Fécondité (Zola)/Livre I/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Eugène Fasquelle (p. 41-61).


III


L’après-midi, à l’usine, Mathieu, qui voulait quitter son travail plus tôt, ainsi qu’il l’avait promis à Marianne, pour passer chez leur propriétaire, avant d’aller dîner au restaurant, fut tellement occupé, dérangé, bousculé, qu’il entrevit à peine Beauchêne. Et ce fut un soulagement pour lui, car il restait contrarié du secret qu’un hasard lui avait fait surprendre, il craignait de l’embarrasser. Mais celui-ci, dans les quelques paroles échangées au passage, ne parut même pas se souvenir qu’il pût éprouver une gêne. Jamais il ne s’était montré si actif, si zélé pour ses affaires, se donnant de toute son intelligence, de tout son effort à la prospérité de sa maison. La fatigue du matin avait disparu, il parlait, il riait haut, en homme que le travail n’effraye pas et qui trouve la vie bonne.

Dès cinq heures et demie, Mathieu, qui d’habitude ne partait qu’à six heures, passa chez Morange, pour toucher ses appointements du mois. Ils étaient de trois cent cinquante francs. Mais, comme, en janvier, il avait pris une avance de cinq cents francs, qu’il rendait par acomptes mensuels de cinquante franc, il n’en reçut donc que trois cents. Il compta les quinze louis, les empocha d’un air de gaieté qui le fit questionner par le comptable.

— Dame ! ils arrivent à propos, j’ai laissé ce matin ma femme avec trente sous.

Il était plus de six heures déjà, lorsque Mathieu se trouva devant le superbe hôtel que les Séguin du Hordel occupaient avenue d’Antin. Le grand-père de Séguin était simple cultivateur, à Janville. Son père, fournisseur des armées, avait plus tard réalisé une fortune considérable. Et lui, fils de parvenu, décrassé de la terre, menait la vie d’un oisif, riche, élégant, membre des grands clubs, surtout passionné de chevaux, affectant en outre un goût d’art et de littérature, l’amateur éclairé, avancé, qui allait par mode aux opinions extrêmes. Il avait épousé, presque sans dot, orgueilleusement, une fille de très vieille noblesse, Valentine, la dernière des Vaugelade, de sang pauvre et de cervelle étroite, dont la mère, catholique exaltée, n’avait réussi à faire qu’une pratiquante, affamée des joies du monde ; de sorte que lui-même, depuis son mariage, pratiquait aussi, par distinction. Le grand-père, paysan, avait eu dix enfants ; le père, fournisseur des armées, s’était borné à six ; et lui, après en avoir eu deux, un garçon et une fille, déclarait nettement qu’il s’en tiendrait là, en ajoutant qui c’était déjà une assez mauvaise action, d’avoir mis au monde deux malheureux qui ne demandaient pas à naître.

Dans la fortune de Séguin, se trouvait tout un vaste domaine, plus de cinq cents hectares de bois et de landes, que son père avait achetés au-dessus de Janville, lorsqu’il s’était retiré des affaires, avec des gains formidables. Son désir, caressé depuis longtemps, était de revenir « triompher dans le village natal, d’où il était parti pauvre ; et il allait faire construire une résidence princière, au milieu d’un parc immense, lorsque la mort l’avait emporté. Séguin, ayant eu dans sa part d’héritage la presque totalité de ce domaine, s’était contenté d’en exploiter la chasse, en créant des actions de cinq cents francs, que des amis se disputaient, spéculation qui lui rapportait de maigres rentes. En dehors des bois, il n’y avait là que des terrains incultes, des marécages, des sables, des champs de pierrailles, et l’opinion légendaire, dans le pays, était que jamais cultivateur n’en tirerait rien de bon. Seul, le fournisseur des armées avait pu y voir le parc romantique qu’il rêvait à l’entour de sa royale demeure ; sans compter qu’il s’était fait autoriser à joindre, au nom de Séguin, ce titre du Hordel, emprunté à une sorte de tour en ruine, le Hordel, qui se trouvait dans la propriété.

C’était par Beauchêne, un des chasseurs actionnaires, que Mathieu avait connu Séguin et découvert, à la lisière des bois, l’ancien rendez-vous de chasse, la masure solitaire, si paisible, dont il était tombé amoureux, au point de la louer et de s’y réfugier avec les siens. Valentine, qui traitait gentiment Marianne en amie pauvre, avait même poussé l’amabilité jusqu’à la venir voir, au moment de son installation ; et elle s’était récriée sur la poésie du site, riant de son ignorance de propriétaire, ne sachant rien de sa propriété. La vérité était qu’elle n’aurait pas vécu là une heure. Son mari l’avait lancée éperdument dans la brûlante vie du Paris littéraire, artistique et mondain, courant en sa compagnie les cénacles, les ateliers et les expositions, les théâtres et les lieux de plaisirs, tous les brasiers où les têtes peu solides, les cœurs vacillants se détraquent. Lui qui, en son besoin de paraître, se mourait d’ennui partout, n’était vraiment à l’aise, de plain-pied, qu’avec ses chevaux, malgré ses prétentions à la littérature, à la philosophie exaspérées de demain, malgré ses collections d’objets d’art niés encore des bourgeois, ses meubles, ses grès, ses étains, ses reliures surtout, dont il était fier. Et il faisait sa femme à son image, la pervertissait par l’extravagance voulue de ses opinions, la salissait par des promiscuités, des camaraderies, qu’il jugeait élégamment audacieuses ; de sorte que la petite dévote qu’on lui avait confiée était en marche pour toutes les folies, communiant toujours, mais professant déjà le péché, se familiarisant chaque jour avec l’idée de la faute. Le pire désastre devait être au bout, car il avait en plus la sottise de se montrer souvent moqueur et brutal à son égard, ce qui la froissait au point de la détacher, de lui faire rêver d’être aimée, d’être caressée autrement, avec tendresse et douceur.

