger pour me placer dans les conditions de l’équité, et afin d’atteindre ce but, après avoir interrogé le passé d’une nation, je le compare au passé des nations voisines. Qu’il s’agisse de l’Angleterre ou de l’Allemagne, il faut toujours choisir comme pierre de touche, comme moyen de contrôle souverain, la Grèce et l’Italie, qui ont servi à l’éducation esthétique de l’Europe entière. En suivant ces deux guides, s’il m’arrive de me tromper, je n’aurai pas à craindre du moins le reproche d’étourderie ; je cherche la vérité de bonne foi.

Dès que la réforme eut partagé l’Allemagne en deux camps, la peinture et la statuaire perdirent toute leur splendeur. Cette coïncidence n’a pas besoin d’être expliquée. Pour quiconque en effet connaît l’esprit de la réforme, il est clair qu’elle ne pouvait tolérer les arts du dessin. En guerre avec la cour de Rome, combattant les abus et la corruption de l’église catholique, elle devait combattre avec une égale ardeur, condamner avec une égale sévérité toutes les formes de l’imagination encouragées et protégées par la cour de Rome. Aujourd’hui que nous sommes séparés des luttes de la réforme par un intervalle de trois siècles, nous ne saisissons pas du premier regard comment et pourquoi l’esprit de la réforme marcha fatalement à la proscription des arts du dessin. C’est que les causes de la guerre religieuse suscitée par les prédications de Luther ne sont plus pour nous qu’un sujet d’étude, et que les passions qui armaient les réformateurs n’ont pas d’accès dans notre âme ; mais reportons-nous aux premières paroles de colère et de défi prononcées dans la chaire de Wittenberg, suivons Luther à la diète de Worms, et nous comprendrons sans effort l’aversion de la réforme pour la peinture et la statuaire. Tout ce qui, dans la religion catholique, parlait aux sens, à l’imagination, tout ce qui popularisait le côté poétique de la tradition chrétienne, devait être battu en brèche comme un des ouvrages avancés de l’ennemi. Ainsi les images des saints, la représentation des scènes de l’Ancien et du Nouveau-Testament, excellentes selon la foi catholique, n’étaient, selon la foi réformée, que des inventions impies ; auxiliaires de la religion selon la cour de Rome, elles devenaient pour les novateurs de l’Allemagne un danger dont il fallait délivrer à tout prix les consciences. En un mot, la peinture et la statuaire n’étaient à leurs yeux que des formes de l’idolâtrie. Il ne faut donc pas s’étonner que la réforme les ait proscrites comme des instrumens de perdition. Il nous est facile aujourd’hui de condamner cette sentence ; mais si l’histoire ne la justifie pas, elle l’explique du moins très clairement.

Après avoir langui pendant les guerres religieuses, la peinture et la statuaire en Allemagne essayèrent de se relever en imitant tour à tour la Belgique et la France, mais cette double imitation ne leur fut pas d’un grand profit ; l’école germanique s’énerva et perdit toute originalité. Au lieu de demander conseil à Rubens, à Nicolas Poussin, elle voulut les copier servilement : elle s’absorba et disparut dans les modèles qu’elle s’était donnés.

Vers la fin du siècle dernier, Winckelmann, Lessing et Mengs tentèrent de ramener l’école allemande dans la voie de la vérité. Un seul moyen se présentait à eux : c’était de reporter les esprits vers la Grèce et l’Italie, vers la renaissance et l’antiquité. On sait ce qu’ils ont fait pour cette cause. Les travaux archéologiques de Winckelmann, surpassés par ceux d’Ottfried Müller, ont eu et gardent encore leur importance. Si dans ses écrits la science n’est pas toujours présentée avec la simplicité qui lui convient, il ne faut pas oublier qu’il s’agissait alors de frapper vivement les imaginations, et que la vérité nue n’aurait pas réussi aussi sûrement que la vérité ornée. Winckelmann le savait bien, et s’il a parfois abusé de la rhétorique, s’il lui est arrivé de prendre l’emphase pour la grandeur, il faut lui rendre cette justice, qu’il a beaucoup fait pour le redressement du goût public, non-seulement dans son pays, mais dans l’Europe entière. Quant à Lessing, son Laocoon restera comme une des plus belles œuvres de la critique moderne, car l’auteur ne s’est pas contenté d’expliquer le génie de l’antiquité, il a marqué d’une main sûre la limite qui sépare la statuaire de la peinture, et c’est là un service éclatant dont nous devons lui tenir compte. Parfois chez lui la finesse va jusqu’à la subtilité ; mais jamais il ne se laisse aller au paradoxe.

Mengs, qui a parlé de l’antiquité et de quelques grands artistes modernes avec élévation, aurait obtenu plus de crédit, s’il n’eût voulu joindre l’exemple au précepte et démontrer, le pinceau à la main, ce qu’il avait exposé si clairement dans ses écrits. Au lieu d’accroître son autorité, il l’ébranla, car, s’il comprenait admirablement le beau, il était inhabile à l’exprimer. Le Parnasse, exécuté par lui dans une salle de la villa Albani, est là pour prouver ce que j’avance. Cette vaste composition, qui voudrait être poétique, n’offre aucun intérêt et ne parle ni aux yeux par la beauté de la forme, ni à l’esprit par la vivacité des physionomies. C’est une œuvre glacée, dont tout le mérite consiste en qualités négatives, et ce mérite ne suffit pas pour établir la sagacité du professeur le plus éloquent. Aussi je crois que Mengs a exercé sur l’Allemagne et sur l’Europe une action moins puissante que Winckelmann et Lessing. Toutefois, son nom ne doit être prononcé qu’avec reconnaissance. Animé d’intentions excellentes, en possession d’idées vraies, il a vulgarisé les principes de l’art parmi les gens du monde, et les hommes du métier pourront profiter de ses leçons, sinon de l’étude de ses tableaux.

