Aller au contenu

Extrême-Orient, 1931 — 1938/1935-3

La bibliothèque libre.
L. Fournier et Cie (p. 126-130).

AU MANDCHOUKOUO

15 Juin 1935. (Moukden, Mai.)

Le Mandchoukouo n’est pas un mythe. On en a ri, on en a souri, on pourra en sourire encore, il n’en existe pas moins quoique non reconnu. C’est un État constitué suivant des règles un peu particulières, j’en conviens, mais enfin, il s’y trouve un souverain, et même des ministres dont certains viennent de donner leur démission, comme cela se voit dans tous les pays… Je n’oublie pas que ces ministres manchous ont auprès d’eux des vice-ministres japonais, ce qui évidemment est spécial au pays, que les forces militaires mandchoues (100 000 hommes) sous les ordres du souverain et du ministre de la guerre peuvent, pour la défense nationale, recevoir des directives, du chef de l’armée japonaise du Kouang-Toung (50 000 hommes) qui est en même temps, du moins quant à présent, l’ambassadeur du Japon au Mandchoukouo, le général Minami. Les Japonais jouent donc dans l’État indépendant du Manchoukouo un rôle dont l’importance n’est pas niable…

Tout cela est assez particulier ; les Japonais le reconnaissent eux-mêmes et en dépit de leurs explications, cela donne l’impression d’être provisoire. « Les deux nations, dit un article de propagande, sont maintenant appelées à grandir et à tomber ensemble, mais jamais séparément. Rien de pareil ne s’est encore vu dans l’histoire du monde. C’est une ligue loin de toute espèce d’alliance offensive et défensive. Il n’y a aucune comparaison à établir. » Mais l’on sait que le provisoire peut durer longtemps et que des situations qui tout d’abord peuvent faire craindre des froissements, certaines difficultés entre les autorités d’un pays, s’arrangent avec le temps. Et puis n’est-on pas en Asie où des États de fait qui, en Europe, ne dureraient pas, trouvent leur équilibre dans des formules qui ne peuvent être traduites ni dans notre langue ni dans nos pensées ; tel le Ouang-Tao, la voie du roi, ou du bon souverain, ou de la justice, principe qui justement préside au gouvernement du Mandchoukouo et dont l’empereur lui-même et son ministre des affaires étrangères m’ont parlé, un peu comme nous dirions liberté, égalité, fraternité… Grâce à ce principe qui ne tend partout et toujours qu’au bien du peuple, les difficultés auxquelles je fais allusion ne doivent pas exister. Je ne sais si le Ouang-Tao sera inscrit sur les murs des édifices publics du Mandchoukouo comme notre formule républicaine sur les nôtres, mais s’il n’est pas sur les murs, il sera présent à la pensée des gouvernants et rien ne dit après tout qu’il n’ait pas sur la collaboration des autorités mandchoues et japonaises l’influence que l’on en attend généralement.

Le développement économique du pays est plus aisé à envisager dès à présent et il est incontestable qu’il aura lieu, sauf imprévu, dans un délai relativement court ; ce qui a été fait depuis deux ans laisse à penser ce que l’on verra dans cinq ans, époque à laquelle les Japonais vous donnent rendez-vous. Ce développement n’est pas douteux parce qu’il correspond au caractère résolu des Japonais, secondé par les qualités de réalisateurs et d’organisateurs que l’on sait. Oh ! là encore l’on peut craindre des difficultés du dehors et du dedans. La question financière est certainement la plus grave qui se posera parce qu’elle commande toutes les autres.

Le Mandchoukouo recèle de grandes richesses et les Japonais ont le personnel technique capable de les exploiter ; mais cela nécessite pour commencer de grands capitaux. Les emprunts intérieurs ont été jusqu’ici rapidement couverts. Mais cela durera-t-il ? Les autorités japonaises s’en préoccupent à juste titre. Les usines et les fabriques qui s’élèvent dans le Mandchoukouo, grâce à ces emprunts, armeront économiquement le pays ; mais quand ces usines auront produit tout ce qui fera du Mandchoukouo un État moderne, que deviendront-elles ? Ne seront-elles pas un poids mort auquel s’ajouteront les questions sociales qu’on ignore encore ici, mais que nous connaissons en Europe depuis longtemps ? D’aucuns se demandent alors s’il ne serait pas plus sage d’employer une partie au moins des capitaux qui servent actuellement à créer de toutes pièces une industrie mandchoue, à acheter à l’étranger ce dont le pays a besoin.