Lorsque Mathieu pénétra dans l’hôtel, dont la façade Renaissance, très ornée, alignait huit hautes fenêtres, à chacun des deux étages, il eut un léger rire, égayé de nouveau par cette pensée :

— Voilà un ménage qui n’attend pas les trois cents francs de son mois, avec trente sous en poche.

Le vestibule était d’une grande richesse, bronze et marbre. À droite, il y avait deux salons de réception et la salle à manger ; à gauche, un billard, un fumoir et un jardin d’hiver. Au premier étage, en face du large escalier, le cabinet de Séguin, une vaste pièce de cinq mètres de haut, de douze de long sur huit de large, tenait tout le centre de l’hôtel, tandis que l’appartement du mari se trouvait à droite, et celui de la femme à gauche, ainsi que les chambres des enfants. Enfin, au second étage, étaient réservés deux appartements complets pour l’époque où les enfants auraient grandi.

Un valet qui connaissait Mathieu, le fit monter tout de suite au cabinet de monsieur, où il le pria d’attendre, en disant que monsieur achevait de s’habiller. Un instant, le visiteur put se croire seul ; et il jeta un coup d’œil autour de lui, dans la vaste pièce, amusé par le décor vraiment superbe, la haute verrière, faite d’anciens vitraux, les tentures de vieilles étoffes, des velours de Gênes, des soies brochées d’or et d’argent, les bibliothèques de chêne, alignant les dos luxueux des volumes, les tables chargées de bibelots, des orfèvreries, des verreries, des bronzes, des marbres, parmi lesquels la collection des fameux étains modernes. Et c’étaient des tapis d’Orient jetés partout, des sièges bas pour toutes les paresses, des coins de solitude, derrière de hautes plantes vertes, où l’on pouvait se réfugier à deux, s’enfouir et disparaître.

— Tiens ! c’est vous, monsieur Froment ! dit brusquement une voix, qui venait de la table aux étains.

Et un grand jeune homme, d’une trentaine d’années, qu’un paravent avait jusque-là caché, s’avança, la main tendue.

— Ah ! dit Mathieu, après une hésitation, monsieur Charles Santerre !

Il ne le voyait que pour la seconde fois, dans cette même pièce, où il l’avait rencontré. Charles Santerre, romancier déjà célèbre, jeune maître aimé des salons, avait un beau front, des yeux bruns caressants, une bouche trop ronge, trop large, qu’il cachait sous sa barbe coupée à la mode assyrienne, frisée avec soin. Il s’était fait par les femmes, qu’il fréquentait tendrement, sous prétexte de les étudier, résolu à tirer d’elles tout ce qu’il pourrait, pour son plaisir et sa fortune. On le disait d’ailleurs très humble, très souple avec elles, en amoureux transi, tant qu’il ne les avait pas possédées ; ensuite, il les exécutait sauvagement, dès qu’elles lui devenaient inutiles. Décidé au célibat, par principe et par calcul, s’installant dans le nid des autres, simple exploiteur du vice mondain, il avait adopté en littérature la spécialité de l’adultère, ne peignant que l’amour coupable, élégant et raffiné, l’amour infécond, qui jamais n’enfantait. Il n’avait eu d’abord aucune illusion sur ses livres, ce n’était qu’un métier aimable et lucratif qu’il choisissait de propos délibéré. Puis, dupe de ses succès, il avait laissé son orgueil lui persuader qu’il était un écrivain. Et il se donnait maintenant comme le peintre en cravate blanche d’un monde à l’agonie, il professait le pessimisme le plus désenchanté, la fin du désir, par l’abstention réciproque, dont il faisait la religion du bonheur final, dans l’anéantissement.

— Séguin va venir, reprit—il d’un air d’amabilité parfaite. J’ai eu l’idée de les enlever, sa femme et lui, pour les emmener dîner au cabaret, avant de les conduire à une petite première, où il y aura du bruit et des gifles, ce soir.

