Exposition des Beaux-Arts/03

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Exposition des Beaux-Arts
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 1137-1165).
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EXPOSITION


DES BEAUX-ARTS





L’ÉCOLE FRANÇAISE[1]





Si je devais parler de tous les ouvrages envoyés au palais des Beaux-Arts par les artistes français, je reculerais devant une pareille tâche, car le nombre de ces ouvrages a de quoi effrayer l’esprit le plus résolu. Heureusement, pour estimer l’état de l’école française, il n’est pas nécessaire de suivre par ordre alphabétique la liste entière des tableaux et des statues qui figurent sur le livret au chapitre de la France. Le parti adopté par l’administration présente à la fois des inconvéniens et des avantages. En permettant aux peintres et aux sculpteurs de notre âge de réunir sous les yeux du public tout ce qu’ils ont fait, elle a donné à l’exposition de cette année un intérêt d’ensemble qui ne se trouve pas dans les salons annuels. Pour la génération nouvelle, c’est un précieux sujet d’étude; pour les hommes d’un âge mûr, c’est un souvenir accueilli avec reconnaissance. Il n’est pas hors de propos de comparer les impressions que l’on éprouve à dix ans, à vingt ans de distance, en présence des mêmes ouvrages : c’est là le beau côté du parti pris par l’administration; mais il manque aux plus importans de ces ouvrages cette fleur de nouveauté qui séduit la foule et attire son attention. Parmi les visiteurs du palais des Beaux-Arts, il s’en rencontre plus d’un qui promène un regard distrait sur une toile qui devrait l’arrêter. Demandez-lui pourquoi il passe; il vous répondra qu’il n’aime pas les vieilleries, et cependant il y a vingt contre un à parier qu’il ne connaît pas ce qu’il dédaigne : il a entendu dire qu’une partie des ouvrages exposés n’est pas nouvelle, et c’est pour un esprit frivole une excuse suffisante. Il est vrai que l’inattention de tels juges ne mérite pas un regret. Cependant il est évident que la partie française de l’exposition n’excite pas la même curiosité, le même empressement que les salons annuels. Ce malheur, si toutefois c’en est un, disparaît devant l’avantage qui nous est offert d’étudier le développement de l’imagination française depuis cinquante ans.

Par malheur plusieurs ont manqué à l’appel, quelques-uns volontairement, d’autres pour des raisons indépendantes de leur volonté. Ainsi MM. Paul Delaroche et Ary Scheffer se sont abstenus parce qu’ils sont en possession d’une renommée solidement établie ou du moins d’une clientèle nombreuse, ce qui pour le monde signifie la même chose. Assurés de placer leurs ouvrages, ils ne veulent pas s’exposer à de nouvelles discussions. Les remettre en question serait profaner l’inviolabilité qu’ils s’attribuent. L’absence est à leurs yeux tout à la fois une mesure de prudence et une mesure de dignité. Je pense que MM. Paul Delaroche et Ary Scheffer se méprennent sur leurs vrais intérêts. Il est dans la destinée de tous les inventeurs de se voir sans cesse remis en question. Vouloir se dérober à la discussion est un mauvais parti. En voulant maintenir leur position, les absens s’exposent à l’oubli. Malgré la vivacité des objections soulevées par ses premiers ouvrages, l’auteur de Jane Grey eût agi sagement en les remettant sous les yeux du public, en y joignant ses ouvrages nouveaux, déjà connus par la gravure, Marie-Antoinette au tribunal révolutionnaire, l’Enfance de Pic de la Mirandole, le Passage du mont Saint-Bernard par le général Bonaparte. M. Delaroche est un homme laborieux et persévérant : il est probable qu’il est devenu plus habile dans le maniement du pinceau; mais à cet égard nous en sommes réduit aux conjectures, puisque l’auteur nous interdit la vue de ses tableaux. Les amis de M. Ary Scheffer assurent qu’il a terminé récemment une composition chrétienne d’une importance capitale. Je le crois volontiers, car si M. Ary Scheffer a montré dans le style de ses ouvrages une singulière inconstance, s’il a tour à tour imité Eugène Delacroix, Rembrandt, Albert Dürer, il a toujours montré pour la pensée un respect profond, ce qui est un titre sérieux à l’attention et à la sympathie. Comment nous prononcer sur le mérite de cette composition chrétienne? comment savoir si depuis Saint Augustin et sainte Monique il a trouvé moyen de modeler la forme humaine avec plus d’évidence et de pureté? Ses amis l’affirment, et nous ne pouvons ni contredire leur avis ni l’approuver.

Quant aux absens qui ne refusaient pas de comparaître et qui cependant n’ont pas comparu, ou ne figurent que d’une manière incomplète, il y en a plusieurs dont les noms ne manquent pas d’importance. Il me suffira de citer MM. Gleyre et Barye. Pourquoi le Soir de M. Gleyre n’a-t-il pas quitté la galerie du Luxembourg? Il dépendait de l’administration de l’envoyer au palais des Beaux-Arts. Nous n’avons de Barye qu’un Jaguar; pourquoi le Centaure et le Lapithe n’ont-ils pas quitté le musée du Puy? Pourquoi les deux lions des Tuileries ne figurent-ils pas à l’exposition? Qu’on détache de l’Hôtel de Ville l’Apothéose de Napoléon, du Louvre l’Apothéose d’Homère, ce n’est pas moi qui m’en plaindrai. Cependant, pour nous donner une idée complète de l’école française, il n’eût pas été hors de propos de traiter MM. Gleyre et Barye comme M. Ingres. Le Centaure et le Lapithe auraient enseigné aux étrangers la mesure du talent de l’auteur, tandis que le Jaguar n’en montre qu’une face. Quant au Soir de M. Gleyre, c’est une des compositions les plus délicates et les plus châtiées de notre école; c’est pourquoi je regrette l’oubli complet où l’on a laissé ce charmant tableau. Toutefois, malgré ces fâcheuses lacunes, nous avons devant nous un ample sujet d’étude.

Il y a dans l’école française trois noms qui dominent tous les autres et qui montrent les tendances diverses de notre génération dans le domaine de la peinture : Ingres, Delacroix et Decamps. Quiconque a bien étudié les œuvres de ces trois artistes sait à quoi s’en tenir sur l’état du génie français. Au-dessous d’eux, on trouve des hommes d’un talent éprouvé; mais ils résument l’esprit de notre génération, et, quand on les connaît bien, on possède la notion générale de l’art contemporain. Autour de ces trois noms se rallient des disciples nombreux, des admirateurs fervens; c’est pourquoi, avant d’entamer l’examen des œuvres nouvelles soumises à notre jugement, il convient d’estimer la valeur de ces trois maîtres.

L’Europe entière voit dans M. Ingres le représentant le plus fidèle, le plus persévérant et le plus pur des traditions de la renaissance, et l’Europe ne se trompe pas. L’illustre auteur de l’Apothéose d’Homère a choisi dans le passé la période la plus glorieuse et la plus féconde, et cette période est devenue pour lui un sujet d’étude exclusif. On l’accuse d’intolérance, on lui reproche de méconnaître tout ce qui a précédé, tout ce qui a suivi Raphaël. L’accusation serait grave, si M. Ingres voulait enseigner l’histoire de la peinture : une doctrine si étroite le mènerait k l’injustice; mais dans la pratique de l’art, la sévérité de ses principes n’a pas de fâcheuses conséquences. Qu’il s’enferme dans l’école romaine et ne voie de salut que dans les leçons qui nous sont offertes par le chef de cette école, c’est un fait qui ne doit alarmer personne, puisque cette doctrine signifie le culte de la beauté. Nulle période en effet ne réunit dans une aussi heureuse harmonie que l’école romaine tous les élémens dont la beauté se compose. A ne considérer que la pratique de l’art, il n’est donc pas permis de blâmer le choix de M. Ingres. Qu’il se méprenne sur la valeur de plusieurs écoles, qu’il condamne comme des fléaux des œuvres qui ont droit à notre admiration, qu’il répudie Rubens et Rembrandt, qu’il se montre sévère pour Venise, peu nous importe. Sa profession n’est pas de juger, mais de produire, et il a produit des œuvres admirables.

Doué d’une ardeur infatigable, il conserve toute la jeunesse, toute la ferveur de ses premières années. Elève de David, plein de respect pour les leçons de son premier maître, il comprit bientôt ce qu’il y avait d’incomplet et d’erroné dans cet enseignement, et pressentit le danger de la statuaire dans le domaine de la peinture. Il abandonna l’étude des marbres et se tourna vers Raphaël. Ce second maître est le seul qu’il ait suivi fidèlement dans sa longue carrière. Il n’avait que vingt et un ans lorsqu’il obtint, en 1801, le grand prix de Rome; mais son goût s’était formé de bonne heure, et, dès qu’il eut mis le pied au Vatican, il embrassa d’une foi ardente et résolue la religion de toute sa vie. On se tromperait pourtant, si l’on croyait que M. Ingres, entraîné par l’amour de la tradition, néglige l’étude de la nature. Malgré sa vive admiration pour l’École d’Athènes, dont tous les détails ne sont pas réels, personne peut-être n’a consulté aussi souvent que lui le modèle vivant. Ses portraits à la mine de plomb, que je regrette de ne pas voir au palais des Beaux-Arts, prouveraient avec quel soin, avec quelle assiduité il a étudié toutes les variétés du masque humain, et les dessins faits pour son dernier tableau, pour l’Apothéose de Napoléon, montrent son amour pour les moindres parties de la réalité. Tous ceux qui ont eu le plaisir de contempler ces dessins et qui sont en mesure de les juger n’hésitent pas à les comparer, pour la puissance et la fidélité, aux plus beaux dessins des maîtres de la renaissance que nous possédons au Louvre. C’est là un côté du talent de M. Ingres que le public ignore généralement. On le croit livré tout entier au culte du passé, et l’on ignore qu’il n’accepte jamais la tradition sans la contrôler par l’étude du modèle vivant. Il consulte l’école romaine pour le goût, pour l’harmonie. L’heure de l’exécution venue, il ne se fie qu’à lui-même, au témoignage de ses yeux. C’est ce qui donne à ses œuvres tant de relief et de solidité. Les figures peintes de mémoire peuvent en effet nous séduire par leur élégance, mais il est bien rare qu’elles résistent à l’examen. Tôt ou tard l’œil aperçoit des parties incomplètes ou inexactes. M. Ingres, grâce à ses habitudes laborieuses, n’a pas à redouter de pareilles découvertes. Dans son art, ce n’est pas seulement un érudit, comme on se plaît à le répéter; c’est aussi un savant dans l’acception la plus élevée. Non-seulement il connaît toutes les belles œuvres de l’école romaine, mais il sait pourquoi elles sont belles, et il retrouve dans la nature le germe de cette beauté suprême. D’ailleurs, si Raphaël est pour lui le maître des maîtres, comme Mozart pour les mélodistes, il n’ignore pas, il admire sans les imiter les deux grands Florentins que Raphaël a surpassés par la réunion de tous les dons, mais qui le dominent par la précision et la profondeur du dessin, — l’auteur de la Cène et l’auteur des Sibylles de la Sixtine. Quelque jugement que l’on prononce sur les facultés inventives de M. Ingres, il ne faut parler de lui qu’avec vénération, avec reconnaissance, car de tous les peintres français qui ont paru depuis Nicolas Poussin, c’est celui qui s’est maintenu avec le plus de constance et de bonheur dans les hautes régions de la pensée, et j’ajouterai que pour le maniement du pinceau, pour le choix exquis des lignes, pour l’achèvement des morceaux, il est supérieur à son illustre devancier. Il n’a jamais tenu compte des caprices de la mode, il n’a jamais sacrifié aux engouemens de la foule. Calme et patient, il est demeuré lui-même, attendant sans dépit que le goût public montât jusqu’à lui, et son espérance n’a pas été déçue.

