Fécondité (Zola)/Livre V/Chapitre II

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Eugène Fasquelle (p. 511-537).

Lorsque Mathieu commença ses recherches discrètes, la première idée qu’il eut, même avant de consulter Beauchêne, fut de s’adresser directement à la maison des Enfants-Assistés. Si l’enfant était mort, comme il le pensait, cela enterrait l’affaire. Il se rappelait heureusement les moindres détails, le double prénom Alexandre-Honoré, la date exacte du dépôt, tous les petits faits du jour où il avait accompagné la Couteau en fiacre. Et, quand il eut été reçu par le directeur de la maison, qu’il lui eut expliqué le motif vrai de son enquête, en se nommant, il fut surpris de la prompte et nette réponse : Alexandre-Honoré, mis en nourrice à Rougemont, chez la femme Loiseau, après avoir gardé les vaches, puis essayé l’état de serrurier, était depuis trois mois en apprentissage chez un charron, le sieur Montoir, à Saint-Pierre, un hameau voisin. L’enfant vivait, avait quinze ans, et ce fut tout, il ne put avoir aucun renseignement autre, ni sur les conditions physiques, ni sur la moralité.

Dans la rue, Mathieu, un peu étourdi, se souvint que la Couteau lui avait dit, en effet, d’après une infirmière, que l’enfant allait être envoyé à Rougemont. Toujours, il l’y avait vu mort, emporté par la rafale qui décimait les nouveau-nés, couché dans le muet cimetière de village que pavaient les petits Parisiens. Le retrouver ainsi, sauvé du massacre, était une surprise de la destinée, une vague angoisse au cœur, comme une crainte de pires catastrophes. Mais, puisque l’enfant vivait, et qu’il savait maintenant où le chercher, il fut pris d’un scrupule, il sentit la nécessité de prévenir Beauchêne, avant de pousser son enquête plus loin. Cela devenait grave, il ne croyait plus pouvoir agir sans l’autorisation du père.

Immédiatement, avant de rentrer à Chantebled, Mathieu se rendit a l’usine, où il eut la chance de rencontrer le patron, qu’une absence de Blaise clouait à son bureau. Aussi l’y trouva-t-il très maussade, bâillant, soufflant, à moitié endormi. Trois heures sonnaient, et il ne digérait plus, disait-il, lorsqu’il ne sortait pas après son déjeuner. La vérité était que, depuis sa rupture avec sa femme, il donnait ses après-midi entiers à une fille de brasserie qu’il venait de mettre dans ses meubles.

« Ah ! mon bon ami, soupira-t-il en s’étirant, j’ai décidément le sang qui s’épaissit. Il faut que je me remue. Sans ça, j’y laisserai la peau. »

Mais il se réveilla, quand Mathieu, très nettement, lui eut expliqué le motif de sa visite. D’abord, il ne comprit pas, tant l’histoire lui paraissait extraordinaire, imbécile.

« Quoi ? qu’est-ce que vous dites ? C’est ma femme qui vous a parlé de cet enfant ? C’est elle qui a la belle idée de vouloir qu’on se renseigne, qu’on le cherche ? » Sa grosse figure congestionnée se décomposait, il bégayait, outré de colère. Et, lorsqu’il sut la mission décisive dont elle avait chargé le cousin, il éclata.

« Elle est folle ! je vous dis qu’elle est folle furieuse ! A-t-on jamais vu des imaginations pareilles ? Chaque matin, c’est une nouvelle invention, une torture, pour me faire perdre la tête. »

Tranquillement, Mathieu finit par conclure.

« Je reviens donc des Enfants-Assistés, où j’ai su que l’enfant vivait. J’ai l’adresse… Maintenant, que dois-je faire ? »

Ce fut le coup de massue. Beauchêne, exaspéré, serra les poings, leva les deux bras.

« Ah ! bien ! nous voilà propres !… Mais, tonnerre de Dieu ! qu’a-t-elle donc à m’embêter avec cet enfant ? Il n’est pas d’elle, qu’elle nous fiche la paix, à l’enfant et à moi ! Ça me regarde, les enfants que j’ai pu faire. Je vous demande un peu si c’est convenable, que ma femme vous fasse courir après eux. Et puis, quoi ? vous n’allez pas le lui amener, j’espère ? Qu’en ferions-nous, de ce petit paysan, qui a peut-être tous les vices ? Le voyez-vous entre nous deux… Je vous dis qu’elle est folle, folle, folle ! »

Il s’était mis à marcher rageusement. Tout d’un coup, il s’arrêta.

« Mon cher, vous allez me faire un plaisir, c’est de lui dire qu’il est mort. » Mais il devint pâle, il recula. Constance, sur le seuil de la porte, venait d’entendre. Depuis quelque temps, elle rôdait ainsi par les bureaux de l’usine, sans bruit, apparaissant partout à la fois, comme si elle eût voulu exercer une surveillance. Un instant, devant l’embarras des deux hommes, elle resta silencieuse. Ensuite, sans même s’adresser à son mari, elle demanda simplement :

« Il vit, n’est-ce pas ? »

Mathieu ne pouvait que dire la vérité. Il répondit d’un signe affirmatif. Et Beauchêne, désespéré, tenta un dernier effort.

« Voyons, ma chère amie, sois raisonnable. Je le disais à l’instant, nous ne savons même pas ce qu’il vaut, ce petit. Tu ne vas pas troubler notre vie à plaisir. »

Sèche et froide, elle le regardait d’un air dur. Elle lui tourna le dos, elle exigea le nom de l’enfant, les noms du charron et du hameau.

« Bon ! vous dites Alexandre-Honoré, chez le charron Montoir, à Saint-Pierre, près de Rougemont, dans le Calvados… Eh ! bien, mon ami, rendez-moi le service de continuer vos recherches, tâchez de m’avoir des renseignements précis sur les habitudes et le caractère de cet enfant. Soyez prudent, n’est-ce pas ? Ne nommez personne… Merci déjà, merci de tout ce que vous faites pour moi ! »

Et elle s’en alla, sans autre explication, sans même dire à son mari ses projets, peut-être si confus encore, qu’elle les ignorait elle-même. Lui, sous cet écrasant mépris, s’était calmé. Pourquoi aurait-il gâté sa vie d’égoïste jouissance, en tenant tête à la folle qu’il avait désormais chez lui ? Il en était quitte pour prendre son chapeau et s’en aller dehors, à son plaisir coutumier. Aussi finit-il par hausser ses lourdes épaules.