Alors seulement, Mathieu remarqua qu’il était en hahit déjà. Et ils causèrent un instant, Santerre montra un nouvel étain, une petite femme nue, maigre et longue, étalée sur le ventre, la tête perdue dans ses cheveux, et qui devait sangloter : un chef—d’œuvre, disait-il, tout le désastre humain, la faillite de la femme solitaire, arrachée enfin de l’homme. C’était lui qui, devenu le commensal, l’ami de la maison, achevait d’y souffler, en littérature et en art, la démence dont le retentissement fêlait de plus en plus la simple vie de tous les jours.

Mais Séguin parut, de même âge que Santerre, plus, grand et plus mince, très blond, le nez busqué, les yeux gris, les lèvres fines, ne portant que de légères moustaches. Il était également en habit.

— Ah bien ! mon cher, dit—il sans hâte, avec le petit zézaiement qu’il affectait, Valentine s’entête à mettre une robe neuve. Soyons patients, nous en avons pour une heure.

Puis, dès qu’il aperçut Mathieu, il s’excusa, d’une politesse excessive, outrant son air de froide distinction, de détachement supérieur. Et, quand celui qu’il nommait « son aimable locataire » lui eut exposé le motif de sa visite, la fuite qui s’était produite dans le zinc de la toiture, à la suite des dernières pluies, il consentit tout de suite à ce que le plombier de_Janville allât faire une soudure. Mais, après de nouvelles explications, lorsqu’il eut compris que la toiture entière était à refaire, tellement elle se trouvait mangée d’usure, il perdit brusquement ses manières détachées et affables, il se récria, déclara qu’il ne pouvait consacrer à une pareille réparation une somme qui dépasserait toute une année du misérable loyer de six cents francs.

— Une soudure, répéta-t-il, une soudure, c’est entendu. Je vais écrire au plombier.

Et, voulant rompre la conversation :

— Monsieur Froment, attendez ! Je désire vous montrer une merveille, à vous qui êtes un homme de goût.

Il avait, en effet, pour Mathieu, une certaine estime, le sachant d’une intelligence prompte, toujours en création. Celui-ci s’était mis à sourire, se prêtant à la tactique de diversion, ayant au fond la volonté ferme de ne pas quitter la place, sans avoir obtenu la toiture entière. Il prit un livre, revêtu d’une merveilleuse reliure, que le collectionneur était allé chercher dans une bibliothèque vitrée, et qu’il lui tendait, religieusement. Sur le plat, de cuir soyeux, d’un blanc de neige, était incrusté un grand lis d’argent, que barrait une touffe de gros chardons violâtres. Et le titre de l’œuvre : « l’Impérissable Beauté », était jeté en haut, comme en un coin de ciel.

— Ah ! c’est d’une invention, c’est d’une coloration délicieuses ! déclara Mathieu vraiment ravi. On fait maintenant des reliures qui sont des joyaux.

Il remarqua le titre.

— Mais c’est le dernier roman de monsieur Santerre !

Séguin, du coin de l’œil, guettait avec un sourire l’écrivain, qui s’était approché. Et, quand il le vit examiner à son tour le livre, ému de la flatterie :

— Mon cher, mon relieur me l’a rapporté ce matin, et j’attendais une occasion pour vous faire la surprise de vous le montrer. C’est la perle de ma collection… Que dites-vous de l’idée ? ce lis qui est la pureté triomphante, et ces chardons, plantes des ruines, qui disent la stérilité sur le monde enfin désert, reconquis par la félicité parfaite. Toute votre œuvre est là.

— Oui, oui. Vous me gâtez, vous allez me donner de l’orgueil.

Mathieu avait lu le roman, s’étant avisé de l’emprunter à madame Beauchêne, pour que sa femme Marianne connût un livre dont tout le monde parlait. Et il était sorti de cette lecture révolté, exaspéré. Cette fois, Santerre, abandonnant la garçonnière accoutumée, où ses femmes du monde fraudaient en dehors du lit conjugal, de cinq à sept, avait voulu s’élever à l’art pur, au symbole abscons et lyrique. Il contait l’histoire subtile d’une comtesse, Anne-Marie, qui, pour fuir un mari grossier, un mâle faiseur d’enfants, se réfugiait, en Bretagne, près d’un jeune artiste d’inspiration divine, Norbert, lequel s’était chargé de décorer de ses visions la chapelle d’un couvent de filles cloîtrées. Pendant trente ans, son travail de peintre évocateur durait, tel un colloque avec les anges, et le roman n’était que l’histoire des trente années, de ses amours pendant trente ans, aux bras d’Anne-Marie, dans une communion de caresses stériles, sans que sa beauté de femme fût altérée d’une ride, aussi jeune, aussi fraîche, après ces trente ans d’infécondité, que le premier Jour où ils s’étaient aimés. Pour accentuer la leçon, quelques personnages secondaires, des bourgeoises, des épouses et des mères de la petite ville voisine, finissaient dans une déchéance physique et morale, une décrépitude de monstres.

Ce qui révoltait Mathieu, c’était cette théorie imbécile et criminelle de l’amour sans l’enfant, toute la beauté physique, toute la noblesse morale mises dans la vierge. Et il ne put s’empêcher de dire à l’auteur :

— Un livre très intéressant, très remarquable… Mais, pourtant, qu’arriverait-il, si Norbert et Anne-Marie avaient un enfant, si elle devenait grosse ?

