La vie, lentement, reprit à l’usine, dans le grand deuil. Sous le coup terrible qui l’écrasait, Beauchêne ne sortit plus, resta les premières semaines au foyer, comme anéanti sans désir. Il paraissait corrigé, ne mentant plus, ne prétextant plus de continuels voyages d’affaires pour assouvir au-dehors les brusques fringales de femmes dont l’âge exaspérait chez lui le besoin. Et il s’était remis au travail, il s’occupait de sa maison, descendait de nouveau chaque matin dans les ateliers, aidé de Blaise, un lieutenant dévoué, actif, sur lequel il se déchargeait chaque jour davantage des besognes trop lourdes. Mais, surtout, ce qui frappait les intimes, c’était le rapprochement du ménage, Constance aux petits soins pour son mari, Beauchêne ne quittant plus sa femme, tous les deux très d’accord, vivant à l’écart dans leur hôtel fermé, comme drapé de noir, où n’étaient reçus que les parents.
Chez Constance, au lendemain de l’horrible douleur, de cette perte soudaine de Maurice qui la laissait amputée et saignante, il y avait eu la sensation affreuse d’une infirme dont un membre a été tranché. Elle n’était plus entière, elle éprouvait une honte à se sentir défigurée, amoindrie. Et, dans son regret, où sanglotait sa tendresse déçue, il entrait aussi une révolte exaspérée d’orgueil, tellement elle souffrait de sa diminution, depuis qu’elle n’était plus mère, qu’elle n’avait plus là, près d’elle, le dauphin pour prendre l’empire. Elle qui s’était obstinée à ce fils unique, dans le désir qu’il fût le seul maître de la fortune, le roi tout-puissant de demain ! L’imbécile mort le lui avait volé, et la maison lui semblait moins à elle, l’usine lui échappait, maintenant surtout que ce Blaise s’y trouvait installé, avec sa femme, son enfant, toute cette fécondité pullulante des Froment envahisseurs. Elle ne se pardonnait pas de les y avoir accueillis, logés, elle ne brûlait plus que de la passion de se défendre, de ressusciter son fils, d’avoir un fils encore, afin de reconquérir son bien, sa place, sa royauté. Sans doute, elle avait adoré Maurice, elle n’avait même jamais aimé que lui, d’une froideur d’épouse simplement résignée aux caresses conjugales. Mais son amour maternel, jusque-là sans éclat, muet et profond, se rallumait à présent d’une brusque flambée de fièvre, où s’embrasait tout son être. Cette maternité violente, exigeante, qu’elle avait comme pervertie en la mettant sur un seul, elle en sentait désormais le continuel tourment. Elle était la mère dupée, volée, la mère à qui l’on a pris son enfant, qui le veut, qui en veut un autre, dont rien n’apaisera plus l’ardente soif, d’aimer, si elle n’est pas mère encore. Pour son cœur, pour son orgueil, pour sa chair comme pour son ambition, un enfant, il lui fallait un enfant. Et c’était pourquoi, sans calcul, même d’instinct, elle s’était rapprochée de son mari.
Dans le deuil de la maison close, des vêtements noirs, il y eut un renouveau de lune de miel. Ils ne fraudaient plus, tous deux attendirent, pleins de confiance d’abord. Constance avait à peine quarante et un ans. Beauchêne, de six ans plus âgé, affectait la certitude d’un gaillard solide, capable encore de peupler un monde. On ne les voyait plus qu’ensemble. Ils se couchaient tôt. Pendant six mois, ils eurent une existence réglée, étroite, dans laquelle on les sentait d’accord, mettant toute leur bonne volonté, toute leur puissance à réussir l’œuvre commune. Mais l’enfant désiré, attendu, ne vint pas. Et six mois encore se passèrent, et dès lors il sembla que la bonne entente se rompait, que des inquiétudes, des reproches, des colères devaient commencer à troubler l’alcôve, car Beauchêne s’échappait de nouveau parfois, pour prendre l’air, disait-il, tandis que Constance, les yeux rouges, fiévreuse, restait seule au foyer.
Un jour que Mathieu était venu rendre visite à sa belle-fille Charlotte, et qu’il s’oubliait, dans le jardin, à jouer avec la petite Berthe, grimpée sur ses genoux, il fut surpris de voir descendre Constance, qui devait l’avoir aperçu des fenêtres de l’hôtel voisin. Elle finit par l’emmener sous un prétexte, elle le garda près d’un quart d’heure, sans se décider à parler. Puis, brusquement :
« Mon cher Mathieu, excusez-moi de vous entretenir d’une chose qui ne peut que nous être pénible… Il y a bientôt quinze ans déjà, mon mari a eu, je le sais, un enfant, d’une ouvrière de l’usine. Et je sais aussi que, dans cette circonstance, vous lui avez rendu le service d’être son intermédiaire, de vous occuper de cette fille et de son enfant, un garçon, n’est-ce pas ? »
Elle attendit une réponse. Mais Mathieu, stupéfait de la voir si bien renseignée, ne comprenant pas pourquoi, après tant d’années, elle s’adressait à lui, au sujet de cette histoire fâcheuse, n’eut qu’un geste, où se trahirent sa surprise et son inquiétude.
« Oh ! reprit-elle, je ne vous fais aucun reproche, je suis convaincue que votre rôle, là-dedans, a été tout amical, même affectueux pour moi dans la crainte de quelque scandale qui aurait pu m’atteindre. D’ailleurs, vous le pensez bien, je ne récrimine pas sur une trahison si ancienne. Mon désir est simplement d’être renseignée. Longtemps je n’ai pas voulu approfondir les dénonciations qui m’ont mise au courant. Aujourd’hui, cette chose me revient, m’obsède, et il est bien naturel que je m’adresse à vous, car je n’en ai jamais soufflé mot à mon mari, je croirais très mauvais pour notre tranquillité de lui arracher une confession, des détails, toute l’irréparable faute. Enfin, ce qui achève de me décider, c’est le souvenir de notre rencontre, le jour où j’ai accompagné Mme Angelin chez la sage femme de la rue de Miromesnil, et où je vous ai aperçu, avec cette fille, qui avait de nouveau un enfant au bras… Vous l’avez donc revue, vous devez savoir ce qu’elle devient, si son premier enfant vit encore, et, dans ce cas, où il est, ce qu’il fait. »
Il ne répondit toujours pas. La fièvre dont il la voyait peu à peu brûler le mettait en garde, lui faisait chercher le motif d’une si étrange démarche, de la part de cette femme si fière, si discrète d’habitude. Que se passait-il donc ? Pourquoi s’efforçait elle de ramener à des confidences, dont il ne pouvait prévoir les résultats ? Puis, comme elle le dévisageait, le fouillait de ses yeux aigus, il chercha de bonnes paroles évasives.
