Fécondité (Zola)/Livre VI/Chapitre V

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Eugène Fasquelle (p. 721-751).



Et Mathieu et Marianne vécurent plus de vingt ans encore, et Mathieu avait quatre-vingt-dix ans, Marianne quatre-vingt-sept, lorsque leurs trois aînés, Denis, Ambroise et Gervais, toujours debout à leurs côtés, complotèrent de célébrer leurs noces de diamant, le soixante-dixième anniversaire de leur mariage, par une fête, où ils réuniraient, au domaine de Chantebled, tous les membres de la famille.

Ce n’était point une petite affaire. Quand ils eurent dressé la liste exacte, ils trouvèrent, nés de Mathieu et de Marianne, cent cinquante-huit enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, sans compter quelques petits derniers-nés, ceux de la quatrième génération. En ajoutant les alliances, les maris et les femmes venus du dehors, on serait trois cents. Et où trouver, dans la ferme, une pièce pour dresser l’énorme table du déjeuner patriarcal qu’ils rêvaient ? L’anniversaire tombait le 2 juin, le printemps était, cette année-là, d’une douceur, d’une splendeur incomparables. Aussi décidèrent-ils qu’on déjeunerait dehors, que la table serait mise en face de l’ancien pavillon, au milieu de la grande pelouse, fermée par des rideaux d’ormes et de charmes superbes, ainsi qu’une immense salle de verdure. On serait chez soi, au sein même de la terre bienveillante, sous le chêne central, devenu géant, planté par les deux ancêtres dont la pullulante lignée allait fêter la fécondité heureuse.

Et la fête fut réglée, s’organisa, dans un grand élan d’amour et d’allégresse. Tous se passionnèrent pour en être, tous accoururent au rendez-vous triomphal, depuis les vieillards en cheveux blancs jusqu’aux gamins qui suçaient encore leur pouce. Et le grand ciel bleu, le soleil de flamme eux-mêmes voulurent en être, ainsi que le domaine entiers, les sources ruisselantes, les champs en fleurs, en promesse de belles moissons. C’était magnifique, ce fer à cheval élargi, cette vaste table dressée au milieu des herbes avec son luxe de vaisselle et de linge éclatant, criblée, au travers des feuillages, d’une poussière d’astre. L’auguste ménage, le père et la mère, devaient s’asseoir côte à côte, au centre, sous le chêne. Puis, on avait décidé qu’on ne séparerait pas non plus les autres ménages, qu’il serait tendre et beau de les asseoir tous côte à côte, par rang de génération. Et, quant aux jeunes gens, aux jeunes filles, aux gamins et aux gamines, on les laisserait se placer à leur guise, au petit bonheur de leur fantaisie et de leur gaieté.

Puis, ce fut, dès le matin, l’arrivée en bandes, le retour au nid commun de la famille dispersée, s’abattant des quatre points de l’horizon. Mais, hélas ! la mort avait déjà fauché, beaucoup ne devaient pas venir. Des hôtes dormaient, chaque année plus nombreux, dans le cimetière de Janville, si calme, si fleuri, d’une solitude attendrie de rêve. Près de Rose, près de Blaise, partis les premiers, d’autres étaient allés dormir leur éternel sommeil, emportant là chaque fois un peu plus du cœur de la famille, faisant de cette terre sacrée une terre de culte, d’éternel souvenir. D’abord, Charlotte, longtemps souffrante, avait rejoint Blaise, heureuse en son départ de laisser sa fille Berthe la remplacer près de Mathieu et de Marianne, frappés au cœur, comme s’ils perdaient une seconde fois leur fils. Puis, c’était leur fille Claire qui les avait quittés, abandonnant la ferme à son mari Frédéric et à son frère Gervais, devenu veuf lui aussi, l’année suivante. Puis, ils avaient perdu leur fils Grégoire, le maître du Moulin, dont la veuve, Thérèse, gouvernait toujours, parmi une nombreuse descendance. Puis, une de leurs filles encore, la bonne Marguerite, la femme du docteur Chambouvet, était morte, d’avoir recueilli chez elle les deux enfants d’une pauvre ouvrière, atteints du croup. Et l’on ne comptait plus les autres pertes, des femmes, des maris entrés dans la famille par alliance, des enfants surtout, la part de désastre, les coups d’orage au travers de la moisson humaine, toutes les chères créatures disparues que les vivants pleurent, et qui rendent sainte la terre où elles reposent.

Mais, si les chers morts dormaient là-bas, dans le grand silence, quel gai tumulte et quelle victoire de la vie, ce matin-là, par les routes qui conduisaient à Chantebled ! Il en renaissait plus qu’il n’en mourait, toute une floraison d’êtres semblait s’être épanouie de chaque mort. Par douzaines, ils repoussaient du sol où les pères, las de leur bonne besogne, s’étaient couchés. Et ils arrivaient donc de toutes parts, tels que les hirondelles, au printemps, revenant fêter leurs vieux nids, emplissant le ciel bleu de la joie du retour. Continuellement, devant la ferme, des voitures débarquaient de nouveaux ménages, avec des troupeaux d’enfants, dont le flot de têtes blondes montait toujours. Des arrière-grands-pères, aux cheveux de neige, amenaient des tout-petits qui marchaient à peine. Il y avait de très jolies vieilles que des jeunes filles, de fraîcheur éclatante, aidaient à descendre. Des mères étaient enceintes encore, des pères avaient eu l’idée charmante d’inviter les fiancés de leurs filles. Tout cela était parents, engendrés les uns par les autres, dans un écheveau inextricable, pères, mères, frères, sœurs, beaux-pères, belles-mères, beaux-frères, belles-sœurs, fils, filles, oncles, tantes, cousins, cousines, à tous les degrés, dans tous les mélanges imaginables, jusqu’à la quatrième génération. Une seule famille, un seul petit peuple, que réunissait une pensée de joie et d’orgueil, celle de célébrer ces noces de diamant si rares, si prodigieuses, les noces des deux héros, glorifiés par la vie, dont tout ce peuple était né ! Et quel dénombrement épique à faire, comment nommer tous ceux qui entraient dans la ferme, comment dire simplement leurs noms, leurs âges, leurs degrés de parenté, la santé, la force, l’espoir qu’ils avaient apportés au monde !