Santerre l’interrompit, interloqué, blessé.

— Grosse ! est-ce qu’une femme devient grosse, quand elle est aimée par un homme du monde ?

— Vous ne savez pas ce qui m’indigne ? s’écria Séguin, en s’allongeant dans un fauteuil, discutant, c’est la stupide accusation qu’on porte contre le catholicisme, de pousser à ce pullulement de l’espèce, qui est une vraie saleté et une honte. Ce n’est pas vrai, et c’est ce que vous avez très bien vu dans votre livre. Vous avez écrit là des pages définitives, je vous en félicite, en bon catholique.

— Évidemment, dit Santerre, qui se jeta sur une chaise longue. Cherchez donc dans le Nouveau Testament le « Croissez et multipliez, et remplissez la terre » de la Genèse ? Jésus n’a ni patrie, ni propriété, ni profession, ni famille, ni femme, ni enfant. Il est l’infécondité même. Aussi les premières sectes chrétiennes avaient-elles horreur du mariage. Pour les saints, la femme n’était qu’ordure, tourment et perdition. La chasteté absolue devenait l’état parfait, le héros était le contemplatif, l’infécond, le solitaire égoïste, tout entier à son salut personnel. Et c’est une Vierge qui est l’idéal de la femme, l’idéal de la maternité elle-même. Plus tard seulement, le mariage fut institué par le catholicisme comme une sauvegarde morale, pour réglementer la concupiscence, puisque ni l’homme ni la femme ne peuvent être des anges. Il est toléré, il est la nécessité inévitable, l’état permis, dans de certaines conditions, aux chrétiens assez peu héroïques pour ne pas être des saints complets. Mais, aujourd’hui comme il y a dix-huit siècles, le saint, l’homme de foi et de grâce ne touche pas à la femme, la condamne et l’écarte… Ce sont les lis de Marie qui seuls parfument le ciel.

Se moquait-il ? Il y avait dans sa voix un léger rire que son interlocuteur parut ne pas entendre. Ce dernier approuvait, s’échauffait.

— C’est cela, c’est cela ! … La beauté est toujours victorieuse, et l’impérissable beauté, votre livre la montre, resplendissante : elle est la vierge intacte, en sa fleur, que pas un souffle n’a maculée, chez laquelle les ignobles fonctions génératrices sont abolies… Peut-on voir dans les rues, sans une nausée de dégoût, ces femmes souillées, éreintées, déjetées, qui traînent des queues d’enfants, telles des femelles leurs petits. Aussi le gros bon sens public en fait-il lui-même justice, plaisantant sur leur passage, les tenant en risée et en mépris.

Mathieu, qui était resté debout, se permit d’intervenir.

— Mais l’idée de beauté varie. Vous la mettez dans la stérilité de la femme, aux formes longues et grêles, aux flancs rétrécis. Pendant toute la Renaissance, elle a été dans la femme saine et forte, aux larges hanches, aux seins puissants. Chez Rubens, chez Titien, même chez Raphaël, la femme est robuste, Marie est vraiment mère… Et remarquez qu’il s’agirait justement de changer cette idée de la beauté, pour que la famille restreinte, en honneur aujourd’hui, fit place à la famille nombreuse, qui deviendrait la seule belle… Selon moi, l’unique remède décisif est là, au mal grandissant de la dépopulation, dont on se préoccupe tant aujourd’hui.

Tous deux le regardaient en souriant, d’un air de pitié supérieur.

— La dépopulation un mal ! dit Séguin. Comment ! cher monsieur, vous si intelligent, vous en êtes resté à cette rengaine ? Voyons, réfléchissez, raisonnez donc un peu !

— Encore une victime du fâcheux optimisme ! ajouta Santerre. Dites-vous, avant toute chose, que la nature agit sans discernement, et que quiconque ne la corrige pas, est sa victime.

