II
Morange, le chef comptable, était un homme de trente-huit ans, chauve, grisonnant déjà, avec une superbe barbe brune en éventail, dont il était fier. Ses yeux ronds et limpides, son nez droit, sa bouche bien dessinée, un peu large, lui avaient fait, dans sa jeunesse, une réputation de beau garçon ; et il se soignait beaucoup, toujours en chapeau haut de forme, gardant la correction d’un employé méticuleux et distingué.
— Vous ne connaissez pas notre nouvel appartement, dit-il à Mathieu, qu’il emmenait. Oh ! c’est tout à fait bien, vous allez voir. Une chambre pour nous, une chambre pour Reine. Et à deux pas de l’usine, j’y suis en quatre minutes, montre en main.
Lui était fils d’un petit employé de commerce, mort sur son rond de cuir, après quarante ans d’étroite vie de bureau. Et il s’était marié modestement, dans son monde, en choisissant une fille d’employé aussi, Valérie Duchemin, dont le père avait eu la disgrâce de faire quatre filles à sa femme, calamité qui avait ravagé le ménage, un véritable enfer, toutes les misères honteuses, toutes les gênes inavouables. L’aînée, Valérie, jolie fille ambitieuse, ayant eu la chance d’épouser sans dot ce beau garçon, honnête et travailleur, s’était bercée du rêve de gravir un échelon social, d’échapper à ce monde des petits employés dont elle gardait l’écœurement, en faisant de son fils un avocat ou un médecin. Par malheur, l’enfant tant désiré se trouva être une fille, et elle en eut un frisson, elle se vit, si elle recommençait, avec quatre filles sur les bras, comme sa mère. Alors, son rêve fut autre, s’en tenir obstinément à sa petite Reine, pousser son mari aux plus hautes places, doter sa fille richement, entrer enfin par eux, avec eux, dans cette sphère supérieure, dont les fêtes, les jouissances l’affolaient de désir. Lui, médiocre, faible et tendre, et qui l’adorait, finissait par brûler d’une même ambition, roulait pour elle de vastes projets d’orgueil et de conquête. Il était depuis huit années à l’usine Beauchêne, il n’y gagnait encore que cinq mille francs, et le ménage commençait à désespérer, car ce n’était pas en restant là que le comptable ferait jamais fortune.
— Tenez ! dit-il, après avoir suivi le boulevard de Grenelle pendant environ trois cents mètres, c’est cette maison neuve, là-bas, au coin de cette rue. N’est-ce pas qu’elle a grand air ?
Mathieu aperçut une de ces hautes bâtisses modernes, ornées de balcons et de sculptures, qui jurait au milieu des petites maisons pauvres du quartier.
— Mais c’est un palais ! s’écria-t-il pour faire plaisir à Morange, qui se rengorgea.
— Mon cher, vous allez voir l’escalier… Vous savez, c’est au cinquième. Seulement, avec un escalier pareil, et si doux, qu’on le monte sans le savoir !
Il fit entrer son invité dans le vestibule, comme dans un temple. Les murs de stuc luisaient, il y avait un tapis sur les marches et des vitraux aux fenêtres. Puis, au cinquième, quand il eut ouvert la porte avec sa clef, il répéta simplement d’un air ravi :
— Vous allez voir, vous allez voir.
Mais Valérie et Reine devaient être aux aguets. Elles accoururent. À trente-deux ans, Valérie était charmante, l’air très jeune encore : une brune aimable, la face ronde et souriante, encadrée de beaux cheveux, un peu trop de poitrine déjà, mais des épaules admirables, dont Morange se montrait orgueilleux, lorsqu’elle se décolletait. Reine, alors âgée de douze ans, était le portrait frappant de sa mère, le même visage souriant, plus allongé, sous les mêmes bandeaux noirs.
— Ah ! que vous êtes gentil d’avoir accepté notre invitation ! disait gaiement Valérie en serrant les deux mains de Mathieu. Et quel dommage que madame Froment n’ait pas pu venir avec vous !… Reine, débarrasse donc monsieur de son chapeau.