« Vous m’embarrassez beaucoup. Et, d’ailleurs, je ne sais rien qui puisse vous intéresser… Pour votre mari, pour vous plus encore à quoi vous servirait de remuer ce passé lointain ?… Croyez-moi oubliez ce qu’on a pu vous dire, vous qui avez tant de raison tant de sagesse… »
Elle l’interrompit, elle lui saisit les mains, les garda dans les siennes, d’une étreinte chaude et tremblante. Jamais elle n’avait eu ce geste, d’une passion qui s’oubliait, qui se livrait.
« Mais je vous répète que personne n’a rien à craindre de moi ni mon mari, ni cette fille, ni l’enfant. Comprenez donc ! je suis seulement tourmentée, je souffre de ne pas savoir, oui ! il me semble que je serai plus tranquille, dès que je saurai. C’est pour moi que je vous interroge, pour mon repos… Ah ! si je vous disais, si je vous disais ! »
Il commençait à deviner bien des choses, elle n’avait pas besoin de tout lui dire. Déjà, le rapprochement du ménage le renseignait il s’était douté, au lendemain de la mort de Maurice, du désir ardent qu’ils avaient de le remplacer, des efforts qu’ils faisaient pour avoir un fils encore. Et, depuis un an que ce fils ne venait pas, il avait pu suivre leur déception, leur tristesse croissante, la colère enfin, les amertumes et les querelles, où leur impuissance les jetait. Puis, voilà qu’il assistait, chez l’épouse vieillie, à cette crise de jalousie singulière, cette hantise de l’enfant que son mari ne lui faisait pas maintenant, qu’il avait fait à cette fille autrefois. La femme ne comptait plus, elle avait su cette fille belle, fraîche, de chair adorable, autant qu’elle-même était sèche, jaune glacée avant l’âge ; et elle n’avait pas un mot d’amoureuse blessée. C’était la mère seule qui souffrait en elle, c’était l’enfant qu’elle jalousait d’un cœur éperdu. Elle ne pouvait le chasser de son souvenir, il revenait sans cesse comme une moquerie, comme une insulte chaque fois qu’elle constatait l’inutilité de son attente, la débâcle d’une espérance nouvelle. Et, chaque mois, la désillusion s’aggravait, elle rêvait plus passionnément de l’enfant de l’autre, elle le voulait, elle s’irritait à se demander où il était, ce qu’il était devenu et s’il se portait bien, et s’il ressemblait à son père.
« Je vous assure, mon cher Mathieu, reprit-elle, que vous ferez une bonne œuvre en me répondant… Vit-il ? Dites-moi seulement s’il vit. Mais ne me mentez pas… S’il était mort, je crois qu’il me laisserait plus calme. Et grand Dieu ! je ne lui souhaite pourtant pas de mal ! »
Alors, Mathieu, qu’elle finissait par toucher beaucoup, lui dit la vérité toute simple.
« Puisque vous insistez, au nom de votre repos, puisque ceci doit rester entre nous, sans que votre ménage ait à en souffrir, je ne vois pas de mal à vous confier ce que je sais ; et, je le répète, ce que je sais est peu de chose… L’enfant a été mis, sous mes yeux, aux Enfants-Assistés. Depuis, la mère, n’en ayant jamais demandé, n’en a jamais eu de nouvelles. Je n’ai pas besoin d’ajouter que votre mari est également dans une ignorance profonde, car il a toujours refusé de s’occuper de cet enfant… Vit-il encore ? Où est-il ? C’est donc ce que je ne puis vous dire. Il faudrait faire toute une enquête. Cependant, si vous voulez mon opinion, il y a de grandes probabilités pour qu’il soit mort, tant la mortalité est grande sur ces pauvres petits êtres. »
Elle le regardait fixement.
« Vous me dites bien la vérité, vous ne me cachez rien ? »
Et, comme il protestait :
« Oui, oui, j’ai confiance en vous… Alors, il serait mort, c’est votre pensée ? Ah ! tous ces enfants qui meurent, quand il y a des femmes qui seraient si heureuses d’en sauver un, d’en avoir un à elles !… Enfin, si ce n’est pas une certitude, c’est tout de même un renseignement. Merci. »
Pendant les mois qui suivirent, Mathieu se retrouva plusieurs fois seul avec Constance ; mais elle ne revint jamais sur ce sujet. Elle semblait ignorer de nouveau, vouloir oublier, par un effort d’énergie. Pourtant, il la sentait hantée toujours, et il n’était point difficile de deviner que les rapports du ménage se gâtaient davantage, à mesure que les époux perdaient l’espoir d’avoir un enfant, cet espoir qui, seul, les avait rapprochés. S’ils gardaient encore devant le monde leur attitude de bonne entente, des faits disaient la lente désunion, la rupture nouvelle, s’aggravant de semaine en semaine. Beauchêne avait repris presque complètement sa vie au-dehors, en homme harassé, irrité des corvées conjugales, si peu douces, d’autant moins agréables, qu’elles restaient parfaitement inutiles. Constance luttait quand même, le retenait, d’une âpreté de guerrière qui se trahissait dans ce regard de possession dont elle l’enveloppait, résolue à ne le rejeter que vide et mort. Était-ce donc possible, en étaient-ils à l’impuissance des Angelin ? Tout ce qu’elle avait pressenti, redouté, allait-il se réaliser, faire choir son ménage au vide affreux où elle voyait sombrer le ménage de son amie ? Cette idée d’impuissance l’exaspérait, la rendait honteuse, comme d’une tare, d’une déchéance. Elle ne l’acceptait pas pour elle. Son mari peut-être, car il s’était prodigué, usé partout. Et il y eut une heure furieuse où la querelle d’alcôve éclata, où ils s’accusèrent mutuellement de la stérilité qui les désolait, dans la colère enfin débordante de leurs vaines étreintes.
Beauchêne déclarait que ça se soignait. Mais qui consulter ?
Quand il nomma Boutan, Constance protesta d’abord, car elle le redoutait, elle craignait de le voir triompher, avec ses théories qu’elle avait si longtemps combattues. Puis, elle céda, d’une pruderie toujours en éveil, ne consentant encore à se laisser examiner que par l’accoucheur qui la connaissait.
Le matin où Boutan fut appelé, il trouva les époux dans le petit salon jaune, qu’il connaissait bien, pour y être venu tant de fois en visite, lors de l’enfance maladive de Maurice. Tout de suite, les portes soigneusement fermées, Beauchêne voulut le prendre sur le ton de la plaisanterie, afin d’esquiver l’embarras des premières explications. Il amena Boutan devant sa femme debout, très pâle, très grave.