L’un après l’autre, ils parlèrent, souvent même tous les deux à la fois. Ils s’excitaient, se grisaient, de leurs sombres imaginations. D’abord, le progrès n’existait pas. Il suffisait de se reporter à la fin du siècle dernier, lorsque Condorcet annonçait le retour de l’âge d’or, l’égalité prochaine, la paix entre les hommes et les nations : une illusion généreuse gonflait tous les cœurs, l’utopie ouvrait le plein ciel à toutes les espérances ; et, cent ans plus tard, quelle chute, cette fin de notre siècle actuel, qui s’achève dans la banqueroute de la science, de la liberté et de la justice, qui tombe dans le sang et dans la boue, au seuil même de l’inconnu menaçant du siècle futur ! Ensuite, est-ce que l’expérience n’était pas faite ? Cet âge d’or tant cherché, les païens l’avaient mis avant les temps, les chrétiens étaient venus le mettre après les temps, tandis que les socialistes d’aujourd’hui le mettaient pendant les temps. Ce n’étaient là que trois illusions déplorables, il n’y avait qu’un bonheur absolu possible, celui de l’anéantissement. Sans doute leur bon catholicisme les faisait hésiter à supprimer le monde d’un coup ; mais ils jugeaient permis de le limiter. Schopenhauer, et même Hartmann, leur semblaient d’ailleurs démodés. Ils se rapprochaient de Nietzsche, l’humanité restreinte, le rêve aristocratique d’une élite, une nourriture plus délicate, des pensées plus raffinées, des femmes plus belles, aboutissant à l’homme parfait, l’homme supérieur, dont les jouissances seraient décuplées. Cela n’allait pas du reste sans des contradictions, dont ils s’embarrassaient peu, ne s’inquiétant, selon leur expression, que d’être en beauté. Malthus était leur homme, comme il était celui de Beauchêne, uniquement parce que son hypothèse, en rendant les pauvres seuls responsables de leur pauvreté, soulageait les riches du poids importun des remords. Mais, s’il avait érigé en loi la privation, il n’avait pas voulu la fraude, et eux le méconnaissaient, rêvaient des coercitions féroces, tout en imaginant des amours stériles, d’un raffinement de monstrueuses débauches. S’ils souhaitaient volontiers, par excès de poésie noire, la fin du monde, ils ne le voyaient finir que dans le spasme, inconnu jusqu’ici, d’une jouissance centuplée, exaspérée.

— Vous n’ignorez pas, dit froidement Santerre, qu’on a proposé en Allemagne de châtrer, par an, un nombre d’enfants pauvres, que la loi déterminerait, selon les tables des naissances. Ce serait un moyen d’arrêter un peu l’idiote fécondité du peuple.

Ce n’était pas ce pessimisme littéraire qui pouvait troubler Mathieu, car il en plaisantait volontiers lui-même, tout en reconnaissant la désastreuse influence sur les mœurs d’une littérature qui professait la haine de la vie, la passion du néant. Dans cette maison même, il sentait bien souffler la mode imbécile, l’ennui d’une époque anxieuse et souffrante, réduite à se distraire en jouant avec la mort. Lequel de ces deux-là, qui s’empoisonnaient mutuellement, mentait le plus, jetait l’autre à plus de démence ? Au fond de tout pessimiste vrai, il y a un infirme, un impuissant. Lui, dans sa religion de la fécondité, restait convaincu qu’un peuple qui n’a plus foi en la vie, est un peuple dangereusement malade. Et, pourtant, il avait des heures de doute sur l’opportunité des familles nombreuses, selon les circonstances économiques et politiques, il se demandait si dix mille heureux ne valaient pas mieux que cent mille malheureux, pour la gloire et la joie d’un pays.

— Voyons, s’écria Séguin en reprenant l’attaque, vous ne pouvez nier, mon cher monsieur, que les plus forts, les plus intelligents sont les moins féconds. Dès que le cerveau d’un homme s’élargit, sa faculté génératrice s’affaiblit. Le pullulement qui vous charme, dont vous voudriez faire la beauté, ne pousse plus aujourd’hui que sur le fumier de la misère et de l’ignorance. Et, avec vos idées, vous devez être républicain, n’est-ce pas ? Eh bien ! il est également prouvé que la tyrannie augmente les hommes en nombre, tandis que la liberté les augmente en valeur.

C’étaient bien ces idées-là qui, parfois, troublaient profondément Mathieu. Avait-il donc tort de croire en l’expansion indéfinie de l’humanité ? Faisait-il donc une œuvre mauvaise en mettant la beauté et le bonheur dans le plus de vie possible ? Il répondit pourtant :

— Ce sont là des faits dont la vérité n’est que relative. L’hypothèse de Malthus a été reconnue fausse en pratique. Si le monde se peuplait entièrement, et si même les subsistances venaient à manquer, la chimie serait là pour tirer des aliments de toute la matière inorganique. L’éventualité de ces choses est d’ailleurs si lointaine, que des calculs de probabilité ne sauraient être basés sur aucune certitude scientifique. Et, du reste, en France, loin d’aller à ce danger, nous retournons en arrière, nous marchons au néant. La France, qui comptait pour un quart en Europe, n’y compte plus que pour un huitième. Dans un ou deux siècles, Paris sera mort sur place, comme l’ancienne Athènes et l’ancienne Rome, et nous serons tombés au rang de la Grèce actuelle… Paris veut mourir.

Santerre se récria, plaida à son tour.

— Mais non, mais non ! Paris veut simplement rester stationnaire, et cela parce qu’il est la ville du monde la plus intelligente, la plus civilisée. Comprenez donc que la civilisation, en créant des jouissances nouvelles, en raffinant les esprits, en leur ouvrant des champs nouveaux d’activité, favorise l’individu aux dépens de l’espèce. Plus les peuples se civilisent, moins ils procréent, justement, nous qui marchons à la tête des nations, nous en sommes arrivés les premiers au point de sagesse qui corrige un pays de l’inutile et nuisible excès de fécondité. C’est un exemple de haute culture, d’intelligence supérieure, que nous donnons au monde civilisé, et que le monde entier suivra certainement, à mesure que les peuples atteindront, chacun à son tour, notre état de perfection. De toutes parts, d’ailleurs, des symptômes se manifestent.