Puis, tout de suite :
— Vous voyez, nous avons une antichambre très claire… Alors, écoutez, pendant qu’on met les œufs à l’eau bouillante, voulez-vous visiter l’appartement ? Ce sera une chose faite, vous saurez au moins où vous déjeunez.
Cela était dit d’un air si agréable, et Morange lui-même riait avec tant de bonhomie, que Mathieu se prêta volontiers à cet innocent étalage de vanité. D’abord, le salon, la pièce qui faisait l’angle de la maison, tapissée d’un papier gris perle à fleurs d’or, meublée d’un meuble Louis XIV laqué blanc, fabriqué à la grosse, parmi lequel le piano de palissandre mettait une lourde tache noire. Puis, sur le boulevard de Grenelle, la chambre de Reine, bleu pâle, avec tout un ameublement de fillette en pitchpin verni. La chambre du ménage, fort petite, se trouvait à l’autre bout de l’appartement, séparée du salon par la salle à manger, décorée de tentures jaunes, encombrée d’un lit, d’une armoire à glace et d’une toilette en thuya. Enfin, le classique vieux chêne triomphait dans la salle à manger, où une suspension très dorée, au-dessus du couvert étincelant de blancheur, éclatait comme un coup de feu.
— Mais c’est ravissant ! répétait Mathieu, pour être poli. Mais c’est une merveille !
Le père, la mère, la fille, exaltés, ne cessaient de le promener, de lui expliquer, de lui faire toucher les choses. Et ce qui le frappait surtout, c’était un air de déjà vu, un arrangement du salon qu’il connaissait, les bibelots de la chambre placés d’une certaine façon. Puis, il se souvint, les Morange avaient essayé, sans doute à leur insu, de copier les Beauchêne, dans l’admiration profonde, la sourde envie où ils étaient. Eux, toujours à court d’argent, ne pouvaient disposer que d’un luxe de pacotille ; mais, tout de même, ils étaient fiers de ce luxe, ils croyaient se rapprocher de la classe supérieure et jalousée, en l’imitant de loin.
— Et, enfin, dit Morange, qui ouvrit la fenêtre de la salle à manger, il y a ceci.
Un balcon régnait sur toute la longueur de l’appartement. À cette hauteur, la vue était réellement fort belle, la Seine au loin et les hauteurs de Passy qu’on apercevait par-dessus les toits, la même vue dont on jouissait de l’hôtel Beauchêne, mais élargie.
Aussi Valérie le fit-elle remarquer.
— Hein ? c’est grandiose, c’est autrement beau que les quatre arbres qu’on aperçoit du quai !
La bonne apportait les œufs à la coque, et l’on se mit à table, pendant que Morange, victorieux, expliquait que tout ça lui coûtait seize cents francs net. C’était pour rien, bien que cette somme grevât lourdement le budget du ménage. Mathieu, qui finissait par comprendre qu’on l’avait surtout invité pour lui montrer l’appartement nouveau, s’en égayait sans rancune, tant ces bonnes gens semblaient heureux de triompher devant lui. N’ayant pas le moindre calcul d’ambition, n’enviant rien du luxe côtoyé chez les autres, satisfait jusque-là de sa vie étroite, près de sa Marianne et de ses enfants, il s’étonnait simplement de cette famille torturée du besoin de paraître et de s’enrichir, il la regardait d’un air de surprise, avec un sourire un peu triste.
Valérie avait une jolie toilette de léger foulard à fleurettes jaunes, tandis que sa fille Reine, qu’elle aimait à parer coquettement, était en robe de toile bleue. Et le déjeuner était aussi trop luxueux : des soles après les œufs, puis des côtelettes, puis des asperges. Tout de suite, la conversation était tombée sur Janville.
— Alors, vos enfants se portent bien ? Oh ! ce sont de si beaux enfants !… Et vous êtes heureux à la campagne ? C’est drôle, je crois que je m’y ennuierais, les distractions manquent trop… Certainement, nous serons ravis d’aller vous y voir, puisque madame Froment est assez aimable pour nous inviter.