« Après tout, qu’elle le ramasse, ce n’est pas moi qui aurait la bêtise… Obéissez-lui, mon cher, poursuivez vos recherches, contentez-la. Peut-être me fichera-t-elle la paix… Et j’en ai assez aujourd’hui, bonsoir ! je sors. »

La première pensée de Mathieu fut, pour se renseigner sur Rougemont de s’adresser à la Couteau, s’il la retrouvait. Elle était discrète par métier, il suffirait d’acheter son silence. Déjà le lendemain, il projetait d’aller aux nouvelles, rue de Miromesnil chez Mme Bourdieu, lorsque l’idée lui vint d’une autre piste, qui lui parut plus sûre. Après être longtemps resté sans voir les Séguin, à la suite de la cession totale de Chantebled, il venait de renouer avec eux, dans des circonstances particulières, et il avait eu la surprise de retrouver, près de Valentine, l’ancienne femme de chambre Céleste, autrefois congédiée, rentrée en grâce depuis quelques mois. Ses souvenirs s’éveillaient, il décida que par Céleste, il arriverait directement à la Couteau.

C’était toute une heureuse aventure que ce lien nouveau qui se nouait entre les Séguin et les Froment. Ambroise, le cadet des deux jumeaux, qui allait avoir vingt et un ans, était entré dès sa sortie du lycée, à dix-huit ans, chez un oncle de Séguin, Thomas du Hordel, un des commissionnaires en marchandises les plus riches de Paris. Depuis trois années, le vieillard fort âgé, solide encore, dirigeant toujours sa maison avec une flamme de jeunesse, s’était pris d’une tendresse peu à peu croissante pour ce garçon admirablement doué, en qui s’embrasait le génie du commerce. Il n’avait eu que deux filles, l’une morte de bonne heure, l’autre mariée à un fou, qui s’était logé une balle dans la tête, en la laissant détraquée elle-même, sans enfant. Ainsi s’expliquait l’intérêt passionné de grand-père que du Hordel témoignait à cet Ambroise, cette merveille qui lui tombait du ciel, le plus beau des Froment, le teint clair, de grands yeux noirs des cheveux bruns naturellement frisés, surtout d’une finesse d’une élégance parfaite. Mais ce qui plus encore l’avait séduit c’était l’extraordinaire esprit d’entreprise du jeune homme, les quatre langues vivantes qu’il parlait comme en se jouant, la maîtrise évidente qu’il apporterait un jour dans la conduite dune maison dont le commerce s’étendait sur les cinq parties du monde. Tout jeune, parmi ses frères et ses sœurs, il était déjà le plus hardi, le séduisant, l’envahissant. Les autres pouvaient être meilleurs, il régnait en joli gamin ambitieux et gourmand le futur homme de joie et de conquête. Et c’était bien cela, le vieux du Hordel conquis en quelques mois, par son charme de victorieuse intelligence, de même qu’il devait conquérir plus tard tout ce qu’il lui plairait de soumettre à sa fortune, les gens comme les choses. Sa force était de plaire et d’agir, de la grâce dans le plus acharné des labeurs.

Vers ce temps, il y eut un rapprochement entre Séguin et son oncle qui ne remettait plus les pieds dans l’hôtel de l’avenue d’Antin, depuis que la démence y soufflait… Et ce fut d’ailleurs à la suite de tout un drame tenu secret, que l’apparente réconciliation se produisit. Endetté maintenant, lâché par Nora qui sentait venir la ruine, tombé entre les mains pires de filles voraces, Séguin avait fini par commettre, aux courses, une de ces indélicatesses qu’on appelle des vols, dans le monde des honnêtes gens. Averti, du Hordel était accouru, avait payé, pour éviter l’effroyable scandale, si bouleversé de l’extraordinaire gâchis où il retrouvait la maison de son neveu, autrefois prospère, qu’il en avait éprouvé un cuisant remords, comme s’il s’était senti un peu responsable de ce qui s’y passait, depuis qu’il avait résolu de s’en écarter, par égoïsme, désireux de ne pas troubler sa paix. Mais surtout son cœur venait d’être pris par sa petite-nièce Andrée, une délicieuse enfant de dix-huit ans bientôt, bonne à marier, qui aurait suffi désormais à le retenir là, tant il était navré du dangereux abandon où il la voyait. Le père achevait de traîner sa vie au-dehors. La mère, Valentine, sortait à peine d’une crise affreuse, sa rupture définitive avec Santerre, qui, las de subir les charges du mariage sans en avoir les bénéfices, s’était décidé à épouser une vieille dame fort riche, fin logique de cet exploiteur rusé de la femme, l’âme la plus basse et la plus goulue, derrière sa pose de lettré pessimiste monnayant la sottise d’une société en décomposition. Éperdue, Valentine, à quarante-trois ans, tremblant de n’être plus aimée, s’était donnée davantage à la religion, où elle semblait avoir trouvé des consolations presque immédiates, dans la compagnie d’hommes discrets. Maintenant, elle aussi disparaissait les journées entières, on la disait la collaboratrice active du vieux comte de Navarède, président d’une œuvre de propagande catholique. Sorti de Saint-Cyr depuis trois mois, Gaston était à l’École de Saumur, dans un si beau feu de la carrière militaire, qu’il parlait déjà de rester garçon, un officier ne devant avoir d’autre amour, d’autre femme légitime, que son épée. Lucie, à dix-neuf ans, était entrée enfin chez les ursulines, où elle devait prendre le voile, ravie de consommer le sacrifice de son corps dont le dégoût l’affolait, toute à l’exaltation mystique d’être stérile, sans sexe ni chair. Et, dans le grand hôtel vide, d’où le père, la mère, le frère, la sœur étaient partis, il ne restait que la douce et adorable Andrée, sous la menace des folies qui soufflaient là, au milieu d’une telle détresse, que l’oncle du Hordel, envahi d’une tendresse pitoyable, avait conçu la solide idée de lui donner Ambroise, le futur conquérant, pour mari.