D’abord, ce fut la ferme elle-même, tous ceux qui avaient poussé, qui avaient grandi là. Gervais, âgé de soixante-deux ans était aidé par ses deux fils aînés, Léon et Henri, déjà pères à eux deux de dix enfants ; et ses trois filles, Mathilde, Léontine, Julienne, nées, plus tard, mariées dans le voisinage, en avaient douze à elles trois. Frédéric, veuf de Claire, de cinq ans plus âgé que Gervais, avait cédé sa tâche de lieutenant fidèle à son fils Joseph, tandis que ses deux filles Angèle et Lucile, ainsi qu’un dernier fils, Jules, servaient également à la ferme, les quatre ayant ensemble un petit troupeau de quinze enfants, tant filles que garçons. Puis, de tous ceux venus du dehors, le Moulin arriva le premier, Thérèse, veuve de Grégoire, amena sa descendance, son fils Robert, qui dirigeait maintenant le moulin sous ses ordres, ses trois filles, Geneviève, Aline et Nathalie, avec toute une galopade à la queue, dix enfants pour les filles, quatre pour Robert. Ensuite, se présentèrent Louise, la femme du notaire Mazaud, Madeleine, la femme de l’architecte Herbette, suivies du médecin Chambouvet, veuf de la bonne Marguerite, trois vaillantes troupes encore, la première quatre filles dont Colette l’aînée, la seconde cinq garçons avec Hilaire en tête, la troisième un garçon et une fille seulement, Sébastien et Christine ; et tout cela pullulait, il y avait vingt arrière-petits-enfants derrière. Mais Paris débarquait, Denis et Marthe, sa femme se présentèrent en grand cortège, Denis âgé de soixante-dix ans bientôt arrière-grand-père par ses filles Hortense et Marcelle, goûtant la bonne paix du labeur accompli depuis qu’il avait donné l’usine à ses aînés Lucien et Paul, des hommes de plus de quarante ans, dont les fils étaient eux-mêmes en marche vers toutes les fortunes, une vraie tribu envahissante qui descendit de cinq voitures, le ménage, les quatre enfants, les quinze petits-enfants, les trois arrière-petits-enfants, dont deux au maillot. Enfin, la dernière entrée fut celle du petit peuple d’Ambroise, qui avait eu le chagrin de perdre de bonne heure sa femme Andrée, lui d’une si verte vieillesse, qu’à soixante-sept ans il dirigeait encore sa maison de commission, où ses fils Léonce et Charles restaient de simples employés, où ses gendres, les maris de ses filles Pauline et Sophie, tremblaient devant lui, roi incontesté, obéi de tous, grand-père de sept gaillards déjà barbus, de neuf filles solides, dont quatre venaient de le faire arrière-grand-père, avant même Denis le sage, son aîné. Il fallut six voitures. Et le défilé avait duré deux heures, et la ferme était pleine d’une foule en liesse, heureuse, rieuse, au clair soleil de juin.

Cependant, Mathieu et Marianne n’avaient point encore paru. Ambroise, qui était le grand ordonnateur de la fête, leur avait fait promettre de se tenir dans leur chambre close, ainsi que des souverains, cachés à leur peuple, tant qu’il n’irait point les chercher. Il voulait une apparition solennelle. Et, comme il se décidait, le peuple entier étant là, il trouva sur le seuil, défendant la porte, pareil à un garde du corps, son frère Benjamin. Parmi tout ce pullulement, cette tribu qui avait travaillé, qui s’était multipliée d’un élan si prodigieux, Benjamin était resté le seul oisif, le seul infécond. À quarante-trois ans, sans femme, sans enfants, il ne vivait encore que pour l’unique joie du foyer, en camarade de son père, en dévot passionné de sa mère, qui tous deux avaient eu le tendre égoïsme de le garder, le voulant à eux seuls, disant que la vie, à laquelle ils avaient donné tant d’êtres, pouvait bien leur faire le cadeau de celui-ci, le dernier de la couvée. D’abord, ils ne s’étaient point opposés à ce qu’il se mariât ; mais, plus tard, quand ils l’avaient vu hésiter, puis refuser toute femme, après avoir perdu la seule qu’il eût aimée, ils en avaient ressenti une secrète et grande joie. Pourtant, à la longue, des remords inavoués leur étaient venus, dans la félicité qu’ils goûtaient à jouir de sa présence, comme d’un trésor enfoui, dont se délectait leur vieillesse, devenue avaricieuse, au déclin d’une vie de si large prodigalité. Leur Benjamin ne souffrait-il pas d’avoir été ainsi accaparé, enfermé pour leur plaisir, dans les quatre murs de leur maison ? De tout temps, il s’était montré inquiet, rêveur, avec ses beaux yeux qui semblaient sans cesse chercher l’au-delà des choses, le pays ignoré de la satisfaction parfaite, là-bas, derrière l’horizon. Et, maintenant que l’âge venait, qu’il n’était plus jeune, son tourment paraissait s’aggraver, comme s’il se fût désespéré secrètement de ne pouvoir tenter l’inconnu, avant de finir inutile et sans bonheur.