« Docteur, voici une dame qui désire redevenir une jeune mariée… Elle veut un enfant, et il faut que vous lui disiez comment ça se fait. »
Le bon docteur se prêta volontiers au jeu. Il avait sa grosse face de brave homme, son doux regard, sans qu’il parût triompher le moins du monde d’une catastrophe, prévue par lui depuis longtemps. Il se contenta de rire avec gaieté.
« Un enfant, c’est parfait ! Mais vous savez aussi bien que moi comment on s’y prend.
— Ma foi, non, docteur ! reprit Beauchêne, de son air gaillard. Du moins, nous l’avons oublié, car voici bientôt un an que nous faisons tout ce qu’il faut pour en avoir un, et le cher petit s’entête à ne pas venir. »
Il eut le tort d’ajouter, sans attendre, dans le vaniteux besoin de sauver de la défaite sa responsabilité de bon mâle :
« Je crois bien qu’il y a quelque chose de détraqué chez la maman, et si nous avons recours à vous, c’est pour vous prier de voir et de raccommoder ça. »
Blessée du tour qu’il donnait à la consultation, le sang brusquement au visage, Constance, muette jusque-là, intervint, d’un ton de colère.
« Pourquoi m’accuses-tu ? En sais-tu quelque chose ?… Docteur, selon moi, c’est le père que vous aurez raison d’examiner et de soigner.
— Voyons, chère amie, je n’ai pas voulu te faire de la peine.
— De la peine, ah ! grand Dieu, qu’importe ! Je pleure maintenant les journées entières… Mais je ne veux pas que tu commences par jeter sur moi toute la cause de notre chagrin. Et, puisque tu m’y pousses, je suis bien forcée de prévenir le docteur, pour qu’il sache au moins à quoi s’en tenir sur ton compte ».
Vainement, Beauchêne tenta de la calmer. Elle s’affolait, perdait toute mesure.
« Le mari que tu as été, le mari que tu es encore, penses-tu donc que je le connaisse seulement d’aujourd’hui ? Ah ! pauvre homme, j’ai toujours été au courant de ton abominable existence ! »
Il voulut l’interrompre, lui prendre les mains, inquiet de la crise qu’il sentait venir.
« Tais-toi ! c’est stupide, à quoi bon tout ça ?
— Ne me touche pas, tu me fais horreur !.. Est-ce parce que le docteur est là ? Mais tu me l’as dit toi-même, un médecin est un confesseur, on lui avoue tout, on lui montre tout. D’ailleurs, t’imagines-tu qu’il ne sache pas, lui aussi, ton affreuse conduite ? Tout le monde la sait… Quand je pense que, pendant plus de vingt années, tu as pu croire à mon aveuglement, à ma bêtise ! Et cela, parce que je me taisais ! »
Elle s’était plantée devant lui, petite, noire, rageuse. C’était vrai, elle avait eu vingt ans la force héroïque de se taire. Non seulement elle n’avait jamais, devant le monde, laissé voir des soupçons, des colères, une attitude de femme délaissée, irritée ; mais elle s’était même abstenue de tout reproche, de tout changement d’humeur, dans le secret de l’alcôve. L’orgueil, la dignité la tenaient ainsi debout, méprisante et muette. Puis, que lui importait le père indigne, qu’elle n’aimait pas, dont les caresses trop rudes avaient fini par la blesser, lui répugner ! N’avait-elle pas son fils, le dieu, en qui elle s’était réfugiée, qui était devenu sa vie, sa joie, sa gloire ? Elle serait morte sans daigner se plaindre ; et, pour qu’elle rompît son long silence, il fallait que le destin eût passé lui arrachant l’enfant qui faisait son héroïsme, la laissant vide, désemparée, en proie aux tempêtes. Alors, cette silencieuse éclatait, tout sortait, la débâcle roulait les trahison de vingt années, son mépris, son dégoût, ce qu’elle avait caché et qui l’étouffait depuis si longtemps.
« Mais, pauvre homme, je me suis doutée que tu courais, tout de suite, pas trois mois après notre mariage. Oh ! ce n’était pas grave, simplement de petites infidélités, celles que les femme intelligentes tolèrent… Seulement, ça s’est gâté bientôt, tu t’es mis à me mentir avec impudence, toujours un mensonge t’a forcé de m’en faire un autre. Et tu es tombé à la rue, aux dernières des filles, tu m’es revenu, la nuit, pendant que je dormais, ivre parfois, empoisonné de vice ignoble… Ne dis pas non, ne cherche pas un mensonge encore ! Tu vois bien que je sais tout !
Et elle marchait sur lui, l’acculait, sans lui laisser placer une parole.
« Alors, cet enfant que tu ne peux plus me faire, tu es allé le faire au-dehors, à toutes les filles qui ont bien voulu. La première venue, la passante du trottoir en avait un, si le cœur lui en disait. Tu jetais ça au vent, pour ton plaisir, et ça pouvait pousser, tant pis ! Des enfants, mais tu dois en avoir partout ! Où sont-ils ? Où sont-ils donc ?… Quoi ! tu ris, tu n’as pas eu d’enfant ? Eh bien ! et celui de cette Norine, de cette ouvrière, que tu as été assez bas de ramasser ici, près de moi, dans ton usine ? N’as-tu pas payé pour les couches, n’as-tu pas fait porter le petit aux Enfants-Assistés ? Ne mens donc plus, puisque tu vois bien que je sais tout ! Et où est-il encore, celui-là ? Où est-il, dis-moi ? »
Beauchêne ne plaisantait plus, blême, les lèvres tremblantes. Il avait d’abord imploré du regard l’aide de Boutan, qui s’était simplement assis, d’un air d’attente. À combien de scènes semblables, et de plus grossières, et de plus dangereuses, le docteur avait-il assisté, en confident naturel de ces drames secrets, que déterminent les fraudes ! Aussi s’était-il donné pour règle de laisser parler la colère des gens, ayant acquis l’expérience que c’était la seule occasion de tirer d’eux des renseignements vrais car ils mentaient toujours, dès qu’ils étaient de sang-froid.
« Ma chère amie, finit par répondre Beauchêne, en jouant la douleur, tu es vraiment sans pitié, veux-tu donc nous achever l’un et l’autre ? Si j’ai commis des fautes, crois bien que je les pleure amèrement… Mais, enfin, il ne faudrait pas pourtant m’accabler, mettre tout notre malheur à ma charge. Tu me reproches d’avoir couru, n’est-ce donc pas que tu m’as laissé courir ?… C’est un peu ta faute.
— Comment, ma faute !
— Certainement… Tu l’avoues toi-même, tu fermais les yeux, tu tolérais mon égarement. Ne pouvais-tu donc me retenir ? Qui te dit que des remontrances, des tendresses de ta part ne m’auraient pas corrigé ?… Vois-tu, un homme qui ne trouve pas chez lui la femme aimable, dévouée, dont il a besoin pour vivre, surtout un homme caressant comme moi, a souvent quelque excuse, lorsqu’il se dérange… C’est ta faute.