— Évidemment ! appuya Séguin. S’il y a chez nous des causes secondaires de dépopulation, elles n’ont pas l’importance qu’on prétend, et l’on pourrait les combattre. Le phénomène est général, toutes les nations sont atteintes, décroissent ou décroîtront, dès qu’elles se civiliseront davantage. Le Japon est touché, la Chine elle-même s’arrêtera, le jour où l’Europe en aura forcé les portes.

Devenu grave, Mathieu écoutait, depuis que les deux mondains, qu’il avait là, devant lui, en habit et en cravate blanche, disaient des choses raisonnables. Il n’était plus question de la vierge exsangue et plate, sans sexe, dont ils faisaient l’idéal de beauté humaine. C’était l’humanité vivante, frémissante, qui déroulait son histoire. Il réfléchit tout haut.

— Alors, vous ne craignez plus le péril jaune, ce terrible pullulement des barbares asiatiques qui devaient, à un moment fatal, déborder sur notre Europe, la bouleverser et la féconder de nouveau ?… Toujours l’histoire a recommencé ainsi, par des déplacements brusques d’océans, par des invasions de peuples brutaux venant redonner du sang aux peuples affaiblis. Et, chaque fois, la civilisation a refleuri, plus large et plus libre… Comment Babylone, Ninive, Memphis sont-elles tombées en poussière, avec leurs peuples qui semblent être morts sur place ? Comment Athènes et Rome agonisent-elles aujourd’hui encore, sans pouvoir renaître de leurs cendres, dans l’éclat de leur gloire ancienne ? Comment Paris est-il touché dès maintenant par la mort, malgré sa splendeur, capitale d’une France dont la virilité s’affaiblit ? Vous aurez beau raisonner, dire qu’à l’exemple des anciennes capitales du monde, il meurt par excès de culture, d’intelligence et de civilisation : ce n’en est pas moins la mort, le reflux qui portera l’éclat et la puissance à quelque peuple nouveau… Votre équilibre est mensonger, rien ne peut rester stationnaire, ce qui ne croît plus décroît et disparaît. Et si Paris veut mourir, il mourra, et la patrie mourra avec lui.

— Oh ! mon Dieu ! déclara Santerre en reprenant sa pose de pessimiste élégant, s’il veut mourir, je ne m’oppose pas à ce qu’il meure. Pour mon compte, je suis résolu fermement à l’y aider.

— Pas d’enfants, c’est de toute évidence l’honnêteté et la sagesse, conclut Séguin, qui désirait se faire pardonner les deux siens.

Mais, comme s’il ne les avait pas entendus, Mathieu continua :

— La loi de Spencer, je la connais, je la crois même juste en théorie. Il est certain que la civilisation est un frein à la fécondité, de sorte qu’on peut imaginer une série d’évolutions sociales déterminant des reculs ou des excès dans la population, pour aboutir à un équilibre final, par l’effet même de la culture victorieuse, lorsque le monde sera entièrement peuplé et civilisé.

Mais qui peut prévoir la route à parcourir, au travers de quels désastres, au milieu de quelles souffrances ? Des nations disparaîtront encore, d’autres les remplaceront, et combien de mille ans faudra-t-il, pour arriver à la pondération dernière, faite de la vérité, de la justice et de la paix enfin conquises ?… La raison tremble et hésite, le cœur se serre d’angoisse.

Un grand silence tomba, pendant qu’il restait troublé, ébranlé dans sa foi aux puissances bonnes de la vie, ne sachant plus qui avait raison, de lui, si simple, ou de ces deux hommes, étendus languissamment sur leurs sièges, qui compliquaient et empoisonnaient leur néant.

Valentine entra, rieuse, avec des allures garçonnières, qu’elle avait eu de la peine à se donner.

— Ah ! vous savez, vous autres, il ne faut pas m’en vouloir ! Cette Céleste n’en finit pas.

À vingt-cinq ans, elle était maigre, petite, l’air d’une fillette émancipée. Blonde, avec un visage fin, des yeux bleus rieurs, un nez léger d’insouciance, elle n’était pas jolie, mais drôle et charmante tout de même. Promenée par son mari dans les mauvais lieux, ayant fini par se familiariser avec les écrivains, avec les artistes qui fréquentaient la maison, elle ne redevenait la dernière des Vaugelade que sous l’excès de l’outrage, tout d’un coup glacée et méprisante.

— Ah ! c’est vous, monsieur Froment, dit-elle, très aimable, en s’avançant vers Mathieu, pour lui serrer cavalièrement la main. La santé de madame Froment est bonne, les enfants sont toujours gaillards et superbes ?

Mais Séguin, qui examinait sa robe, une robe de soie blanche, garnie de dentelles bises, eut un de ces accès de brutalité dont la rudesse éclatait comme un coup de feu, sous l’affectation de sa haute politesse.

— Et c’est pour mettre ce chiffon, que tu nous fais attendre ! Jamais tu n’as été si mal fagotée.