Mais Benjamin livra la porte, Ambroise donna des ordres. Et, dans le soleil, sur la pelouse en fleurs, Mathieu et Marianne apparurent. Une acclamation les accueillit, de bons rires, de tendres battements de mains. La foule gaie et passionnée qui se trouvait là, toute la famille pullulante criait :

« Vive le Père ! vive la Mère !… Longue vie, longue vie au Père et à la Mère ! »

À quatre-vingt-dix ans, Mathieu était resté très droit, très mince, serré dans une redingote noire, ainsi qu’un jeune marié, la tête nue, avec une toison de neige, toute sa chevelure qu’il portait rase autrefois, qu’il avait laissée pousser par une coquetterie dernière depuis qu’elle semblait être comme le renouveau du vieil arbre vigoureux. Sa face avait pu se sécher, se rider, usée par l’âge, il gardait quand même ses yeux de jeunesse, ses yeux souriants grands et clairs, vifs et réfléchis, qui disaient toujours l’homme de pensée et d’action, très simple, très gai, très bon. Et Marianne, à quatre-vingt-sept ans, en robe claire d’épousée, se tenait elle aussi très droite, solide et belle encore de sa beauté saine d’autrefois, de ses flancs vigoureux qui avaient porté un monde, de sa poitrine solide qui l’avait nourri. Toute blanche également, le visage adouci éclairé d’une aube dernière sous des bandeaux de soie fine, elle était telle qu’un de ces marbres sacrés dont le temps a raviné les traits, sans pouvoir en détruire la tranquille splendeur de vie, quelque Cybèle féconde, retrouvée dans son ferme dessin, revivant en plein jour, avec la belle humeur tendre de ses grands yeux noirs.

Au bras l’un de l’autre, l’un contre l’autre, en bons époux venus de très loin, ayant marché soixante-dix ans côte à côte sans se quitter jamais, Mathieu et Marianne, les yeux mouillés de larmes, riaient gaiement à leur peuple, à la famille pullulante, née de leur amour, qui continuait à les acclamer.

« Vive le Père ! Vive la Mère !… Longue vie, longue vie au Père et à la Mère ! »

Alors, il y eut la cérémonie du compliment, du bouquet offert. C’était une petite blondine de cinq ans, Rose, qui s’en trouvait chargée. On l’avait choisie comme l’aînée des enfants de la quatrième génération. Elle était la fille d’Angeline, qui était la fille de Berthe, qui était la fille de Charlotte, femme de Blaise. Et, quand les deux ancêtres la virent s’avancer, avec son gros bouquet, leur émotion redoubla, heureuse dans les larmes, bégayante de souvenirs.

« Oh ! notre petite Rose !… Notre Blaise, notre Charlotte ! »

Tout le passé revivait. On avait donné le nom de Rose à l’enfant, en souvenir de l’autre Rose, tant pleurée, la première partie endormie là-bas, dans le petit cimetière. Et Blaise était allé s’y coucher à son tour, et Charlotte l’y avait suivi. Et, alors, Berthe leur fille, qui avait épousé Philippe Havard, avait eu Angeline. Et, plus tard, Angeline, qui avait épousé Georges Delmas, avait eu Rose. Derrière l’enfant, Berthe et Philippe Havard, Angeline et Georges Delmas, se tenaient debout. C’était tout ce monde que Rose représentait, c’étaient les morts, s’étaient les vivants, une si longue lignée florissante, tant de douleurs et tant de joies, tout ce vaillant travail d’enfantement, tout ce fleuve de vie, qui aboutissait à ce cher ange blond, si frêle, avec des yeux d’aurore ou resplendissait l’avenir.

« Oh ! notre Rose, notre Rose ! »

Rose, pourtant, son gros bouquet entre ses deux menottes, s’était avancée. Depuis quinze jours, elle apprenait un très beau compliment. Le matin encore, elle l’avait récité à sa mère, sans une faute. Mais, quand elle fut là, au milieu de tout ce monde, son exaltation fut telle, qu’elle n’en retrouva pas un mot. Elle ne s’en inquiéta guère, d’ailleurs. C’était déjà une petite personne pleine de bravoure. Et, carrément, elle lâcha son bouquet, elle sauta au cou de Mathieu et de Marianne, en criant de sa voix aiguë, telle qu’une note de flûte :

« Grand-papa, grand-maman, c’est votre fête, et je vous embrasse de tout mon cœur. »

Et ce fut très bien. On trouva même ça beaucoup mieux que le compliment. Des rires encore, des battements de mains, des acclamations retentirent. Et, tout de suite, on se mit à table. Mais c’était une affaire, l’immense table en fer à cheval se développait sous le chêne, au milieu d’un carré d’herbe rase, qu’on avait fauché. D’abord, Mathieu et Marianne allèrent en cérémonie, sans se quitter le bras, s’asseoir au centre, adossés tous deux au tronc du grand chêne. À la gauche de Mathieu, prirent place Marthe et Denis, Louise et son mari, le notaire Mazaud, puisqu’on avait eu l’idée bonne de ne pas séparer les ménages. À la droite de Marianne, se mirent Ambroise, Thérèse, Gervais, le docteur Chambouvet, tous veufs, puis un ménage encore, Madeleine et son mari, l’architecte Herbette, puis Benjamin, seul. Ensuite, par rang de générations, les autres ménages s’installèrent. Enfin, ainsi qu’il était décidé, la jeunesse, l’enfance, le troupeau des jeunes gens et des tout-petits, se casa comme il voulut, à son goût, au milieu d’une extraordinaire turbulence.