— Ma faute ! Est-ce que je me suis jamais refusée ?
— Oh ! il y a une façon de se refuser en se donnant. Ça ne se discute pas, ça se sent, cette chose-là… Enfin, puisque tu me forces à être brutal, une femme est malvenue de reprocher des maîtresses à son mari, quand elle n’a pas su faire ce qu’il fallait pour le garder tout à elle. Je ne suis pas un ange. Tu devais te livrer, m’exiger, t’arranger pour que je n’aie pas en tête d’autre idée de plaisir. »
Elle l’écoutait, indignée, hors d’elle.
« Mais c’est immonde, ce que tu me dis là ! Alors, c’est parce que tu n’avais pas assez de plaisir avec ta femme, que tu es allé en demander à toutes les filles des rues ? Et quel plaisir ? Est-ce que je sais, est-ce que je n’ai pas rempli mon devoir ? Reproche-moi d’avoir été honnête, d’avoir été propre, de n’avoir pas été une de ces misérables qui ont fait de toi l’être dégradé, imbécile et impuissant que tu es devenu. »
Il l’interrompit d’un geste violent, la face cravachée par ce reproche d’impuissance, sur le point de soulager la répulsion que lui avaient toujours causée sa maigreur, sa peau sèche, son teint de plomb. Une telle femme, « cet os », si maladroite à l’amour, si froide, qu’elle ne s’était jamais réchauffée dans ses bras, sans un rire, sans un bonheur, avait-elle le droit de lui jeter tant de reproches au visage ?
« Eh bien ! bats-moi maintenant, s’écria-t-elle, ce sera le comble !… Et si ça ne se passait pas à ton idée, si tu désirais autre chose, pourquoi ne t’expliquais-tu pas ? Nous ne voulions pas d’enfant, nous étions bien forcés de prendre les précautions nécessaires. C’est toi, d’ailleurs, qui me les avais apprises, je n’ai jamais fait que ce que tu m’as dit de faire… Tu ne vas pas prétendre que tu voulais un enfant ?
— Non, et pourtant il y aurait encore beaucoup à dire là-dessus.
— Comment ! tu voulais un enfant ?
— Si je n’en voulais pas un, je n’étais pas, en tout cas, sans cesse en éveil, à surveiller les moindres caresses, à ne songer éperdument qu’aux suites possibles d’un oubli. Dans ces conditions, il vaut mieux se tourner le dos… Voyons, ma chère amie, rappelle-toi, de grâce ! Est-ce que, vingt fois, je ne me serais pas laissé aller, si tu ne m’avais pas retenu ? »
Cette dernière affirmation acheva de la rendre folle.
« Tu mens, tu mens encore !… Oh ! je comprends, tu veux faire croire que c’est moi la coupable, la seule coupable, si nous n’avons pas aujourd’hui un autre fils, qui prendrait la place vide de notre pauvre Maurice. Oui ! tu es assez lâche pour en jeter sur moi toute la responsabilité… Mon Dieu ! notre pauvre Maurice ! n’est-ce pas parce que nous le voulions riche, heureux, triomphant, que nous sommes dans un tel chagrin aujourd’hui ? Si nous avons péché, c’est par excès de tendresse, par adoration. Et tu disais comme moi, et tu as toujours agi comme moi ! »
Il ne céda point, fort maintenant de ne pas mentir.
« Comme toi, non ! je te répète que tu n’aurais eu qu’à ne pas faire le gendarme, et ça y était… Puis, je ne sais ce que tu manigançais, tu prenais des précautions de ton côté.
— Moi ! Moi !
— Parfaitement ! Tu me l’as même laissé entendre un soir. Tu te méfiais et tu t’arrangeais, dans les cas d’une brusque folie de ma part… Enfin, je sais bien ce que les femmes sont capables de se fourrer, je ne suis pas né d’hier. » Elle s’était dressée, elle cherchait le coup de massue pour l’écraser. Mais un souvenir aigu lui revint, il disait vrai cette fois, elle se rappelait comment, sans le mettre dans le secret, elle avait jadis, par un luxe de prudence, barré la route aux grossesses possibles, sur le conseil d’une amie, dont le mari rêvait d’enfants nombreux, et qui n’en voulait point. Ce souvenir la bouleversa, la déchira d’un remords éperdu, dans la pensée que, ces nuits-là, elle aurait eu un second enfant peut-être ; et elle l’avait tué, elle en était punie à cette heure, seule au monde, le cœur arraché, avec sa maternité vide et saignante ! Trop orgueilleuse pour consentir à un aveu, elle finit par trembler, par bégayer.
« Tu me rends folle… Vous voyez, docteur, que notre maison est un enfer à présent… Excusez-moi, je ne peux plus, je ne peux plus ! »
Et elle s’en alla, elle fit claquer les portes, on l’entendit s’enfermer dans sa chambre, à double tour.
Au bout d’un silence, Beauchêne, qui s’était mis à se promener de long en large, s’approcha de Boutan, pour lui dire, en haussant les épaules :
« Elles sont toutes pareilles, ça ne pouvait pas finir autrement.. J’ai eu tort de rester là, j’aurais dû filer, ne pas assister à la consultation… Enfin, vous reviendrez, mon pauvre docteur. Vous la verrez seule, ça vaudra mieux. » Puis, de son air d’homme heureux de vivre, qu’il avait déjà retrouvé :
« Elle est convaincue que c’est moi, l’impuissant, et elle vous appelle surtout pour que vous lui donniez raison. Je n’ai pas de méchanceté, je vous demande même de dire comme elle, si cela doit la calmer et ramener un peu la paix dans le ménage… Mais entre nous, et vous le savez mieux que moi, c’est elle qui est malade. »
C’était, en effet, l’opinion de Boutan. Il connaissait bien le cas, il le rencontrait constamment dans sa clientèle. Pourtant, il questionna Beauchêne, bien qu’il n’eût guère besoin des confidences du mari fraudeur. Les fraudes restaient les grandes désorganisatrices, même lorsqu’elles prenaient une sorte de caractère normal, dans les prudes alcôves bourgeoises. Par leur fréquence, par les secousses dont elles ébranlaient l’organisme, elles déterminaient les pires ravages, elles amenaient des occlusions chroniques. Le docteur en soupçonnait une, surtout depuis qu’il avait soigné Constance pour une inflammation locale. Et la stérilité devait en être l’inguérissable résultat.
« Je ne veux plus m’en mêler, vous prendrez un nouveau rendez-vous avec elle, répéta Beauchêne, en le reconduisant. Et guérissez-la, ça ne doit pas être impossible, car elle a raison de dire qu’elle est presque toute neuve, qu’elle n’a pas commis d’excès, elle. Vous le savez, d’ailleurs, je ne crois pas à votre théorie, qu’il faut faire toujours des enfants, pour en faire un quand on le veut… Si l’on ne triche pas, la vie n’est plus possible.