Ce fut alors que la rentrée de Céleste dans la maison hâta ce projet de mariage. Huit ans déjà s’étaient écoulés, depuis que Valentine avait dû congédier la femme de chambre, enceinte une troisième fois, impuissante désormais à dissimuler sa taille épaissie. Et, pendant ces huit années, dégoûtée de servir, Céleste s’était essayée à des métiers louches, dont elle ne parlait pas : d’abord, vendeuse vague de layettes à bas prix pour les filles en couches, ce qui, en lui permettant de s’introduire chez les sages-femmes, la faisait la confidente, la commissionnaire, l’entremetteuse, parfois payée grassement ; puis, d’une façon plus directe, employée à tout faire d’une maison close, de compagnie avec la Couteau, qui amenait de Normandie, parmi ses lots de nourrices des paysannes jeunes, jolies et complaisantes. Mais, la maison ayant eu des malheurs, Céleste avait disparu, après s’être sauvée d’une descente de police, en sautant par une fenêtre. Là, se creusait une lacune de dix-huit mois, comme si elle eût sombré dans une nuit totale. On la retrouvait enfin à Rougemont, son pays, malade, très misérable, allant en journée pour vivre, peu à peu rétablie, nippée, grâce à la protection du curé, que sa dévotion extrême avait conquis.

Et ce fut là qu’elle dut projeter sa rentrée chez les Séguin, tenue au courant de ce qui s’y passait par la Couteau, qui était restée en rapport avec Mme Menoux, la petite mercière voisine. Au lendemain de sa rupture avec Santerre, un jour de furieux désespoir où elle venait une fois de plus de congédier d’un coup tous ses domestiques, Valentine la vit tomber chez elle, si repentante, l’air si dévoué, si sérieux, qu’elle en fut touchée. Quand elle lui rappela sa faute, elle la fit pleurer, en lui demandant de jurer devant Dieu de ne jamais se laisser reprendre ; car Céleste se confessait, communiait à présent, apportait même du curé de Rougemont un certificat de piété profonde et de haute moralité. Ce certificat acheva de décider Valentine, qui comprit quelle aide précieuse elle allait avoir en cette fille, dans son horreur croissante à vivre chez elle, lasse des tracas de la maison. C’était bien sur cet abandon du pouvoir entre ses mains que Céleste comptait. Deux mois plus tard, elle avait, en favorisant l’excès de ses pratiques religieuses, achevé de pousser Lucie au couvent. Gaston n’apparaissait plus que les jours de permission. Andrée restait donc seule au logis, gênante encore, empêchant par sa présence le grand pillage rêvé. Et la femme de chambre était ainsi devenue l’ouvrière la plus active du mariage de Mademoiselle.

Ambroise, d’ailleurs, avait conquis Andrée, dans son universelle conquête. Depuis un an déjà, elle le rencontrait chez l’oncle du Hordel, avant que celui-ci eût l’idée de les marier. C’était une grande enfant très douce, un petit mouton blond, comme l’appelait sa mère. Ce beau jeune homme souriant, si tendre pour elle, était devenu sa pensée, un espoir où elle aimait à se réfugier, lorsqu’elle souffrait trop de solitude et d’abandon. Elle n’était plus battue par son frère, mais elle avait senti croître le malaise de la famille détruite, elle se savait mise en péril par tout ce qui l’entourait de honteux et de louche, sans qu’elle en eût la nette conscience. Aussi, lorsque son oncle, rêvant son œuvre de salut, l’avait questionnée prudemment sur le mariage, sur Ambroise, s’était-elle jetée dans ses bras, avec des grosses larmes de gratitude et d’aveu. Valentine, pressentie, témoigna d’abord quelque surprise : un fils des Froment ? ils leur avaient pris Chantebled, voulaient-ils donc leur prendre encore l’une de leurs filles ? Puis, elle ne trouva aucune objection raisonnable, dans la débâcle de fortune où s’effondrait la maison. Jamais elle n’avait aimé Andrée, qu’elle accusait sa nourrice, la Catiche, d’avoir faite sienne, de son lait de bête de ferme. Ainsi qu’elle le disait souvent, ce mouton là, si docile, d’un charme si attendri, n’était pas une Séguin. Tout en ayant l’air de défendre l’enfant, Céleste aigrissait la mère contre elle, lui inspirait le désir qu’un prompt mariage en débarrassât son existence, donnée à d’autres passions. Et du Hordel, après avoir longuement causé avec Mathieu, qui promit son consentement, n’avait plus donc qu’à s’assurer celui de Séguin avant que les parents fissent la demande officielle. Mais il n’était pas facile de trouver Séguin dans des conditions convenables. De semaines furent perdues, on dut calmer Ambroise, devenu très amoureux, averti sans doute, par son génie envahisseur, du futur royaume que cette enfant, si aimante et si simple, lui apportait discrètement, dans un pli de sa robe.

Un jour que Mathieu passait avenue d’Antin, il eut l’idée d’entrer, désireux de savoir si Séguin avait reparu, depuis un brusque départ, une disparition inexpliquée, en Italie, croyait-on. Puis comme il se trouvait seul avec Céleste, l’occasion lui parut excellente pour retrouver la Couteau. Il causa donc un instant, il finit par demander des nouvelles de la meneuse, ayant un ami disait-il, qui cherchait une bonne nourrice.

« Vous tombez bien, répondit obligeamment la femme de chambre, la Couteau doit ramener aujourd’hui un enfant chez notre petite voisine, Mme Menoux. Quatre heures vont sonner, et c’est justement l’heure où elle a promis d’être là… Vous savez, Mme Menoux, la troisième boutique, dans la première rue, en tournant à gauche. »

Puis, elle s’excusa de ne pouvoir l’y conduire.

« Je suis seule à la maison. On n’a toujours pas de nouvelles de Monsieur. Le mercredi, Madame préside sa séance de l’œuvre, et Mlle Andrée vient d’être emmenée par son oncle, pour une promenade, je crois. »

Mathieu se hâta de se rendre chez Mme Menoux. De loin, sur le seuil de la boutique, il aperçut la mercière, encore réduite par l’âge, redevenue à quarante ans d’une maigreur de fillette, le visage effilé en lame mince. Elle était comme brûlée d’activité muette, elle s’acharnait depuis vingt années à vendre ses deux sous de fil et ses trois sous d’aiguilles, sans jamais faire fortune, heureuse simplement d’ajouter chaque mois son pauvre gain aux appointements de son mari, pour lui donner des douceurs. Ses rhumatismes allaient sans doute le forcer à quitter sa place du musée, que deviendraient-ils avec les quelques centaines de francs de la retraite, si elle ne continuait pas son commerce ? Mais, ils n’avaient pas eu de chance : la mort de leur premier enfant, la naissance tardive du second, certes passionnément accueilli, mais tout de même bien lourd à leurs épaules, maintenant surtout qu’elle avait dû se décider à le reprendre. Et Mathieu la trouvait ainsi dans la grosse émotion de l’attente, sur le seuil de la boutique, les regards au loin, guettant le coin de l’avenue.

