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Extrême-Orient, 1931 — 1938/1935-4

La bibliothèque libre.
L. Fournier et Cie (p. 131-133).

L’ARMÉE : ÉLÉMENT PERMANENT DE LA POLITIQUE JAPONAISE

17 Juillet 1935. (Tokio, Juillet.)

Les télégrammes ont relaté le dernier incident survenu au Tchahar entre Chinois et Japonais. Incident purement local, disent avec insistance les officiels japonais, mais incident qui peut, selon moi, servir à saisir une des particularités de la politique japonaise. Certains y voient une étape de plus vers le but des Japonais, qui envisageraient, d’après eux, une pénétration économique de la Chine du Nord, appuyée militairement.

Mais ce qui me frappe le plus, c’est qu’à l’occasion de l’incident du Tchahar, les militaires se sont manifestés d’une façon qui permet peut-être mieux qu’une autre de comprendre leur rôle dans la politique japonaise.

Mais d’abord qu’entend-on par les militaires du Japon ?

J’ai déjà dit (29 mai) que les militaires ne constituaient pas un parti politique et qu’ils n’avaient que faire du pouvoir puisque, sans l’avoir, ils obtenaient tout ce qu’ils voulaient. D’ailleurs, depuis 1890, date de la Constitution, actuellement en vigueur, l’empereur exerce le commandement suprême de toutes les forces militaires. En conséquence, le ministre de la guerre et celui de la marine, qui sont en même temps, le premier, chef d’état-major de l’armée, le second, chef d’état-major de la marine, ne dépendent pas du gouvernement, mais ressortissent immédiatement de l’empereur. Il s’ensuit qu’en tout ce qui concerne l’armée et la marine, le cabinet ministériel n’a aucun droit d’intervenir directement. Le rôle du gouvernement, au point de vue militaire, consiste seulement à servir de trait d’union entre les hautes autorités militaires et l’empereur, en ce qui touche à la politique nationale, dont il a la responsabilité. C’est encore du gouvernement que dépendent les budgets de l’armée et de la marine.

Toutefois, l’indépendance presque complète où celles-ci sont vis-à-vis du gouvernement explique en partie leur prépondérance, en même temps que la désharmonie qui se fait jour quelquefois entre les déclarations des personnages politiques civils et les actes des autorités militaires. Mais c’est précisément là qu’il s’agit de ne pas s’illusionner sur le véritable rôle de l’armée, et s’imaginer que les militaires constituent une sorte d’État dans l’État.

Les militaires, ai-je dit, ne sont pas un parti ; j’ajoute qu’ils ne sont même pas un élément tangible de la politique japonaise. Ils sont essentiellement impersonnels. Ils n’ont rien de commun avec les militaires allemands qu’on a vu agir ces temps-ci ou avec les militaires espagnols que l’on voyait agir autrefois. Les uns et les autres se nommaient et proclamaient leurs opinions ou leurs programmes.

Les militaires japonais ne parlent généralement pas. (Le général Araki a fait exception à la règle. Je le connais. Sa nature l’y entraînait, mais, même chez lui, la parole ne fut pas l’annonce des événements qui se déroulèrent sous son ministère. Il exprima plutôt une théorie qui, pendant un temps, eut son utilité pour justifier aux yeux du monde ce qui s’accomplissait sans lui : « On veut, en Europe, me disait le vieux comte Makino, conseiller privé, que ce soient de jeunes officiers qui aient poussé à l’affaire de Mandchourie ! Mais non, c’est la nation, c’est le Japon tout entier. »

Les militaires japonais sont donc impersonnels. Ils créent une atmosphère qui enveloppe le pouvoir gouvernemental d’une façon permanente et nullement exceptionnelle ou temporaire. Parfois les influences qui émanent d’eux se font sentir plus fortement qu’à d’autres moments, mais elles ne sauraient aller à l’encontre de l’autorité suprême qui règne sur le Japon, celle de l’empereur. « Rien ne se fait, rien ne peut se faire sans l’assentiment de l’empereur », me répondait encore le comte Makino, avec une sérénité que je n’oublierai pas, quand je lui exprimais la crainte qu’un Européen inexpérimenté pouvait concevoir à considérer l’incident du Tchahar.

De fait, si l’opposition entre les militaires et le ministre des affaires étrangères, M. Hirota, existait à la manière dont elle existe entre hommes de partis politiques opposés dans un pays quelconque, le ministre n’eût pas résisté à l’aventure ; c’est à quoi du reste s’attendaient la plupart des Européens à Tokio. L’action des militaires au nord de la Chine et au Tchahar fut, en effet, contraire à la manière diplomatique de M. Hirota. Celui-ci désirait continuer à régler diplomatiquement les difficultés avec la Chine comme avec les Soviets. Il avait déjà à son actif la cession par ces derniers du chemin de fer de l’Est Chinois et, d’autre part, un commencement de rapprochement avec Nankin.

Les militaires voulaient une politique plus énergique avec la Chine. L’élévation de la légation du Japon en Chine au rang d’ambassade les exaspéra. Ils exprimèrent à ce sujet l’opinion d’un Japon que l’empereur ne désavoua sans doute pas, et qu’arriva-t-il ? M. Hirota fut-il, lui, désavoué, renversé, donna-t-il sa démission ? Rien de tout cela. Je le soupçonne même de s’être rallié, non sans plaisir, à cette politique qu’il n’aurait pas faite lui-même ; en tout cas, il la contresigna en restant au pouvoir et la fit endosser par le cabinet.

Ici apparaît l’unité d’autorité qui règne au Japon quelquefois en dépit des apparences. Lorsque les militaires sembleront entraîner le pouvoir civil, c’est celui-ci qui bénéficiera de leur action, autrement dit le gouvernement du pays, constamment baigné dans leur atmosphère, sera à ce moment plus particulièrement imprégné de leur influence, mais il ne se divisera pas et restera seul et unique à la tête de la nation qui tout entière travaille pour le Grand Japon.