Sommaire des droits du roi de Prusse/Édition Garnier
À Herstall, ce 30 septembre 1740.
La terre de Herstall, aux portes de Liége, sur la Meuse, est un fief immédiat de l’empire. Il n’y en a pas de plus ancien ni de plus célèbre. Ce fut le lieu de la naissance de Pepin, père de Charlemagne, et le premier patrimoine des empereurs d’Occident. Il passa, par des mariages, de la maison de Charlemagne dans celle de Lorraine ; il y resta longtemps, et tant que les lois de l’empire purent être observées, cette haute et franche seigneurie jouit de tous les droits régaliens, et sa juridiction ne ressortit jamais qu’à la chambre impériale qui siégeait à Aix. Il a été vérifié qu’en l’année 1171, le 18 septembre, l’empereur Frédéric Ier donna l’investiture de Herstall comme terre purement impériale. Non-seulement la chambre d’Aix reconnut encore, en 1185, le 23 octobre, les droits de cette seigneurie, mais, depuis, les possesseurs de la terre étaient obligés de faire serment de maintenir les habitants dans les droits d’une seigneurie impériale. Tel est l’état de cette terre ; telles sont les prérogatives que nulle prescription ne peut éteindre, et qui ont toujours été réclamées.
Elle passa de la maison de Lorraine aux ducs de Brabant. Henri II, duc de Brabant, l’ayant donnée à son frère comme un apanage, alors les ducs de Brabant prétendirent un droit de seigneur suzerain sur la terre qu’ils avaient donnée. Ce droit était visiblement un abus qui blessait les lois de l’empire. L’abus subsista par la puissance des ducs de Bourgogne, qui furent maîtres de la Flandre.
Sous les ducs de Bourgogne, Herstall tomba entre les mains de la maison de Nassau, et elle ne pouvait y tomber qu’avec ses droits imprescriptibles. Elle appartenait, en 1546, à Guillaume de Nassau encore mineur, lorsqu’un fils naturel de l’empereur Maximilien, oncle de Charles-Quint, était évêque de Liége, et que Marie de Hongrie, sœur de Charles-Quint, gouvernait les Pays-Bas. La reine de Hongrie voulut avoir le terrain où elle bâtit depuis la ville de Marienbourg. Ce terrain appartenait à l’Église de Liége. L’évêque céda à sa nièce ce dont il ne pouvait guère disposer, et la nièce donna à son oncle la juridiction et la souveraineté de Herstall, qui ne lui appartenait point du tout.
Dans ce contrat signé par les deux parties, sans l’intervention des états de Brabant et sans aucune formalité, l’Église de Liége avait fait un si bon marché, et ce qu’elle cédait était si peu proportionné à ce qu’on lui donnait, qu’on fut obligé de le rompre en 1548. La reine Marie ne donna alors à l’évêque de Liége que la moitié du bien, au lieu du total qu’elle avait cédé. L’évêque n’eut donc sa prétention abusive que dans la partie de Herstall qui est en deçà de la Meuse, du côté de Liége.
Les tuteurs du prince Guillaume L. de Nassau, mineur, protestèrent partout contre cette injustice. Ils firent leurs représentations à la reine de Hongrie. Cette princesse fit voir alors un exemple de justice et de grandeur de courage, digne d’être imité aujourd’hui par l’évêque de Liége : elle reconnut son tort, elle se rétracta ; elle déclara solennellement, par écrit, que l’empereur ni elle ne voulaient passer plus avant, ni contraindre déraisonnablement… Elle se servait à la vérité du terme de vassal. Les princes, dit-elle, ne doivent contraindre déraisonnablement leurs vassaux. Le terme était ambigu ; on ne savait si on devait entendre vassal de l’empire ou vassal du Brabant ; mais il est certain qu’elle ne pouvait ni ôter à Guillaume de Nassau son bien, ni à la terre de Herstall ses vraies prérogatives ; et quand même la principauté de Herstall eût relevé du Brabant, pouvait-on forcer un mineur à relever de Liége ?
La maison de Nassau, grâce à l’équité de la reine Marie, resta donc en possession de ses droits ; et l’évêque de Liége, qui avait cédé la juridiction de Marienbourg, resta sans équivalent.