« C’est Céleste qui vous envoie, monsieur… Non, la Couteau n’est pas encore là. Mais j’en suis étonnée, je l’attends d’une minute à l’autre… Si vous voulez bien, monsieur, prendre la peine d’entrer et de vous asseoir. » Il refusa l’unique chaise qui barrait l’étroit couloir, où trois clientes avaient peine à se tenir debout. Derrière une cloison vitrée, on apercevait, au fond, la pièce obscure dans laquelle vivait le ménage, à la fois cuisine, salle à manger et chambre à coucher, ne prenant un peu d’air que sur une cour humide, pareille à un regard d’égout.

« Vous voyez, monsieur, nous n’avons guère de place. Seulement, nous ne payons que huit cents francs, et où trouverions-nous une boutique, à ce prix-là ? Sans compter que, depuis vingt ans bientôt, ma petite clientèle est faite dans le quartier… Oh ! moi, je ne me plains pas, je ne suis pas grosse, il y a toujours assez d’espace pour moi. Et, comme mon mari ne rentre que le soir, il s’installe à fumer sa pipe dans son fauteuil, il ne souffre pas trop. Je le gâte le plus que je peux, il est assez raisonnable pour ne pas en demander davantage… Mais, avec un enfant, ça devient impossible. »

Le souvenir de son premier garçon, de son petit Pierre, lui revint, lui emplit les yeux de larmes.

« Tenez ! monsieur, il y a dix ans de cela. Je vois encore la Couteau me ramener le petit, comme elle va, tout à l’heure, me ramener l’autre. On me racontait tant d’histoires, et le bon air de Rougemont, et la vie saine des enfants, et les joues rouges du mien, que je l’y avais laissé jusqu’à l’âge de cinq ans, désolée de ne pas avoir ici de place pour lui.

Les cadeaux que la nourrice a tirés de moi, tout l’argent que j’ai donné, non ! vous ne pouvez pas vous en faire une idée, c’était la ruine. Et puis, brusquement je n’ai eu que le temps de le faire revenir, on m’a rendu un enfant si maigre, si blême, si faible, comme s’il n’avait jamais de sa vie mangé du bon pain. Deux mois plus tard, il mourait dans mes bras… Le père en a fait une maladie, monsieur, et, si nous n’avions pas eu de la tendresse l’un pour l’autre, je crois bien que nous serions allés tous les deux nous jeter à l’eau. » Elle retourna, fiévreuse, les yeux mal essuyés, sur le seuil de la boutique, jeta de nouveau, vers l’avenue, son regard passionné d’attente. Et, lorsqu’elle revint, n’ayant rien vu :

« Alors, vous comprenez notre émotion, il y a deux ans, lorsque je suis accouchée d’un garçon encore, à trente-sept ans passés. Nous en étions fous de joie, comme des jeunes mariés. Mais, tout de même, quel souci, quels embarras ! Il a bien fallu l’envoyer aussi en nourrice, puisque nous ne pouvions pas le garder avec nous. Même après avoir juré qu’il n’irait pas à Rougemont, nous avons fini par nous dire que nous connaissions l’endroit, qu’il ne serait pas plus mal là qu’ailleurs. Seulement, je l’ai mis chez la Vimeux ne voulant plus entendre parler de la Loiseau, qui m’avait rendu mon Pierre dans un si bel état. Et, cette fois quand le petit a eu deux ans, je n’ai pas écouté les belles offres, les belles promesses, j’ai voulu qu’on me le ramenât, sans même savoir où je vais le loger… Je l’attends depuis une heure, et je tremble, tant j’ai peur toujours de quelque catastrophe. »

Elle ne pouvait plus rester dans la boutique, elle se tint à la porte, le cou tendu, les yeux fixés là-bas, au coin de la rue. Soudain elle eut un cri profond.

« Ah ! les voilà ! »

Sans hâte, l’air maussade et harassé, la Couteau entra, mit l’enfant endormi sur les bras de Mme Menoux, en disant :

« Je vous réponds qu’il pèse son poids, votre Georges. Celui-là, vous ne direz pas qu’on vous le rend à l’état de squelette. »

Frémissante, les jambes cassées par la joie, la mère avait dû s’asseoir, gardant le petit sur les genoux, le baisant, l’examinant, ayant hâte de voir s’il se portait bien, s’il vivrait. Il avait une grosse face un peu pâle, il semblait fort, l’air empâté. Mais, lorsqu’elle l’eut démailloté, de ses mains que l’inquiétude agitait, elle lui trouva les jambes et les bras petits, le ventre fort.

« Il a le ventre bien gros, murmura-t-elle, cessant de rire assombrie d’une nouvelle crainte.

— Plaignez-vous donc ! cria la Couteau. L’autre était maigre, celui-ci va être trop gras… Jamais les mères ne sont contentes. »

Du premier coup d’œil, Mathieu avait reconnu un de ces enfants nourris de soupe, bourrés par économie de pain et d’eau, victimes désignées à tous les détraquements d’estomac de la petite enfance. Et, devant ce pauvre être, l’effroyable Rougemont, avec son massacre quotidien d’innocents, se dressait dans sa mémoire, tel qu’on le lui avait conté jadis. C’était la Loiseau, d’une saleté répugnante, que les nourrissons y pourrissaient sur un fumier ; c’était la Vimeux n’achetant jamais une goutte de lait, ramassant les croûtes du village, faisant la pâtée au son pour ses pensionnaires, comme pour des porcs ; c’était la Gavette toujours aux champs, les confiant à la garde d’un vieux paralytique, qui en laissait parfois tomber un dans le feu ; c’était la Cauchois qui se contentait de les attacher dans leurs berceaux, n’ayant personne pour les surveiller, les abandonnant en compagnie des poules, dont la bande entrait leur piquer les yeux, mangés par les mouches. Et les coups de mortalité passaient, les assassinats en masse, les portes grandes ouvertes sur une file de berceaux, afin de faire plus vite de la place aux nouveaux paquets expédiés de Paris. Pourtant, tous ne mouraient pas, puisque celui-ci, au moins revenait. Mais, quand on les ramenait vivants, la plupart rapportaient en eux un peu de la mort de là-bas, et il y avait là encore une hécatombe, payée au dieu monstrueux de l’égoïsme social.