Parmi les œuvres de M. Ingres, qui toutes se recommandent par des mérites particuliers, il y en a quatre que je puis appeler excellentes sans m’exposer au reproche de flatterie : l’Apothéose d’Homère, le Martyre de saint Symphorien, la Vénus Anadyomène, et le portrait de M. Bertin. Ces compositions réunissent tout ce qu’il y a d’exquis et de savant dans le talent de l’auteur. Je rapproche à dessein l’Apothéose d’Homère du Martyre de suint Symphorien pour montrer toute la variété, toute la souplesse d’imagination qui le caractérise. Je regrette, pour l’instruction de la génération nouvelle, que la chronologie des œuvres de M. Ingres ne soit pas indiquée dans le livret avec plus de précision et de fidélité, car la date n’est pas sans importance. Ainsi le livret attribue l’Apothéose d’Homère à l’année 1842. Or tous ceux qui ont suivi les travaux de M. Ingres savent très bien que cette composition se rapporte aux dernières années de la restauration. Il n’est pas inutile de relever cette méprise. Le Martyre de saint Symphorien, que le livret donne comme une peinture de 1827, n’a été offert au public qu’en 1834. Or entre ces deux œuvres capitales il y a une différence de style qui s’explique par les dates vraies, et que l’altération des dates rend inexplicable. M. Ingres avait quarante-sept ans lorsqu’il peignit ou du moins lorsqu’il acheva l’Apothéose d’Homère. Après un long séjour en Italie, il voulut montrer sous une forme éclatante et pure le fruit de ses études, et l’espérance de ses plus fervens admirateurs fut pleinement réalisée. On peut discuter en effet le choix des poètes modernes groupés aux pieds da poète déifié, on peut s’étonner de la présence du Tasse, qui, malgré ses mérites, n’appartient certainement pas à la famille d’Homère; mais il faut s’incliner avec respect devant la majesté sereine, devant la merveilleuse harmonie de cette composition. Ce n’est pas l’Italie seule qui l’a inspirée. M. Ingres dans l’Apothéose d’Homère a voulu s’élever jusqu’à l’art grec, et quoique le temps nous ait envié les œuvres de Timanthe et de Zeuxis, les murs de Pompeï et d’Herculanum nous en disent assez pour nous permettre d’affirmer que le peintre français n’est pas demeuré au-dessous de son ambition. Il ne s’en est pas tenu aux débris de Pompeï et d’Herculanum, il a consulté avec une égale assiduité, avec une égale sollicitude, les pierres gravées, les camées, et de toutes ces études il a tiré une œuvre d’un caractère vraiment hellénique. Pour justifier mon opinion, il me suffira de citer les deux figures qui représentent l’Iliade et l’Odyssée; on comprend, en les regardant, que l’auteur doit se trouver dépaysé au milieu des compositions prosaïques dont la foule se repaît avidement. L’Iliade et l’Odyssée sont deux types accomplis d’élégance et de grandeur. Quant au poète déifié, il respire une majesté olympienne.

Sept ans plus tard, M. Ingres achevait le Martyre de saint Symphorien. C’est encore la même habileté, le même savoir; ce n’est plus le même style. L’Apothéose d’Homère relève de la Grèce encore plus que de l’Italie. Arrivé à la maturité, l’élève de David essaie de remonter jusqu’au génie d’Apelles en consultant le génie de Raphaël. Pour répondre aux envieux qui l’accusaient de ne pas comprendre l’énergie dans le dessin, le pathétique dans l’expression, parvenu à l’âge de cinquante-quatre ans, il achève cet admirable martyre qui soulevait en 1834 de si vives, de si orageuses discussions, et que la génération nouvelle connaît à peine. On a prononcé en cette occasion le nom de Sébastien del Piombo, et ce n’est pas sans raison. On sait en effet que Sébastien, Vénitien par sa naissance, peignait presque toujours d’après les dessins de son maître Michel-Ange. La Résurrection de Lazare, exécutée en 1520 en même temps que la Transfiguration, n’avait pas d’autre origine. Le Christ à la Colonne, qui se voit à Saint-Pierre in Montorio, appartient également par la conception et le dessin au maître de Sébastien. Il n’y avait donc rien d’injuste à rappeler le nom du Vénitien à propos du Saint Symphorien; mais il faut reconnaître que l’œuvre du peintre français se recommande par une puissante originalité. L’expression extatique et rayonnante du principal personnage, qui marche à la mort comme à une fête, la joie triomphante de sa mère, sont des traits de génie et ne réveillent aucun souvenir. Comparé à l’Apothéose d’Homère, le Martyre de saint Symphorien acquiert un nouvel intérêt, car il y a dans le dessin des figures une énergie qui va parfois jusqu’à la violence, tandis que tous les personnages groupés autour du père de l’épopée se distinguent par la pureté des lignes, par la simplicité, la sobriété du modelé. Le Martyre de saint Symphorien représente dans la vie de M. Ingres quelque chose d’analogue aux Sibylles de Sainte-Marie de la Paix dans la vie de son maître bien-aimé. Il a voulu prouver que la grâce n’était pas son domaine exclusif, et nous devons avouer que la démonstration est complète. Cependant il n’a pas persévéré dans ce nouveau style, et je crois qu’il a eu raison, de même que son maître a bien fait, après les Sibylles de Sainte-Marie et l’Isaïe de Saint-Augustin, de revenir au style de l’École d’Athènes et du Parnasse. Je n’hésite pourtant pas à mettre le Saint Symphorien sur la même ligne que l’Apothéose d’Homère. Quoique ma prédilection soit acquise à ce dernier ouvrage, je reconnais dans le premier un savoir prodigieux, une invention pathétique, une variété d’expression qui n’appartiennent qu’aux maîtres consommés.

Le portrait de M. Bertin, exposé pour la première fois en même temps que le Martyre, se recommande par les mêmes qualités. Popularisé par le burin d’Henriquel Dupont, qui en a merveilleusement rendu le caractère, il jouit depuis vingt ans d’une renommée européenne. Le masque est modelé avec une fermeté qui n’a jamais été surpassée. Les yeux regardent, et la bouche parle. Pour ceux qui ont connu le modèle, c’est une véritable résurrection ; quant aux spectateurs qui ne peuvent pas apprécier le mérite de la ressemblance, ils admirent l’expression du visage. Les mains appuyées sur les genoux sont dessinées avec une habileté magistrale. On peut les proposer comme sujet d’étude à tous les peintres qui veulent imiter ce qu’ils voient sans descendre jusqu’aux détails mesquins. Pour moi, le portrait de M. Bertin est le meilleur et le plus beau de tous ceux qu’a signés M. Ingres. L’auteur n’a rien fait d’aussi vrai, d’aussi vivant. Le portrait de Mme de Rothschild est plein de grâce et d’élégance, mais je n’y trouve pas l’accent de vérité qui me frappe dans le portrait de M. Bertin.

La Vénus Anadyomène appartient au premier séjour de l’auteur en Italie, quoiqu’elle n’ait été achevée que dans ces dernières années. C’est une création éclatante de jeunesse et de beauté. C’est bien la divine Aphrodite telle que nous la représente Hésiode dans sa Théogonie. La merveilleuse pureté des contours, la mollesse voluptueuse du mouvement enchantent tous les regards. Si l’on ne savait pas à quelle période se rapporte cet ouvrage d’une perfection si exquise, il serait facile de le deviner, car si la main d’un vieillard peut terminer une telle œuvre, il faut un esprit jeune pour la concevoir. L’Anadyomène de M. Ingres peut se comparer, pour l’élévation du style, aux plus belles figures de ce nom que l’antiquité nous a laissées. La déesse se révèle par sa seule beauté. Rien de lascif dans son attitude, rien qui embrase les sens engourdis. Elle sort de l’écume des flots radieuse et nue, et n’a qu’à se montrer pour dominer les hommes et les dieux. C’est à coup sûr une des œuvres les plus parfaites de l’art français depuis son origine jusqu’à nos jours, et c’est pour moi, avec l’Apothéose d’Homère, l’expression la plus pure du talent de l’auteur. On peut discuter la forme des enfans qui entourent Aphrodite; on ne peut qu’admirer le torse et les membres de la déesse. Il y a dans ce beau corps une souplesse et une puissance que la statuaire a su exprimer dans ses périodes les plus glorieuses, et que nos yeux aperçoivent bien rarement dans le monde réel. C’est pourquoi l’Anadyomène de M. Ingres doit être louée sans réserve, car c’est le type de la beauté idéale dans sa plus haute expression.