— Que diriez-vous, répondit le docteur, d’un monsieur qui aurait un pommier dont il arracherait les fleurs, à chaque renouveau, et qui s’étonnerait, plus tard, de ne pas le voir produire des pommes ?… Vous avez brutalisé l’arbre, il est infécond. »
Lorsque, le surlendemain, Boutan eut examiné Constance, il se confirma dans son diagnostic, tout en ne pouvant le formuler qu’à titre d’hypothèse infiniment probable, car ces sources de la vie sont si obscures, qu’il est impossible d’y lire en pleine certitude. Il se montra très prudent, très sobre de paroles, ne voulant pas la jeter d’un coup au complet désespoir. Un instant, il eut même l’air d’accueillir ses récriminations sur son mari, que les désordres les fatigues de sales amours avaient pu briser, user avant l’âge. En tout cas, elle était bien forcée de mettre son unique espérance de fécondité en cet homme, solide encore, malgré le gaspillage de son existence. Et il finit par lui faire admettre, chez elle, un dérangement d’organe, des troubles qu’il allait soigner, guérir sans doute. Ce serait évidemment très long, il faudrait avoir de la patience. Lui-même espéra d’abord s’être trompé, se trouver simplement devant un état congestif, dont il serait vainqueur par une médication opiniâtre. Un jour pourtant, comme il laissait échapper le mot grave d’occlusion, elle s’effara, il dut rattraper le terme. Et des mois s’écoulèrent, des soins qu’il lui donnait deux fois par semaine, tout un traitement religieusement suivi dans une attente anxieuse qui, chaque mois, aboutissait à la même déception, à des crises grandissantes d’affreux découragement.
Un moment devait venir où Constance n’aurait plus confiance en ce docteur dont la science ne pouvait même pas la rendre mère. Elle le trouva trop doux, de médication trop prudente, de moyens trop corrects. Puis, elle le sentait évasif, elle devinait qu’il l’endormait avec des promesses sans cesse reculées, convaincu au fond de l’inutilité de tous les efforts. Et elle résolut de tenter autre chose, elle se mit dans les mains de Mme Bourdieu, à la suite d’une visite, où celle-ci, après l’avoir examinée, se récria, s’engagea formellement à la guérison, en expliquant que le cas de Mme Angelin était bien différent, un cas d’abus, de délais destructifs, de perversion lente de l’organe. Alors, un nouveau régime, une nouvelle attente commencèrent. Pendant des mois encore, elle alla rue de Miromesnil, elle se soumit aux soins les plus rudes, aux pratiques les plus douloureuses. Mais rien ne venait toujours, la nature si longtemps dupée se refusait à lui refaire une fertilité, elle retomba dans l’angoisse de sa maternité morte, brisée par les continuelles alternatives d’espoir et de désespoir. Et ce fut l’affolement, la course aux empiriques, les journaux lus chaque matin pour y trouver l’annonce d’un remède, l’adresse de quelque officine louche, où l’on trafiquait sur les mères stériles, comme on spéculait dans d’autres sur les mères trop fécondes. Un soir, elle se rendit chez la Rouche, qui avait joint à sa spécialité des mort-nés la vente d’une drogue infaillible contre la stérilité chronique supprimant ou donnant ainsi des enfants, selon le désir des clientes. Désormais, cette bourgeoise prude, qui refusait de se montrer même à son accoucheur, fréquentait des cliniques de charlatans, provoquait d’incessantes visites, se serait dénudée sur une place publique, si la foi lui était venue qu’une grossesse miraculeuse lui tomberait du ciel. Elle en arrivait à l’idée fixe, à un enragement de volonté contrecarrée, de tendresse inassouvie, si douloureux, que son mari parfois la crut folle, la nuit, en la voyant mordre son oreiller, pour ne pas hurler à la mort. Et, lorsqu’elle eut tout essayé, tout épuisé, jusqu’aux saisons d’eaux et aux neuvaines, aux cierges brûlés devant des Vierges propices, elle ne voulut pas encore s’avouer vaincue, elle s’entêta longtemps dans l’attente d’un prodige, elle s’acharna, jura qu’elle violenterait le destin.
Beauchêne était fort ennuyé. Elle ne l’accusait plus d’impuissance, elle le gardait, fermait les portes, le voulait tout à elle, dans l’idée que chacune de ses trahisons, maintenant, lui volerait un peu de son espoir. Et cela sans tendresse, d’une main rude, d’un air de commandement, où il y avait toujours pour lui le même mépris, le même dégoût. Elle l’acceptait, l’exigeait, comme les drogues nauséabondes qu’elle consentait à prendre, si répugnée souvent, qu’elle l’aurait chassé, renvoyé à son ordure coutumière, avec un soupir de soulagement immense. Elle le martyrisait aussi en ne lui parlant que de l’enfant voulu, attendu, rêvant tout haut répétant à satiété ce qu’elle faisait, ce qu’elle espérait. Puis, à chaque mécompte, c’étaient des querelles infernales, le flot des anciens reproches, les bâtards inconnus jetés à sa face ; et cette déconvenue amère revenait comme un glas, son succès de mâle avec les autres femmes, lorsque rien avec elle ne réussissait. Était-ce donc que l’un et l’autre se neutralisaient, qu’ils n’étaient pas faits pour s’appareiller ? Peut-être, un moment, songea-t-elle à un adultère de simple expérience, torturée par cette idée que là se trouvait l’unique façon de savoir si, vraiment, la stérilité venait d’elle. Mais elle ne pouvait s’y résoudre, tout son être protestait, se révoltait, son tempérament, son éducation. Et ce dernier doute, ce point qui devait rester à jamais obscur, acheva de l’exaspérer, en empoisonnant son tourment.
Depuis près de deux années, Constance luttait ainsi, lorsqu’il lui vint un espoir encore, l’idée d’une partie suprême. Elle avait reçu les confidences de Sérafine, qui s’était rapprochée de sa famille, si fréquemment malade à présent, si lasse, si vieillie qu’elle s’oubliait volontiers au foyer des autres, dans la terreur de se retrouver seule chez elle. En l’écoutant raconter, avec une amertume affreuse, les opérations de Gaude, le chirurgien illustre, Constance s’était dit qu’un homme capable d’accomplir de tels miracles pour empêcher les enfants de naître devait aussi pouvoir les faire éclore, sous ses doigts de magicien. Elle avait toujours en tête le mot de Boutan, l’occlusion, qui la ravageait, éveillait en elle une idée d’obstacle, de route obstruée et close. Mais cela dépendait de la chirurgie, pourquoi ne s’adresserait-elle pas à Gaude ? Elle ne voulut même pas consulter de nouveau le docteur, son plan fut d’aller à Gaude tout droit, afin qu’on ne la décourageât pas, en discutant l’utilité de sa visite. Seulement, lorsqu’elle supplia Sérafine de l’accompagner chez le terrible opérateur, celle-ci refusa furieusement, déclarant qu’elle ne pourrait le revoir sans lui arracher un peu de son abominable chair d’homme destructeur de la femme, tueur du désir. Et Constance, qui parut abandonner son projet, s’exalta, attendit l’heure du courage, pour faire seule, en grand secret, la démarche.