« Je n’en puis plus, je m’assois, reprit la Couteau, en s’installant sur l’étroite banquette, derrière le comptoir. Ah ! quel métier ! Et dire qu’on nous reçoit toujours mal, comme si nous étions des sans-cœur, des criminelles et des voleuses ! »

Elle aussi s’était desséchée, la face hâlée, tannée, telle qu’un bec d’oiseau. Mais elle avait gardé ses yeux vifs, aiguises d’une cruauté rageuse. Sans doute elle ne s’enrichissait pas assez vite, car elle continua ses lamentations, se plaignant du métier, de l’avarice croissante des parents, des exigences de l’Administration, de la guerre qu’on déclarait de toutes parts aux meneuses. C’était un métier perdu, il fallait qu’elle fût abandonnée de Dieu pour le continuer à quarante-cinq ans, sans avoir mis encore des rentes de côté.

« J’y laisserai la peau, je n’y trouverai jusqu’à la fin que peu d’argent, avec beaucoup de mauvaises paroles. Vous voyez l’injustice, je vous rapporte un enfant superbe, et vous n’avez pas l’air content… Vrai, c’est à dégoûter de bien faire ! »

Peut-être aussi sa plainte n’était-elle destinée qu’à tirer de la mercière le plus gros cadeau possible. Celle-ci en fut troublée. L’enfant, sorti de sa somnolence, s’était mis à pleurer très fort. On lui fit avaler un peu de lait tiède. Et, quand on eut réglé les comptes, la meneuse se radoucit, en voyant qu’elle aurait dix francs de pourboire.

Puis, comme elle allait prendre congé :

« Monsieur vous attendait pour une affaire », dit Mme Menoux en montrant Mathieu.

La Couteau reconnaissait parfaitement le monsieur, qu’elle n’avait pourtant pas revu depuis des années. Mais elle ne s’était même pas tournée vers lui, elle le savait mêlé à trop de choses, pour n’être pas d’une absolue discrétion, profitable à ses propres intérêts. Aussi se contenta-t-elle de dire :

« Si monsieur veut bien m’expliquer ce dont il s’agit, je suis toute à son service.

— Je vais vous accompagner, répondit Mathieu. Nous causerons en marchant.

— C’est parfait, ça m’arrange, car je suis un peu pressée. »

Dehors, il résolut de ne pas ruser avec elle. Le mieux était de lui dire nettement ce qu’il voulait, puis de la payer, pour acheter son silence. Dès les premiers mots, elle comprit. Elle se rappelait parfaitement l’enfant de Norine, bien qu’elle en eût porté des douzaines aux Enfants-Assistés ; mais les circonstances particulières, les paroles échangées, la course en voiture, lui étaient restées dans la mémoire. D’ailleurs, cet enfant, elle l’avait retrouvé cinq jours plus tard à Rougemont, elle se souvenait même que son amie, l’infirmière, était venue le placer chez la Loiseau. Seulement, elle ne s’en était plus occupée, elle le croyait mort, emporté avec tant d’autres. Et, lorsqu’elle entendit parler du hameau de Saint-Pierre, du charron Montoir, de cet Alexandre-Honoré, âgé de quinze ans, qui devait se trouver là, comme apprenti, elle parut très surprise.

« Oh ! monsieur, vous devez vous tromper. Je connais bien Montoir, à Saint-Pierre. En effet, il a chez lui un enfant de l’Administration, de l’âge que vous dites. Mais celui-là vient de chez la Cauchois, il s’agit d’un grand garçon roux nommé Richard, amené quelques jours avant l’autre. J’ai su qui était la mère, et tenez ! vous l’avez vue comme moi : c’est l’Anglaise, cette Amy qui se trouvait chez Mme Bourdieu, une habituée de la maison, où elle est revenue trois fois, à ce qu’on m’a raconté… Ce rougeaud-là n’est sûrement pas l’enfant de votre Norine. Alexandre-Honoré était brun.

— Alors, dit Mathieu, c’est qu’il y a un autre apprenti chez le charron. Mes renseignements sont précis, je les tiens de source officielle. » La Couteau, perplexe, eut un geste d’ignorance, se rendit tout de suite.

« C’est bien possible, il y a peut-être deux apprentis chez Montoir. La maison est forte, et comme voilà des mois que je ne suis pas allée à Saint-Pierre, je n’affirme rien… Enfin, que désirez-vous de moi, monsieur ? »

Très clairement, il lui donna sa mission. Elle prendrait sur l’enfant les renseignements les plus précis, sa santé, son caractère, sa conduite, si l’instituteur avait toujours été content de lui, si son patron se montrait également satisfait, en un mot une enquête complète. Mais, surtout, elle devait la mener de façon que personne ne s’en doutât, ni l’enfant, ni les gens de l’entourage. L’absolu secret.

« Tout cela est facile, monsieur. Je comprends parfaitement, vous pouvez vous fier à moi… Il me faudra un peu de temps, le mieux est que je vous apporte de vive voix le résultat de mes recherches, dans quinze jours, lors de mon prochain voyage à Paris… Et, si vous le voulez bien, vous me trouverez d’aujourd’hui en quinze, à deux heures, dans le bureau de la maison Broquette, rue Roquépine. J’y suis comme chez moi, et c’est une tombe. »

Quelques jours plus tard, comme Mathieu était à l’usine, avec son fils Blaise, il fut aperçu par Constance, qui l’appela, le questionna si directement, qu’il dut lui apprendre ce qu’il avait fait, où en était l’enquête dont elle l’avait chargé. Puis, quand elle sut le rendez-vous pris avec la Couteau, pour le mercredi de la semaine suivante, elle dit de sa voix résolue :

« Venez me chercher, je veux interroger moi-même cette femme… J’ai besoin d’une certitude. »

Rue Roquépine, la maison Broquette, après quinze ans, était restée la même, avec cette unique différence que, Mme Broquette étant morte, sa fille Herminie lui avait succédé.