Cette réaction salutaire fut malheureusement poussée trop loin, et suscita une réaction non moins vive en faveur du moyen âge. Les idées littéraires, qui n’avaient qu’une valeur spéciale et limitée, furent généralisées et dénaturées. Par respect pour les Niebelungen, on voulut ramener la peinture et la statuaire aux premiers maîtres florentins, et même à l’époque byzantine. Or, si l’imitation servile de l’antiquité est un malheur, l’imitation servile du moyen âge n’est pas une moindre absurdité. C’est mal comprendre, c’est méconnaître le sens du passé que de vouloir le recommencer. L’école allemande, qui s’était fourvoyée en essayant de se modeler sur l’école flamande et sur l’école française, aurait dû se tenir pour avertie après cette double méprise, et ne pas tenter la résurrection de Giunta, de Giotto et de Fra Giovanni. Elle n’a rien à gagner dans cette tentative. Si elle veut profiter des conseils de l’Italie, il faut qu’elle s’adresse aux grands maîtres de la renaissance ; mais si elle espère se faire naïve en préférant le XIVe siècle au XVe en plaçant les fresques de l’Incoronata au-dessus des fresques du Vatican, exécutées sous Jules II et Léon X, elle se trompe, et ce n’est pas ainsi qu’elle se rajeunira. Au-delà comme en-deçà du Rhin, les idées que j’exprime comptent déjà de nombreux défenseurs. Chez nous cependant comme en Allemagne, elles sont combattues par un groupe de peintres qui se disent catholiques par excellence, et ne voient dans les maîtres florentins et romains que des païens, c’est-à-dire qu’ils préfèrent le vagissement à la parole, l’art naissant à l’art adulte, à l’art viril. Nous avons vu ce que vaut cette affirmation traduite en œuvres. Nous avons vu sur les murs de nos églises ce que nos peintres catholiques avaient gagné dans le commerce exclusif de Giotto et de Fra Giovanni. L’école allemande va nous dire si cette prédilection obstinée pour le moyen âge a été pour elle plus féconde que pour la France. Pour ma part, je crois que l’épreuve pourra se renouveler dans toutes les parties de l’Europe sans rien changer aux termes de la question. Chercher dans l’archaïsme une source de puissance, un moyen de persuasion, est une tentative qui doit toujours aboutir à la déception. La France le sait déjà, l’école catholique allemande sera forcée de le reconnaître.

Si l’Allemagne ne tient pas le premier rang en Europe pour la culture des arts, elle nous offre du moins un curieux sujet d’étude par la sincérité de ses convictions. Dans ce pays, qui peut s’appeler la patrie de la pensée, où la pensée enivre l’âme et lui fait oublier l’action, toute théorie, une fois acceptée dans le domaine esthétique, est poussée jusqu’à ses dernières conséquences. Si la théorie est vraie, si elle est appliquée par des esprits puissans, la part de vérité qu’elle renferme ne tarde pas à se manifester. Si elle est fausse, l’épreuve n’est ni moins rapide ni moins décisive. À défaut d’esprits puissans, la théorie trouve des esprits résolus, chez qui la volonté remplace l’invention, et qui se chargent de mettre à nu les vices de l’idée nouvelle. Les beaux esprits de nos salons prennent en pitié ou raillent les théories allemandes. Pour ma part, je suis loin de m’associer à leur dédain et à leurs moqueries. Un rôle particulier est dévolu à chaque nation, l’étude de l’histoire est là pour le démontrer. On aura beau abréger les distances et multiplier les relations par l’application de la vapeur, on ne changera pas la destinée individuelle des races. Or, si nous consultons le passé et surtout la seconde moitié du siècle dernier, nous voyons que la destinée de la race germanique est d’aimer la pensée pour elle-même, et de se complaire dans la vie pure de l’intelligence, au point d’oublier les souffrances et les misères de la vie réelle. Quand les hommes, grâce au perfectionnement des machines Crampton, seront arrivés à se déplacer aussi vite que les hirondelles, le nombre des idées confuses s’accroîtra sans nul doute, mais le rôle des nations n’aura pas changé ; l’Allemagne, malgré les rails qui la sillonneront en tous sens, continuera de préférer la philosophie à l’industrie, et dans le domaine de l’art elle accordera toujours à la pensée une immense importance. L’Angleterre se complaît dans les expériences qui doivent réduire l’espace en multipliant la vitesse, l’Allemagne dans celles qui doivent agrandir la puissance intellectuelle, et placer sous le regard de la conscience un plus grand nombre d’idées dans un temps donné. Quand elle passe de la région philosophique à la région esthétique, elle garde son caractère et ses habitudes. Elle traite la peinture et la statuaire comme la psychologie et la théodicée. C’est pourquoi elle mérite une attention spéciale entre toutes les nations européennes.

Dans le maniement du pinceau ou du ciseau, elle est souvent dépassée. Sur le terrain de la pensée pure, elle ne craint pas la rivalité de la Grèce elle-même. Aussi, quand elle essaie de réaliser dans le marbre ou sur la toile les idées qu’elle a saluées comme vraies, comme fécondes, elle excite en moi une profonde sympathie. Il y a dans toutes ses tentatives un caractère de sincérité qui manque trop souvent aux tentatives du même genre faites par les autres nations. Quand elle se trompe, elle se trompe de bonne foi, et, chose rare en notre temps, les artistes allemands préfèrent la vérité au succès. Au-delà comme en-deçà de la Manche, c’est la méthode contraire qui prévaut généralement. Lors même que l’Allemagne ne posséderait pas d’autre mérite que celui de la sincérité, ce serait déjà une puissante recommandation ; mais ses intentions, qui sont excellentes et de l’ordre le plus élevé, sont réalisées par des mains habiles, et nous pouvons nous montrer sévère sans redouter le reproche d’injustice.

Il est bon, il est utile qu’il se rencontre une famille d’esprits résolus à traiter une théorie comme les vignerons traitent la grappe dans les pays pauvres, de façon à l’épuiser. De cette façon du moins, nous savons ce qu’elle vaut ; nous pouvons mesurer la part d’erreur et la part de vérité qu’elle contient. L’Allemagne, nous pouvons l’affirmer sans redouter un démenti, connaît l’Italie mieux que l’Italie ne se connaît elle-même ; elle se trouve, à l’égard de la Grèce, dans la même condition. Lorsqu’elle s’engage dans une fausse voie, ce n’est jamais par ignorance ni par étourderie. Chacun de ses pas est un pas prévu et médité ; aussi toutes les œuvres de l’Allemagne ont une valeur décisive dans la discussion. Au-delà du Rhin cependant comme au-delà de la Manche, les peintres et les statuaires sont moins grands que les poètes. La pensée traduite par la parole se montre sous une forme plus pure et plus fidèle que la pensée traduite par l’ébauchoir ou le pinceau. Toutefois l’inhabileté de l’expression n’altère pas la grandeur et la vérité des idées. Si Rauch et Danneker, Cornélius et Owerbeck ne méritent pas le même rang que Goethe et Schiller, ils ont droit, comme eux, de réclamer une étude attentive ; s’ils n’ont entre les mains qu’un instrument imparfait, leur pensée n’encourt pas le même reproche.