Un jour que Sérafine revenait justement de chez les Beauchêne, elle rencontra Mathieu, l’emmena chez elle, tant elle l’apitoya. C’était un besoin qu’elle lui avait témoigné dix fois, un très ancien besoin de l’avoir pour confident, de se soulager en lui confessant le désastre de sa vie, qu’elle ne pouvait dire à personne. Lui, l’amant d’autrefois, l’ami de vingt ans, l’entendrait.
« Ah ! mon ami, je ne vis plus, excusez-moi si vous trouvez ici tout à l’abandon », lui dit-elle, en l’introduisant dans son rez-de-chaussée de la rue de Marignan, autrefois si discrètement, si voluptueusement tenu.
Il en fut très frappé. Sans doute elle n’y recevait plus les mystérieuses visites pour lesquelles l’appartement semblait avoir été fait. Les pièces closes, aux lourdes tentures, aux épais tapis, semblaient envahies de poussière et de froid, comme mortes. Mais surtout il reconnut à peine le petit salon préféré, sans fenêtres apparentes, d’un silence de tombe, où il se souvenait d’avoir été reçu en plein jour, aux lueurs adoucies de deux candélabres. Il en avait emporté le parfum troublant, il se rappelait la crise de désir fou qui avait failli l’y ramener, un soir d’ivresse. Et ce salon n’était plus le même, une fenêtre sans rideau l’éclairait d’une lumière livide, il apparaissait glacé, usé, dans un désordre honteux.
« Ah ! mon ami, répéta Sérafine, asseyez-vous comme vous pourrez. Je n’ai plus de chez-moi, je ne rentre ici que pour y agoniser de regrets et de colère. »
Elle retira ses gants, elle ôta son chapeau et sa voilette. Et il regardait, telle qu’elle lui était apparue déjà, lors de leurs quelque rencontres, mais saisi d’un véritable effroi, à la voir de près, à l’étudier dans son inquiétante déchéance. Il l’évoquait quelques années plus tôt, à trente-cinq ans, avec son insolente beauté rousse, sa haute taille de conquête, sa chevelure de soleil, sa gorge, ses épaules impudiques, sans une flétrissure. Quel vent terrible l’avait donc détruite, pour la vieillir brusquement ainsi, d’un néant de spectre, comme si la mort avait déjà passé, et qu’il vît se lever là, devant lui, le squelette décharné de la femme triomphante qu’il avait connue ! Elle avait cent ans.
« Oui, vous me regardez encore, vous ne pouvez pas le croire. C’est comme moi, lorsque je m’aperçois dans une glace, j’ai peur… Aussi, vous le voyez, j’ai voilé toutes les glaces, ici, tant je tremble à l’idée de rencontrer mon fantôme. »
Il s’était assis sur un canapé très bas, elle vint se mettre à son côté, lui prit les mains amicalement, entre ses doigts amaigris.
« Hein ? vous ne craignez plus que je vous violente, me voilà trop vieille, et je puis tout vous dire… Mon histoire, vous la savez bien. C’est vrai, je n’étais pas née pour être mère, ni même épouse. J’ai eu deux fausses couches, je ne les ai jamais regrettées. Quant à mon mari, je ne l’ai pas pleuré davantage, c’était un fou dangereux. Ensuite, veuve, j’étais libre de vivre à ma guise n’est-ce pas ? On ne peut me reprocher aucun scandale, j’ai gardé mon rang, j’ai fait ce qu’il m’a plu, les portes fermées… Une créature d’amour, uniquement de beauté, de volupté, oui, voilà bien ce que j’ai rêvé d’être, de toute ma force, de tout le désir dont je brûlais. Et c’est vrai encore, je vous ai menti autrefois lorsque je vous ai raconté que j’étais malade, afin d’expliquer l’opération à laquelle je feignais de me résigner. D’ailleurs, vous ne devez pas avoir été ma dupe, c’était trop clair… Ah ! j’avoue ! j’ai cédé à cette folie d’être la maîtresse de mon plaisir, de le prendre comme je voudrais, autant que je voudrais, sans être continuellement inquiétée, empêchée par la crainte imbécile de l’enfant. Et je me suis fait opérer pour être à part, libérée de la nature, supérieure ainsi qu’une chair divine, hors de la loi. Et je n’ai eu que la faim de connaître où peut monter la jouissance humaine, dans toutes les étreintes, impunément… J’avoue, j’avoue ! J’ai beau être foudroyée, je recommencerais demain si l’expérience était à refaire, je ne résisterais pas au besoin de tenter encore l’infini du plaisir. »
Ce cri, qui lui échappait, l’avait à demi soulevée, dans une sorte d’exaltation farouche. Elle continua, elle osa dire son triomphe, au lendemain de l’opération, lorsqu’elle avait senti d’abord ses désirs croître, sous les blessures irritées du fer. C’était bien la nature battue, le spasme décuplé, l’accueil fait sans danger à tous les amants. Puis, la lente déchéance avait commencé, une sénilité précoce, dont les symptômes, un à un, se déclaraient. Elle n’était plus femme, il semblait que le sexe, amputé, emportait avec lui tout ce qui faisait sa grâce, sa gloire de femme. Puisqu’elle ne pouvait plus être ni épouse, ni mère, à quoi bon la beauté conquérante des épouses et des mères ? Ses cheveux tombèrent, elle vit ses dents jaunir et s’ébranler. Il survint aussi une faiblesse progressive de la vue, tandis que des bourdonnements d’oreille, presque incessants, l’affolaient. Mais ce dont elle s’épouvanta le plus, ce fut de cet amaigrissement qui la desséchait, la décharnait, balafrée de rides, la peau dure, jaunie, cassante comme un parchemin. Et elle eut un geste affreux, dans son impudeur de femme agonisante.