Il y a maintenant trente-trois ans que M. Eugène Delacroix est entré pour la première fois dans la lice, car Dante et Virgile, le premier tableau qu’il ait exposé, appartiennent au salon de 1822. Depuis trente-trois ans, il soutient contre les traditions de l’école une lutte acharnée. A-t-il gagné toutes les batailles qu’il a livrées? Ses admirateurs les plus fervens n’oseraient l’affirmer : il sait lui-même que chacune de ses tentatives n’a pas été marquée par une victoire; mais, quoi qu’on puisse penser de la valeur de ses doctrines, il faut lui rendre cette justice, qu’il n’a pas abandonné un seul jour la voie où il s’était engagé. Or quelle est cette voie? M. Delacroix n’a jamais visité l’Italie, et pourtant il se rattache à l’Italie; par sa passion pour la lumière, pour la splendeur des tons, il compte parmi les disciples de Paul Véronèse. C’est à l’école de Venise qu’il faut rapporter l’origine de ses premiers ouvrages. Plus tard il s’est épris de la chair, et sans déserter l’école de Venise il a choisi parmi les Flamands le peintre qui avait mis à profit avec le plus d’éclat les leçons de Paul Véronèse, Pierre-Paul Rubens. C’est à ces deux parrains que nous devons rapporter sa manière de comprendre le maniement du pinceau. En déterminant ainsi l’origine de ses habitudes, je n’entends pas contester l’indépendance de son imagination. Lorsqu’il invente, il ne relève que de lui-même. Il ne consulte ni Rubens, ni Paul Véronèse, mais sa pensée : sur ce terrain il peut soutenir la lutte avec les plus puissans, car il possède un don merveilleux, le don de transformation. Il a tour à tour abordé les sujets les plus divers, et pour traiter chacun de ces sujets, il a trouvé des accens nouveaux qui n’éveillaient aucun souvenir. Imitant tour à tour l’école vénitienne et l’école flamande pour le choix des tons, il est toujours demeuré lui-même dans toutes les questions qui se rattachent à l’invention.

La série qu’il nous offre cette année n’est pas complète; cependant elle nous permet d’apprécier la marche de sa pensée. Elevé dans l’atelier de Guérin, maître austère et impérieux, il a senti de bonne heure le besoin de secouer le joug et de marcher par lui-même dans une voie neuve et personnelle. Les traditions de l’académie ne pouvaient convenir à la nature de son esprit. Il a donc cherché hors de l’académie des leçons assorties à la trempe de son caractère, et c’est à Venise qu’il s’est d’abord adressé. Plus tard, quand il s’est tourné du côté d’Anvers, il n’a pas eu besoin de changer violemment sa méthode, car dans l’histoire de l’art Anvers procède de Venise. A travers ses tâtonnemens, qui ont été nombreux, il est toujours demeuré fidèle à ses premières prédilections.

Pour le choix des sujets, il est vraiment cosmopolite. Il interroge tour à tour l’Ancien et le Nouveau Testament, l’antiquité païenne et l’histoire moderne. Shakspeare et Byron lui ont fourni des thèmes nombreux, dont il a su tirer un excellent parti. Il me suffira de citer Hamlet et le Fossoyeur, les Adieux de Roméo et de Juliette et le Naufrage de don Juan. Envisagées sous l’aspect pathétique, ces compositions méritent des éloges sans réserve. Étudiées sous le rapport linéaire, elles soulèvent des objections nombreuses, que je ne me charge pas de réfuter, et je crois que l’auteur sait aussi bien que personne ce qui manque à ses œuvres pour être classées parmi les œuvres pures. Le quereller sur ce terrain serait une tâche puérile. Eugène Delacroix est avant tout inventeur. Quant à l’exécution, elle demeure presque toujours au-dessous de sa pensée, au-dessous de sa volonté, et j’emploie à dessein le mot de volonté, car l’auteur du Massacre de Scio est un des hommes les plus résolus, les plus persévérans de notre âge. Depuis son premier tableau, qu’il a signé à vingt-six ans, jusqu’au salon de la Paix de l’Hôtel-de-Ville, il n’a rien fait, rien tenté, rien achevé sans délibérer mûrement. Ceux qui le prennent pour un improvisateur se trompent d’une manière étrange. Il n’abandonne rien au hasard, et quelle que soit la vivacité de son imagination, il lui arrive bien rarement de trouver du premier coup la composition qu’il doit exécuter. Pour la foule, c’est un faiseur d’ébauches abondantes, variées, splendides; pour ceux qui ont pu suivre, épier, étudier les transformations de sa pensée, c’est un des esprits les plus inquiets, les plus mobiles, les plus défians, je veux dire de ceux qui se défient le plus d’eux-mêmes. Loin de se complaire dans son œuvre, il n’est jamais content de la toile qu’il vient d’achever. Il aperçoit très bien les défauts qui seront relevés; mais comme il a fait de son mieux, il abandonne sa pensée aux chances de la discussion, et se console des reproches qui lui sont adressés en songeant à ses œuvres futures, à ses œuvres prochaines. Il aime son métier avec passion. Produire est pour lui une joie de chaque jour. Aussi, quoiqu’il ne dédaigne pas la gloire, quoique depuis trente-trois ans il n’ait lien négligé pour établir, pour agrandir sa renommée, il ne garde pas rancune à ceux qui le blâment ou le raillent, il ne boude pas le public et se lient toujours sur la brèche. Il ne veut pas que la foule oublie son nom, et se présente chaque année avec une œuvre nouvelle.

Malgré la richesse et la variété des tableaux signés de son nom qui se trouvent réunis au palais des Beaux-Arts, je suis loin de croire cependant qu’ils donnent une idée complète de son talent. La Madeleine au Désert, la Médée furieuse, nous révèlent son aptitude singulière pour l’expression de la souffrance; mais pour estimer l’étendue de son savoir, pour comprendre ce qu’il, vaut, il faut consulter la coupole de la bibliothèque du Luxembourg, le Triomphe d’Apollon dans la galerie du Louvre, et le salon de la Paix à l’Hôtel-de-Ville. C’est là qu’il a mis à profit de la manière la plus puissante les leçons de ses deux maîtres, Paul Véronèse et Rubens. Ce n’est pas que j’entende le comparer pour la correction au peintre vénitien, il n’accepterait pas cet éloge; mais pour l’abondance de l’invention, pour la variété des épisodes, pour l’harmonie lumineuse de la composition, il peut se comparer à Rubens aussi bien qu’à Paul Véronèse. La coupole de la bibliothèque du Luxembourg, dont le sujet appartient à la Divine Comédie, se recommande par une grâce exquise, et l’harmonie en est tellement séduisante, qu’on ne songe pas à se demander si le contour des figures est à l’abri de tout reproche. Le Triomphe d’Apollon, de l’aveu même de ceux qui n’aiment pas la manière de l’auteur, est une des inventions les plus hardies et les plus heureuses de notre temps. Les Vénitiens n’ont rien fait de plus éclatant. Quant au salon de la Paix de l’Hôtel-de-Ville, c’est, à mon avis, le meilleur ouvrage de M. Delacroix. Non-seulement le sujet principal, le Triomphe de la Paix, est traité avec une merveilleuse clarté, mais tous les épisodes de la vie d’Hercule, qui ornent la frise, sont rendus avec un bonheur qui n’appartient qu’aux esprits persévérans. Je ne m’explique pas pourquoi l’auteur n’a pas tenu à montrer au palais des Beaux-Arts, sinon la première, du moins la seconde et la troisième de ces compositions. La peinture de la coupole, conçue pour une surface concave, n’aurait pu se dérouler sur une surface plate ; mais le Triomphe d’Apollon et le Triomphe de la Paix n’offraient pas le même inconvénient. L’auteur a-t-il craint que ces deux peintures, conçues pour servir de plafond, perdissent une partie de leur valeur lorsqu’elles seraient vues comme des tableaux de galerie? Je ne sais. En tout cas, une telle crainte ne me paraît pas légitime.

M. Delacroix a maintenant donné la mesure complète de ses facultés. Arrivé à la maturité après une lutte glorieusement soutenue; il n’est pas à présumer qu’il se révèle sous un aspect nouveau. Il est aujourd’hui ce qu’il sera pour les, générations futures. Son imagination féconde, la couleur splendide et harmonieuse dont il sait revêtir sa pensée, assurent la durée de son nom; mais il est permis à ses admirateurs les plus sincères de regretter qu’il n’ait pas su allier l’harmonie et la pureté des lignes à la splendeur, à l’harmonie des tons.

La série de tableaux et de dessins exposés par M. Decamps, quoique nombreuse, n’est cependant pas complète. Tous ceux qui ont suivi ses travaux depuis vingt-cinq ans y remarqueront des lacunes fâcheuses. Il me suffira de signaler l’absence de ces grandes compositions au fusain tirées de l’histoire de la Gaule, et qui avaient excité, il y a quelques années, une admiration si vive et si légitime. Le Supplice des crochets, qui attirait tous les regards par l’énergie de l’expression, la variété des physionomies et la richesse des costumes, aurait été revu avec intérêt. Cependant les ouvrages que nous avons devant nous permettent de marquer avec précision le rang qui appartient à l’auteur. Parmi les hommes de notre temps, je n’en sais pas un qui puisse lui être comparé pour la manière de comprendre la nature. Son regard pénétrant saisit avec une merveilleuse sagacité dans un paysage, dans une figure ce qui convient à la peinture, et répudie sans hésiter ce que la peinture répudie. Ce n’est certainement pas dans l’atelier de son maître, M. Abel de Pujol, qu’il a puisé le germe de son talent. Original dans le choix des sujets, il ne l’est pas moins dans l’art de rendre sa pensée. Il donne à toutes les parties de sa composition un relief singulier et les éclaire avec une adresse qui rappelle les prodiges de Rembrandt. S’il fallait en effet établir sa filiation, c’est à Rembrandt que nous devrions remonter. Comme le chef de l’école hollandaise, le peintre français se préoccupe avant tout des caprices de la lumière; mais il n’essaie pas de lutter avec son illustre aïeul et d’emprisonner un rayon pour éclairer les ténèbres. Il aime le soleil avec passion et se plaît à inonder sa toile de lumière. S’il réveille en mainte occasion le souvenir du maître hollandais, on ne peut donc pas dire qu’il le copie. Il est même avéré qu’il n’a jamais essayé de suivre sa trace. Le problème qu’il s’est posé n’est pas celui que Rembrandt a résolu. Il prodigue la splendeur, tandis que le chef de l’école hollandaise distribuait la lumière avec avarice.