Le premier peintre de l’école allemande qui appelle notre attention est M. Pierre de Cornélius. Quoi qu’on puisse penser de son talent d’exécution, il faut commencer par reconnaître qu’il résume avec une fidélité singulière tous les vœux, toutes les espérances de ses compatriotes dans le domaine esthétique. M. de Cornélius est doué d’une rare finesse, personne ne songe à le contester ; mais peut-être demande-t-il à la peinture ce que la peinture ne saurait donner, je veux dire l’expression de pensées que la peinture ne peut aborder directement. L’idée que j’énonce se présente naturellement, quand on prend la peine d’étudier les cartons du Campo-Santo de Berlin. Il est facile de voir que l’auteur s’est nourri de la moelle des œuvres les plus exquises, qu’il n’ignore aucune des ruses de son métier. On sent qu’il est armé de toutes pièces, et qu’il ne recule devant aucune difficulté. Seulement il est permis, en regardant ses cartons, de croire qu’il s’abuse sur les ressources du pinceau. Le programme qu’il a choisi pour le Campo-Santo conviendrait à la poésie plutôt qu’à la peinture. Les sept anges versant les coupes de la colère divine sur la terre et les eaux, sur la mer, sur le soleil et dans l’air, c’est là sans doute une vision dont l’imagination de Dante ou de Milton s’emparerait volontiers, et qui se prêterait à de riche développemens entre les mains de ces deux génies prédestinés ; mais un tel sujet est-il du domaine de la peinture ? La couleur peut-elle rendre tous les rêves enflammés de Pathmos ? Les plus fervens admirateurs de M. de Cornélius peuvent en douter. Il y a dans cette vision quelque chose qui se dérobe à tous les efforts du crayon, et que la palette la plus opulente ne traduira jamais que d’une manière imparfaite. M. de Cornélius n’est pas de cet avis, puisqu’il a puisé dans l’Apocalypse aussi librement que les peintres de la renaissance dans la Genèse et l’Évangile.

Le second sujet qu’il aborde n’est pas moins périlleux que le premier, et soulève des objections non moins graves. La destruction du genre humain par l’envoi des quatre cavaliers, la Peste, la Famine, la Guerre et la Mort, — est-ce là une donnée que la peinture puisse mettre en œuvre ? N’y a-t-il pas dans la pensée de l’apôtre visionnaire un élément qui défie tous les efforts du pinceau ? — La nouvelle Jérusalem descend, portée par des anges, comme une épouse qui s’est parée pour son époux ; autre thème choisi par M. de Cornélius. À qui fera-t-on croire que de telles pensées puissent arriver à l’esprit en passant par les yeux ? Si nous ignorions les origines de l’école allemande, si nous ne connaissions pas le génie d’Albert Dürer et de Hans Holbein, nous aurions lieu d’être étonné en voyant le maître berlinois aborder de tels sujets ; mais en consultant le passé, nous sommes à l’abri de l’étonnement. M. de Cornélius, avec des facultés moins puissantes, marche dans la voie d’Albert Dürer et d’Holbein. Il se préoccupe de l’idée sans prendre grand souci de la forme. Il fait preuve en mainte occasion d’une sagacité singulière, il saisit et il indique des rapports inattendus qui révèlent chez lui « ne grande finesse d’esprit ; mais il ne tient pas assez de compte du plaisir des yeux. En cela, il demeure fidèle aux origines et aux traditions de l’école dont il est aujourd’hui un des plus glorieux représentans.

J’ai toujours pensé que la tradition chrétienne est une des sources les plus fécondes auxquelles puisse s’adresser la peinture. Toutes les galeries que j’ai visitées m’ont confirmé dans cette opinion. Cependant je ne crois pas que toutes les parties de la tradition chrétienne offrent au pinceau le même avantage. Si les livres de Moïse sont une mine sans fond, dont les filons se prolongent à l’infini, il n’en est pas de même des prophètes, ni surtout de l’Apocalypse. 51. de Cornélius interroge avec une égale ardeur, une égale assiduité, toutes les parties de cette tradition, et il lui arrive ce qui devait lui arriver : il n’est pas toujours compris selon la mesure de son espérance. Qu’il s’en étonne, je le comprends, car un esprit habitué à la réflexion croit volontiers que tous les esprits appelés à le juger ont les mêmes habitudes et la même énergie ; mais s’il se plaignait, tous les torts seraient de son côté. Il y a des sujets, excellens pour la poésie, que la peinture n’aborde jamais sans danger, sans risquer un échec. De ce nombre sont les sujets fournis par les prophètes et l’Apocalypse.

Toutefois il n’est pas permis de traiter avec indifférence, avec dédain, ces hardies tentatives du génie germanique. Lors même qu’il sort du domaine de la peinture en croyant y demeurer, il y a toujours dans sa méprise et dans sa témérité quelque chose qui nous intéresse et qui sollicite notre attention. Les œuvres de M. de Cornélius sont l’effort d’une imagination puissante. S’il n’a pas dans son style l’élévation et la pureté d’Owerbeck, il se recommande à nous par d’autres qualités, et en particulier par l’abondance de l’invention. Familiarisé depuis longtemps avec les maîtres de l’Italie, dont il connaît tous les secrets, il ne s’effarouche d’aucun problème, et ne dira jamais, à propos d’un sujet nouveau, d’un sujet encore vierge, ce que disait Fogelberg : « Je ne le traiterai pas, car les anciens ne l’ont pas traité. » Maître de sa pensée, une fois qu’il en a sondé toute la signification, il ne s’en défie plus ; il croit fermement qu’il lui sera donné de la manifester tout entière. Son espoir ne se réalise pas toujours, je suis forcé de l’avouer ; mais il n’y a pas un de ses échecs qui ne soit aussi glorieux que le plus grand nombre des victoires célébrées à son de trompe. Comme il aborde constamment des sujets difficiles, il fait une plus grande dépense de force que les trois quarts des triomphateurs. Il n’entre jamais dans une ville ouverte. Vainqueur ou vaincu, il fait toujours preuve de valeur. Aussi, quoique je n’approuve pas le choix des sujets apocalyptiques destinés au Campo-Santo de Berlin, je pense que de telles œuvres feraient honneur aux plus habiles.