« Oh ! vous ne voyez pas tout, mon ami… Tenez ! regardez ! »
Et, des deux mains, elle ouvrit, elle arracha son corsage. Sa gorge, ses épaules apparurent, tout le désastre de sa beauté détruite, tout le deuil effroyable de sa chair, autrefois si chaude, si odorante, si éclatante, aujourd’hui crevassée, vidée, tel qu’un fruit trop mûr qui tombe et se gâte. C’était le saccage de sa nudité secrète, la défaite à jamais de l’amour. Et ses deux mains tremblèrent d’une honte enragée, quand elle se recouvrit peureusement, pour cacher cette vieillesse hâtive, ainsi qu’un ulcère immonde, qui l’aurait rongée.
« Alors, mon ami, que faire ? Mes mains elles-mêmes ne me semblent plus être à moi, je ne sais plus à quoi les occuper. Il ne me reste qu’une envie, dormir toujours, dormir sans rêves. Mais, dès que je m’assoupis, j’ai des cauchemars affreux. Je passe mes nuits comme mes jours, à me traîner de chaise en chaise, dans une exaspération de continuelle colère, qui achève de me rendre la vie intolérable… Et tout cela, ce n’est rien. La vieillesse, la ruine de mon corps, je l’accepterais. Si ce Gaude n’avait fait que hâter mes rides, l’inévitable flétrissure, je pourrais lui pardonner en me disant qu’il faut bien payer toute chose. Ce qui me rend folle, c’est qu’il a tué en moi la sensation, tué le plaisir, la seule raison que j’avais de vivre. Et ça, voyez-vous, mon ami, c’est le crime, c’est la plus abominable des tortures. »
Elle s’était levée, elle marchait maintenant devant lui, dans une audace croissante de paroles, ravagée d’une telle souffrance, que l’ignominie de sa confession en arrivait à une sauvage grandeur. Et elle donnait les détails crus, comme si un homme ne l’avait pas écoutée, et il en tremblait d’un effroi pitoyable, sans en être blessé, tant son cri de furieuse impuissance disait la misère humaine. Ah ! qu’elle les enviait, les autres opérées, celles qui, en perdant tout, avaient perdu le désir, cette Euphrasie Moineaud, par exemple, si anéantie, la chair froide ! Elles n’étaient plus que des choses, elles pouvaient vivre, comme cette petite Cécile, cette vierge qui n’avait jamais rien connu, qui ne connaîtrait jamais rien. Mais elle, misérable, agonisait de la sensation morte, elle en qui le désir irrité, inassouvi, brûlait toujours, et qui n’arrivait plus à le contenter. S’imaginait-on ce diabolique supplice, n’étreindre que du néant, mâcher à vide le plaisir, ne plus l’atteindre, quel que fût l’effort, l’enragement à le poursuivre. De la fatigue, des crises nerveuses dont elle sortait brisée, oui ! mais du plaisir, jamais, jamais plus ! Et c’était son besoin de plaisir sans fin, de plaisir libre, impuni, qui l’avait décidée à cette opération imbécile, dont son plaisir était mort ! L’atroce ironie de cela, ces représailles vengeresses de la nature dupée, cette idée qu’elle avait assassiné la volupté en amputant la femme, la jetait dans une fureur sombre. Elle ! grand Dieu ! elle, la curieuse qui, à quinze ans, s’était livrée ! Elle, dont le mariage n’avait été qu’une débauche ! Elle, dont les débordements de veuve avaient roulé tant d’amants, jusqu’aux passants des rues ! Elle, la jouisseuse effrénée, sans conscience ni morale, finir ainsi, par l’impuissance absolue du spasme ! Dans le vent qui l’avait flétrie, elle croyait entendre passer une grande voix, qui criait : « Plus d’enfant, mais plus de joie charnelle ! » Et cette joie perdue, elle la pleurait en éternelle affamée, rôdeuse inassouvie, au travers de ce petit salon poussiéreux et glacé maintenant, où jadis elle avait connu tant d’heures délirantes, noyée d’ombre chaude, ivre d’odeurs.
Elle s’arrêta brusquement devant Mathieu.
« Vous savez que j’en deviendrai folle… On dit que nous sommes plus de vingt mille châtrées à Paris. Cela doit faire un joli peuple. Je voudrais les connaître toutes, je les mènerais toutes chez Gaude, et la conversation serait drôle, n’est-ce pas ? »
Puis, se laissant de nouveau tomber sur le canapé, près de lui :
« Oh ! ce Gaude ! Vous ai-je dit que Constance m’a suppliée de la conduire à sa consultation, dans l’espoir qu’il lui ferait faire un enfant ?… Cette pauvre Constance, je la crois aussi détraquée que moi, tellement elle s’enrage à son idée de remplacer son Maurice. Elle m’a prise pour confidente, elle me raconte des choses extraordinaires, jamais je n’ai battu Paris plus éperdument, même dans mes heures de pire folie. Il faut, en vérité, que ce désir d’être mère soit aussi violent, aussi dévastateur que l’autre désir, le grand désir, le mien… Et n’importe ! c’est encore moi qui souffre le plus. Sans doute, elle lutte avec désespoir, elle essaie tout. Mais si je vous contais, moi ! l’horrible bataille que j’ai menée, en quête du plaisir perdu ! J’ai tenté l’infamie, je suis descendue aux étreintes abominables. Et rien, et jamais rien, le grand froid de la mort, même sous les brutalités… Un enfant ! elle veut un enfant ! ça se remplace, on prend un petit chien ! Mais cette nécessité vitale de contenter le désir ! Est-ce qu’on peut vivre sans nourrir le corps ? Est-ce qu’on peut vivre sans que la chair ait sa flambée de joie ? Et c’est moi la torturée, la crucifiée, car il n’est pas d’autre souffrance ! »
Des sanglots la suffoquèrent.. Mathieu lui reprit les mains, pour la calmer, bouleversé lui-même par cette clameur de détresse. Jamais il n’en avait entendu de plus douloureuse, arrachée du plus profond de l’être. Et il resta frissonnant, devant cette figure farouche du désir qui veut être infécond, et qui en meurt.
Tous deux causaient encore, lorsqu’une visite inattendue stupéfia Sérafine. C’était Constance qui s’était décidée, qui sortait justement de chez Gaude. Jamais elle ne venait ainsi, à pareille heure, rue de Marignan. Mais frappée au cœur par les paroles du chirurgien, la tête perdue, elle s’était, dehors, trouvée si seule, elle avait éprouvé un tel besoin de parler, de se soulager, qu’elle accourait là, inconsciente, toute à sa passion.
Dès la porte, elle parla fiévreusement, sans s’étonner, sans se préoccuper de la présence de Mathieu.
« Ah ! ma chère, j’avais peur de ne pas vous rencontrer… Vous savez ce qu’il vient de me dire, votre Gaude : « Madame, je ne tiens pas l’enfant sur commande. » Et il riait, et il était fort, et il était beau !… Ah ! le vilain homme !