D’abord, la perte brusque de cette dame blonde, si digne, la prestance renseigne décorative, morale et bourgeoise de l’établissement avait paru sensible. Mais il s’était trouvé qu’Herminie, bourrée de romans, longue, exsangue, promenant d’un air de langueur sa virginité fade, au milieu du lait débordant des nourrices, était aussi d’une représentation distinguée, flatteuse pour la clientèle. À trente ans déjà, elle ne s’était pas encore mariée, sans désirs comme dégoûtée par toutes ces filles à grosse gorge, les bras chargés d’enfants pleurards. Et, d’ailleurs, le père, M. Broquette malgré ses soixante-cinq ans sonnés, restait secrètement l’âme toute-puissante et remuante de la maison, faisant la police intérieure, instruisant les nourrices nouvelles ainsi que des recrues, le nez et la main partout, dans un continuel galop au travers des trois étages de son vague et louche hôtel garni.

La Couteau attendait Mathieu, sous le porche. En apercevant Constance, qu’elle ne connaissait pas, qu’elle n’avait jamais vue, elle parut surprise. Quelle était donc cette dame, qu’avait-elle à voir dans l’affaire ? Du reste, elle éteignit tout de suite la curiosité vive dont ses yeux avaient flambé. Et, comme Herminie, avec une distinction nonchalante, occupait le bureau, où elle déballait un lot de nourrices devant deux messieurs, la meneuse fit entrer son monde dans le réfectoire, alors vide, empoisonné par une horrible odeur de graillon.

« Excusez-moi, monsieur et madame, il n’y a pas d’autre coin libre. La maison regorge. »

Puis, elle promena ses regards aigus de Mathieu à Constance, préférant être interrogée, puisqu’il y avait une personne nouvelle dans le secret.

« Vous pouvez parler librement… Avez-vous fait les recherches dont je vous ai chargée ?

— Parfaitement, monsieur. Tout est fait et bien fait, je crois. — Alors, dites-nous le résultat… Je vous répète que vous pouvez parler devant madame.

— Oh ! monsieur, ce ne sera pas long… Vous étiez dans la vérité, il y avait bien deux apprentis chez Montoir, le charron de Saint-Pierre, et l’un d’eux était en effet Alexandre-Honoré l’enfant de la jolie blonde, celui que nous avons conduit ensemble de là-bas. Il s’y trouvait depuis deux mois à peine, après avoir essayé de trois ou quatre autres métiers, ce qui explique mon ignorance ! Seulement, de même qu’il n’est resté nulle part, voici trois semaines qu’il en a filé… »

Constance l’interrompit, ne pouvant retenir un cri d’inquiétude.

« Comment, filé ?

— Oui, madame. Je veux dire qu’il s’est sauvé, et cette fois on est même certain qu’il a tout à fait quitté le pays, car il a disparu en emportant trois cents francs à Montoir, son patron. »

Sa petite voix sèche sonna, comme si elle donnait un coup de hache. Bien qu’elle ne comprît rien à la brusque pâleur, à l’émotion désespérée de cette dame, il sembla qu’elle y prenait une jouissance cruelle.

« Êtes-vous sûre de vos renseignements ? reprit Constance, qui se débattait. Ce ne sont là peut-être que des cancans de village.

— Des cancans, madame, non ! quand j’ai accepté de m’occuper d’une affaire, moi, je suis sérieuse… J’ai vu les gendarmes. Ils ont battu tout le pays, il est certain qu’Alexandre-Honoré n’a pas laissé son adresse, en partant avec les trois cents francs. Il court encore. Ça, voyez-vous, j’en donne ma main à couper. »

C’était bien, pour Constance, le coup de hache : cet enfant qu’elle croyait avoir retrouvé, dont elle rêvait, sur la tête duquel elle bâtissait tant de projets de revanche, inavouables, inavoués encore, et qui, brusquement, lui échappait, retombait dans son louche inconnu. Elle en restait bouleversée comme devant un acharnement du sort, une défaite nouvelle, irréparable. Et ce fut elle qui continua l’interrogatoire.

« Vous n’avez pas vu que les gendarmes, on vous avait chargée de questionner tout le monde.

— C’est bien ce que j’ai fait, madame. J’ai vu l’instituteur, j’ai causé avec les autres patrons, chez qui l’enfant avait passé. Tous m’ont dit qu’il ne valait pas grand-chose, l’instituteur s’en souvient comme d’un menteur et d’un brutal. Enfin, le voilà voleur, ça le complète… Moi, que voulez-vous ? je ne puis pas dire autre chose, puisque c’est la vérité que vous avez voulu connaître. »

Elle insistait, en voyant grandir la souffrance de cette dame. Et quelle étrange souffrance, les coups au cœur que lui portait chacune de ces accusations, comme si l’enfant de son mari, dans le désastre de sa stérilité, était devenu un peu de sa propre chair ! Elle finit par faire taire la meneuse.

« Merci. L’enfant n’est plus à Rougemont, c’est tout ce que nous désirions savoir. »

Alors, la Couteau se tourna vers Mathieu, continuant, voulant lui en donner pour son argent.

« J’ai aussi fait bavarder l’autre apprenti, le fils de l’Anglaise, Richard, vous vous souvenez bien, ce grand garçon roux dont je vous ai parlé. Encore un à qui je ne donnerais pas le bon Dieu sans confession. Mais, pour sûr, il ne sait pas où a filé son camarade…

Les gendarmes croient qu’Alexandre est à Paris. »

À son tour, Mathieu la remercia, lui mit dans la main un billet de cinquante francs, ce qui la rendit muette, souriante, obséquieuse d’une discrétion de tombe, selon son mot favori. Et, comme trois nourrices entraient, étalant de la charcuterie, tandis qu’on entendait M. Broquette, dans la cuisine, laver furieusement à la brosse les mains d’une quatrième, pour lui apprendre comment on se décrottait du fumier natal, Constance se hâta de suivre son compagnon, le cœur soulevé d’une nausée de dégoût. Mais, sur le trottoir, elle s’arrêta, ne remonta pas tout de suite dans sa voiture, pensive, hantée de nouveau par le dernier mot qu’elle emportait.

« Vous avez entendu, ce malheureux enfant serait à Paris.

— C’est probable, tous viennent échouer là. »

Elle se tut encore, parut réfléchir, hésiter, enfin se décida la voix un peu tremblante.

« Et la mère, mon ami, vous savez où elle demeure. Ne m’avez-vous pas dit que vous vous étiez occupé d’elle ?

— En effet.

— Alors, écoutez… Et surtout ne vous étonnez pas, mon ami plaignez-moi plutôt, car je souffre vraiment beaucoup… Une idée vient de m’envahir, je m’imagine que, si l’enfant est à Paris, il a pu y retrouver sa mère, et qu’il est peut-être chez elle, ou qu’elle sait du moins où il loge… Non, non ! ne me dites pas que c’est impossible. Tout est possible. »

Surpris, ému de la voir céder à de telles imaginations, elle si calme, il ne voulut pas l’agiter davantage, il promit de se renseigner. Mais elle ne montait toujours pas dans la voiture, elle regardait fixement le trottoir. Et, quand elle leva les yeux, elle le supplia, gênée, très humble.