Elle qui arrivait avec la conviction d’être ravissante ! Elle se raidit pour ne pas pleurer, tandis que sa face de fillette, assombrie, prenait une expression de révolte hautaine et vindicative. Lentement, elle tourna les yeux vers l’ami qui était là, qui la regardait d’un air d’extase, outrant son attitude d’esclave, dans la caresse soumise dont il l’enveloppait.

— Vous êtes délicieuse, murmura-t-il, et cette robe est une vraie merveille.

Cela fit rire Séguin, qui plaisanta Santerre sur sa platitude devant les femmes. Valentine, adoucie par le compliment, retrouvant sa joie d’oiseau libre, s’en mêla, déclara qu’un homme la mènerait où il voudrait, avec de gentilles paroles. Et il y eut là un bout de conversation, d’une franchise, d’une licence, qui stupéfia Mathieu, fort embarrassé de sa personne, très désireux de s’en aller, mais s’obstinant à attendre, tant qu’il n’aurait pas obtenu de son propriétaire la réparation qu’il désirait.

— Oh ! en paroles, je permets tous les joujoux, conclut le mari. Mais ne t’avise pas de coucher avec un autre, je te tuerais comme un petit lapin.

Il était en effet très jaloux. Consolée, elle fit alors sa paix avec lui, en ajoutant, de sa voix de bonne petite femme :

— Patiente un peu, j’ai dit à Céleste de nous amener les enfants, pour que nous les embrassions avant de partir.

Mathieu, voulant profiter de cette nouvelle attente, essaya de revenir à sa requête. Mais, déjà, Valentine recommençait, parlait de choisir le restaurant le plus louche pour y dîner, demandait si c’étaient des horreurs qu’on avait sifflées, la veille, à la répétition générale de la pièce qu’ils allaient voir. Et elle apparaissait, entre les deux hommes, comme une élève docile, exagérant encore leurs opinions extrêmes, d’un pessimisme outré, d’une intransigeance exaspérée en littérature, en art, dont ils riaient eux-mêmes. Wagner était très surfait, elle réclamait la musique invertébrée, la libre harmonie du vent qui passe. Quant à la morale, c’était à frémir : Elle avait revécu les amours raisonnants des révoltées d’Ibsen, elle en était à la femme de pure beauté intangible, elle trouvait Anne-Marie, la dernière création de Santerre, beaucoup trop matérielle et dégradée, parce que l’auteur disait, dans une page fâcheuse, que les baisers de Norbert laissaient, à son front, leur empreinte. Il contesta le passage, elle se précipita sur le volume, chercha la phrase.

— Voyons, répétait le romancier désespéré, je lui ai évité l’enfant.

— Parbleu ! s’écria-t-elle, nous l’évitons toutes, il n’y a plus d’héroïsme à cela, c’est l’ordinaire bourgeois… Anne-Marie, pour nous hausser le cœur, doit être le marbre sans tache, et les baisers de Norbert ne peuvent marquer sur elle.

Mais elle fut interrompue, la femme de chambre, Céleste, une grande fille brune, avec une tête de cheval, aux traits forts, d’air agréable, amenait les deux enfants. Gaston avait cinq ans, et Lucie trois, l’un et l’autre d’une pâleur de roses fleuries à l’ombre, délicats et minces. Ils étaient blonds comme leur mère, le garçon tirant sur le roux, la fille décolorée, couleur d’avoine, et ils avaient aussi ses yeux bleus, tout en ayant le visage plus allongé du père. Frisés, vêtus de blanc, tenus avec une coquetterie extrême, ils ressemblaient à de grandes poupées vivantes, d’une fragilité précieuse. L’orgueil mondain du père et de la mère fut flatté, et ils exigèrent que les petits jouassent leur rôle.

— Eh bien ! on ne dit bonsoir à personne ?

Les enfants, sans timidité, habitués au monde déjà, regardaient les gens en face. S’ils se hâtaient peu, c’était par paresse naturelle, n’aimant point obéir. Pourtant, ils consentirent, ils se firent embrasser.

— Bonsoir, bon ami Santerre.

Puis, ils hésitèrent devant Mathieu. Il fallut que le père leur rappelât le nom du monsieur, qu’ils avaient vu pourtant deux ou trois fois.

— Bonsoir, monsieur Froment.

Valentine les prit, les souleva, les étouffa de caresses. Elle les adorait, et, dès qu’elle les avait reposés à terre, les oubliait.

— Alors, maman, tu t’en vas encore ? demanda le petit garçon.

— Mais oui, mon chéri. Tu sais bien que les papas et les mamans ont leurs affaires.

— Alors, maman, nous allons dîner seuls ?

Elle ne répondit pas, se tourna vers la femme de chambre, qui attendait les ordres.

— Vous entendez, Céleste, vous ne les quitterez pas une minute, et surtout qu’ils n’aillent pas à la cuisine. Jamais je ne rentre, sans les trouvera la cuisine. C’est exaspérant… Servez-les dès sept heures, couchez-les à neuf. Et qu’ils dorment !