Je regrette vivement de ne pas voir à côté des cartons de Cornélius quelques-unes des grandes compositions d’Owerbeck, car ce serait une excellente occasion pour démontrer une fois de plus, et pièces en main, la supériorité de l’esprit catholique sur l’esprit protestant dans le domaine de l’art. Il ne m’appartient pas de traiter le côté théologique de la question ; mais à ne considérer que le côté esthétique, je suis obligé de me prononcer pour la religion romaine. Les compositions d’Owerbeck, popularisées par la gravure et la lithographie, et qu’il m’est permis d’appeler en témoignage, me fourniraient un argument décisif. Bien que ce maître illustre ait manqué à l’appel, bien que ses œuvres ne figurent pas à l’exposition universelle des beaux-arts, pour parler avec justice de l’école allemande, il faut de toute nécessité introduire Owerbeck comme élément de discussion, car il résume le génie catholique de l’Allemagne, comme Cornélius en résume le génie protestant. Pour Owerbeck, la peinture n’est pas seulement un art, mais une religion. Fidèle aux traditions de Pierre Vischer, quand il retrace les légendes chrétiennes, quand il met en scène la Vierge et les saints, il croit, comme l’auteur du tombeau de saint Sebald, travailler activement au salut de son âme. Quoique cette dernière considération n’ait rien de commun avec l’objet de notre tâche, nous aurions tort pourtant de ne pas la mentionner. Il est évident qu’un peintre pour qui la peinture est une religion apporte dans le choix des sujets et dans l’expression de sa pensée une franchise, une conviction qu’on chercherait vainement chez un peintre vivant de la vie du siècle. Sous ce rapport, Owerbeck mérite une attention toute spéciale. Il crée parce qu’il croit, et ses œuvres, conçues dans le recueillement de la prière, sont une prière nouvelle qu’il adresse à Dieu.

L’art ainsi conçu ne manque certainement pas de grandeur ; toutes les croyances profondes et sincères ont droit au respect ; malheureusement la confusion de l’art et de la religion entraîne avec elle de fâcheuses conséquences : elle obscurcit peu à peu, à l’insu même du croyant, la notion de la beauté, elle lui dérobe le sens de l’histoire. Or c’est là précisément ce qui est arrivé à Owerbeck. Doué de facultés éminentes, il a pensé qu’il devait les vouer tout entières à la foi catholique : c’était remercier Dieu des dons qu’il avait reçus. Une fois entré dans cette voie, il devait préférer la ferveur de l’expression à la pureté de la forme, c’est-à-dire placer Fra Angelico au-dessus du Sanzio. Que les catholiques étrangers à l’étude de la peinture lui donnent raison, je ne m’en étonne pas ; qu’ils voient en lui le prince des peintres vivans, leur préférence n’a rien qui me surprenne. Je les crois de très bonne foi, mais je me réserve le droit de penser qu’ils se trompent. Croire et créer sont deux actes profondément distincts, et la croyance la plus pure n’est pas toujours celle qui enfante l’œuvre la plus belle. Fra Angelico, retiré dans le couvent de Saint-Marc, dont il décorait les murailles, était, je l’admets volontiers, un chrétien plus fervent que le Sanzio. À l’exception de sa Vierge au pied de la croix, connue sous le nom de Stabat Mater, parce qu’elle réalise admirablement les pensées exprimées par Jean de Todi dans un latin barbare, la plupart des peintures murales de ce maître pieux, à Florence du moins, sont assez mal éclairées, et s’il eût rêvé la gloire, il est probable qu’il aurait choisi un jour plus propice. La chapelle de Nicolas V, qui fait partie du Vatican, se dérobe aux louanges de la foule par son exiguïté même. C’est évidemment une œuvre de foi bien plus qu’une aspiration vers la gloire. Que le Sanzio, qui a refusé la pourpre romaine, fût un chrétien moins fervent que Fra-Angelico, peu nous importe, quand il s’agit de juger les fresques signées de ces deux noms. Le païen qui a décoré les loges et les chambres du Vatican avait une notion plus complète de la beauté que le moine de Saint-Marc, et il l’a bien prouvé.

Owerbeck a mis la foi au-dessus de la beauté. Quoiqu’il possède le sentiment instinctif de l’harmonie linéaire, il l’oublie volontiers dès qu’il s’agit de lui sacrifier l’expression religieuse. Pour tout homme désintéressé, ou plutôt pour tout homme clairvoyant, qui sépare la croyance du développement de l’imagination, il est hors de doute qu’il préfère les maîtres du XIVe siècle aux maîtres du XVe. Cependant il s’en faut de beaucoup qu’il atteigne à la naïveté de ses modèles ; il sait trop pour penser et pour sentir comme eux ; il croit, mais sa croyance, malgré sa ferveur, ne peut se dégager des objections et des doutes qu’elle dédaigne et qu’elle foule aux pieds. Ce n’est pas impunément que la foi catholique a traversé les luttes du XVIe siècle. Les esprits mêmes qui conservent encore comme un dépôt sacré la foi des croisés ont dans leur attitude, dans leur accent, quelque chose de militant qui ne s’adresse plus aux Sarrasins, mais à la religion réformée. Owerbeck n’a pas échappé à cette destinée commune. Il a beau croire de toutes les forces de son âme aux dogmes acceptés et proclamés par le concile de Trente, il ne lui est pas donné de retrouver dans ses œuvres la simplicité, l’ingénuité, l’inexpérience et la gaucherie des maîtres du XIVe siècle.