Ah ! quelle minute de souveraine gloire pour Mathieu et pour Marianne ! Ils se virent là dans un triomphe, dont ils n’auraient point osé faire le rêve. La vie, comme pour les récompenser d’avoir eu foi en elle, de l’avoir propagée de toute leur bravoure, semblait s’être plu à prolonger leur existence au-delà des limites communes, afin qu’ils pussent voir de leurs yeux la merveilleuse floraison de leur œuvre. Tout leur Chantebled était de la fête, tout ce qu’ils avaient fondé, créé là d’utile et de beau. Des champs cultivés, conquis sur les marais, leur venait le large frisson des grandes moissons prochaines ; des pâturages, au travers des bois lointains, leur arrivait le souffle chaud du bétail, des troupeaux sans nombre, l’arche continuellement accrue ; des sources captées, dont ils avaient fertilisé les landes, désormais prodigues de récoltes, ils entendaient la voix haute, ce ruissellement de l’eau qui est comme le sang de la terre. C’était l’œuvre sociale faite, le pain conquis, des subsistances créées, tirées du néant des terres incultes. Et, dans quel décor aimé, leur race heureuse et reconnaissante leur donnait cette fête ! Ces ormes et ces charmes, qui faisaient de la pelouse une vaste salle de verdure, ils les avaient plantés, ils les avaient vus grandir jour à jour, ainsi que les plus paisibles et les plus forts d’entre leurs enfants. Ce chêne surtout, géant aujourd’hui, grâce au flot clair du bassin où ruisselait perpétuellement une des sources, il était leur grand fils, celui qu’ils avaient enfanté là, le jour de la fondation de Chantebled, lui creusant le trou, elle tenant la tige du jeune plant. Et, à cette heure, les ombrageant de sa verdure immense, n’était-il pas le royal symbole de la famille entière ? Comme lui, elle était innombrable ; comme lui, elle avait multiplié, élargi sans fin ses branches, qui couvraient au loin le sol, et, comme lui, elle était à elle seule toute une forêt, née d’un seul tronc, vivante de la même sève, forte de la même santé, pleine de chants, de brise et de soleil. Adossés au colosse, Mathieu et Marianne se confondaient dans sa gloire, dans sa souveraine majesté, d’une royauté pareille, ayant engendré autant d’êtres qu’il comptait de rameaux, régnant là sur le peuple de leurs enfants, qui vivaient d’eux, comme ses feuilles vivaient de lui. À leur droite, à leur gauche, les trois cents convives n’étaient que leur prolongement le même arbre de vie, né de leur amour, tenant encore à leurs flancs par toutes les fibres. Ils sentaient leur joie à tous, de se glorifier en les fêtant, l’attendrissement des vieux, la turbulence des jeunes. Ils entendaient le retentissement de leur propre cœur jusque dans la poitrine des gamins à tête blonde, qui riaient déjà d’extase devant les gâteaux du dessert. Et leur œuvre de création humaine se trouvait rassemblée en face d’eux, en eux, ainsi que s’arrondissait le dôme géant du chêne, et de partout, aux alentours, l’autre œuvre les baignait de fécondité, cette création de la terre, cette nature qui s’était élargie et fertilisée, à mesure qu’eux-mêmes se multipliaient.

Alors, la beauté de Mathieu et de Marianne apparut, celle de s’être aimés pendant soixante-dix ans, et de s’adorer encore, à cette heure, comme au premier jour. Pendant soixante-dix ans, ils avaient marché côte à côte, au bras l’un de l’autre, sans une fâcherie, sans une infidélité. Venus de si loin, du même pas confiant et sûr, ils se rappelaient certes de grandes douleurs, mais elles les avaient toujours frappés du dehors. S’ils avaient sangloté parfois, ils s’étaient consolés à pleurer ensemble. Sous leurs chevelures blanches, ils avaient gardé leur foi de vingt ans, leurs cœurs restaient l’un dans l’autre, ainsi qu’au lendemain des noces, chacun ayant donné le sien, ne l’ayant jamais repris. C’était le lien d’amour indissoluble, le seul mariage, celui qui assure la vie entière, car il n’est de bonheur que dans l’éternel. Leur heureuse rencontre était d’avoir eu tous deux la puissance d’aimer, la volonté d’agir, le désir divin dont la flamme crée les mondes. Lui, dans l’adoration de sa femme, n’avait pas connu d’autre joie que cette passion de créer, regardant l’œuvre à faire, l’œuvre faite comme son unique raison d’être, son devoir et sa récompense. Elle, dans l’adoration de son mari, s’était simplement efforcée d’être la compagne, l’épouse et la mère, bonne pondeuse, bonne éleveuse selon le mot de Boutan, puis bonne conseillère surtout, douée d’un jugement délicat qui dénouait les difficultés. Et c’était ainsi que rapprochés par chaque enfant nouveau, comme par un lien de plus en plus serré, ils en étaient venus à se confondre. Ils étaient la raison, la santé, la force. Ils n’avaient toujours triomphé, au milieu des obstacles et des larmes, que grâce à cette longue entente, à cette fidélité commune, dans l’éternel renouveau de leur tendresse, dont l’armure les rendait invincibles. Ils ne pouvaient être vaincus, ils avaient tout conquis par la puissance même de leur union, sans le vouloir. Et ils finissaient en héros, en conquérants du bonheur, la main dans la main, d’une pureté de cristal, très grands, très beaux, grandis et embellis encore de leur extrême vieillesse, de cette existence si longue, toute pleine d’un seul amour. Et leur innombrable lignée qui se trouvait là, la tribu conquérante née de leurs entrailles, n’avait d’autre force que la force d’union dont elle héritait, ce loyal amour des ancêtres légué aux enfants, cette solidaire affection qui les faisait s’aider, lutter pour la vie meilleure, en un peuple fraternel.

Mais il y eut une allégresse, le service commençait enfin. Tous les serviteurs de la ferme en étaient chargés, on n’avait pas voulu introduire une seule personne étrangère. Presque tous avaient grandi sur le domaine, eux-mêmes étaient de la famille. Ensuite, ils auraient leur table, ils fêteraient, à leur tour, les noces de diamant. Et ce fut au milieu des exclamations et des bons rires que les premiers plats parurent.