L’Orient et l’Italie ont tour à tour exercé son imagination. Quoiqu’il soit rangé parmi les peintres de genre, il a parcouru d’un pied libre et hardi le domaine entier de son art. Il ne s’est pas contenté de retracer fidèlement ce qu’il avait vu dans ses voyages; il a traité les épisodes les plus touchans de l’Ancien et du Nouveau Testament avec un rare bonheur. Ses compositions bibliques sont à la fois graves et familières; aussi ont-elles un accent tout nouveau. L’histoire de Samson et l’histoire de Joseph ont pris entre ses mains un caractère qui n’a rien d’inattendu pour les hommes initiés aux mœurs de l’Orient, mais qui étonne et déroute les spectateurs engoués des traditions académiques. Pour moi, je ne me lasse pas d’admirer ces poèmes tantôt naïfs, tantôt énergiques, mais toujours vrais. Tous les personnages sont représentés avec une simplicité que les maîtres les plus habiles n’ont jamais dépassée. L’auteur met à profit ses souvenirs de voyage, et dans ses inventions les plus hardies il a l’air de transcrire ce qu’il a vu. Cependant ceux qui rangeraient Decamps parmi les peintres spontanés et dédaigneux de la réflexion se tromperaient étrangement. Si la nature l’a richement doué, il ne s’en est pas tenu aux dons de la nature; il a fécondé, agrandi par un travail assidu, les facultés heureuses qu’il avait reçues. Il n’y a pas un de ses tableaux qui n’ait été gratté plusieurs fois et remanié de façon à frapper de surprise les spectateurs qui connaissaient la première forme de sa pensée. Sans indulgence pour lui-même, il détruit l’œuvre qui semblait achevée et la recommence, comme s’il n’avait rien à regretter. C’est en suivant cette méthode qu’il est arrivé à produire des compositions d’une vérité si évidente et si solidement modelées.

La Défaite des Cimbres, exposée pour la première fois en 1834, prouve que Decamps s’élève, quand il veut, aux plus hautes conceptions. Quoi qu’on puisse penser de l’exécution matérielle de ce tableau, il est impossible de méconnaître la grandeur de la pensée. C’est une bataille où l’on se bat, une bataille où le sang coule, où l’épée entame la chair, et cet éloge, qui semble vulgaire, est bien rarement mérité. Que de compositions décorées du nom de bataille devant lesquelles se pâment d’aise les spectateurs ennemis de toute mêlée tumultueuse! On peut trouver que les masses sont trop confuses, que les figures du premier plan ne sont pas dessinées avec assez de précision; mais il faut rendre justice à l’énergie de l’invention. J’aurais voulu que le public vît en même temps la défaite des Cimbres et les épisodes de la guerre soutenue par les Gaulois contre les Romains. L’agrandissement du style de l’auteur eût frappé tous les yeux. Pour les hommes qui aiment vraiment la peinture, Decamps est un des plus grands artistes que la France ait produits, un de ceux dont le nom n’a pas à craindre l’oubli. Il connaît les limites de son art, et ne lui demande jamais l’expression d’une pensée complexe; aussi toutes ses œuvres nous attirent par leur clarté avant de nous charmer par l’originalité de leur accent. Il sait nettement ce qu’il veut faire, et sa main m trahit pas sa volonté. Ses paysages d’Orient et d’Italie sont à bon droit regardés par les connaisseurs comme des prodiges de splendeur et de vérité.

Dans les premières années de sa carrière, il a eu plus d’un imitateur; il n’a jamais eu de rival. Sa manière n’appartient qu’à lui, et jusqu’à présent ceux qui ont cru le copier n’ont fait que le parodier. Maître absolu dans le domaine qu’il a conquis, il n’a pas à redouter l’invasion d’un voisin jaloux. Ce n’est pas qu’il n’y ait beaucoup à gagner dans son commerce, mais il défie toute tentative de plagiat. Pour peindre à sa manière, il faut avoir vu ce qu’il a vu, et surtout se résigner aux mêmes épreuves, aux mêmes tâtonnemens, car Decamps, malgré son habileté, malgré sa renommée, ne fait rien du premier coup. Ses amis, en le voyant partir pour l’Italie, n’étaient pas sans inquiétude; ils se demandaient si le spectacle des peintures murales ne jetterait pas le trouble dans son esprit, s’il n’essaierait pas de changer sa manière. Heureusement il a su résister à cette tentation. En présence des plus belles œuvres que le pinceau ait jamais créées, il est demeuré lui-même et n’a pas renoncé à ses habitudes. Il a compris qu’il valait mieux suivre une méthode personnelle que d’abdiquer sa volonté pour essayer de recommencer le passé. Il est revenu d’Italie plus habile, plus savant; mais son talent n’avait pas changé de nature; en peignant la Cervara, il a gardé le style de ses premières années.

Pourquoi Decamps n’a-t-il jamais abordé ce qu’on est-convenu d’appeler la grande peinture? C’est une question que j’ai entendu poser plus d’une fois. Est-ce de sa part un signe d’injuste défiance? N’est-ce pas plutôt une preuve de bon sens? Pour moi, je crois qu’il a bien fait de s’en tenir à la peinture de chevalet. Je ne dis pas qu’il eût échoué en agrandissant le cadre de ses conceptions : ce serait de ma part une ridicule présomption que de vouloir mesurer ses facultés; mais il a préféré le certain à l’incertain, le connu à l’inconnu, et je n’ose le blâmer.

On lui a souvent reproché d’abuser de l’empâtement, et cette accusation n’est pas absolument dépourvue de justesse : plus d’une fois en effet il lui est arrivé de modeler des nuages presque aussi solidement que des terrains; mais cette faute, que je n’entends pas contester, est amplement rachetée par le relief qu’il sait donner à tous les objets. Et puis, en regardant ses tableaux, il faut se rappeler ce que disait Rembrandt à ceux qui voulaient regarder ses œuvres de trop près : « La peinture n’est pas faite pour être flairée. » Qu’importe en effet que Decamps ait empâté plus d’une toile outre mesure ? La question est de savoir s’il a obtenu l’effet qu’il voulait ou s’il s’est trompé dans ses prévisions. Or je ne crois pas que son espérance ait été souvent déçue. Qu’il nous représente le Christ enfant au milieu des docteurs ou bien un Vieux berger par un temps d’orage, il calcule ses procédés selon l’impression qu’il veut produire, et nous aurions mauvaise grâce à le chicaner sur la route qu’il a suivie, puisqu’il a touché le but.

C’est pourquoi je pense que ses œuvres tiendront une, grande place dans l’histoire de l’art français. Je ne crois pas qu’il se soit jamais inquiété des théories qui se discutaient autour de lui. Les idées générales ne sont guère de son goût, il se moque volontiers de ceux qui s’en nourrissent et les appelle mangeurs de viande creuse. Il ne faut voir dans cette ironie que l’exagération d’une pensée vraie. Les théories les plus savantes, étayées des plus solides argumens, ne servent pas à grand’chose lorsqu’il s’agit de faire un tableau. L’étude du modèle vivant, le commerce intime des grands maîtres sont d’un plus grand secours que les livres. Cependant la connaissance technique de la peinture ne dispense pas de l’exercice de l’intelligence, et Decamps lui-même, qui dédaigne à bon droit les peintres parleurs qui veulent expliquer leurs œuvres, ne serait pas arrivé à la renommée, s’il n’eût construit à son usage des idées générales qui ont servi de règle à sa conduite. Il se moque des théories, et s’il n’eût pas été théoricien à son insu, s’il n’eût pas arrangé dans sa tête un ensemble d’idées dont il ne s’est jamais écarté, il ne serait pas aujourd’hui ce qu’il est. Praticien consommé, il a prouvé plus d’une fois qu’il ne s’en tient pas à la partie matérielle de son métier. Quand il a choisi Rembrandt pour maître et pour guide en quittant l’atelier de M. Abel de Pujol, bon gré, ma ! gré, il a bien fallu qu’il se fît une théorie.

Le public, je dois le reconnaître, continue à prendre M. Couture pour un peintre de premier ordre. On rencontre au palais des Beaux-Arts des hommes de très bonne foi, et qui se donnent pour sérieux, parlant à haute voix de l’école de M. Couture. Les amis de M. Couture et ses élèves, qui sont, hélas ! nombreux, ont accrédité dans la foule une idée singulière et dont je suis pourtant obligé de tenir compte, ne fût-ce que pour constater la dépravation du goût public. C’est à lui que commence l’école française ; avant lui, tout était confusion et chaos ; c’est lui qui a, débrouillé les élémens et enseigné à notre pays l’intelligence et l’expression de la beauté ! J’éprouve quelque répugnance à répéter de tels enfantillages, et cependant, si je les omettais, je manquerais à mon devoir d’historien. Quand de tels symptômes se produisent, quand le trouble intellectuel se révèle par de tels signes, il faut les enregistrer. C’est à ce prix seulement qu’on peut suivre les déviations et les défaillances du bon sens. Est-ce à dire que M. Couture soit un Lomme sans talent? Ce serait aller trop loin et compromettre la cause de la vérité en la défendant à outrance. L’auteur des Romains de la décadence ne manque pas d’adresse : il connaît le maniement du pinceau, et dans la pratique matérielle de son métier il peut passer pour habile; mais il ne possède pas les premières notions du goût le plus vulgaire, et quand il s’agit d’inventer, il prend pour conseil les époques de décadence. Ce novateur si vanté, qui n’a pas régénéré, au dire de ses amis et de ses élèves, mais bien fondé l’école française, n’est tout simplement qu’un imitateur laborieux de la peinture française au XVIIIe siècle. Encore faut-il ajouter que tous les hommes de bonne foi, pourvus de lumières suffisantes, c’est-à-dire initiés à l’histoire de la peinture, jugent que l’auteur de l’orgie romaine s’est montré souvent inférieur à Vanloo et à Boucher. Quant à la grâce de Greuze, n’en parlons pas, M. Couture ne l’a jamais rencontrée; je ne sais pas même s’il l’a jamais cherchée. Peut-être aurait-il cru déroger en se préoccupant d’un tel modèle. Ce qui demeure établi pour les juges compétens, c’est que M. Couture jouit aujourd’hui d’une renommée que rien ne justifie. Ce qu’il est facile de prévoir, c’est que la vogue acquise à ses ouvrages n’a pas de longs jours à vivre, et que ses admirateurs les plus fervens s’étonneront bientôt d’avoir pu le prôner avec tant d’empressement. Enfant gâté de la mode, dans quelques mois peut-être, on aura oublié jusqu’à son nom. En attendant que le jour de la justice arrive, en attendant que le bon sens reprenne le dessus, contentons-nous de caractériser nettement ce talent dont on a voulu exagérer la valeur : ce n’est pas une manière nouvelle, mais un emprunt fait au XVIIIe siècle.