Mais, fatalement, la conversation retomba bientôt sur les Beauchêne. C’était une hantise chez les Morange, ils vivaient dans une perpétuelle admiration, qui n’allait pas sans de sourdes critiques. Valérie, très fière d’être reçue au jour de Constance, le samedi, et d’avoir été invitée par elle à dîner deux fois, le dernier hiver, avait pris également un jour, le mardi, donnait des soirées intimes, se ruinait en petits fours. Elle parlait aussi, avec un respect profond, de madame Séguin du Hordel, du magnifique hôtel de l’avenue d’Antin, où Constance, obligeamment, l’avait fait inviter à un bal. Et elle se montrait plus vaniteuse encore de l’amitié que lui témoignait Sérafine, la sœur de Beauchêne, qu’elle ne nommait jamais que madame la baronne de Lowicz.
— Elle est venue une fois à mon jour, elle est si bonne et si gaie ! Vous l’avez connue jadis, n’est-ce pas ? après son mariage, quand elle s’est remise avec son frère, à la suite de leurs déplorables discussions d’argent… En voilà une qui ne porte pas madame Beauchêne dans son cœur !
Et elle revint une fois de plus à celle-ci, trouva que le petit Maurice, tout gros qu’il était, avait une mauvaise chair, laissa entendre quel coup terrible ce serait pour les parents, s’ils perdaient ce fils unique. Ils avaient bien tort de ne pas lui donner un petit frère. D’ailleurs, elle affectait d’avoir reçu une confidence, elle savait que la femme, plus encore que le mari, s’obstinait. Et, tout en clignant les yeux, à cause de Reine, dont le nez s’était candidement baissé sur son assiette, elle finit par raconter qu’elle avait une amie qui ne voulait pas d’enfants, tandis que son mari en voulait : alors, cette amie s’arrangeait.
— Mais, dit Mathieu en riant, il me semble que vous aussi, vous vous arrangez.
— Oh ! s’écria Morange, comment pouvez-vous nous comparer, nous autres pauvres gens, à monsieur et à madame Beauchêne, qui sont si riches ? Qu’ils me donnent donc leur fortune, leur position, et je consens à avoir une ribambelle d’enfants !
— Et puis, dit Valérie avec un frisson, merci ! pour être affligés d’une fille encore ! Ah ! si nous étions sûrs d’avoir un garçon, je ne dis pas, nous nous laisserions peut-être tenter. Mais j’ai trop peur, je crois bien que je suis comme ma mère, qui a eu quatre filles. Vous ne vous imaginez pas ça, c’est une abomination !
Ses yeux s’étaient fermés, elle revoyait l’affreux ménage, les quatre gamines effarées, efflanquées, attendant des mois les bottines, les robes, les chapeaux, montant en graine, dans la terreur de ne pas trouver de maris. Les filles, il fallait les doter.
— Non, non ! reprit-elle sagement, nous serions trop coupables, voyez-vous, d’aggraver encore notre situation. Quand on a sa fortune à faire, c’est un crime que de s’embarrasser d’enfants. Je ne m’en cache pas, je suis très ambitieuse pour mon mari, je suis convaincue que, s’il veut m’écouter, il montera aux plus hautes places ; et l’idée que je pourrais l’entraver, l’étouffer, avec le tas de filles qui a été la pierre au cou pour mon père, me fait une véritable horreur… Tandis que j’espère bien, en nous privant, que nous arriverons à doter Reine, lorsque nous serons devenus riches nous-mêmes.
Morange, très ému, saisit la main de sa femme et la baisa. Elle était au fond sa volonté, à lui faible et bon, qu’elle avait rendu ambitieux comme elle ; et il l’en aimait davantage.
— Vous savez, mon cher Froment, c’est une brave femme que la mienne. Elle a de la tête et du cœur.