Enfin, cent dix années après ce contrat inutile, une nouvelle minorité d’un autre prince de Nassau fit renaître l’ancienne injustice. Guillaume III, qui fut depuis ce fameux roi d’Angleterre, n’étant âgé que de cinq ans, fut la victime des prétentions de Liége. Le conseil de l’évêque prit une seconde fois l’occasion favorable d’opprimer un enfant.
L’archiduc Léopold, gouverneur des Pays-Bas, eut, en 1655, quelque intérêt de ménager Liége. L’évêque fit donc avec l’archiduc un troisième contrat qui ne valait pas mieux que les deux autres, et auquel il ne manqua que le repentir de l’archiduc pour ressembler en tout aux premiers. Il fut dit, par ce nouveau contrat inique, que provisionnellement, et sans préjudice des prétentions de S. M. le roi d’Espagne, qui possédait alors le Brabant, transport serait fait à l’évêque de la partie de Herstall dont il est question aujourd’hui.
Ce transport était une nouvelle injustice qui se manifestait d’elle-même : car ce mot seul prouvait que jamais les droits n’avaient été transportés à l’évêque. Il n’y avait point eu de domaine transféré. L’évêque n’avait donc, selon toutes les lois[2], aucun droit de domaine sur Herstall. Ces anciens contrats d’échange qu’on faisait revivre après plus de cent années, contrats odieux par leur iniquité, désavoués par la reine qui les passa, privés de toutes les formalités nécessaires, contraires à toutes les lois de l’empire et du Brabant, avaient encore pour surabondance de défaut la prescription de plus d’un siècle : car si rien ne prescrit contre les droits des fiefs de l’empire et des mineurs, un contrat d’échange inexécuté est assurément sujet à prescription.
Le prince de Liége, en 1655, ne se fit point de scrupule de dépouiller un mineur à main armée ; on força la maison de ville, on extorqua des habitants un hommage qu’ils n’étaient pas en droit de faire ; on mit en prison les serviteurs du prince d’Orange, on pilla leurs maisons, on blessa, on tua plusieurs personnes qui n’avaient d’autres crimes que d’être fidèles à leur devoir. Amélie d’Angleterre, mère du prince mineur, protesta vainement contre ces violences. Elle n’avait alors que des plaintes à opposer à la persécution.
Guillaume III, en 1666, n’était point encore assez puissant pour se faire raison de tant d’injustices ; mais on craignit qu’il ne le devînt ; on voulut rendre au moins son droit douteux ; on se fit rendre hommage à la cour féodale de Liége par une dame, comtesse de Mérode, qui réclamait, au hasard, la terre de Herstall. Ce n’est pas que la comtesse de Mérode y eût le moindre droit, mais c’est qu’on voulait établir sa prétendue souveraineté, et que, dans cette vue, on recevait hommage de quiconque voulait bien le rendre.
Guillaume III, devenu depuis le défenseur de la Hollande et de la moitié de l’Europe, dédaigna, dans le cours de ses longues guerres, de compter l’affaire de Herstall parmi les soins importants dont il était chargé ; et, sans songer à punir ce qu’il avait essuyé dans sa minorité, ni à prévenir pour jamais de nouveaux attentats, il se contenta de jouir dans Herstall de ses droits régaliens, que l’évêque de Liége se garda bien alors de disputer. À la mort du roi Guillaume, les prétentions de Liége recommencèrent.
La terre devint, à la vérité, le partage du roi de Prusse. Mais comment savoir si tôt quels étaient les droits de Herstall ? comment découvrir des titres que l’usurpation avait cachés, que la violence avait dissipés ? à qui s’en rapporter ? Des officiers, mal informés, et sans attendre d’ordre, prirent des reliefs de ce fief de l’empire en Brabant et à Liége. On sait qu’à l’ouverture d’une succession, les héritiers se pourvoient partout comme ils peuvent, sauf ensuite à examiner leurs droits, et à redresser leurs torts. C’est ce qui arriva pour lors, et c’est ce qui ne peut donner aucun prétexte à l’usurpation : car ces reconnaissances, faites ou salvo jure, ou par ignorance, ou par contrainte, furent toujours désavouées par les rois de Prusse. Il parut bien, en 1733, que le feu roi de Prusse les avait condamnées, et qu’il voulait soutenir ses droits, puisque, sans un accord qui fut proposé, il aurait vengé par les armes tant d’atteintes portées à son autorité.