M. Courbet aurait voulu exposer au palais des Beaux-Arts ce qu’il appelle son œuvre; le jury ne l’a pas permis, et je n’hésite pas à déclarer qu’il a eu tort. Il eût été bon et salutaire de soumettre au jugement public l’ensemble des tableaux créés par cet autre novateur. En refusant une partie de ses ouvrages, dont plusieurs avaient déjà été exposés, le jury fait à l’auteur une position de persécuté, de génie méconnu qui n’est point sans danger pour le goût. Que M. Courbet sache imiter avec fidélité, avec évidence plusieurs parties du modèle vivant, ce n’est pas moi qui essaierai de le contester; mais qu’il soit peintre dans l’acception vraie du mot, c’est une autre question qui ne se résout pas de la même manière. L’auteur de l’Enterrement d’Ornans n’est pas seulement un praticien, c’est aussi un théoricien de première force, et il l’a bien prouvé dans le manifeste signé de son nom, et envoyé sous forme de circulaire à tous les amis de la justice et de la vérité qui n’acceptent pas les yeux fermés les décisions du jury. On l’a baptisé du nom de réaliste, et il regarde cette dénomination comme donnant une idée inexacte et incomplète de son talent. A son avis, la plupart des définitions appliquées aux tendances de l’art sont mensongères, et il ajoute avec une sagacité magistrale que, s’il en était autrement, les œuvres seraient inutiles. La conclusion n’est pas en parfaite harmonie avec les prémisses, mais pourquoi nous en étonner? M. Courbet n’est pas un écrivain de profession; il n’a pas eu le loisir d’étudier la valeur des mots et l’enchaînement des idées; il jette sur le papier l’ébauche de sa pensée et compte sur la pénétration du lecteur. Il n’a pas compris que, pour caractériser les tendances de l’art, il fallait de toute nécessité les avoir surprises. Et comment les surprendre, si ce n’est en étudiant les œuvres ? Proclamer l’inutilité des œuvres dans le cas où la définition serait exacte, c’est tout bonnement admettre l’effet en supprimant la cause. Qu’on soit réaliste ou spiritualiste, une telle logique blesse le bon sens, et je conseille à M. Courbet d’y renoncer; mais il faut le remercier de nous avoir livré généreusement le secret de son talent. Les esprits les plus pénétrans s’évertuaient à le deviner, et pour nous servir d’une expression vulgaire qui ne doit pas malsonner aux oreilles de M. Courbet, jetaient leur langue aux chiens. Maintenant nous n’avons plus à souhaiter que la lumière se fasse; grâce à l’auteur du manifeste, la lumière s’est faite, et nous possédons la vérité, la vérité tout entière : le doute n’est plus permis.

Nous savons ce qu’a voulu M. Courbet : puiser dans la notion complète de la tradition le sentiment de sa personnalité. Ce dessein magnifique, cette courageuse résolution vaut la peine d’être notée. Un esprit vulgaire se fût contenté d’étudier le passé pour le connaître; une telle joie n’est pas faite pour un réaliste vraiment digne de ce nom. Dégager sa personnalité de l’intelligence complète de la tradition, à la bonne heure, voilà une ambition digne de tenter un noble cœur! Si M. Courbet a étudié la Grèce et l’Italie, la Hollande et la Flandre, l’Allemagne, l’Espagne et la Fiance, et je veux bien le croire sur parole, ce n’était pas pour savoir ce que valent Phidias et Raphaël, Rubens, Rembrandt, Holbein, Murillo et Poussin, mais pour s’affirmer à lui-même qu’il ne leur ressemble pas, et qu’il aurait grand tort de les imiter. A vrai dire, le public était déjà et depuis longtemps d’accord avec lui, au moins sur le premier point. Quant au second point, il nous permettra de ne pas accepter son avis. La tradition, où il a puisé le sentiment de sa personnalité, n’enseigne pas le culte du laid, et ce n’est pas la peine de l’interroger pour copier sans choix tout ce qui s’offre à nos yeux. M. Courbet nous dit qu’il a voulu laisser à la postérité l’image fidèle de nos idées, de nos mœurs, de nos coutumes. Si la postérité le croyait sur parole, elle recevrait là un fort vilain cadeau. Les figures peintes par M. Courbet donnent de notre espèce un piètre échantillon, et sans vouloir flatter mon temps, j’aime à croire qu’il l’a calomnié. Si toutes les femmes de France ne possèdent pas la beauté des Arlésiennes, il est difficile de rencontrer, même en notre pays, des types aussi laids que les baigneuses de M. Courbet. Pousser aussi loin le réalisme quand on a le malheur de faire une pareille rencontre, c’est abuser du sentiment de sa personnalité.

Je regrette que M. Gérôme, dont les débuts avaient été accueillis avec tant de sympathie, ait compromis une renommée si légitimement acquise en se fourvoyant dans une composition au-dessus de ses forces ou tout au moins au-dessus de son expérience. Le Siècle d’Auguste ne vaut pas le Combat de Coqs. Est-ce à dire que M. Gérôme soit aujourd’hui moins habile qu’au jour de ses débuts? Assurément non : c’est une des mains les plus alertes et en même temps les plus prudentes que je connaisse; mais quand il s’agit d’une composition aussi vaste, aussi complexe, l’adresse et la prudence de la main ne suffisent pas. Il faut avant tout se préoccuper de la pensée. Or M. Gérôme ne paraît pas en avoir pris grand souci. Il a ordonné ses figures de façon à contenter le regard du spectateur, et n’a pas poussé son effort au-delà. Il y a pourtant une pensée dans son tableau : l’opposition du christianisme naissant et du paganisme à son apogée, confiant dans sa durée; mais cette pensée est demeurée à l’état philosophique telle que nous la trouvons dans le Discours de Bossuet sur l’histoire universelle; elle n’a pas revêtu, et j’ajoute qu’elle ne pouvait pas revêtir une forme pittoresque. Le Christ au berceau, qui occupe la partie inférieure de la toile, a le double inconvénient de ne pas se relier à l’ensemble de la composition, et de distraire l’attention par un style qui n’est pas celui de l’ouvrage. Toute la partie païenne, soit les dix-neuf-vingtièmes, est traitée d’après les procédés et avec les ressources de la peinture moderne, tandis que le Christ au berceau est traité à la manière de Giotto. L’effet d’un tel rapprochement n’était pas difficile à prévoir, et je m’étonne que M. Gérôme ait pu se méprendre un instant à cet égard. La pensée de Bossuet, qui n’appartient peut-être pas au domaine de la peinture, ou qui du moins, pour arriver à l’esprit en passant par les yeux, devrait se produire sous une autre forme, n’est plus, ainsi traduite, qu’un placage puéril. A quoi bon opposer le style de Giotto au style de la peinture moderne? Est-ce que l’auteur du tableau, en acceptant la pensée de Bossuet, n’en a pas fait sa propre pensée? Est-ce qu’il ne doit pas peindre toutes les figures, depuis l’empereur jusqu’au Christ, avec le même artifice, en tenant compte des données acquises à la science du dessin? Je ne voudrais pas pousser l’analyse jusqu’à la subtilité. Cependant ou cette singularité n’offre aucun sens, ou elle pourrait signifier que la foi chrétienne n’est plus la foi de notre temps, que pour la trouver vivante il faut remonter jusqu’à Giotto. Ce n’est certainement pas ce que M. Gérôme a voulu exprimer. Quel était donc son dessein? Croit-il que le style du XIVe siècle convienne seul à l’expression de la pensée religieuse? Ce serait une hérésie réfutée surabondamment par l’histoire de la renaissance. Malheureusement le reproche que je lui adresse n’est pas le seul que mérite son tableau. Ses figures païennes, habilement peintes, j’aime à le reconnaître, n’offrent pas des types choisis avec assez de sévérité. Or une composition qui n’a pas pour soi l’intérêt dramatique doit au moins se recommander par la pureté des lignes qui réjouit les yeux et enchaîne l’attention.

M. Hamon est un des plus charmans esprits de notre temps, et c’est avec plaisir que nous lui avons rendu justice. Nous avons appelé l’attention sur le mérite de la Comédie humaine, sur les beaux enfans qui regardaient Guignol; nous avons loué comme nous le devions la grâce et l’élégance qui recommandent son idylle : Ma Sœur n’y est pas. Cette année, en remettant sous nos yeux les deux ouvrages précèdens, il nous donne l’Amour et son troupeau. Il nous serait doux de parler de ce dernier ouvrage comme nous avons parlé des deux premiers; mais ce serait mal servir le talent de M. Hamon que de lui cacher le danger auquel il s’expose. Sa fantaisie ingénieuse dédaigne trop résolument la sévérité de l’exécution. Ce que nous avons accueilli avec indulgence dans la Comédie humaine et dans son idylle, nous devons le blâmer dans l’Amour et son troupeau. M. Hamon continue à prendre une esquisse pour un tableau, et ses vrais amis trahiraient sa cause en ne l’avertissant pas. La composition nouvelle qu’il soumet au jugement de la foule n’est pas moins heureuse que ses sœurs aînées. Ce qui nous oblige à la juger plus sévèrement, c’est qu’elle est la dernière venue. Le sujet de ce tableau a fourni à M. Leconte de Lisle une pièce de vers qui ne s’accorde pas tout à fait avec l’impression produite par l’œuvre de M. Hamon, mais en explique très bien la pensée : je veux parler des Damnés de l’Amour. Entre les mains du poète, la conception du peintre a pris quelque chose de sinistre, et je puis dire d’inattendu. Quoi qu’il en soit, nous ne saurions hésiter sur le sens de sa composition : l’Amour mène l’humanité comme un troupeau. Je rends pleine justice à la vérité de la pensée. Malheureusement ces figures si ingénieusement conçues, dont le mouvement et la physionomie sont inventés avec tant de finesse, ne sont pas rendues avec la précision que nous avons le droit de souhaiter. Parlons sans détour : elles sont ébauchées, et l’œil le plus complaisant ne saurait les accepter comme terminées. Que M. Hamon y prenne garde ! Ses débuts ont été accueillis avec une légitime sympathie; mais le succès oblige, et il ne paraît pas s’en être souvenu. Il se conduit en véritable enfant gâté, et le public pourrait bien lui rappeler qu’il n’est plus dans l’âge où tout se pardonne. Si l’auteur de la Comédie humaine veut conserver la faveur de la foule, il fera bien d’exécuter avec plus de soin ce qu’il conçoit si heureusement, et de traiter avec moins de dédain la partie matérielle de son art. Le terrain sur lequel l’Amour fouette son troupeau n’est pas en perspective, et le mépris de cette condition élémentaire ne permet pas de comprendre la position des figures. Nous verrions avec regret un talent si fin et si délicat persévérer dans le dédain de l’exécution, car il n’y a pas d’œuvre qui puisse durer sans la pureté de la forme.