La grande fille, à tête de cheval, écoutait d’un air de respectueuse obéissance, tandis que son mince sourire disait la Normande débarquée à Paris depuis cinq ans déjà, bronzée au service, sachant ce qu’on fait des enfants, quand les maîtres ne sont pas là.

— Madame, dit-elle simplement, mademoiselle Lucie est souffrante. Elle a encore vomi.

— Comment ! encore vomi ! s’écria le père furieux. Je n’entends parler que de ça, ils vomissent donc toujours ? Et c’est toujours au moment où nous allons sortir… Ma chère amie, c’est désagréable, tu devrais bien veiller à ce que nos enfants n’aient pas de la sorte un estomac de papier mâché.

La mère eut un geste de colère, comme pour dire qu’elle n’y pouvait rien. En effet, les petits souffraient souvent de l’estomac. Ils avaient eu toutes les maladies de l’enfance, presque constamment fiévreux et enrhumés. Et ils gardaient cet air muet, un peu inquiet, des enfants abandonnés aux soins des servantes.

— C’est vrai, que tu as eu bobo, ma petite Lucie ? demanda Valentine, baissée devant la fillette. Tu n’as plus bobo, n’est-ce pas ? Non, non, ce n’est rien, rien du tout… Embrasse-moi, mon trésor, dis bonsoir bien gentiment à papa, pour qu’il n’ait pas de la peine, en s’en allant.

Elle se releva, déjà rassurée, égayée ; et, apercevant Mathieu qui la regardait :

— Ah ! ces petits êtres, ils vous en donnent, un mal ! Mais vous voyez bien qu’on les adore quand même, tout en pensant que, pour leur bonheur, ils auraient mieux fait de ne pas naître… Enfin, moi, je suis en règle envers la patrie, que toutes les femmes aient, comme moi, un garçon et une fille !

Alors, Mathieu, voyant qu’elle plaisantait, se permit de dire, en riant lui aussi :

— Non, non, madame, vous n’êtes pas en règle. Il en faut quatre pour que la patrie prospère. Et vous savez ce que dit votre médecin, le docteur Boutan, tant que les femmes qu’il accouche n’en ont pas eu quatre : « Le compte n’y est pas. »

— Quatre ! quatre ! cria Séguin, repris de colère. S’il en venait un troisième, je me croirais un criminel… Ah ! je vous réponds que nous faisons tout pour en rester là.

— Vous ne pensez donc pas, demanda gaiement Valentine, que je suis déjà une trop vieille femme, pour risquer de perdre le peu qui me reste de fraîcheur… Je ne veux pourtant pas devenir un objet de répugnance pour mon mari.

— Mais, répondit Mathieu, causez donc de cela encore avec le docteur Boutan. Moi, je ne sais rien. Lui, prétend que ce qui vieillit et détraque les femmes, ce ne sont pas les grossesses, mais les pratiques auxquelles se livrent les ménages, pour les éviter.

De grasses plaisanteries, tout un flot d’allusions libertines, fort goûtées dans La maison, accueillirent ces paroles. Et, quand il eut ajouté que le spasme devenait destructeur, si l’on contentait le désir, qui était le moyen, sans contenter la fonction de l’organe, qui était le but, ce fut un redoublement d’élégante obscénité. Un souffle de sadisme passa, les regards rieurs de la jeune femme à son mari dirent un peu des secrètes pratiques de leur alcôve, la débauche conjugale dont il la fatiguait et la dépravait, toute la fille de plaisir qu’il avait faite de l’épouse. Certains matins, elle en était brisée, la cervelle à l’envers, accoutumée aux pires déchéances, rêvant d’Anne-Marie que les baisers de Norbert n’abîmaient pas.

— Ah ! les fraudes ! s’écria Santerre, qui donnait hardiment la réplique à Valentine, ils m’amusent, avec leur campagne contre les fraudes ! Un médecin de petite ville a eu la pensée de combattre, dans un livre, toutes les fraudes imaginables, de véritables horreurs. Et il est arrivé qu’il les a simplement apprises aux paysans, qui, jusque-là, avaient ignoré comment on s’y prenait, de sorte que la natalité a décru de moitié dans le pays.

Céleste ne bronchait pas, les enfants écoutaient sans comprendre. Et ce fut au milieu des éclats de rire, soulevés par l’anecdote, que les Séguin partirent enfin, emmenés par Santerre. En bas seulement, dans le vestibule, Mathieu obtint de son propriétaire qu’il écrirait au plombier de Janville, et que la toiture serait entièrement refaite, puisqu’il pleuvait dans les chambres.

Le landau attendait, devant la porte. Et, quand le ménage y fut monté, avec l’ami, Mathieu, qui s’en allait à pied, eut l’idée de lever les yeux. À une fenêtre, il aperçut Céleste installée, entre les deux enfants, sans doute pour s’assurer que monsieur et madame étaient bien partis. Il se rappela le départ de Reine, chez les Morange. Mais, ici, Lucie et Gaston restaient immobiles, d’une gravité morne, et ni la mère ni le père ne songèrent à lever la tête.