Il fit recouvrer et assembler ses titres par un ministre savant, résidant pour lors à la Haye : il les examina. L’évêque de Liége en eut la communication ; il vit l’origne sacrée des droits du roi, telle qu’elle est dans ce sommaire ; et il en a tellement reconnu en secret la validité qu’il n’a pas même entrepris d’y répondre en public : car, en parlant de ces anciens échanges sur lesquels il se fonde, il ne laisse pas seulement entrevoir que ces échanges aient pu être vicieux.
Le roi aujourd’hui régnant a étudié cette affaire longtemps, et avec scrupule, avant de s’y engager, persuadé qu’un prince ne doit faire aucune démarche si elle n’est très-juste, et qu’il ne doit point abandonner absolument à d’autres le soin de savoir ce qui lui appartient.
Son droit est hors de toute contestation ; et quiconque, après la lecture de cet abrégé, lira le mémoire du prince évêque de Liége, verra, par ce mémoire même, combien le roi a raison. Il verra qu’il n’y a pas une seule preuve en faveur de l’Église de Liége : car de quel poids seraient ces anciens contrats d’échange, nuls par eux-mêmes quant au fond et quant à la forme ?
Qu’importe qu’un nommé Cazier ait reconnu depuis l’évêque de Liége pour souverain de Herstall, au nom d’une dame de Mérode, tandis que Herstall appartenait à la maison d’Orange ? Qu’importe que Henri Tulmars ait fait une faute au nom du prince Guillaume-Hyacinthe, qui rendait un hommage vain sur un titre plus vain encore ? Qu’importe que Gaspard de Forelle, à l’ouverture de la succession du roi Guillaume, se soit mal comporté au nom du roi de Prusse, son maître ?
Qu’importent enfin dans cette affaire toutes les clauses étrangères qu’on y mêle ? Une terre libre de l’empire est dévolue par succession à la maison de Prusse, il faut qu’elle en jouisse avec tous ses droits ; et qui ne sait les soutenir n’est pas digne d’en avoir.
Rem suam deserere turpissimum est.
La question de droit étant éclaircie, le fait est soumis au jugement de tous les hommes.
On sait avec quelle modération Sa Majesté en a usé d’abord, et de quels refus indécents elle a été payée. On sait quels outrages on a faits à sa dignité. Recevoir avec mépris le conseiller privé du fils, après avoir maltraité un colonel envoyé du père ; dédaigner de répondre à la lettre d’un roi, y répondre enfin par la poste quand il n’en était plus temps ; fomenter la rébellion des sujets contre leur maître : ce sont des procédés que tout le public a sentis, et dont le manifeste même du prince de Liége n’a pas déguisé l’irrégularité.
Quel roi dans de pareilles circonstances eût moins fait que le roi de Prusse ? et que de souverains eussent fait davantage ! On peut assurer qu’il n’y en a aucun sur la terre à qui il en coûte plus de faire éclater ses ressentiments. Non-seulement il aime la paix avec ses voisins, mais il aime celle de l’Europe. Il voudrait être le lien de la concorde de tous les princes, bien loin d’en opprimer un pour lequel il aura toujours des égards, et dont même l’amitié lui sera chère. Il ne veut qu’un accommodement honorable pour les deux parties. Sa puissance ne le rendra ni implacable, ni difficile ; ses sujets savent s’il aime l’équité. Il se conduit par le même principe avec ses peuples et avec ses voisins.
- ↑ Ce Sommaire est extrait de la Gazette d’Amsterdam du 7 octobre 1740. Cet écrit est celui dont le roi de Prusse parle dans sa lettre du 12 octobre 1740 ; déjà, dans une lettre classée en août 1740, Frédéric en parle, il est vrai, comme d’une pièce connue et mise dans les gazettes. Mais il se peut que cette lettre soit mal classée, ou que la pièce fût déjà imprimée dans une gazette autre que celle d’Amsterdam. (B.)
— Ce morceau se trouve, dans l’édition de Beuchot, au tome L, page 605.
- ↑ « Non nudis pactis dominia transferuntur. » (Note de Voltaire.)