Et, pendant que Valérie continuait, faisait tout haut son rêve de fortune, le bel appartement, les réceptions, les deux mois surtout qu’elle passerait à la mer, comme les Beauchêne, Mathieu les regardait et réfléchissait. Ce n’était plus le cas de Moineaud, qui savait bien que jamais il ne serait ministre. Peut-être Morange rêvait-il que sa femme le ferait ministre un jour. Dans une démocratie, tout petit bourgeois peut et veut s’élever, et c’est une ruée, chacun devient féroce, bouscule les autres, pour franchir plus vite un échelon. Cette ascension générale, ce phénomène de la capillarité, n’est possible que dans un pays d’égalité politique et d’inégalité économique, car les droits de chacun à la fortune y sont les mêmes, il n’y a qu’à la conquérir, dans une lutte d’atroce égoïsme, si l’on brûle de mordre aux plaisirs d’en haut, étalés aux yeux de tous, âprement souhaités. Un peuple ne saurait vivre heureux, avec une constitution démocratique, lorsque les mœurs ne sont pas simples et les conditions presque égales. Autrement, c’est l’envahissement des professions libérales, la mise au pillage des fonctions publiques, c’est le travail manuel méprisé, c’est le bien-être et le luxe accrus, devenus nécessaires, c’est la richesse, c’est le pouvoir furieusement pris d’assaut, pour la volupté gloutonne de jouir. Et, comme le disait Valérie, on n’allait pas s’embarrasser d’enfants, on voulait avoir les membres libres, dans une telle guerre, afin de passer plus à l’aise sur le ventre des autres.
Puis, Mathieu songeait aussi à cette loi d’imitation qui fait que les moins heureux s’appauvrissent encore, en copiant les heureux de ce monde. Quelle détresse, au fond de ce luxe envié, imité, si chèrement, même lorsqu’il est menteur ! Toutes sortes de besoins inutiles se créent, la production en est gâtée, détournée du simple nécessaire. Il n’est plus vrai de dire que le pain manque, pour exprimer la misère des gens. Ce qui manque, c’est le superflu, auquel ils ne peuvent renoncer, sans se croire déchus et en danger de mourir de faim.
Au dessert, quand la bonne ne fut plus là, Morange devint expansif, dans l’excitation du bon déjeuner ; et, regardant sa femme, clignant les paupières en désignant leur hôte :
— Voyons, c’est un ami sûr, on peut tout lui dire.
Puis, lorsque Valérie eut consenti, d’un mouvement de tête, avec un sourire :
— Eh bien ! voilà, mon cher ami, il est possible que je quitte l’usine prochainement. Oh ! ce n’est pas fait, mais tout de même j’y songe… Oui, j’y songe depuis bien des mois déjà ; car, enfin, gagner cinq mille francs, après huit années de zèle, et se dire surtout qu’on n’aura jamais beaucoup plus, c’est à désespérer de l’existence.
— C’est monstrueux, interrompit la jeune femme, c’est à se casser tout de suite la tête contre un mur.
— Dans ces conditions, mon cher ami, le mieux est de voir ailleurs, n’est-ce pas ? … Vous vous rappelez Michaud, ce garçon que j’ai eu sous mes ordres à l’usine, il y a six ans, fort intelligent d’ailleurs… Voici lonc six ans à peine qu’il nous a quittés pour entrer au Crédit National, et savez-vous ce qu’il gagne à cette heure ? Douze mille francs, vous entendez bien, douze mille francs !
Ce chiffre sonna comme un coup de trompette. Le ménage arrondissait des yeux d’extase. La fillette elle—même était devenue très rouge.
— En mars dernier, j’ai rencontré par hasard Michaud, qui m’a conté tout ça et qui s’est montré très aimable. Il m’offrait de me prendre avec lui, de me pousser à mon tour. Seulement, il y a un risque à courir, il m’a expliqué que je devrais accepter d’abord trois mille six, pour monter ensuite, graduellement, à un très gros chiffre… Trois mille six ! comment vivre, en attendant, avec trois mille six, surtout aujourd’hui que cet appartement augmente nos dépenses ?
D’une voix impétueuse, Valérie prit la parole.