Brusquement, le service s’arrêta, à peine commencé. Un grand silence s’était fait, un événement inattendu venait de se produire. Au milieu de la pelouse, entre les deux bras de la table en fer à cheval, un jeune homme s’avançait, inconnu de tous. Il souriait gaiement, il marcha jusqu’au bout, ne s’arrêta que devant Mathieu et Marianne. Puis, d’une voix forte :

« Bonjour, grand-père ! Bonjour grand-mère !… Il faut mettre un couvert de plus, car je suis venu vous fêter aussi. »

L’assistance resta muette, dans un grand étonnement. Quel était donc ce jeune homme que personne n’avait jamais vu ? Certainement, il ne pouvait être de la famille, on aurait su son nom, connu son visage. Alors, pourquoi saluait-il les ancêtres de ces noms vénérés de grand-père et de grand-mère ? Et la stupeur qui grandissait, provenait surtout de son extraordinaire ressemblance avec Mathieu, un Froment à coup sûr, ayant les yeux clairs, le haut front en forme de tour. Mathieu jeune revivait en lui, tel que le représentait un portrait conservé pieusement dans la famille, à vingt-sept ans, lorsqu’il avait commencé la conquête de Chantebled.

Alors, Mathieu, tremblant, se leva, tandis que Marianne souriait, divinement, ayant compris avant tous les autres.

« Qui donc es-tu, mon enfant, toi qui m’appelles grand-père et qui me ressembles comme un frère ?

— Je suis Dominique, le fils aîné de votre fils Nicolas, qui vit, avec ma mère Lisbeth, au vaste pays libre, dans l’autre France.

— Et quel âge as-tu ?

— J’aurai vingt-sept ans en août prochain, lorsque, là-bas, les eaux du Niger, le bon géant, reviendront féconder nos champs immenses.

— Et, dis-nous, es-tu marié, as-tu des enfants ?

— J’ai pris pour femme une Française, née au Sénégal, et déjà dans notre maison de briques, que j’ai bâtie, quatre enfants poussent, sous le soleil enflammé du Soudan.

— Et, dis-nous encore, as-tu des frères, as-tu des sœurs ?

— Mon père Nicolas et Lisbeth ma mère ont eu dix-huit enfants, dont deux sont morts. Nous sommes seize, neuf garçons et sept filles. »

Mathieu eut un bon rire de gaieté, comme pour dire que son fils Nicolas, à cinquante ans, était un vaillant ouvrier de la vie, ayant même œuvré mieux que lui. Il regarda Marianne, qui, elle aussi, riait de ravissement.

« Alors, mon enfant, puisque tu es le fils de mon fils Nicolas, viens nous embrasser, pour fêter nos noces. Et l’on va mettre ton couvert, tu es chez toi ».

Dominique, en quatre enjambées, dut faire le tour de la table. Il serra de ses bras solides, il baisa les deux vieillards, qui défaillaient d’émotion heureuse, tant la surprise était bonne, de cet enfant encore, en un tel jour, qui leur tombait d’un ciel lointain, qui leur disait l’autre famille, l’autre peuple issu de leurs flancs, en train de pulluler là-bas, d’une fécondité accrue, dans l’incendie des tropiques.

Cette surprise, elle était due au génie malin d’Ambroise, qui tout de suite, s’en expliqua plaisamment, comme d’un coup de théâtre épique, préparé par lui. Depuis huit jours, il logeait dans son hôtel, il cachait Dominique, envoyé du Soudan par son père pour traiter justement avec lui certaines questions commerciales d’exportation, et pour commander surtout, à l’usine de Denis, tout un lot de machines agricoles, adaptées au sol de là-bas, d’une construction spéciale. Il n’y avait donc que Denis dans la confidence. Et, quand la table entière vit Dominique entre les bras des deux vieillards, quand elle connut l’histoire complète ce fut une extraordinaire joie, de nouvelles acclamations assourdissantes, un accueil de compliments, d’embrassades enthousiastes, sous lesquelles on manqua d’étouffer le messager de la famille sœur, le prince de la seconde dynastie des Froment, au pays de la prodigieuse France future.

Mathieu, gaiement, donnait des ordres.

« En face de nous deux, là, mettez son couvert… Il sera seul en face de nous, tel que l’ambassadeur d’un puissant empire. Songez qu’il représente, en dehors de son père et de sa mère, neuf frères, sept sœurs, sans compter ses quatre enfants déjà… Allons, mon garçon, assois-toi, et qu’on nous serve ! »

Le repas des noces fut d’une allégresse attendrie à l’ombre du grand chêne, criblée de soleil. Toute une fraîcheur délicieuse montait des herbes, il semblait que la nature amie apportât sa part de caresses. Les rires ne cessèrent pas de sonner, les vieux eux-mêmes étaient redevenus des enfants joueurs, devant les quatre-vingt-dix ans et les quatre-vingt-sept ans du marié et de la mariée. C’était un doux éclat des visages, sous les chevelures blanches, sous les chevelures brunes ou blondes ; c’était toute la lignée en joie, belle d’une beauté saine et ravie, les enfants rayonnants, les jeunes gens superbes, les jeunes filles adorables, les époux unis, côte à côte. Et quel solide appétit ! Et quel joyeux tumulte accueillant chaque plat ! Et quel honneur fait au bon vin, pour fêter la vie bonne qui avait accordé à leurs deux patriarches la grâce suprême de les réunir tous à leur table, dans une si glorieuse circonstance ! Au dessert, il y eut des saluts, des santés portées, des acclamations encore. Mais, dans les conversations, dans les vives paroles qui volaient d’un bout de la table à l’autre, on en revenait toujours à la surprise du début, à cette entrée triomphale de l’ambassadeur fraternel. C’était lui, c’était sa présence inattendue, tout ce qu’il n’avait pas dit encore, toute l’aventure dont on le sentait plein, qui chauffait la fièvre croissante, la passion de la famille, grisée de ce gala au grand air. Et, dès que le café fut servi, des questions sans fin se croisèrent, il fallut qu’il parlât.