Il y a donc en lui un double enseignement que nous ne devons pas négliger : il nous démontre la supériorité de la foi catholique sur la foi protestante ; mais en même temps il ne laisse aucun doute sur les dangers de l’expression religieuse acceptée comme règle suprême du goût. C’est pourquoi j’aurais aimé à voir des cartons d’Owerbeck à côté des cartons de Cornélius, car entre ces deux maîtres se trouve la signification complète de l’école allemande : d’une part la pensée libre, indépendante, abandonnée à elle-même, ne relevant que d’elle-même ; d’autre part la pensée soumise à la foi, mais essayant vainement d’abdiquer sa puissance. Owerbeck préfère la partie narrative de l’Ancien-Testament à la partie prophétique, et, par cette prédilection, il se rattache aux maîtres de la renaissance. Néanmoins tous ses efforts n’arrivent pas à déplacer le moment qu’il occupe dans l’histoire. Homme de notre temps, il essaie vainement de se reporter vers l’âge lointain où l’imprimerie était encore ignorée. Quatre siècles nous séparent de cet âge, et les transformations accomplies dans la masse des idées nous permettent d’affirmer que l’imprimerie a doublé la vie intellectuelle de l’humanité. Il ne faut donc pas penser, dans l’art ou dans la science, à retourner en arrière, et, pour parler la langue de l’école, si cette vérité n’était pas évidente de soi, les œuvres d’Owerbeck suffiraient pour la démontrer. Croyant, il n’arrive pas à exprimer la foi des maîtres du XIVe siècle ; il a trop lu et trop pensé pour croire à leur manière, pour garder leur sécurité. Sa peinture n’est pas spontanée, mais réfléchie et volontaire. Tout en l’admirant comme un des efforts les plus puissans de l’esprit contemporain, nous avons le droit de l’appeler en témoignage pour affirmer notre pensée. Il n’est pas de son temps, ou du moins il n’accepte qu’à regret l’esprit de son temps, et malgré la finesse de son talent, il ne possède pas aujourd’hui en Europe la popularité qu’il aurait obtenue, s’il eût consenti à exprimer sa pensée en-tenant compte des progrès accomplis dans son art du XIVe au XVe siècle. En même temps, par le caractère pathétique de ses compositions, il démontre la supériorité esthétique de la croyance romaine sur la croyance luthérienne. Il saisit admirablement, il rend à merveille tous les épisodes poétiques de la Genèse et de l’Exode. Quand il abandonne Moïse pour saint Matthieu ou saint Jean, il n’est pas moins heureux. Sa foi lui dit d’accepter le fait raconté sans le discuter, lui permet de l’orner, et il sait mettre à profit ce privilège. La foi protestante ne traite pas la peinture avec la même indulgence ; elle lui demande, elle lui prescrit l’expression d’une idée philosophique plutôt que celle d’une idée poétique. Ce n’est donc pas merveille si les peintres catholiques, à quelque nation qu’ils appartiennent, lorsqu’il s’agit de traiter un sujet religieux, charment et séduisent l’imagination plus sûrement que les peintres protestans. Owerbeck, placé en face de Cornélius, eût été une bonne fortune pour ceux qui aiment à trouver dans les faits accomplis la confirmation empirique des vérités démontrées par le raisonnement. Absent ou présent, Owerbeck doit peser dans la balance lorsqu’il s’agit de prononcer sur la valeur de l’école allemande. Ni Schnorr, ni Kaulbach, ni Schadow ne fourniraient des argumens aussi décisifs.

Les cartons de M. de Cornélius suffisent à nous donner une idée complète de sa manière. Nos réserves faites en ce qui concerne le choix des sujets, qui sans doute ne lui ont pas été imposés, nous louerons volontiers les facultés inventives qu’il a déployées dans l’expression d’un ordre de pensées qui semble se dérober à la peinture. Dans le carton des quatre cavaliers qui représentent la Peste, la Famine, la Guerre et la Mort, il y a de la grandeur, et la composition tout entière s’accorde avec la vision de l’apôtre. La nouvelle Jérusalem portée par douze anges, et parée comme une épouse pour son époux, se recommande par la grâce. Cependant je préfère à ces deux cartons, d’une nature si diverse, les deux prédelles où se trouvent figurées les œuvres de la charité chrétienne : visiter les prisons, consoler les affligés, montrer le chemin aux égarés, donner à manger à ceux qui ont faim et à boire à ceux qui ont soif. Tous les détails en sont traités avec une simplicité qui n’appartient qu’aux maîtres. Ces deux prédelles marquent la place de M. de Cornélius parmi les esprits les plus ingénieux de notre temps.

Quant au style de l’auteur, pour s’en faire une idée précise, il convient, je crois, d’étudier la grande figure assise qui occupe le centre de ses cartons. C’est là surtout qu’on peut découvrir le vrai caractère de son dessin. Que cette figure soit inspirée par les Sibylles de la Sixtine, je n’ai pas besoin de le prouver : l’idée de cette parenté se présente naturellement à toutes les mémoires ; mais si M. de Cornélius a pris au grand Florentin l’ajustement des draperies et le mouvement de la figure, il n’a pas écrit la forme à sa manière. Pour établir cette dissidence, il me suffit de signaler la cuisse et la jambe droite. Depuis la hanche jusqu’au genou, l’œil n’aperçoit qu’une surface plate, et la malléole du pied n’est pas même indiquée. Quand on prend pour modèles des types aussi élevés que les Sibylles de la Sixtine, on n’a pas le droit de simplifier à ce point la tâche qu’on s’est donnée ; l’infidélité de l’imitation est trop flagrante pour ne pas blesser tous les yeux familiarisés avec l’original. Le choix était dangereux, la lutte difficile ; mais, une fois le choix fait, une fois la lutte engagée, il fallait persévérer et ne pas lâcher pied. Il fallait tenter d’écrire la forme entière sous la draperie, comme l’a fait le Florentin. Or M. de Cornélius ne paraît pas s’être préoccupé de cette condition. Il s’est contenté d’imiter les lignes extérieures des Sibylles dans le mouvement de sa figure, sans essayer de la modeler d’après les conseils du guide qu’il avait choisi. Je ne voudrais pas exagérer la portée de ce reproche : je sais que la volonté la plus sincère, la plus énergique, ne suffit pas pour atteindre au style de Michel-Ange ; mais n’y a-t-il pas au moins de l’imprudence à réveiller ce terrible souvenir ? Si M. de Cornélius désespérait d’imiter à la fois les lignes et le modelé, il eût agi plus sagement en abandonnant la partie.

