Extrait de la Nouvelle Bibliothèque/Édition Garnier

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EXTRAIT
DE LA NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE[1]
(Novembre 1740.)


Machiavel publia son Prince environ l’an 1515, et le dédia à Laurent de Médicis, neveu du pape Léon X. Ce pape, loin de savoir mauvais gré à Machiavel d’avoir réduit en art la méchanceté des hommes, l’engagea à composer d’autres ouvrages.

Adrien VI et Clément VII firent cas du livre. Clément VII accorda à l’auteur un privilége daté du 23 août 1531. Dix papes consécutivement permirent le débit du Prince de Machiavel, tandis que d’excellents livres de morale étaient à l’index. Enfin Clément VIII condamna cet ouvrage dangereux lorsqu’il n’était plus temps, et qu’il y avait prescription.

Il paraît enfin, après plus de deux cents années, une réfutation en forme de cet ouvrage.

M. de Voltaire, éditeur de cette réfutation, nous insinue dans sa préface que l’auteur est un homme d’un très-haut rang, et dans une très-grande place. Notre emploi de journaliste consiste à rendre seulement compte au public des ouvrages qui peuvent l’instruire et lui plaire. Nous ne prétendons pas jeter des regards indiscrets sur ce qu’on croit devoir dérober à nos yeux ; mais s’il est vrai, ce que l’on commence à dire, que c’est un prince qui a fait cet ouvrage, qu’il nous soit permis de remercier le ciel d’avoir inspiré de tels sentiments à un homme chargé du bonheur des autres hommes.

Nous ne connaissons aucun livre moral comparable à celui que nous annonçons. La plupart des autres livres peuvent former d’honnêtes citoyens ; mais où sont les livres qui forment les rois ? Depuis le sage Antonin, il n’a paru rien de pareil sur la terre. On apprend ailleurs à régler ses mœurs, à vivre en homme sociable ; ici on apprend à régner.

Nous souhaitons que tous les souverains et tous les ministres lisent ce livre, parce que nous souhaitons le bonheur du genre humain, si pourtant la lecture d’un bon livre peut servir à rendre meilleur, et si le poison des cours n’est pas plus fort que cette nourriture salutaire que nous conseillons.

L’avant-propos de l’auteur est écrit avec cette éloquence vraie que le cœur seul peut donner ; en voici un exemple :

« Combien n’est point déplorable la situation des peuples lorsqu’ils ont tout à craindre de l’abus du pouvoir souverain, lorsque leurs biens sont en proie à l’avarice du prince ; leur liberté, à ses caprices ; leur repos, à son ambition ; leur sûreté, à sa perfidie ; et leur vie, à ses cruautés ! C’est là le tableau tragique d’un État où régnerait un prince comme Machiavel prétend le former. »

Ne sent-on pas son cœur ému d’une tendresse respectueuse quand on lit ces paroles, et ne prodiguerait-on pas son sang pour un prince qui penserait ainsi, qui parlerait des souverains comme un particulier, qui serait pénétré de nos mêmes sentiments, qui élèverait ainsi sa voix avec nous pour détester la tyrannie ?

Ce qui nous a étonnés, c’est ce langage si pur, cet usage si singulier d’une langue qui n’est pas, dit-on, celle de l’auteur. Plusieurs morceaux nous ont semblé écrits dans des termes si énergiques ; le mot propre nous a paru si souvent employé, et si souvent mis à sa place, que nous avons douté quelque temps que l’ouvrage fût d’un étranger. Pour nous en instruire, nous avons consulté l’éditeur lui-même, et nous avons vu entre ses mains la preuve évidente que ces traits dont nous parlons sont en effet de la main respectable dont nous doutions.

L’Essai de critique sur Machiavel a autant de chapitres que l’ouvrage de cet Italien, intitulé le Prince ; mais ce n’est pas une réfutation continuelle : ce sont souvent des réflexions à l’occasion de celles de l’Italien ; ce sont mille exemples tirés de l’histoire ancienne et moderne ; c’est un raisonnement fort et suivi ; c’est partout la vertu la plus pure, partout la preuve que la meilleure politique est d’être vertueux.

Une de ces choses qui nous a le plus frappés, c’est ce que nous avons trouvé au chapitre iii :

« Si aujourd’hui, parmi les chrétiens, il y a moins de révolutions, c’est que les principes de la saine morale commencent à être plus répandus ; les hommes ont plus cultivé leur esprit, ils en sont moins féroces ; et peut-être est-ce une obligation qu’on a aux gens de lettres qui ont poli l’Europe. »

Il semblerait, à la première lecture, que c’est un homme de lettres qui a écrit ce passage, soit par un intérêt particulier, soit par le goût que l’on sent toujours pour sa profession, et par ce désir naturel de la rendre plus recommandable. Il est pourtant très-certain, et nous en sommes convaincus par le témoignage de nos yeux, et par la confrontation la plus scrupuleuse, que ce n’est point un homme de lettres, un simple philosophe qui parle ainsi ; c’est un homme né dans un rang où il est ordinaire de mépriser les gens de lettres, de les compter pour rien dans l’État, d’ignorer même s’ils existent.

Quelle bonté et quelle magnanimité dans tout le reste de l’ouvrage ! comme la vertu qui y règne est indulgente ! qu’elle est éloignée de cette superstition pédantesque qui s’effarouche de tout ! qu’on sent bien que c’est un homme qui écrit, et non pas un pédagogue qui veut se mettre au-dessus de l’homme !