« Vous ne savez pas ce que nous devrions faire ?… Excusez-moi. C’est un service que jamais je n’oublierai. Si je pouvais me calmer un peu, en sachant tout de suite… Eh bien ! nous allons aller immédiatement chez cette fille. Oh ! je ne monterai pas, moi, vous monterez seul, pendant que je vous attendrai dans la voiture au coin de la rue… Et peut-être aurez-vous des nouvelles. »

C’était fou. Il éprouva d’abord le besoin de le lui démontrer. Puis, en la regardant, elle lui apparut si misérable d’abandon, si douloureuse d’inavouable torture, qu’il consentit sans une parole, d’un geste de pitoyable bienveillance. Et la voiture les emporta.

La grande chambre où Norine et Cécile avaient installé leur commun ménage, se trouvait à Grenelle, au bout de la rue de la Fédération près du Champ-de-Mars. Elles y étaient depuis six ans bientôt, elles y avaient eu, dans les commencements, beaucoup de tracas et de misère. Mais l’enfant qu’elles avaient à nourrir, à sauver les avait sauvées elles-mêmes. La mère qui sommeillait en Norine, s’était éveillée passionnément pour ce petit être, depuis qu’elle lui avait donné le sein, le faisant de sa chair, le veillant, le baisant ; et c’était merveille de voir comment Cécile, dans son désespoir de vierge à jamais stérile, l’avait adopté, le regardait elle aussi comme sien. L’enfant avait deux mères, uniquement occupées de lui. Si Norine, les premiers mois, s’était rebutée souvent de passer ses jours à coller des petites boîtes, si même des idées de fuite lui étaient venues, elle avait toujours été retenue par les deux bras frêles qui se nouaient à son cou. Maintenant, elle était calmée, raisonnable, travailleuse, devenue très adroite à ces légers travaux de cartonnage, que Cécile lui avait enseignés. Et il fallait les voir toutes deux, très unies, très gaies, vivant sans homme comme au couvent, assises les journées entières aux deux côtés de leur petite table, avec le cher enfant entre elles, qui était leur unique raison de vivre, de travailler et d’être heureuses.

Les deux sœurs n’avaient fait qu’une grande amie, Mme Angelin. Justement, cette dernière, comme dame déléguée de l’Assistance publique, chargée d’un quartier de Grenelle, avait eu Norine parmi les pensionnées qu’elle devait inspecter. Prise de tendresse pour ce gentil ménage des deux mères, ainsi qu’elle les nommait, elle avait réussi à maintenir sur la tête de l’enfant la petite rente mensuelle de trente francs, pendant trois années. Puis, à trois ans, elle lui avait fait obtenir l’assistance scolaire, sans compter les continuels cadeaux qu’elle apportait, des effets, du linge, même de l’argent, des sommes assez fortes qu’elle récoltait chez des personnes charitables, en dehors de l’Administration, et qu’elle distribuait ainsi entre les mères pauvres les plus méritantes. Maintenant encore, elle venait parfois, aimait à passer là une heure, dans ce coin de tranquille besogne, égayée par les rires et les jeux de l’enfant. Elle y était loin du monde, elle y souffrait moins de sa maternité détruite. Et Norine lui baisait les mains en disant que, sans elle, jamais le ménage des deux mères n’aurait pu vivre.

Lorsque Mathieu parut, il y eut des cris de joie. Lui aussi était un ami, un sauveur, celui qui, en louant et en meublant la grande chambre, avait fondé le ménage. Elle était très propre, cette grande chambre, très coquettement arrangée avec ses rideaux blancs, très égayée aussi par les deux larges fenêtres, qui laissait entrer la nappe d’or du soleil à son déclin. Norine et Cécile, devant leur table, travaillaient, découpaient, collaient ; et le petit lui-même, rentré de l’école, assis entre elles sur une haute chaise, maniait gravement une paire de ciseaux, en croyant qu’il les aidait.

« Ah ! c’est vous, ah ! que vous êtes gentil de venir nous voir ! Voici cinq jours que personne n’est venu. Oh ! nous ne nous en plaignons pas. Nous sommes si contentes, toutes seules !… Depuis qu’elle a épousé un employé, Irma nous dédaigne. Euphrasie ne descend plus son escalier. Victor demeure au diable avec sa femme. Et, quant à ce vaurien d’Alfred, il ne monte ici que pour voir s’il n’y a rien à voler… Maman est venue, il y a cinq jour nous dire que papa, la veille, avait failli être tué à l’usine. Pauvre maman ! elle est si lasse, qu’il lui sera bientôt impossible de mettre un pied devant l’autre. »

Pendant qu’elles parlaient toutes les deux à la fois, se coupait vivement la parole, reprenant, achevant la phrase, Mathieu regardait Norine, qui, dans cette vie régulière et calme, retrouvait à trente-six ans, une fraîcheur apaisée, une pleine maturité de fruit superbe, doré de soleil. Et Cécile elle-même, si mince, restée fillette à jamais, avait pris de la force, l’énergique amour dans un corps d’enfant.

Cette dernière jeta brusquement une exclamation de terreur.

« Mais il s’est blessé, le malheureux ! »

Et elle arracha les ciseaux des mains du petit, qui, une goutte de sang au bout d’un doigt, riait.

« Ah ! mon Dieu ! murmura Norine toute pâle, j’ai cru qu’il s’était fendu la main. »

Un instant, Mathieu se demanda s’il était bien utile de remplir jusqu’au bout son étrange mission. Puis, il lui parut bon de prévenir au moins la jeune femme, qu’il voyait là si paisible, dans la vie de travail qu’elle avait fini par se faire. Et il procéda prudemment, ne lâcha la vérité que peu à peu. Pourtant, il vint un moment où, après lui avoir rappelé la naissance d’Alexandre-Honoré, il dut lui dire que cet enfant vivait.

Elle le regarda, bouleversée.

« Il vit, il vit !… Pourquoi me dites-vous cela ? J’étais si tranquille de ne pas savoir !