De tous les genres de peinture, le plus florissant aujourd’hui est à coup sûr le paysage. C’est celui que le public encourage avec le plus d’empressement. Je ne veux pas en rabaisser l’importance. Quand le paysage s’élève à la hauteur de Claude Gelée ou de Ruysdaël, il se place d’emblée à côté des œuvres les plus sérieuses; mais jusqu’à présent nous n’avons encore retrouvé ni Ruysdaël ni Claude Gelée, et le nombre des hommes de talent qui se consacrent au paysage marque dans le goût public un affaiblissement réel. Dans ce genre en effet, et surtout dans ce genre tel qu’il est aujourd’hui conçu, la pensée ne joue pas un rôle aussi important que dans la peinture de figures; souvent même son rôle s’efface complètement. Je ne voudrais pas médire du genre et rappeler l’opinion des Toscans : le vrai peintre, à l’heure du travail, peint la figure, et le paysage à ses momens perdus, dans ses heures d’oisiveté. Ce serait exagérer une pensée vraie. Cependant Titien et Rembrandt donnent raison aux Toscans. Quand ils ont voulu peindre le paysage, ils ont prouvé sans effort qu’ils en savaient autant que les praticiens les plus habiles dans ce domaine spécial. Ce qui me paraît dangereux dans la prédilection du public français pour le paysage, c’est que la faveur attachée à ce genre de peinture égare la pensée de la foule, et lui fait croire que la fidélité de l’imitation est le dernier mot de l’art. Pourtant ce serait bouder contre notre plaisir que de ne pas louer; MM. Troyon, Paul Huet, Théodore Rousseau et Français, qui nous ont donné des tableaux charmans. Dans leurs compositions, si la pensée ne tient pas une grande place, la nature est très bien rendue, et l’imitation arrivée à ce point ne saurait être dédaignée. Les Vaches à l’abreuvoir de M. Troyon séduisent tous les spectateurs. Ses Bœufs partant pour le labourage ne produisent pas une impression si heureuse. Ce n’est pas qu’ils soient traités avec moins de vérité, mais ils ne sont pas d’une exécution aussi avancée, et cette différence dans le travail se traduit par un certain étonnement. On se demande pourquoi l’auteur n’a pas achevé ce qu’il avait si bien commencé. Le coupable, je le crains bien, n’est pas M. Troyon, mais le public, qui accueille trop volontiers les esquisses, et se montre ensuite sévère pour ce qu’il avait d’abord encouragé. C’est à lui-même, à lui seul que le public devrait s’en prendre, puisqu’il a accepté comme une œuvre complète ce qu’il traite maintenant comme une simple indication. Les Bœufs partant pour le labourage sont très bien conçus. Il y a de la grandeur dans le paysage, la lumière est bien distribuée ; mais les bœufs ne sont pas modelés avec assez de fermeté. M. Troyon a trop de talent pour réclamer l’indulgence.

Plus d’une fois j’ai loué les paysages de M. Paul Huet, et c’est à mon avis un des hommes qui comprennent le mieux le sens poétique de la nature. Souvent il lui est arrivé de ne pas écrire avec assez de précision la forme des terrains et des forêts. Cette année, je suis heureux de le dire, il s’est montré plus sévère pour lui-même, et le public lui en saura gré. Son Inondation à Saint-Cloud est traitée avec largeur, mais il y a cependant assez de détails pour déterminer la forme. Troncs et feuillages, tout est vrai. L’image des arbres dans l’eau est tracée avec adresse. En somme, c’est un bon ouvrage, un des meilleurs que l’auteur ait jamais signés. Il n’y a pas un coin de cette composition qui soit traité avec négligence, et je vois avec plaisir que M. Paul Huet a compris la nécessité de ne pas s’en tenir à l’ébauche. Éclairé par une longue pratique, il s’est soumis aux conditions qui régissent la peinture comme toutes les manifestations de la pensée. Il n’indique plus ce qu’il veut dire, il le dit.

Le talent de M. Théodore Rousseau est demeuré longtemps la croyance exclusive de quelques adeptes fervens et dévoués, qui ne toléraient aucune discussion à l’endroit de leur maître. À cette époque, il ne prenait pas la peine de rendre ce qu’il avait vu ; il se contentait de quelques masses confuses, que les initiés baptisaient sans hésiter du nom de chef-d’œuvre. Aujourd’hui, éclairé par l’incrédulité obstinée de la foule et par l’indifférence des esprits sérieux, il s’est décidé à changer de route. Il abandonne les masses, ou du moins il leur restitue la valeur qui leur appartient ; il s’en sert pour diviser ses compositions, et traite les détails avec un soin religieux. Parmi les toiles nombreuses qu’il a envoyées cette année, j’ai surtout remarqué un Groupe de chênes dans les gorges d’Apremont. C’est une étude faite avec amour, dont toutes les parties sont traitées avec une exactitude scrupuleuse. Je crains pourtant que M. Théodore Rousseau ne soit allé trop loin dans la voie nouvelle qu’il a choisie, et qu’il n’accorde maintenant trop d’importance aux détails. On dirait parfois qu’il veut lutter avec le daguerréotype. Toutefois ses tableaux de cette année signalent un progrès éclatant.

M. Français avait déjà montré la grâce et la finesse de son talent dans un grand nombre de petites compositions. Il a voulu nous prouver qu’il pouvait sans danger choisir un cadre plus étendu, et l’épreuve lui a réussi. Un sentier dans les blés marque sa place parmi les plus habiles, et je me plais à louer dans ce tableau un accent de vérité qui frappe tous les esprits attentifs.

Il est fâcheux que M. Jules Dupré ait suivi l’exemple de MM. Paul Delaroche et Ary Scheffer et se soit abstenu. Il eût été curieux d’étudier les métamorphoses de son talent et de compter les efforts auxquels il s’est résolu pour donner à sa pensée une forme précise. Plus d’une fois il lui est arrivé de dépasser le but; en essayant d’exprimer sa volonté avec une netteté inconnue aux paysagistes de son temps, il a rencontré la sécheresse et la dureté. Cependant, malgré ses méprises, il mérite l’attention la plus bienveillante. C’est un homme d’une rare persévérance, qui n’est jamais satisfait de son œuvre, et la série complète de ses tableaux eût été pour la foule et pour les hommes du métier une étude intéressante.

M. Corot ne s’est pas abstenu, mais il n’a pas pris la peine de réunir les toiles qu’il avait exposées depuis vingt ans, et vraiment c’est grand dommage. C’est une des imaginations les plus fraîches, les plus riantes de l’âge présent. Son Joueur de flûte avait ravi tous les regards par la naïveté de la composition, et j’aurais aimé à le revoir. Les toiles qu’il a envoyées cette année ne permettent pas d’apprécier l’ensemble de ses travaux. Cependant il y a dans son Souvenir d’Italie une grâce charmante qu’il n’a jamais dépassée. N’eût-il signé que cet ouvrage, nous pourrions le classer parmi les talens les plus ingénieux de l’école française. M. Corot vaut mieux que sa réputation. Estimé des praticiens, qui connaissent les difficultés de la peinture, il n’a pas obtenu la popularité que son talent semblait lui assurer. Il ne faut pourtant pas accuser la foule d’injustice, car si M. Corot est excellent dans le domaine de l’invention, ses admirateurs les plus fervens sont obligés de confesser qu’il exécute avec une certaine gaucherie ce qu’il a si parfaitement conçu. Sa main n’obéit pas à sa fantaisie. Figures, arbres et terrains, tout dans ses œuvres est plutôt indiqué que rendu. Les spectateurs capables de compléter par eux-mêmes ces magnifiques ébauches lui tiennent compte du plaisir qu’ils ont éprouvé en les regardant. Quant à la foule, qui n’a pas sondé les secrets de l’art, on ne saurait condamner son indifférence pour M. Corot. Avec une imagination moins riche et une main plus habile, il rallierait sans peine un plus grand nombre de suffrages.

M. Jeanron nous a donné une Vue d’Ambleteuse qui révèle chez lui; une grande finesse d’exécution. Il voit très bien et rend fidèlement ce qu’il voit. Ses débuts avaient été accueillis avec sympathie; il a répondu aux encouragemens de la critique par un travail assidu, et il tient aujourd’hui un rang très honorable dans notre école. Ce que j’aime dans son talent, c’est la simplicité. Il n’essaie jamais de produire un effet théâtral, et, sans faire de grands frais d’invention, il réussit à charmer par la seule puissance de la vérité.

J’ai longtemps pensé que la renommée de M. Meissonnier ne reposait pas sur de solides fondemens. L’engouement de la foule pour ses ouvrages me semblait difficile à comprendre. L’exiguité du cadre qu’il avait choisi était à mes yeux la cause principale de son succès. Aujourd’hui je n’ai pas tout à fait changé d’avis; cependant je reconnais volontiers qu’il s’est appliqué à démontrer la valeur de ses compositions prises en elles-mêmes, abstraction faite de la dimension qu’il leur donne. Il dessine avec pureté, il modèle avec soin, il invente des physionomies variées, des attitudes énergiques, et, sans abandonner complètement ma première opinion, je crois qu’il n’a pas surpris l’estime des connaisseurs. Le même talent appliqué sur une plus grande échelle obtiendrait-il d’aussi nombreux suffrages? Je n’oserais l’affirmer. Il est malheureusement vrai que la foule professe un goût très prononcé pour les tours de force. La vérité intime de l’œuvre la touche moins vivement que la difficulté vaincue. Si M. Meissonnier, qui a représenté des scènes de nature très diverse dans un champ large comme la paume de la main, parvenait à réduire encore le cadre de ses compositions, et peignait une idylle sur une toile un peu moins large que l’ongle du pouce, il serait à craindre que la foule ne le proclamât le premier des peintres contemporains. Il faut toutefois lui rendre justice. Il y a chez lui un grand talent de composition, et chacune de ses figures est exécutée avec tant de finesse, qu’elle étonne les plus habiles. Si l’on consent à oublier l’exiguité du cadre, qui excite l’admiration de la foule et la colère de quelques esprits chagrins, on reconnaît dans M. Meissonnier un des talens les plus fins de notre temps. Il lutte de précision avec Miéris, Terburg et Metzu, et ses figures, qui semblent peintes par une fée, tant le travail du pinceau est difficile à saisir, ont un relief qu’on ne trouve pas souvent dans les toiles de grande dimension. Si d’abord son mérite a été un peu surfait, il a pris soin de convertir les sceptiques, en justifiant par ses études persévérantes l’éclat de ses premiers succès.