Ai-je besoin d’ajouter qu’en discutant la fidélité de l’imitation, je n’entends pas la recommander comme un moyen de salut pour les artistes modernes ? En peinture comme en poésie, il faut avant tout être soi-même. Or, dans la figure dont je parle, M. de Cornélius ne se révèle pas sous un aspect individuel. Il ne réussit pas, il est vrai, à dépouiller complètement sa nature ; il en a fait assez pour perdre son originalité. Abondant, ingénieux, lorsqu’il s’agit d’inventer, il ne possède plus rien qui le caractérise lorsqu’il arrive à l’exécution ; pour l’estimer à sa juste valeur, sans le surfaire ni le rabaisser, le meilleur parti est, je crois, de le considérer comme un décorateur qui tient à l’effet général et ne prend pas grand souci de l’achèvement des morceaux. En nous plaçant à un autre point de vue, nous serions conduit à l’injustice. Si l’Allemagne prend M. de Cornélius pour un peintre de premier ordre, elle se trompe certainement, car il ne possède ni la pureté ni l’originalité du style ; mais ceux qui parmi nous voudraient le ranger parmi les esprits vulgaires ne commettraient pas une moindre bévue. La nouvelle Jérusalem et les quatre cavaliers de l’Apocalypse ne sont pas l’œuvre d’une imagination engourdie. Pour traiter de tels sujets, il faut tout à la fois une grande hardiesse et une grande souplesse. Malheureusement M. de Cornélius, si bien doué par la nature, ne comprend ou du moins n’embrasse qu’une partie de son art. La justesse et l’énergie du mouvement, qui sont beaucoup sans doute, mais ne sont pas toute la peinture, suffisent à le contenter. Quant à la forme, il la traite comme une condition accessoire, ce qui équivaut à dire qu’il ne possède pas le sens de la beauté.

M. de Cornélius a vu, il a contemplé assidûment toutes les grandes œuvres du pinceau italien. Sa mémoire en est pleine, et, par un heureux privilège, il transforme ses souvenirs. En se rappelant les compositions des grands maîtres, il trouve moyen de s’en assimiler la substance. Il profite habilement de cette heureuse faculté. S’il ne tire pas du fonds même de sa pensée personnelle toutes les figures qu’il trace, on peut dire cependant qu’il en invente la meilleure partie. L’excellence et la fidélité de sa mémoire n’enlèvent rien à la liberté de sa fantaisie. Il feuillette ses souvenirs comme un vocabulaire pour trouver l’expression qui rendra le mieux ce qu’il a résolu. Il sait d’ailleurs concilier l’érudition la plus profonde avec l’allure la plus franche, et c’est à ce double aspect de son talent qu’il faut rapporter la popularité de son nom. Il plaît à l’imagination allemande par la finesse et la variété de ses combinaisons, et il flatte en même temps les goûts studieux de son pays par les nombreux souvenirs qu’il évoque. Personne au-delà du Rhin ne songe à mettre en doute son originalité ; quant aux défauts de son style, ils passent inaperçus.

Après Cornélius et Owerbeck, le nom le plus populaire de l’école allemande est celui de Rauch. Le monument élevé à la mémoire de Frédéric le Grand nous fournit l’occasion d’estimer le talent de l’auteur dans une de ses conceptions les plus importantes. Le modèle envoyé à Paris n’est qu’une réduction au huitième de l’exécution. Il y a donc deux parts à faire dans notre jugement, une part positive et une part conjecturale. L’effet réel du monument nous échappe, ou du moins nous ne pouvons que le prévoir, et l’expérience pourrait contredire nos prévisions sur plusieurs points ; mais la composition tout entière est devant nous, et nous pouvons l’apprécier en toute sécurité. Le grand Frédéric est à cheval et coiffé du chapeau militaire. Le parti adopté par Rauch ne saurait être blâmé d’une manière absolue. Quoique le chapeau militaire ne se prête pas volontiers à l’effet monumental, je comprends que le sculpteur en ait coiffé son héros, car ce chapeau fait partie du costume moderne. Peut-être eût-il mieux valu représenter Frédéric tête nue ; le visage eût acquis plus d’importance : c’était le parti le plus sculptural. Cependant, une fois résolu à ne pas transformer Frédéric en Marc-Aurèle, à ne pas imiter la statue équestre en bronze doré qui se voit au Capitole, je conçois que Rauch ait reproduit le costume militaire dans toutes ses parties ; c’est une concession aux amis passionnés de la réalité. La ressemblance du visage est-elle complète ? Il ne m’est pas donné de trancher cette question, car les portraits de Frédéric qui ont passé sous mes yeux n’étaient que des reproductions de gravures originales et ne présentaient aucune garantie d’authenticité. Toutefois le buste placé en regard du modèle réduit nous permet de juger en pleine connaissance de cause la manière dont l’auteur a compris l’aspect monumental de la tête. Or, étant donné la hauteur du piédestal, j’incline à penser que la tête modelée par Rauch n’offrira pas des plans assez hardiment accusés. Si le buste que nous voyons ne devait pas s’éloigner des regards du spectateur, nous aurions le droit de le considérer comme une ébauche ; comme il doit être vu de bas en haut, et sur un piédestal très élevé, il nous est permis de croire qu’à cette distance la physionomie du modèle perdra son caractère. La sculpture monumentale a des exigences toutes particulières : elle commande surtout l’exagération de certaines masses, qui s’amoindrissent et se simplifient par l’éloignement, et Rauch ne semble pas avoir songé à cette condition.

Quant au cheval de Frédéric, je ne saurais le prendre pour un cheval de bataille. C’est tout au plus un cheval de parade. Encore laisse-t-il beaucoup à désirer sous le rapport de la précision. À parler franchement, il ne vaut guère mieux que le cheval sur lequel Lemot a placé Henri IV. C’est la même raideur, la même symétrie dans les mouvemens. On dirait que l’auteur n’a jamais visité un haras, jamais assisté à une revue de cavalerie. Pour monter un tel coursier, pour le maîtriser et le diriger à sa guise, Frédéric n’a besoin ni de vigueur ni de science ; il est sûr d’être obéi sans recourir à l’éperon.