« Oh ! que vous dirai-je ? répondit-il en riant, à une question d’Ambroise, désireux de savoir ce qu’il pensait de Chantebled, où il l’avait promené le matin. Je crains bien de n’être guère aimable, ni pour ce coin de pays ni pour vos œuvres, si je suis franc. Sans doute, la culture est ici tout un art, tout un effort admirable de volonté, de science et de bon ordre, afin d’arracher à cette vieille terre les moissons qu’elle donne encore. Vous travaillez beaucoup, vous faites des prodiges… Mais, grand Dieu ! que votre royaume est petit ! Comment y pouvez-vous vivre sans vous meurtrir les flancs aux coudes des voisins ? Vous vous y êtes entassés par couches profondes, jusqu’à ne plus pouvoir respirer chacun ce qu’il faut d’air libre à une poitrine d’homme. Et vos champs les plus vastes, ce que vous appelez vos grands domaines, ne sont que des mottes de terre, où vos rares bestiaux me font l’effet de quelques fourmis égarées. Ah ! l’immensité de mon Niger, l’immensité des plaines qu’il arrose, l’immensité de nos champs de là-bas, qui n’ont d’autres bornes que l’horizon lointain ! »

Benjamin l’avait écouté de sa place, frémissant. Depuis que ce fils des grandes eaux et d’un autre soleil était là, il ne le quittait plus du regard, avec toute une passion montante dans ses yeux de rêve. Et, lorsqu’il l’entendit parler de la sorte, il ne put résister davantage à l’appel de l’inconnu, il quitta sa place, fit le tour, vint s’asseoir près de lui.

« Le Niger, la plaine immense… Parle, dis-nous cette immensité.

— Le Niger, le bon géant, notre père à tous, là-bas ! J’avais huit ans à peine, lorsque mon père et ma mère quittèrent le Sénégal en un coup d’imprudente bravoure, d’espoir fou, hantés du besoin de s’enfoncer dans le Soudan, au hasard de la conquête. Il y a bien des journées de marche, des roches, des brousses, des fleuves, pour aller de Saint-Louis à notre ferme actuelle, au-delà de Djenné… Et je ne me souviens plus du premier voyage, il me semble que je suis né du bon Niger lui-même, de la fécondité miraculeuse de ses eaux. Il est immense et doux, il roule des flots sans nombre, pareil à une mer, d’une telle ampleur, que pas un pont ne l’enjambe, d’une telle coulée, qu’il emplit l’horizon d’un bord à l’autre. Il a des archipels, des bras couverts d’herbes comme des pâturages, des grands fonds où des escadres de poissons énormes nagent à l’aise. Il a ses tempêtes, il a ses jours de flammes, lorsque ses eaux engendrent sous l’étreinte brûlante du soleil, il a ses nuits délicieuses, ses nuits roses, d’une infinie douceur, lorsque la paix de la terre descend des étoiles… Et c’est lui l’ancêtre, le fondateur, le fécondateur, c’est lui qui a engendré le Soudan, l’a doté de ses richesses incalculables, en le disputant à l’envahissement des Saharas voisins, en le créant de son limon fertile. C’est lui qui chaque année, aux saisons régulières, déborde, inonde la vallée, tel qu’un océan, puis la laisse grasse, comme engrossée d’une végétation formidable. Ainsi que le Nil, il a vaincu les sables, il est le père aux générations sans nombre, il est le dieu fabricateur d’un monde encore inconnu, qui, plus tard, enrichira la vieille Europe… Et la vallée du Niger, la colossale fille du bon géant, ah ! quelle immensité pure, quel libre coup d’aile vers l’infini ! La plaine s’ouvre, s’élargit, recule l’horizon, sans obstacle ni limites. La plaine et la plaine toujours, des champs que des champs toujours prolongent, des sillons droits, à perte de vue, dont la charrue mettrait des mois à atteindre le bout. On y récoltera la nourriture d’un grand peuple le jour où la culture y sera pratiquée avec quelque courage et quelque science, car le royaume est encore vierge, tel que le bon fleuve l’a créé, il y a des mille ans. Demain, ce royaume appartiendra au laboureur qui aura osé le prendre, s’y tailler à son gré un domaine aussi vaste que la force de son travail l’aura rêvé, non plus des hectares, mais des lieues de labours, roulant des moissons éternelles… Et quel large souffle dans cette immensité, quelle joie à respirer toute la vaste étendue en une haleine, quelle vie saine et forte à ne plus être entassés les uns sur les autres, à se sentir libres, puissants, maîtres de la part de terre qu’on a voulue, sous le soleil qui luit pour tous ! »

Mais Benjamin ne se rassasiait pas de l’écouter, de l’interroger.

« Comment vous êtes-vous installés, là-bas ? Comment vivez-vous ? Quels sont vos habitudes, vos travaux ? »

Dominique se remit à rire, tellement il avait conscience de les étonner, de les bouleverser, tous les parents inconnus qu’il trouvait là, qu’il voyait pendus à ses lèvres, passionnés d’une curiosité grandissante. Peu à peu, des femmes, des vieillards s’étaient levés pour se rapprocher de lui. Et les enfants eux-mêmes l’entouraient comme s’il leur eût conté un beau conte.