J’ai revu avec plaisir, et je crois que mon impression est partagée par un grand nombre de spectateurs, les cartons de M. Paul Chenavard. Je sais toutes les objections que soulève cette série de compositions, je n’ignore pas les reproches adressés à l’auteur de cette histoire universelle; parmi ces reproches, il en est plus d’un qui me semble mérité : cependant cet ensemble de pensées m’inspire une estime sérieuse. Quelques défauts que l’on signale dans l’exécution des figures, on est bien obligé d’avouer que ce n’est pas là l’œuvre d’un esprit vulgaire. Ces cartons pourraient-ils se transcrire sur les murailles d’un palais sans que l’auteur y changeât rien? Je ne le pense pas. Ne serait-il pas forcé de consulter le modèle vivant avant d’achever avec le pinceau ce qu’il a tracé avec le fusain? Je ne crois pas qu’il y ait deux avis sur cette question, et l’auteur se rendrait sans peine à l’évidence. Il comprendrait la nécessité de donner à sa pensée une forme plus précise et plus pure. A cet égard, il n’a pas besoin de conseils; il en sait là-dessus tout autant que les plus difficiles; il connaît depuis longtemps les œuvres les plus savantes, et les défauts que l’on signale dans ses cartons n’ont point échappé à son regard. S’il pouvait voir s’accomplir son premier dessein, je ne doute pas qu’il n’acceptât franchement et sans résistance les conditions nouvelles qui lui seraient faites par la substitution de la couleur au fusain.

On a dit que dans ce travail immense la mémoire jouait un rôle plus actif que l’invention : je ne crois pas que cette accusation soit parfaitement justifiée. Sans doute M. Paul Chenavard a mis à profit avec un soin assidu tous les documens que pouvait lui offrir l’histoire de la peinture, mais il y a dans ses cartons quelque chose de plus qu’une mémoire fidèle. S’il eût été dépourvu d’imagination, il n’aurait jamais réussi à combiner ses souvenirs aussi heureusement qu’il l’a fait. Ayant à retracer le développement de la civilisation depuis les premiers temps historiques jusqu’à nos jours, il ne pouvait éviter de rappeler en plus d’un point les compositions inspirées par les sujets qu’il voulait traiter. Il n’y avait pas moyen d’éluder ce danger. Il fallait consentir aux coïncidences pour ne pas se jeter dans la bizarrerie. Or je ne crains pas d’être démenti en affirmant que M. Paul Chenavard a trouvé moyen d’être nouveau en développant des thèmes déjà développés plusieurs fois, et qu’il n’a jamais imité servilement les œuvres qu’il avait consultées. Les peintres qui passent leur vie à copier un bouquet d’arbres, une grappe de raisin, aimeraient à voir dédaigner ces cartons comme un pur exercice de mémoire. Ils trouvent que la nature n’y tient pas assez de place. Il ne faut pas leur donner ce plaisir. Sans doute l’œuvre de M. Paul Chenavard n’est pas aujourd’hui ce qu’elle pourrait devenir, ce qu’elle deviendrait sans doute, si elle retrouvait sa destination primitive; mais la traiter comme une conception sans portée, c’est une injustice évidente. Les documens qu’il a consultés sont à la disposition du premier venu; pourquoi donc l’histoire de la civilisation n’a-t-elle pas encore trouvé parmi les peintres un narrateur aussi fidèle? Il y a là quelque chose qui ne peut s’expliquer que par l’élévation et l’étendue des facultés de l’auteur.

M. Barye n’est représenté à l’exposition que par son Jaguar dévorant un lièvre. Je le regrette d’autant plus qu’il eût été curieux de comparer le talent de cet artiste éminent à celui de Landseer, toute réserve faite pour la différence des lois qui régissent la peinture et la statuaire. Ce jaguar est une des œuvres les plus importantes et les plus exquises qui soient sorties de la main de l’auteur; cependant il ne donne qu’une idée incomplète de ce qu’il peut faire. Sans parler du Lupithe combattant un centaure, qui se trouve maintenant au musée du Puy, sans parler des deux lions placés aux Tuileries, au bas de la terrasse du bord de l’eau, l’administration avait sous la main les modèles de quatre groupes destinés à la décoration des pavillons commencés par M. Visconti et terminés par M. Lefuel. Ces quatre groupes sont de véritables chefs-d’œuvre, et nous aurions été heureux de les voir au palais des Beaux-Arts. Parmi les quatre sujets proposés à M. Barye, il y en avait deux au moins qui ne semblaient pas se prêter à la statuaire, l’Ordre et la Force. La Paix et la Guerre convenaient mieux au travail de l’ébauchoir. M. Barye a trouvé moyen de traiter ces quatre données sous une forme excellente. Pour l’Ordre, il a composé un groupe où se montre toute la souplesse de son talent : un homme adulte, un tigre et un enfant; pour la Force, un homme, un enfant et un lion. Chacune des trois figures est modelée avec une science profonde, et prouve que l’auteur n’a pas borné ses études à l’imitation des animaux. Cette opinion, accréditée dans la foule, est complètement démentie par les deux groupes que je viens de mentionner. La Paix et la Guerre, sans révéler des qualités supérieures, obtiendront cependant un succès plus populaire, grâce à la nature du sujet. Un laboureur, un bœuf, un enfant qui joue de la flûte, un guerrier l’épée à la main, un cheval, un enfant qui sonne de la trompette composent les deux derniers groupes. Depuis longtemps la sculpture française n’avait rien produit d’aussi parfait. Conception claire, exécution savante, pureté de goût dans le choix des détails, rien ne manque à ces quatre groupes, qui sont classés par les connaisseurs au nombre des œuvres tout à la fois les plus viriles et les plus gracieuses de l’école française. Le talent de M. Barye se prête admirablement à la sculpture monumentale, et j’ai peine à comprendre qu’il n’ait pas encore été désigné pour le couronnement de l’arc de l’Étoile, car personne ne pourrait aussi sûrement que lui mener à bonne fin cette difficile entreprise. Hommes et chevaux, il saurait tout concevoir et tout rendre avec un égal bonheur. Lui confier un pareil travail ne serait pas seulement un acte de justice, une récompense accordée à ses études persévérantes : le public aurait la certitude de posséder dans un avenir prochain une composition de premier ordre.

Un grand seigneur qui a su mettre ses loisirs à profit, qui connaît l’histoire de l’art grec, M. le duc de Luynes, s’est passé une fantaisie d’érudit millionnaire : il a demandé à M. Simart une réduction de la Minerve du Parthénon. D’après quels documens cette réduction est-elle conçue? Les monumens figurés font défaut, ou du moins nous ne possédons que des pierres gravées, dont le témoignage ne suffirait pas pour guider le statuaire; mais nous avons les descriptions laissées par Plutarque et par Pausanias, et c’est d’après ces descriptions, contrôlées par les pierres gravées, que M. Simart a entrepris de restituer la Minerve de Phidias. Je dis restituer, quoiqu’il s’agisse tout simplement d’une réduction, car l’œuvre exposée au palais des Beaux-Arts n’est guère que le douzième de l’original. Peut-être M. le duc de Luynes eût-il agi plus sagement en demandant à M. Simart une conception personnelle et indépendante de l’érudition. Cependant je n’oserais le blâmer. De telles fantaisies révèlent un goût trop élevé pour n’être pas accueillies avec sympathie. Il ne faut pas décourager les grands seigneurs qui emploient une partie de leurs revenus à ressusciter l’antiquité. Un tel passe-temps vaut mieux, à coup sûr, que les courses d’Ascot ou de Chantilly. Toutefois l’œuvre de M. Simart, ou plutôt la fantaisie de M. de Luynes, soulève une objection grave. Étant donné la conception de Phidias telle que nous la trouvons dans Plutarque et dans Pausanias, est-il permis, est-il sensé d’en changer les proportions? N’est-ce pas s’exposer de gaieté de cœur à la dénaturer, en modifiant l’effet prévu et voulu par l’auteur? La Minerve de Phidias était une figure polychrome. Les parties nues étaient sculptées dans l’ivoire; les draperies, le bouclier et la Victoire que la déesse tenait dans sa main droite étaient sculptés dans l’or. Or cette alliance de l’or et de l’ivoire, qui, au dire de Plutarque et de Pausanias, produisait un effet merveilleux dans une figure de soixante pieds, peut-elle se réaliser avec un égal bonheur dans une figure de cinq pieds? Je ne le crois pas, et les hommes du métier sont du même avis. Qu’on me permette une comparaison tirée d’un art qui n’a rien à démêler avec la statuaire, mais où l’on a tenté l’accomplissement d’une fantaisie de même nature en sens inverse. Beethoven a écrit un admirable septuor. Un jour on imagina d’en décupler toutes les parties. Je dois avouer qu’il s’est trouvé, qu’il se trouve encore au Conservatoire de Paris des auditeurs complaisans pour qui ce tour de force est le comble de l’art. Je dois ajouter que les vrais amis de la musique envisagent à bon droit cette transformation comme une impiété envers la mémoire du maître. Eh bien! théoriquement parlant, je ne fais aucune différence entre les parties décuplées du septuor de Beethoven et la réduction au douzième de la Minerve de Phidias. Je m’empresse de reconnaître que M. Simart a montré dans cette tentative un talent très élevé. Non-seulement toutes les parties nues sont d’une forme élégante et un peu virile, comme le commandait le sujet, mais le casque et le bouclier sont restitués de façon à contenter les érudits et les hommes de goût.