— Qui ne risque rien, n’a rien ! … C’est ce que je lui répète. Sans doute, je suis pour la prudence, jamais je ne le laisserai commettre quelque bêtise qui gâcherait son avenir. Mais il ne peut pourtant pas moisir dans une situation indigne de lui.
— Alors, vous êtes décidés ? demanda Mathieu.
— Mon Dieu ! reprit Morange, ma femme a fait tous les calculs, et nous sommes décidés, oui ! à moins de choses imprévues. D’ailleurs, une situation ne sera libre au Crédit National qu’en octobre… Dites donc, mon cher ami, gardez-nous bien le secret, car nous ne voulons pas en ce moment nous fâcher avec les Beauchêne.
Il regarda sa montre, très ponctuel dans sa médiocrité de bon employé, désireux de ne pas être en retard à son bureau. Et l’on pressa la bonne pour qu’elle servît le café, on le buvait brûlant, lorsqu’une visite vint bouleverser le ménage et lui faire tout oublier.
— Oh ! s’écria Valérie, en se levant précipitamment, rose d’orgueil, madame la baronne de Lowicz !
Sérafine, alors âgée de vingt-neuf ans, était une rousse, belle, grande, élégante, avec une gorge magnifique, connue de tout Paris. Ses lèvres rouges riaient d’un rire triomphant, et dans ses grands yeux bruns, pailletés d’or, brûlait une flamme inextinguible de désir.
— Mes amis, ne vous dérangez pas, je vous en supplie. Votre bonne tenait à me mettre au salon, mais j’ai insisté, j’ai voulu entrer ici, parce que c’était un peu pressé… Je viens chercher votre délicieuse Reine, pour la mener à une matinée, au Cirque.
Ce fut une nouvelle explosion de ravissement. L’enfant restait saisie de joie, tandis que la mère exultait, se prodiguait.
— Oh ! madame la baronne, vous nous comblez, vous la gâtez, cette petite ! … C’est qu’elle n’est pas habillée et que vous aurez l’ennui de l’attendre un instant… Allons, viens vite, que je t’aide. Dix minutes, entendez-vous, rien que dix minutes !
Restée seule avec les deux hommes, Sérafine, qui avait eu un mouvement de surprise, en apercevant Mathieu, s’avança gaiement, lui serra la main, en vieille amie.
— Vous allez bien, vous ?
— Très bien.
Et, comme elle s’asseyait près de lui, il eut un petit mouvement involontaire, pour reculer sa chaise, l’air fâché de la rencontre.
Il l’avait connue intimement autrefois, lors de son entrée chez les Beauchêne. Une jouisseuse effrénée, névrosée, sans conscience ni morale. Hardie et forte, toute pour la volupté. Cela poussé dans l’activité grondante de l’usine, d’un père héros du travail, à côté d’Alexandre, son frère, un égoïste féroce, et plus tard de Marianne, sa cousine, une bonne créature de gaieté saine, de solide raison. Dès la jeunesse, elle avait eu les pires curiosités. On racontait qu’un soir de fête, âgée de quinze ans, elle s’était donnée à un inconnu. Puis, il y avait eu l’extraordinaire histoire de son mariage avec le baron de Lowicz, sa fuite aux bras de cet escroc, d’une beauté d’archange. Un an plus tard, elle accouchait d’un enfant mort, un avortement, disait-on. Jalouse de ses joies, âprement avare, elle n’avait pu hériter de son père, sans se fâcher avec son mari, l’avait chassé de chez elle, et il était allé se faire tuer à Berlin, dans un tripot. Depuis lors, ravie d’être débarrassée, elle jouissait éperdument de sa liberté de jeune veuve. Elle était de tous les plaisirs, de toutes les fêtes, et l’on chuchotait bien des histoires, ses caprices d’une nuit, son insolente décision à posséder sur l’heure l’homme qui lui plaisait, son goût du libre amour contenté jusqu’à la folie extrême de la sensation ; mais, en somme, comme elle gardait les apparences et qu’elle n’affichait aucun amant, elle continuait à être reçue partout, très riche, très belle, très aimée.