Plus d’un prince, à la vérité, a honoré les sciences par des écrits qui ont passé à la postérité. Les Césars de Julien, ce philosophe couronné, vivront tant qu’il y aura du goût sur la terre ; mais ce n’est qu’une satire ingénieuse. Ses autres écrits seront estimés des savants ; mais la vertu et l’éloquence qui y règnent sont employées à soutenir une cause que nous réprouvons. Henri VIII d’Angleterre écrivit contre Luther ; mais on ne lit ni l’un ni l’autre. Jacques Ier composa des ouvrages ; mais ni son règne ni ses écrits n’ont eu l’approbation universelle. Si nous remontons jusqu’à Jules César, nous avons perdu sa tragédie d’Œdipe, et nous avons ses Commentaires ; ils sont le bréviaire, dit-on, des gens de guerre, moins lus peut-être qu’estimés. Après tout, c’est l’ouvrage d’un usurpateur, et l’histoire des malheurs qu’il a causés, non moins que des belles actions qu’il a faites ; mais il n’y a pas une page dans le livre que nous annonçons qui ne soit destinée à rendre les hommes meilleurs et plus heureux.

L’auteur d’un roman intitulé Séthos[2] a dit que si le bonheur du monde pouvait naître d’un livre, il naîtrait de Télémaque. Qu’il nous soit permis de dire qu’à cet égard l’Anti-Machiavel l’emporte peut-être beaucoup sur le Télémaque même : l’un est principalement fait pour les jeunes gens ; l’autre, pour des hommes. Le roman aimable et moral de Télémaque est un tissu d’aventures incroyables ; et l’Anti-Machiavel est plein d’exemples réels, tirés de l’histoire. Le roman inspire une vertu presque idéale, des principes de gouvernement faits pour les temps fabuleux qu’on nomme héroïques. Il veut, par exemple, qu’on divise les citoyens en sept classes ; il donne à chaque classe un vêtement distinctif, il bannit entièrement le luxe, qui est pourtant l’âme d’un grand État et le principe du commerce ; l’Anti-Machiavel inspire une vertu d’usage : ses principes sont applicables à tous les gouvernements de l’Europe. Enfin le Télémaque est écrit dans cette prose poétique que personne ne doit imiter, et qui n’est convenable que dans cette suite de l’Odyssée[3], laquelle a l’air d’un poëme grec traduit en prose.

Ici on voit un style uni, mais vigoureux et plein, un langage mâle fait pour les choses sérieuses que l’on traite. On y rencontre à tout moment de ces tours naïfs qui partent d’un cœur pénétré : la vérité y est sans art et sans détour.

Voici un de ces morceaux naturels qui nous ont frappés[4] :

« Les princes qui ont été hommes avant de devenir rois peuvent se ressouvenir de ce qu’ils ont été, et ne s’accoutument pas si facilement aux aliments de la flatterie. Ceux qui ont régné toute leur vie ont toujours été nourris d’encens comme les dieux, et ils mourraient d’inanition s’ils manquaient de louanges. »

Nous avons été surpris de trouver, au commencement du chapitre XXV, des pensées sur la liberté et la nécessité, qui supposent une connaissance aussi profonde de la métaphysique que de la morale. Nous craignons de nous laisser emporter ici au plaisir que nous a fait cette lecture ; et qu’on ne pense pas que le nom de l’auteur auquel on attribue l’ouvrage nous en a imposé[5] : c’est sur quoi nous nous sommes examiné nous-mêmes avec scrupule. Nous sommes dans un pays libre, où on n’a rien à espérer ni à craindre de ceux du rang de l’illustre auteur qu’on soupçonne. Nous sommes inconnus, et nous nous flattons de l’être toujours ; la seule vérité conduit notre plume.

Il a paru deux autres éditions, subreptices, de cet ouvrage, intitulées Examen de Machiavel, ou Anti-Machiavel : l'une, à Londres, chez Meyer, dans le Strand ; et l’autre, à la Haye, chez J. Vanduren ; mais M. de Voltaire les désavoue. Elles sont informes, pleines de fautes grossières et d’interpolations. Il y a des endroits où l'on trouve des dix lignes entières d’oubliées, et d’autres où le sens est entièrement défiguré. Il en va paraître une quatrième ; on traduit l’ouvrage en anglais et en italien : on ne saurait trop multiplier une instruction faite pour tous les temps et pour tous les hommes.

FIN DE L’EXTRAIT DE LA NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE.
  1. On a cru que cet article avait été envoyé aux journalistes par M. de Voltaire. (K.) — La Nouvelle Bibliothèque, ou Histoire littéraire des principaux écrits qui se publient, était un journal qui s’est publié à la Haye, de 1738 à 1744. La collection forme dix-neuf volumes petit in-12. C’est dans le cahier de novembre 1740 que se trouve cet extrait attribué à Voltaire. (B.)
  2. L’abbé Terrasson, contre lequel Voltaire a fait l'épigramme qui se termine par ce vers :

    Frappez fort, il a fait Séthos.

    Voyez tome X, page 490.
  3. La première édition du Télémaque, arrêtée à la page 208, est intitulée Suite du quatrième livre de l’Odyssée d’Homère, ou les Aventures du Télémaque, fils d’Ulysse. (B.)
  4. Chapitre xxiii.
  5. Dans l’édition in-8o de Kehl, on lit : « cette lecture ; et qu’on ne pense pas que le nom de l’auteur auquel on attribue l’ouvrage nous en ait imposé, etc. » Dans l’in-12 de Kehl, on lit : « Nous craignons de nous laisser emporter au plaisir que nous a fait cette lecture, et qu’on ne pense que le nom de l’auteur auquel on attribue l’ouvrage nous en ait imposé ; c’est, etc. » J’ai suivi le texte de 1740. (B.)