— Je vous avais prévenue, fit remarquer Sérafine. Il s’est moqué de vous, j’en étais sûre. L’enfant sur commande, non certes ! puisqu’il le décommande ! »
Constance les jambes molles, s’était assise sur le canapé, à la place que quittait sa belle-sœur. Alors, elle conta toute sa visite, elle expliqua comment elle avait quand même obtenu de Gaude qu’il l’examinât. Et son désespoir venait de la brutalité tranquille avec laquelle il lui avait déclaré que jamais plus elle n’aurait d’enfant. Sa condamnation était formelle, des charlatans pouvaient seuls l’exploiter, en la leurrant de mensonges. Pour lui, l’occlusion des trompes, à la suite d’inflammations successives devenues chroniques, ne faisait pas de doute. Et c’était fini, et il avait laissé voir une sorte de surprise amusée de la douleur où il la plongeait, lui donnant à entendre qu’une grossesse tardive à son âge, était un désastre. Tant d’autres, parmi les dame ses clientes, se seraient montrées si heureuses de la bonne nouvelle ! Par centaines, il les avait châtrées, et il continuait à les châtrer par centaines, dans sa gaieté sonnante de bel opérateur, convaincu, comme il le disait parfois, que ses petits couteaux travaillaient à la richesse, à la joie du monde.
« Il ment, il ment ! cria furieusement Sérafine. C’est un assassin, et c’est ma joie qu’il a tuée !
— Quand je suis sortie de chez lui, acheva Constance, j’ai cru que j’allais tomber dans l’escalier… N’importe ! il a eu raison d’être brutal. Maintenant, je sais, c’est fini, bien fini, à jamais ! »
Et des sanglots, à son tour, l’étouffèrent. Longuement, Constance pleura sa maternité, à la place où Sérafine avait pleuré son plaisir ; tandis que Mathieu, maintenant, les regardait aux bras l’une de l’autre, la prude et l’impure, la mère et l’amante, rapprochées, confondues, dans le même désespoir d’impuissance.
Lorsque Constance quitta sa belle-sœur, elle pria Mathieu de lui offrir le bras, pour la reconduire. Elle avait renvoyé sa voiture, elle étouffait, elle voulait marcher. Et lui, bientôt, comprit dans quel but secret elle venait, saisissant l’occasion, de l’emmener ainsi.
« Mon cher cousin, lui dit-elle brusquement, dès qu’ils furent sur les quais déserts, marchant à petits pas, pardonnez-moi de revenir sur un sujet pénible, mais je souffre trop, ce dernier coup m’achève… L’enfant de mon mari, l’enfant qu’il a eu de cette fille, me hante, me torture l’esprit et le cœur. Voulez-vous me rendre un grand service ? Faites l’enquête dont vous m’avez parlé, tâchez de me savoir s’il est vivant ou s’il est mort… Quand je saurai, il me semble que la paix me reviendra. »
Surpris, Mathieu fut sur le point de répondre que cet enfant retrouvé ne lui donnerait pas l’enfant qu’elle se désespérait de plus pouvoir faire. Il avait bien deviné l’angoisse où elle agonisait en voyant Blaise prendre à l’usine la place de Maurice, surtout depuis que Beauchêne, retournant à son vice, se déchargeait sur lui de la maison, lui abandonnait chaque jour une autorité plus large. Le jeune ménage fructifiait, Charlotte venait d’accoucher encore, cette fois d’un garçon, et quel nouveau foyer de fécondité envahissante, quelle menace d’usurpation prochaine, maintenant qu’elle-même, stérile, n’aurait jamais plus d’héritier légitime, le dauphin tant caressé, pour barrer la route à la conquête étrangère ! Sans pénétrer le singulier sentiment auquel elle cédait, il pensa qu’elle désirait le sonder simplement, voir s’il n’était pas derrière son fils Blaise, à mener le complot de spoliation. Peut-être allait-il s’inquiéter, refuser de faire toutes recherches. Et cela le décida, dans sa croyance aux seules forces vivantes, en dehors des bas calculs ambitieux.
« Je suis à votre disposition, ma cousine. Il suffit que vous attendiez d’une telle enquête un peu de soulagement. Et, si cet enfant vit, faudra-t-il vous l’amener ?
— Oh ! non, oh ! non, je ne demande pas cela ! »
Puis, d’une voix bégayante, avec un geste égaré :
« Je ne sais pas ce que je demande, je souffre à en mourir ! »
Elle ne mentait pas, elle n’avait aucun projet arrêté, sous la tempête qui la ravageait. Songeait-elle à cet héritier possible ? Irait-elle jamais, dans sa haine contre le conquérant du dehors, jusqu’à l’accepter, malgré l’injure, malgré sa révolte de femme, son horreur bourgeoise de la bâtardise, souillée de basse débauche ? S’il n’était pas d’elle pourtant, il était du sang de son mari. Et, peut-être déjà, l’idée de l’empire à sauver, de l’usine à remettre entre les mains de l’héritier, la grandissait-elle, au-dessus de ses préjugés et de ses rancunes. Mais ce n’était encore là qu’un ouragan de sensations confuses, et il n’y avait toujours, en son être, que cette tourmente éperdue de la mère qui n’a plus d’enfant, qui n’en aura jamais plus, qui en est à vouloir retrouver l’enfant d’une autre, torturée du rêve fou de le faire un peu sien.
« Dois-je mettre Beauchêne au courant de mes recherches ? demanda Mathieu.
— Faites comme il vous plaira. Cela vaudrait mieux pourtant.
Le soir même, Constance rompit rudement avec son mari. Elle le chassa du lit conjugal, elle le chassa de la chambre. Puisqu’elle le voyait perdu, incapable désormais de diriger l’usine, puisqu’en n’attendait plus de lui l’enfant, elle pouvait donc lui cracher tout le mépris, tout le dégoût qu’elle avait de son étreinte, depuis tant d’années. Il y avait, pour elle, un sentiment si vif de délivrance dans cette idée de n’être plus touchée par cet homme, qu’elle eut une heure de joie vengeresse, à lui dire sa nausée, combien il lui avait répugné toujours, avec son odeur de débauche. Et il eu peur, il s’en alla coucher dehors, tellement elle lui parut grande et redoutable, toute grêle et noire qu’elle était, lorsqu’elle lui cria qu’elle ne le retenait plus, qu’il pouvait retourner à son ordure, y rester librement, s’y noyer. C’était la logique en marche, l’inévitable désorganisation qui s’achevait, d’abord les fraudes nécessitées par l’égoïste orgueil de l’argent, l’exutoire d’un peu de vice toléré aux appétits mal satisfaits du mari, puis la déchéance lente de l’homme intelligent, du travailleur tombé à la crapule du plaisir, puis enfin, après la mort du fils unique, la débâcle du ménage, la mère devenue stérile, le père chassé par elle, roulant au gâtisme final. Et la vie continuait.