— Vous êtes à la campagne, vous ? demanda-t-elle, en se tournant de nouveau vers Mathieu.
— Mais oui, depuis trois semaines.
— C’est Constance qui m’a dit ça. Je l’ai rencontrée l’autre jour, en visite, chez madame Séguin. Vous savez que nous sommes au mieux maintenant, depuis que je donne de bons conseils à mon frère.
Sa belle-sœur Constance l’exécrait, et elle en plaisantait volontiers, avec son habituelle hardiesse, qui, ouvertement, se moquait de tout.
— Imaginez-vous qu’on a causé du docteur Gaude, ce fameux chirurgien qui a un moyen radical pour empêcher les femmes de faire des enfants. J’ai cru qu’elle allait demander son adresse. Elle n’a pas osé.
Morange intervint.
— Le docteur Gaude, ah ! oui, une amie de ma femme lui en a parlé. Il parait qu’il fait des opérations extraordinaires, de vrais miracles. Il ouvre tranquillement un ventre, comme on ouvre une armoire ; il regarde dedans, enlève tout ; puis, il le referme, et la femme est guérie. C’est superbe.
Il donna d’autres détails, il parla de la clinique dont le docteur Gaude était le chef, à l’hôpital Marbeuf, une clinique où l’on courait voir faire des opérations, par mode, comme on va au théâtre. Le docteur, qui ne dédaignait pas l’argent, très âpre au contraire avec les clientes riches, aimait également la gloire, mettait un orgueil éclatant à réussir les très dangereux essais qu’il risquait sur les pauvres femmes de sa clinique. Les journaux s’occupaient constamment de lui, il montrait au plein jour de la publicité ses opérées sans importance, ce qui encourageait les belles dames à tenter l’aventure. Au demeurant, pessimiste et gai, il châtrait une femme comme on châtre une lapine ; et cela ne soulevait pas même chez lui un scrupule, une discussion morale : des malheureux de moins, n’était-ce pas tant mieux ?
Sérafine se mit à rire, de ses dents blanches de louve, entre ses lèvres saignantes, lorsqu’elle vit l’effarement et l’indignation de Mathieu.
— Hein ? mon ami, en voilà un qui ne ressemble guère à votre docteur Boutan, lequel, comme remède unique contre toutes les maladies, conseille à ses clientes de faire un enfant. Ce qui m’étonne, c’est que Constance garde pour médecin ce père Gigogne, elle qui se tâte le ventre chaque matin, avec la terreur de se trouver grosse… Elle a bien raison, du reste. Fi ! la saleté, l’horreur !
Complaisamment, Morange riait comme elle, désireux de lui montrer à quel point il partageait ses idées. Mais Valérie ne reparaissait pas avec Reine, il s’impatientait, s’inquiétait de l’attente où sa femme laissait ainsi madame la baronne. Et il demanda la permission d’aller voir, songeant qu’il pourrait aider lui-même à la toilette de la petite.
Dès qu’elle fut seule avec Mathieu, Sérafine fixa sur lui ses grands yeux ardents, pailletés d’or. Elle ne riait plus du même rire, sa face hardie s’éclairait d’une sorte de volupté ironique, dans le rouge reflet de ses cheveux. Il y eut un assez long silence, comme si elle eût voulu le troubler et le vaincre.
— Et ma bonne cousine Marianne va bien ?
— Très bien.
— Et les enfants poussent toujours ?
— Toujours.
— Alors, vous êtes heureux, en bon père de famille, dans votre trou perdu ?
— Parfaitement heureux.
De nouveau, elle garda le silence, sans cesser de le regarder, plus provocante et plus ensoleillée, d’un charme de magicienne dont les yeux brûlent, empoisonnent les cœurs. Et, lentement, elle finit par reprendre :
— C’est donc bien fini, nous deux ?
D’un simple geste, il dit que c’était bien fini. Leur histoire était ancienne déjà. Il avait dix-neuf ans, il venait d’entrer à l’usine Beauchêne, lorsque, mariée, âgée de vingt-deux ans, elle s’était brusquement donnée à lui, un soir de solitude. Lui, son cadet de trois ans, n’avait pu lutter contre une de ces surprises de la chair, dont un homme n’est pas le maître. Puis, quelques mois plus tard, à la veille d’épouser Marianne, il avait formellement rompu.