Mais ne soyons pas pessimistes. Faisons crédit à l’esprit d’opportunité des Japonais. En ce moment, et peut-être seulement en apparence, cet esprit cède chez certains à la griserie du succès ; mais la plupart des officiels sont d’avis de demander aux étrangers ce que le Japon ne pourra faire lui-même. Ils ont donc conscience que le Japon aura besoin d’aide. En attendant, la capitale du nouvel État, Hsin-King s’élève rapidement. Les ministères, les bâtiments des grandes administrations se construisent ; l’emplacement du palais de l’empereur est désigné, celui des légations est prévu… L’empereur, jusqu’à présent, occupe l’ancien bâtiment de la gabelle en pierre grise, lamentablement triste, de style administratif chinois semi-moderne.

La Chine, bien qu’elle vienne de régler avec le Mandchoukouo la question des douanes, des chemins de fer et de la poste, n’a pas reconnu le nouvel État. On se rappelle que le Salvador seul l’a reconnu officiellement et que l’Union soviétique, en traitant avec lui la cession du chemin de fer de l’Est-Chinois, dorénavant North-Mandchouria-Railway, s’est mise vis-à-vis du Mandchoukouo dans une situation très difficilement définissable. Mais ne nous hasardons pas sur le terrain des subtibilités diplomatiques et revenons aux Chinois.

Des conversations ont lieu entre Nankin et Tokio sur un ton favorable à l’entente économique d’abord que le Japon a en vue entre la République chinoise, le Mandchoukouo et lui. L’élévation des légations chinoise et japonaise à Tokio et à Nankin en ambassades correspond probablement à un résultat de part et d’autre avantageux déjà obtenu par les négociateurs chinois et japonais.

Malgré tout, la question politique du Mandchoukouo reste pendante entre les deux peuples ; mais le cours des affaires n’en est guère gêné. La Chine achète en effet au Mandchoukouo près de deux fois et demie ce qu’elle lui vend ; de nombreux Chinois ont investi des capitaux au Mandchoukouo ; la Banque de Chine qui, avant la constitution de l’État mandchou, avait un siège central à Moukden pour ses affaires en Mandchourie, et une simple succursale à Hsin-King, transfère, le 1er juillet de cette année, son siège central à Hsin-King, la capitale, tout en laissant une succursale à Moukden.

L’économique, on le voit, ne perd jamais ses droits en dépit de la politique, chez un peuple pratique et commerçant comme l’est le peuple chinois.

Le général Dohihara, chef de la mission militaire japonaise, qui vient de parcourir la Chine et qui parallèlement, aux conversations du représentant diplomatique du Japon avec le gouvernement de Nankin, eut des entretiens avec des personnalités officielles et non officielles, afin d’améliorer les relations entre les deux pays, m’assurait ici que l’atmosphère politique était moins lourde. Son opinion confirmait tout ce qui m’avait été dit à ce sujet.

Une nouvelle politique sino-japonaise s’esquisse, politique de fait si l’on veut et qui ne correspond pas à l’idéal qu’on se fait en Occident des ententes internationales, politique qui peut ne pas aboutir, qui peut dévier, s’égarer encore précisément du fait d’influences européennes dans des directions sans issue ; mais qui peut aussi mener à un équilibre asiatique auquel les puissances occidentales trouveraient leur compte, à condition toujours de ne pas prendre pour des Occidentaux les Extrême-Orientaux.

Plus on observe ces derniers, plus on est convaincu de l’illusion qui consiste à croire que des normes uniformes conviennent à l’humanité tout entière. Le monde est fait de diversités que la politique doit chercher à concilier et à équilibrer, non point à supprimer. Le mot équilibre qu’on a stupidement voulu rayer du vocabulaire politique s’impose fatalement aux nations avec tout ce qu’il signifie. Un équilibre asiatique est tout aussi nécessaire qu’un équilibre européen. Cela ne veut pas dire qu’il faille élever des cloisons étanches entre l’Asie et l’Europe, mais que si des rapports de toutes sortes, matériels et moraux, doivent être recherchés entre les peuples des deux continents, ils doivent l’être sans l’illusion d’une fusion possible des conceptions innées et des ententes de vie de l’Orient et de l’Occident.

Pratiquement, ces considérations tendent à l’établissement et à l’exécution de programmes économiques et politiques qui nécessitent de la part des gouvernements d’Occident une parfaite connaissance de la psychologie orientale.