Le visage du roi, dont nous avons expliqué les défauts, et le caractère par trop paisible de sa monture ne sont pas les seules parties de cet ouvrage qui soulèvent de graves objections. La manière dont l’auteur a compris la décoration du piédestal se rattache à une doctrine radicalement fausse, à la confusion des lois de la peinture et des lois de la statuaire. Que signifient en effet les figures ronde-bosse placées autour du piédestal, sinon que Rauch a voulu faire de la sculpture pittoresque ? En Allemagne comme en France, cette doctrine compte de nombreux partisans. On appelle cela, au-delà comme en-deçà du Rhin, faire de la sculpture vivante. En modelant des figures ronde-bosse au lieu de modeler des bas-reliefs, Rauch a cru de bonne foi qu’il ajouterait à la vie, à l’expression des personnages. Pour ma part, je pense qu’il s’est trompé, et voici pourquoi je le pense. En premier lieu, ces figures ne font vraiment pas partie du monument ; en second lieu, elles offrent au spectateur une distraction dangereuse pour le personnage principal. Pour laisser à Frédéric toute son importance, il fallait choisir dans sa vie politique et militaire quelques épisodes caractéristiques, et les écrire en bas-reliefs sur les faces du piédestal. De cette manière les sujets accessoires n’auraient fait aucun tort au sujet principal ; les bas-reliefs auraient servi de commentaires à l’image du héros. En voulant animer le piédestal de sa statue, Rauch n’a réussi qu’à distraire l’attention. Ces figures, que je blâme parce qu’elles ne sont pas à leur place, révèlent chez l’auteur un talent très élevé : elles attirent et charment le regard par la vérité des mouvemens et la variété des physionomies ; mais le mérite même qui les recommande prouve la justesse de mes reproches. Si elles ne possédaient qu’une valeur secondaire, le principe qui les a dictés ne serait pas moins vrai. Le talent déployé par l’auteur ne fait que le rendre plus évident. Que les statuaires n’empiètent pas sur le domaine de la peinture, que les peintres n’empiètent pas sur le domaine de la sculpture, et les deux arts n’auront qu’à s’applaudir de ce mutuel respect. Le monument élevé à la mémoire de Frédéric prouve tous les dangers de la doctrine que je combats ; aussi m’a-t-il semblé utile de l’examiner avec un soin particulier. Cet examen était d’autant plus nécessaire que Rauch occupe en Allemagne et en Europe un rang très élevé.

Les cartons de Guillaume Kaulbach sont traités plus librement que ceux de Cornélius. La Tour de Babel, Moïse, Solon, sujets de nature si diverse, prouvent toute la richesse de son imagination. Ce que j’aime dans ces cartons, c’est l’indépendance de la manière. Guillaume Kaulbach, bien que nourri d’études sérieuses ou plutôt en raison même de la profondeur de ses études, n’a pas essayé de transformer ses instincts et de se faire italien. Il connaît les grands modèles, mais il n’a pas tenté d’effacer dans ses œuvres le signe distinctif de sa nation. Aussi je m’explique très bien qu’il compte dans son pays de nombreux admirateurs. Il ne se recommande pas par l’élégance du style, par la pureté des contours ; pourvu qu’il exprime clairement sa pensée, il ne tient à rappeler ni l’école romaine ni l’école florentine. Sous ce rapport, il mérite une étude à part. Cornélius a plus d’élévation, mais une originalité moins franche.

Le portrait de Jenny Lind, par M. Magnus, est une composition élégante. La figure est bien posée, le visage est modelé avec finesse ; malheureusement les bras et les mains sont demeurés trop imparfaits. Quant à la teinte violacée qui les recouvre, je ne sais à quoi l’attribuer : c’est une fantaisie que le goût condamne et qui fait tache dans cette toile, d’ailleurs très digne d’attention. Deux portraits de M. Frédéric Kaulbach révèlent chez l’auteur le sérieux désir de lutter avec Van-Dyck. On peut louer la couleur de ces deux morceaux ; cependant, pourêtre juste, nous devons dire à M. Frédéric Kaulbach que, s’il a imité avec bonheur les tons de Van-Dyck, s’il a opposé comme lui et avec le même succès l’éclat des chairs à la teinte sombre des étoffes, il ne lui a pas dérobé le secret du modelé. Son portrait de femme est élégant, mais le visage est plutôt indiqué que dessiné. L’œil n’aperçoit ni la forme des tempes, ni la forme des pommettes, toutes choses que Van-Dyck savait très bien montrer sans tomber dans la maigreur. Le portrait de Guillaume Kaulbach mérite les mêmes reproches ; c’est à coup sûr une composition très bien conçue ; par malheur ni la tête ni les mains ne sont modelées avec assez de fermeté. L’auteur est entré dans une excellente voie, seulement il me paraît se contenter trop facilement. S’il veut entrer en possession d’une solide renommée, il doit étudier le dessin de Van-Dyck aussi sérieusement que sa couleur, et ne pas sacrifier la précision de la forme à l’harmonie des tons. C’est une opinion accréditée dans la foule, en Allemagne comme en France, que Rubens et Van-Dyck négligeaient le dessin et n’avaient d’autre souci que d’éblouir les yeux par l’éclat des couleurs. Cette opinion ne résiste pas à l’examen. Ni Rubens ni Van-Dyck n’ont négligé le dessin, ils l’ont compris à leur manière, cherchant surtout l’expression de la vie. M. Frédéric Kaulbach n’a saisi jusqu’à présent qu’une moitié du maître flamand ; j’espère que l’étude et la réflexion lui révéleront l’autre moitié.