— Fini, fini, tout à fait fini ? demanda-t-elle encore, de son air agressif et riant.
Et elle était vraiment adorable, d’une force de désir irrésistible. Jamais il ne l’avait vue si belle, si enflammée du besoin de l’immédiate possession. Elle s’offrait avec une fierté souveraine, où il n’entrait rien de honteux ni de bas, libre d’elle-même, proposant hardiment un marché de joie, en toute certitude de rendre autant, et davantage, qu’on ne lui donnerait. Cela seul valait pour elle le souci de vivre. Et cela n’était gâté que par l’idée diabolique de le tenter, par la perversion méchante d’enlever un homme à une autre femme, à une petite parente sotte, et de la faire pleurer.
Puis, comme Mathieu, cette fois, ne répondait point, même du geste, elle ne se fâcha pourtant pas, elle garda son air invincible d’amoureuse.
— J’aime mieux cela, ne répondez pas, ne dites pas que c’est tout à fait fini… Avec moi, mon cher, ce n’est jamais fini. Et ce sera quand vous voudrez, entendez-vous ! ce soir, demain, le jour où il vous plaira de venir frapper à ma porte… Il suffit que j’en aie le désir, votre refus dès lors ne saurait me fâcher. Vous savez où je reste, n’est-ce pas ? Je vous attends
Une flamme avait passé sur la face de Mathieu. Il ferma tes yeux, pour ne plus voir Sérafine, qui se penchait vers lui, brûlante, odorante. Et, dans la nuit de ses paupières closes, il revit l’appartement qu’elle occupait, où il était allé une fois avec Marianne, tout le rez-de-chaussée d’une maison de rapport, qu’elle possédait rue de Marignan. Elle y avait à elle une porte particulière, ouvrant sur des pièces discrètes, garnies d’épais tapis et de lourdes tentures, étouffant les bruits. Des femmes seules la servaient, introduisaient les visiteurs sans une parole, disparaissaient telles que des ombres. Le jeune ménage l’y avait trouvée dans un petit salon, sans fenêtres apparentes, sourd, profond comme une tombe, avec les dix bougies de deux candélabres allumées en plein jour. Mathieu sentait, après des années, le parfum pénétrant et chaud qui l’avait envahi de langueur.
— Je t’attends, répéta-t-elle, dans un souffle, les lèvres presque sur les siennes.
Et, comme il se reculait, frémissant, très ennuyé de jouer ce rôle ridicule d’un homme qui refuse une femme désirable, elle crut qu’il allait dire non encore, elle lui posa vivement sur la bouche sa petite main longue et enveloppante.
— Tais-toi, les voici. Et tu sais, je n’ai pas besoin de Gaude, moi ! Il n’y a pas d’enfant au bout.
Les Morange revenaient enfin, avec Reine. Sa mère l’avait frisée. Elle était vraiment délicieuse, en robe de petite soie rose, garnie de dentelles blanches, coiffée d’un grand chapeau de même étoffe que la robe. Sa gaie figure ronde, aux bandeaux noirs, avait là-dessous une délicatesse de fleur.
— Oh ! l’amour ! s’écria Sérafine, pour faire plaisir aux parents. Vous savez qu’on va me l’enlever.
Puis, elle imagina de l’embrasser avec emportement, elle joua l’émotion de la femme qui regrette de ne pas être mère.
— Oui, c’est un regret, quand on voit un trésor pareil. Si l’on était sûre que le bon Dieu vous en donnât un si joli, tout de suite on consentirait… Tant pis ! je la vole, je ne vous la ramène pas !