M. Jacquemart, qui avait exposé il y a deux ans le modèle en plâtre d’un Tigre à l’affût, remarqué justement comme une imitation fidèle de la nature, nous a donné cette année un lion coulé en bronze, très supérieur à son tigre par la finesse et la précision du modelé. Si pour être un statuaire accompli il ne s’agissait que de copier littéralement ce que nos yeux aperçoivent, l’auteur de ce lion serait bien près du but, car il a reproduit avec un grand bonheur la forme et le mouvement; mais tous ceux qui aiment son talent, qui en comprennent la valeur, qui apprécient l’énergie de ses efforts, doivent se réunir pour lui dire qu’il se méprend sur la nature et le but de son art. En persévérant dans la voie où il est entré, il supprimerait tout simplement la partie la plus élevée de la statuaire, l’invention, celle qui relève directement de l’intelligence, et ne laisserait subsister que celle qui relève de l’œil et de la main. Son lion est très vrai; c’est un ouvrage qui révèle un regard attentif, une main habile : seulement il convient d’ajouter que l’auteur, en copiant ce qu’il voyait, n’a pas tenu compte d’une condition élémentaire qui domine les arts du dessin, et particulièrement la statuaire. Telle figure dont le mouvement peut produire un excellent effet dans un groupe ne réussit pas aussi bien lorsqu’elle est isolée. Quand elle peut être vue librement de tous les côtés, il faut prendre garde de sacrifier la beauté à l’exactitude. Or le lion de M. Jacquemart n’a pas toute l’élégance qu’on pourrait souhaiter dans une figure isolée. Le mouvement des épaules et du cou raccourcit le modèle et lui ôte une partie de sa souplesse. Ce qui eût été excellent dans un groupe ne se comprend pas aussi clairement dans un lion dont le spectateur peut faire le tour.

Le Faune dansant de M. Lequesne, le Faucheur et les Gracques de M. Guillaume, la Vérité de M. Cavelier peuvent servir à mesurer le niveau des études en France. Ces trois sculpteurs en effet, tous trois pensionnaires de l’Académie à Rome, représentent assez fidèlement la manière de leurs maîtres, MM. David et Pradier. Le Faune dansant de M. Lequesne est un ouvrage très digne d’estime, dont on a exagéré le mérite, mais qui prouve cependant que l’auteur a profité de son séjour en Italie. Il y a dans cette figure une grande vérité de mouvement. L’approbation ne devait pas toutefois aller jusqu’à la flatterie, et quand on a comparé ce faune aux bronzes du musée de Naples, on a singulièrement altéré la réalité. M. Lequesne est à coup sûr un homme de talent qui fait honneur à Pradier, son maître. Il ne faut pourtant pas lui donner des louanges qu’il ne mérite pas. Sa figure, quoique très habilement modelée, manque d’élégance, et le visage n’a pas l’expression voulue. A proprement parler, c’est plutôt une étude qu’une œuvre inventée. Cependant l’imitation poussée à ce point révèle des efforts courageux dont le public doit tenir compte à l’auteur. Le Faucheur et les Gracques de M. Guillaume sont deux œuvres bien conçues, où l’invention joue un plus grand rôle. L’auteur est, comme M. Lequesne, un des meilleurs élèves de Pradier. Je regrette pourtant que dans son projet de tombeau pour les Gracques il n’ait pas marqué plus nettement par la différence du travail la différence des vêtemens et de la chair. Sans tomber dans la sculpture pittoresque, il pouvait modeler le nu et l’étoffe d’une manière diverse, ce qu’il a négligé. Pour ne pas manquer à la justice, je dois ajouter que les Gracques, fondus au sable, ont été rifflés outre mesure. Sous prétexte d’effacer les bavures, on a donné au travail du sculpteur un accent uniforme qui ne pouvait se rencontrer ni dans la terre, ni dans le plâtre. La Vérité de M. Cavelier, élève de David, ne mériterait que des éloges, si l’auteur se fût contenté de nous la présenter comme une étude; mais le nom qu’il a donné à cette figure lui imposait des obligations qu’il a méconnues. Il s’est borné à copier une femme jeune, sans élégance, et n’a pas même essayé d’idéaliser le visage. Le regard et la bouche de la Vérité n’ont qu’une expression vulgaire. Il y a pourtant dans cette figure autant de talent que dans la Pénélope, dont on a fait grand bruit et dont le motif se trouve dans une statue d’impératrice placée au musée du Capitole; mais le public s’était laissé séduire par la souplesse de la draperie, et la Vérité n’a pour elle que la fidélité de l’imitation.

Un autre élève de David, M. Loison, nous a donné une Nymphe en marbre qui s’appellerait plus justement Jeune fille à la fontaine, car elle n’a rien qui l’élève au-dessus de la condition humaine. L’auteur a cherché à réfuter dans cette figure les reproches très légitimes qui lui avaient été adressés à propos de la statue d’Héro. Il a voulu prouver qu’il savait au besoin montrer la jeunesse sous une forme puissante; à cet égard, il a pleinement réussi. Je dois lui dire pourtant que si le corps de sa Nymphe est traité avec un soin très digne d’éloge, le visage est vulgaire et ne s’accorde pas avec la nature du sujet. le dos et les hanches sont d’une grande richesse, les extrémités sont fines, la poitrine est d’une jeunesse vraie; en somme, cette Nymphe est supérieure à Héro, mais l’auteur fera bien de ne pas considérer la tête comme un élément secondaire de la beauté.

Nous devons regretter que le maître de M. Cavelier et de M. Loison, M. David d’Angers, n’ait rien envoyé à l’exposition, car il y a dans sa manière une originalité que personne n’a jamais contestée, et ses œuvres nous auraient aidé à compléter la physionomie de l’école française. Le talent de M. Cavelier n’est pas pour nous un dédommagement suffisant.

Si nous comparons le passé de notre école à son présent, nous sommes amené à reconnaître que l’ensemble des tableaux et des statues créés au XIXe siècle est supérieur aux statues et aux tableaux du siècle dernier. Ingres, Delacroix et Decamps, Barye et David, ont une autre valeur que les peintres et les sculpteurs du temps de la régence, de Louis XV et de Louis XVI. Acceptons sans dépit et sans étonnement l’engouement de quelques amateurs pour Watteau, pour Boucher, pour Vanloo, pour Clodion, et rendons justice à notre âge. La sculpture et la peinture qui se font sous nos yeux sont d’un ordre plus élevé que la sculpture et la peinture encouragées par Mme du Barry et Mme de Pompadour. Si nous ne portions pas nos regards au-delà de la régence, nous pourrions donc, en nous servant d’une expression devenue célèbre, dire que l’art est aujourd’hui à un bon point; mais si nous retournons plus loin en arrière, si nous remontons jusqu’à la renaissance, nous sommes obligé de nous montrer plus sévère. Avons-nous aujourd’hui l’équivalent de Jean Goujon, de Germain Pilon, de Puget? Pradier, malgré la grâce de ses œuvres, n’a rien produit qui se puisse comparer à la Diane, à la fontaine des Innocens, au groupe des trois Grâces. David, il est vrai, rappelle, dans plusieurs de ses compositions, la manière de Puget. On peut établir une comparaison entre le Philopœmen et le Milon; mais cette comparaison donne l’avantage au sculpteur marseillais. Quelle que soit en effet l’excellence du Philopœmen, envisagé comme expression de la réalité, il faut bien avouer qu’il n’offre pas les grandes divisions musculaires que nous admirons dans le Milon, comme dans le Thésée du Parthénon. Quant à la peinture, avons-nous l’équivalent de Lesueur et de Poussin? Personne n’estime plus haut que moi le talent de M. Ingres; cependant, s’il exécute ce qu’il a conçu plus habilement que l’auteur de l’Enlèvement des Sabines et du Déluge, s’il manie plus adroitement le pinceau, il n’est pas son égal dans le domaine de l’invention. Il a moins de fécondité, moins de variété. S’il doit laisser dans l’histoire de l’art français une trace profonde, je ne crois pas qu’il ait jamais pour la postérité l’importance de Nicolas Poussin. Les lions et les chevaux de Barye sont plus vrais que le lion de Puget et les chevaux de Coustou placés à l’entrée des Champs-Elysées; mais son talent n’est pas apprécié à sa juste valeur, parce qu’il n’a pas encore trouvé l’occasion de se déployer librement. Il y a dans son esprit tout ce qu’il faut pour concevoir, dans sa main tout ce qu’il faut pour exécuter des œuvres monumentales, et jusqu’à présent il ne s’est pas encore rencontré un architecte qui ait su tirer parti de cette merveilleuse aptitude. Les quatre groupes dont j’ai parlé seront placés à vingt mètres du sol. Pour les étudier, les meilleurs yeux ne pourront se passer du secours d’une lunette. Je suis donc fondé à dire que la foule n’a pas encore été mise à même d’apprécier le talent de Barye. Il y a dans ses œuvres un côté idéal qui se révélerait clairement dans une œuvre monumentale, et qui échappe aux regards de la multitude dans une figure de dix pouces.

Supérieur au siècle dernier dans la peinture et la statuaire, le siècle présent n’occupera donc pas un rang esthétique aussi élevé que le XVIe et le XVIIe siècle. Si j’excepte en effet MM. Ingres, Delacroix et Decamps, MM. Barye et David, je n’aperçois partout qu’une lutte acharnée avec la nature, mais une lutte engagée sur un terrain mal choisi. Ni peintres ni sculpteurs ne veulent tenir compte de la différence des moyens dont l’art et la nature disposent. Ils tâchent de reproduire avec l’ébauchoir, avec le pinceau, ce qu’ils voient, le modèle réel et complet, au lieu d’exprimer l’impression reçue, seul but que l’art puisse et doive se proposer. Parmi les hommes d’un talent éprouvé qui cultivent aujourd’hui le paysage, il n’y en a pas un qui se puisse comparer à Claude Gelée pour la richesse de l’invention, pour la pureté, la majesté du style. Je ne conteste pas à MM. Troyon, Paul Huet et Français le sentiment poétique, mais parmi leurs compositions en est-il une seule qui rappelle le Lorrain? Une telle question n’a pas besoin d’être discutée : tous les esprits éclairés l’ont résolue depuis longtemps. Plus d’une fois déjà j’ai tâché de caractériser la tendance de not; e école. L’examen que je viens d’achever m’oblige à formuler la même conclusion, puisque les prémisses n’ont pas changé. Dans les arts du dessin, l’habileté matérielle s’accroît de jour en jour, tandis que le rôle de l’intelligence s’amoindrit et perd crédit. L’imitation pure prend la place de l’invention. C’est pourquoi il faut remettre en honneur Nicolas Poussin, Jean Goujon et Claude Gelée, qui savaient imiter, mais qui inventaient.


GUSTAVE PLANCHE.

  1. Voyez sur les Écoles Anglaise et Allemande les livraisons du 1er et du 15 août.