Je n’ai rien à dire de la peinture historique et religieuse. Après avoir parlé de Cornélius et de Kaulbach, qui dominent l’école allemande, je craindrais qu’on ne se méprît sur le vrai sens du jugement que je porterais. L’histoire moderne et l’Ancien-Testament ont suscité en Prusse et en Bavière des tentatives très dignes d’estime, mais auxquelles manque le mérite de l’originalité. Je puis citer à l’appui de ma pensée Jésus et la Samaritaine, de M. Hensel, composition correcte, mais froide, qui ne blesse le goût par aucun défaut saillant, mais qui à tout prendre ne possède guère que des qualités négatives. Aussi me semble-t-il plus sage de garder le silence. Quant au paysage, l’école allemande le voit et le rend d’une façon que je n’approuve pas, mais qui peut cependant fournir d’utiles enseignemens. En France et en Angleterre, les peintres de paysage se laissent aller trop facilement au plaisir d’embrasser de grandes masses de lumière et d’ombre, et se croient dispensés d’écrire la forme des objets. L’école allemande procède tout autrement. Elle s’attache à la forme des rochers et des montagnes ; elle reproduit avec une précision scientifique la configuration des terrains ; mais, hélas ! elle oublie d’animer ce qu’elle a dessiné. Ses études, qui pourraient servir de documens pour livrer une bataille, n’offrent pas au spectateur un bien vif intérêt. Qu’elle s’adresse à la Suisse ou au Tyrol, elle donne à tous les objets qu’elle retrace quelque chose de sec et d’anguleux. Ses rochers n’ont pas de mousse, ses arbres n’ont pas de lichen, ses lacs n’ont pas de ride. Rien ne vit, rien ne s’agite dans ces toiles qui révèlent un travail si persévérant ; ni vent ni poussière. La nature entière demeure immobile et muette. Le spectacle de ces œuvres inanimées n’est pourtant pas sans profit, car on y trouve l’exagération des qualités qui manquent trop souvent aux peintres français et anglais. Tous les contours sont déterminés, tous les arbres sont couverts d’écorce, toutes les branches ont des feuilles ; rien de confus ni d’ébauché. Eh bien ! si l’école anglaise, si notre école voulaient prendre conseil de l’école allemande, je nourris la ferme espérance qu’elles pourraient en tirer grand profit. Elles écriraient ce qu’elles indiquent, elles achèveraient ce qu’elles ébauchent, et comme elles possèdent des qualités de couleur et d’harmonie qui manquent à l’école allemande, elles gagneraient en précision sans rien perdre de leur éclat.

Dans cette rapide analyse, j’ai négligé à dessein tous les noms secondaires, ne m’adressant qu’aux noms éminens pour savoir où en est aujourd’hui le génie germanique. Malgré l’absence d’Owerbeck, j’ai dû tenir compte de ses œuvres. Malgré la mort récente de Danneker et l’absence volontaire de Schwanthaler, pour estimer l’état vrai du génie germanique, nous devons admettre ces deux noms illustres dans la discussion engagée. Danneker a traité avec une élégance remarquable plusieurs sujets de la mythologie païenne. Schwanthaler a élevé dans sa patrie plusieurs colosses qui offrent un aspect vraiment monumental. Nous aurions aimé à voir figurer dans l’exposition de Paris le modèle de la Bavaria, placée au Walhalla, et l’Ariane de Danneker. Ces deux maîtres ont une telle importance, qu’il n’est pas permis de parler de l’école allemande sans interroger leurs ouvrages. Il y a dans les sujets grecs traités par Danneker une chasteté qui manque trop souvent aux sujets de même origine traités chez nous par des ciseaux très habiles. Une nation qui peut offrir à l’Europe des peintres comme Cornélius, Owerbeck et Kaulbach, des sculpteurs comme Rauch, Danneker et Schwanthaler, tient à coup sûr une place considérable dans l’histoire de l’art contemporain. Avec les seuls élémens de discussion que nous fournit l’exposition de cette année, nous pouvons affirmer que le génie germanique n’est pas en décadence. Il est animé d’un désir ardent, il veut égaler les œuvres les plus élevées de la Grèce et de l’Italie. Il ne choisit pas toujours la route la plus sûre pour atteindre ce but glorieux ; mais un tel désir est déjà un titre d’honneur. Ce qui me plaît, ce qui me charme dans l’école allemande, c’est une aspiration constante vers l’idéal. Si elle ne rencontre pas souvent la beauté vraie, du moins elle la cherche toujours. Si elle se méprend sur la manière de l’exprimer, elle ne la perd jamais de vue. Si elle ne possède pas le sentiment de l’harmonie linéaire, elle ne se contente pas de copier ce qu’elle voit. C’est un grand pas de fait sur la route de la vérité. Lui sera-t-il donné de saisir et de traduire l’élégance de la forme ? Démentira-t-elle toute son histoire ? Je ne suis pas disposé à le croire. Il est probable qu’elle demeurera fidèle à ses antécédens ; elle a du moins renoncé à l’imitation prosaïque, telle que la pratiquaient les peintres secondaires de l’école flamande. Elle a compris que la reproduction la plus littérale de la nature ne suffit pas à enchaîner l’attention. C’est pourquoi l’Allemagne tient une place à part entre les nations de l’Europe. Tandis qu’on s’empresse de tous côtés à supprimer le côté idéal de la peinture et de la statuaire, elle continue de mettre la pensée au-dessus de la forme. Elle proteste énergiquement contre les doctrines qui voudraient faire de l’ébauchoir et du pinceau les très humbles serviteurs de nos sens. Il est vrai qu’elle n’embrasse pas la tâche entière assignée aux arts du dessin ; il est vrai qu’en négligeant la forme pour l’idée, elle fait tort à l’idée même, qui pour séduire l’esprit a besoin de se présenter aux yeux sous un aspect attrayant. Cependant je ressens pour elle une profonde sympathie, parce qu’elle met le travail de la pensée au-dessus du travail de la main. Trop de gens chez nous sont disposés à ne voir dans le marbre animé par le ciseau, dans la toile douée de vie par le pinceau, qu’un mets friand destiné à réveiller nos appétits blasés. L’Allemagne comprend autrement le but de la peinture et de la statuaire, et sa protestation persévérante révèle chez elle une élévation de pensée qui chez nous devient plus rare de jour en jour. Quelles que soient donc les méprises de l’école allemande, il n’en faut parler qu’avec respect. L’excellence de ses intentions plaide pour l’imperfection de ses œuvres. Ailleurs, la vulgarité du dessein nous oblige à nous montrer sévère pour des œuvres dont la forme est plus séduisante.


GUSTAVE PLANCHE.

  1. Voyez la livraison du 1er août.