« Oh ! nous vivons en république, nous sommes la communauté dont chaque membre doit travailler à l’œuvre fraternelle. Dans la famille, il y a des ouvriers de tous les corps d’état, pour les gros ouvrages d’une façon un peu barbare. Mais le père s’est surtout révélé comme un maçon émérite, car il a dû bâtir, quand nous sommes arrivés là-bas. Et même il a fabriqué ses briques lui-même, féroce à des gisements d’argile qui existent près de Djenné. Notre ferme est donc maintenant un petit village, chaque enfant marié aura sa maison… Puis, nous ne sommes pas que cultivateurs, nous sommes pêcheurs et chasseurs. Nous avons nos barques, le Niger est extraordinairement peuplé, on y fait des pêches miraculeuses.

La chasse suffirait également à nourrir la famille, le gibier pullula des vols de perdrix et de pintades, sans compter les flamants, les pélicans, les aigrettes, les milliers de bêtes qui ne se mangent pas. Des lions noirs, parfois, nous viennent visiter ; des aigles, d’un vol lent, passent au-dessus de nos têtes, des hippopotames, au crépuscule, par trois et par quatre, jouent dans le fleuve, avec une grâce lourde d’enfants nègres qui se baigneraient… Mais cependant, nous sommes surtout des laboureurs, rois de la plaine, lorsque le Niger s’est retiré, après avoir engrossé nos champs. Notre domaine est sans limites, il va jusqu’où l’effort de notre travail peut s’étendre. Et, si vous voyiez les laboureurs indigènes qui ne labourent même pas, qui n’ont guère pour outils primitifs que des bâtons dont ils grattent le sol, avant de lui confier les semences ! Aucun souci, aucune peine, la terre est grasse, le soleil ardent, la récolte sera toujours belle. Aussi, nous autres, quand nous employons la charrue, quand nous donnons quelques soins à cette terre gonflée de vie, quelles prodigieuses moissons, quelle abondance de grains dont craqueraient toutes vos granges ! Le jour où nous aurons les machines agricoles que je suis venu commander chez vous, il nous faudra des flottilles de bateaux pour vous expédier le trop-plein de nos greniers… Après la décrue du fleuve lorsque les eaux baissent, c’est le riz qui se cultive, des plaines de riz, qui parfois donnent deux récoltes. Puis, c’est le mil, ce sont les arachides, ce sera le blé, quand nous pourrons en faire la culture en grand. De vastes champs de coton se succèdent. Nous cultivons aussi le manioc et l’indigo, nous avons des potagers d’oignons, de piments, de courges, de concombres. Et je ne parle pas des productions naturelles, les arbres à gomme si précieux, dont nous avons toute une forêt, l’arbre à beurre, l’arbre à farine, l’arbre à soie, qui poussent sur nos terres comme les églantiers au bord de vos chemins… Enfin, nous sommes pasteurs, nous avons des troupeaux sans cesse renaissants, dont nous ne connaissons même pas le nombre de têtes. Nos chèvres, nos moutons à longue laine sont par milliers, nos chevaux galopent librement dans des parcs grands comme des villes, nos bœufs à bosse couvrent une lieue de berges, lorsqu’ils descendent boire au Niger, à l’heure de splendeur sereine où le soleil se couche… Et surtout nous sommes des hommes libres, des hommes gais, qui travaillons pour la joie de vivre sans entraves, avec cette récompense de nous dire que notre œuvre est très grande, très belle et très bonne, puisqu’elle est l’autre France, la France souveraine de demain. »

Alors, il ne s’arrêta plus. On n’avait plus besoin de l’interroger, il vidait son âme toute pleine de grandeur et de beauté. Il disait Djenné, l’ancienne ville reine, au peuple, aux monuments venus d’Égypte, qui règne encore sur la vallée. Il disait les quatre autres centres, Bamako, Niamina, Ségou, Sansanding, gros villages qui seront de grandes cités un jour. Il disait surtout Tombouctou la glorieuse, si longtemps inconnue, voilée de légendes, telle qu’un paradis défendu, avec son or, son ivoire, ses jolies femmes complaisantes, se levant comme un mirage de jouissances inaccessibles, au-delà des sables dévorants. Il disait Tombouctou, la double porte du Sahara et du Soudan, la ville frontière où la vie aboutissait, se mêlait, s’échangeait, où le chameau des sables apportait les armes, les marchandises d’Europe, ainsi que le sel indispensable, où les pirogues du Niger débarquaient l’ivoire précieux, l’or qu’on ramassait à fleur de terre, les plumes d’autruche, les gommes, les céréales, toutes les richesses de la vallée féconde. Il disait Tombouctou entrepôt, Tombouctou métropole et marché de l’Afrique centrale, avec ses tas d’ivoire, ses tas d’or vierge, ses sacs de riz, de mil, d’arachides, ses pains d’indigo, ses bouquets de plumes d’autruche, ses métaux, ses dattes, ses étoffes, sa quincaillerie, son tabac, ses plaques de sel surtout, des dalles de sel gemme, apportées à dos de bête de l’effrayante Taoudéni, la cité saharienne du sel, dont la terre est de sel sur des lieues, mine infernale de ce sel qui est à ce point précieux, dans le Soudan, qu’il sert aux échanges, comme une monnaie, plus utile que l’or. Enfin, il disait Tombouctou déchue, appauvrie, l’opulente et la resplendissante cité d’autrefois qui paraît aujourd’hui en ruine, qui cache derrière ses façades lépreuses, dans la crainte des voleurs du désert, les débris des trésors qu’elle a gardés, mais qui redeviendra demain la cité de gloire et de fortune, assise royalement entre le Soudan, grenier d’abondance, et le Sahara, route de l’Europe, lorsque la France aura ouvert cette route, relié les provinces du nouvel empire, fondé cette autre France démesurée, près de laquelle l’antique patrie ne sera plus qu’un peu de cervelle pensante, le cerveau qui dirige.