— Sans doute, mais il vaut mieux que vous sachiez. On m’a même assuré que l’enfant devait être à Paris, et je me demandais s’il ne vous avait pas retrouvée, s’il n’était pas venu vous voir. »

Alors, elle s’affola complètement.

« Comment, venu me voir !… Personne n’est venu me voir… Et vous pensez qu’il pourrait venir ? Mais je ne veux pas ! Mais j’en perdrais la tête ! Un grand garçon de quinze ans, qui me tomberait comme ça, que je ne connais pas, que je n’aime pas !… Oh ! non, oh ! non, empêchez-le, je ne veux pas, je ne veux pas ! »

Elle s’était mise à fondre en larmes, elle avait saisi d’un geste éperdu le petit qui se trouvait près d’elle, et elle le serrait sur sa poitrine, comme pour le défendre contre l’autre, l’inconnu, l’étranger, dont la résurrection menaçait de lui voler un peu de sa place.

« Non, non ! je n’ai qu’un enfant, je n’en aime qu’un, je ne veux pas de l’autre, jamais, jamais ! »

Très émue, Cécile s’était levée, désirant lui faire entendre raison. S’il venait pourtant, comment le mettre à la porte ? Et elle aussi pleurait déjà leur bonheur, malgré sa pitié inquiète pour l’abandonner. Il fallut que Mathieu les rassurât, en leur jurant qu’une pareille visite lui semblait tout à fait improbable. Sans leur conter l’histoire vraie, il dit la disparition de l’enfant, l’ignorance où il devait être du nom même de sa mère. Et, quand il les quitta, les deux sœurs collaient de nouveau leurs petites boîtes, soulagées, riant au gamin, à qui elles avaient rendu les ciseaux, pour qu’il découpât des bonshommes.

En bas, au coin de la rue, Constance, dans une mortelle impatience, allongeait la tête en dehors de la voiture, guettant de loin la porte.

« Eh bien ? demanda-t-elle, frémissante, dès que Mathieu fut près d’elle.

— Eh bien ! la mère ne sait rien, n’a vu personne, c’était certain à l’avance. »

Elle plia les épaules, comme sous un écroulement suprême tandis que sa face blême se décomposait.

« C’était certain, vous avez raison. Mais on espère toujours. »

Et, avec un geste d’anéantissement :

« Maintenant, c’est fini, tout casse entre mes doigts, mon dernier rêve est mort. »

Mathieu, qui lui avait serré la main, attendait qu’elle donnât une adresse, pour la transmettre au cocher. Mais elle restait égarée, ne semblait plus savoir elle-même où elle allait. Puis comme elle lui demandait s’il voulait qu’elle le mît quelque part, il dit qu’il se rendait chez les Séguin. Et, sans doute par terreur de se retrouver tout de suite seule, elle eut alors l’idée de faire une visite à Valentine, se souvenant qu’elle ne l’avait pas vue depuis longtemps.

« Montez, nous irons ensemble avenue d’Antin. »

La voiture roula, un lourd silence se fit, ils n’avaient pas une parole à échanger. Pourtant, comme ils arrivaient, elle dit encore, amèrement :

« Vous donnerez à mon mari la bonne nouvelle, vous lui annoncerez que l’enfant a disparu. Ah ! quel soulagement pour lui ! »

En allant chez les Séguin, Mathieu espérait y trouver toute la famille réunie. Huit jours auparavant, Séguin étant enfin revenu, on ne savait d’où, la demande officielle de la main d’Andrée avait pu lui être faite, et il s’était montré charmant, à la suite d’un entretien avec l’oncle du Hordel. On avait même tout de suite fixé la date du mariage, le reculant un peu, l’attardant jusqu’au mois de mai, parce qu’à cette époque les Froment devaient aussi marier leur fille aînée, Rose : ce serait délicieux, on ferait les deux mariages le même jour, à Chantebled. Et, dès ce moment Ambroise, accepté comme fiancé, ravi, put venir chaque soir vers cinq heures, faire sa cour. C’était pourquoi Mathieu comptait bien se rencontrer là avec toute la famille.

Mais, lorsque Constance demanda Valentine, un valet lui dit que Madame était sortie. Et, lorsque Mathieu demanda Séguin, le valet lui répondit que Monsieur n’était pas là non plus. Il n’y avait en haut que Mlle Andrée, avec son fiancé. Les deux visiteurs montèrent.

« Comment ! on vous laisse tout seuls ? cria Mathieu, en les apercevant assis côte à côte, sur un étroit canapé, au fond de la vaste salle du premier étage.

— Mais oui, nous sommes tout seuls dans la maison, répondit Andrée avec un beau rire. Nous sommes bien contents. »

Ils étaient adorables, ainsi serrés l’un contre l’autre, elle si douce, si tendrement jolie, lui d’un charme d’homme fort, dont la grâce surtout avait vaincu. Ils s’étaient plaisamment donné le bras, tout en restant assis, comme s’ils allaient se lever, pour entreprendre ainsi, au bras l’un de l’autre, leur long voyage.

« Céleste est là, au moins ?

— Non, pas même Céleste ! Elle a disparu, nous ne savons pas ou elle est. »

Et de rire, et d’être gais comme des oiseaux libres et jaseurs, lâchés dans la fraîche solitude d’une forêt !

« Mais enfin que faites-vous là, tout seuls ?

— Oh ! nous ne nous ennuyons pas, nous avons tant de choses à faire ! D’abord, nous causons. Ensuite, nous nous regardons. Et ça dure, et jamais on n’en verrait la fin ! »

Constance les admirait, le cœur saignant. Ah ! tant de grâce, tant de santé, et tant d’espoir ! Tandis que, chez elle, le vent de stérilité avait tout brûlé, tout anéanti, la race féconde de ces Froment pullulerait donc, s’élargirait donc toujours ? Car c’était une conquête encore, ces deux enfants laissés de la sorte libres de s’aimer, seuls désormais dans cet hôtel luxueux, dont ils seraient demain les maîtres.

« Ne mariez-vous pas aussi votre fille aînée ? demanda-t-elle. — Oui, Rose, répondit gaiement Mathieu. En mai prochain, grande fête à Chantebled ! Il faudra que vous veniez tous. »

C’était bien cela, la force du nombre, la victoire de la vie, Chantebled conquis sur les Séguin, leur hôtel envahi bientôt par Ambroise, l’usine elle-même à moitié tombée aux mains de Blaise.

« Nous irons, dit-elle frémissante. Et que votre bonne chance continue, c’est ce que je vous souhaite ! »