Ravis, les Morange riaient d’aise. Et Mathieu, qui la connaissait bien, l’écoutait d’un air de stupeur. Que de fois, dans leur intimité courte et violente, elle lui avait parlé avec une haine rageuse de ces saletés d’enfants, dont la venue toujours possible terrorise l’amour. Ils sont là comme une éternelle menace, gâtant et limitant la volupté, faisant payer la joie d’une heure d’une longue souffrance, d’un embarras sans fin ; et c’étaient alors des mois, des années, qu’ils volaient au plaisir. Sans compter qu’ils ne naissaient guère qu’en destructeurs de la femme, la flétrissant, la vieillissant, faisant d’elle un objet de nausée pour les hommes. La nature était imbécile d’avoir mis à l’amour cette rançon de la maternité. Depuis surtout qu’une grossesse, interrompue heureusement par une fausse couche, lui avait donné un avertissement dont elle frémissait encore, elle n’était plus qu’une amoureuse exaspérée, prête au crime pour se garer de l’enfant, le traitant en bête mauvaise, dont la crainte la retenait seule. dans son besoin insatiable de curiosités et de jouissances nouvelles.
Elle sentit sur elle le regard stupéfait de Mathieu, elle s’en amusa, elle poussa l’ironie perverse jusqu’à lui dire :
— N’est-ce pas ? mon ami, je vous le confiais tout à l’heure, je me console comme je peux, depuis mon veuvage, d’être condamnée maintenant à ne jamais avoir d’enfant.
Et, de nouveau, il sentit passer sur sa face cette flamme qui l’avait brûlé, comprenant bien ce qu’elle voulait dire, ce qu’elle lui promettait d’abominables voluptés infécondes. Ah ! pouvoir se donner sans frein, sans limite, à toute heure, pour l’unique plaisir ! Et elle-même eut un instant la douloureuse face embrasée d’une criminelle brûlée vive, car elle était le désir farouche et torturé qui se refuse à faire de la vie, et qui, toujours, finit par en souffrir affreusement.
Reine la regardait, dans une extase de petite femme, coquette déjà, que grisaient les flatteries d’une si belle dame. Toute vibrante de vanité satisfaite, elle se jeta entre ses bras.
— Oh ! madame, je vous aime bien !
Jusque sur le palier, les Morange accompagnèrent la baronne de Lowicz, que Reine suivait. Et ils ne trouvaient plus de remerciements assez chauds, pour dire leur bonheur de tout ce luxe, si convoité par eux, qui était ainsi venu chercher leur fille. Puis, la porte de l’appartement refermée, Valérie cria, en se précipitant sur le balcon :
— Nous allons les regarder partir.
Morange, qui ne songeait plus du tout à l’heure du bureau, vint s’accouder près d’elle, appela Mathieu, le força, lui aussi, à se pencher. En bas, stationnait une victoria, très correctement attelée, avec un cocher superbe, immobile sur le siège. Cette vue acheva d’exalter le ménage. Et, quand Sérafine, ayant fait monter l’enfant, l’installa près d’elle, ils se mirent à rire tout haut.
— Est-elle jolie ! est-elle heureuse !
Reine, à ce moment, dut avoir la sensation qu’on la regardait. Elle leva la tête, souriant, saluant. Et Sérafine fit de même, pendant que le cheval, prenant le trot, tournait le coin de l’avenue. Ce fut alors une explosion dernière.
— Regardez-la, regardez-la ! répétait Valérie. Elle est si candide ! À douze ans, elle a encore l’innocence d’une enfant au berceau. Et vous savez que je ne la confie à personne… Hein ? ne dirait-on pas une petite duchesse qui a toujours eu voiture ?
Morange reprit son rêve de fortune.
— Mais j’espère bien que, lorsque nous la marierons, elle en aura une… Laisse-moi entrer au Crédit National, tout ce que tu as pu désirer se réalisera.
Et, se tournant vers Mathieu :
— Voyons, mon cher, est-ce que ce ne serait pas un crime que de nous mettre un autre enfant sur les bras ? Nous sommes déjà trois, et c’est si dur, l’argent à gagner… On en est quitte pour se surveiller un peu, quand on s’embrasse. Ce qui ne nous empêche pas de nous adorer, n’est-ce pas, Valérie ?