« C’est là le rêve, cria-t-il, c’est l’œuvre gigantesque que réalisera demain. Notre Algérie reliée à Tombouctou par la voie du Sahara, des locomotives électriques qui emporteront toute la vieille Europe, au travers de l’infini des sables ! Tombouctou reliée au Sénégal, par les flottilles à vapeur du Niger, par d’autres voies ferrées qui sillonneront de partout le vaste empire ! la France nouvelle, immense, reliée à la France mère, l’antique patrie, par un prodigieux développement de côtes, fondée enfin, prête pour les cent millions d’habitants qui doivent y pousser un jour !.. Sans doute, ces choses ne se feront point du soir au lendemain. Le Transsaharien n’est pas construit, il y a là deux mille cinq cents kilomètres de désert nu, dont l’exploitation ne saurait tenter les compagnies ; et il faudra qu’une prospérité se déclare, qu’un commencement de culture, que des mines découvertes, que les exportations croissantes rendent possible l’effort d’argent de la métropole. Ensuite, il y a la question des peuplades de là-bas, faites de nègres doux pour la plupart, mais quelques-unes féroces, voleuses, d’une sauvagerie exaltée par le fanatisme religieux, aggravant la grande difficulté de notre conquête, ce terrible problème de l’Islam, contre lequel nous nous heurterons, tant qu’il ne sera pas résolu. Et la vie seule, de longues années de vie peuvent seules créer un peuple nouveau, l’adapter à la terre nouvelle, en fondre les divers éléments, lui donner son existence normale, sa force homogène, son génie… N’importe pourtant ! Dès aujourd’hui, une France est née au loin, un empire illimité, et elle a besoin de notre sang, et il faut lui en donner pour qu’elle se peuple, qu’elle tire du sol ses incalculables richesses, qu’elle devienne la plus grande, la plus forte, la plus souveraine, dans le monde entier.

Soulevé d’enthousiasme, frémissant de l’idéal lointain, enfin révélé, Benjamin avait des larmes plein les yeux. Ah ! la vie saine, la vie noble, l’autre chose ! toute la mission, toute l’œuvre qu’il n’avait fait que rêver jusque-là, confusément ! Il demanda encore :

« Et beaucoup de familles françaises sont là-bas, comme la vôtre, qui colonisent ? »

Dominique, alors, éclata d’un grand rire.

« Eh ! non, il y a bien quelques colons dans nos anciennes possessions du Sénégal ; mais là-bas, au fond de la vallée du Niger, au-delà de Djenné ? Je crois bien que nous sommes les seuls… Nous sommes les pionniers, la folle avant-garde, les risque-tout de la foi et de l’espoir. Et nous y avons quelque mérite, car cela semble aux gens raisonnables, une simple gageure contre le bon sens. Vous imaginez-vous cela ? une famille française installée en plein chez les sauvages, ayant pour toute protection le voisinage d’un petit fort où un officier blanc commande à une douzaine de soldats indigènes, forcée parfois de faire elle-même le coup de feu, créant une ferme au milieu d’un pays que le fanatisme de quelque chef de tribu peut soulever d’un jour à l’autre. C’est d’une démence à fâcher le monde, et c’est ce qui nous ravit, c’est ce qui nous rend si gais, si bien portants, si victorieux. Nous ouvrons la route nous donnons l’exemple. Nous portons notre bonne vieille Franck là-bas, nous nous sommes taillé, au milieu des terres vierges, un champ illimité qui deviendra une province, nous avons fondé un village qui sera, dans cent ans, une grande ville. Il n’est pas, aux colonnes, de race plus féconde que la race française, elle qui paraît être devenue stérile sur son antique sol. Et nous pullulerons, et nous emplirons le monde !… Venez donc, venez donc, vous tous, puisque vous êtes trop entassés, puisque vous manquez d’air dans vos champs trop étroits, dans vos villes surchauffées, empoisonnées. Il y a là-bas place pour tous, des terres neuves, du grand air que n’a respiré personne, une tâche à remplir qui fera de vous tous des héros, des gaillards solides, heureux de vivre. Venez avec moi, j’emmène les hommes, j’emmène les femmes de bonne volonté et vous vous taillerez d’autres provinces, et vous fonderez d’autres villes pour la toute-puissance future de la grande France démesurée ! »

Il riait si gaiement, il était si beau, si brave, si robuste, que la table entière, une fois encore, l’acclama. On ne le suivrait certainement point, puisque tous ces ménages avaient leurs nids faits, puisque tous ces jeunes gens tenaient déjà trop à la vieille terre par les racines de la race, endormie aujourd’hui au foyer, après tant esprit aventureux. Mais quelle merveilleuse histoire, écoutée des petits et des grands enfants comme un beau conte qui les ravissait, qui réveillerait chez eux, demain sans doute, la passion active des glorieuses entreprises lointaines ! La semence de l’inconnu était jetée, elle pousserait en une moisson de fabuleuse puissance.

Et Benjamin fut le seul à crier, au milieu de l’enthousiasme, où sa parole se perdit :

« Oui ! Oui ! je veux vivre… Emmène-moi, emmène-moi ! »

Mais, pour conclure, Dominique reprenait : « Et, grand-père, je ne vous l’ai pas dit encore, mon père a donné le nom de Chantebled à notre ferme de là-bas… Souvent, il nous raconte comment vous avez fondé votre domaine, ici, dans un coup d’audace prévoyante, lorsque tout le monde se moquait, haussait les épaules, en vous accusant de folie. Et c’est, là-bas, pour mon père, la même dérision, la même pitié méprisante, car on s’attend à ce que le bon Niger emporte un jour notre village, si quelque bande de nègres rôdeurs ne nous tue pas et ne nous mange pas auparavant… Ah ! je suis bien tranquille, nous vaincrons comme vous avez vaincu, parce que la folie de l’action est la divine sagesse. Il y aura, là-bas, un autre royaume des Froment, un autre Chantebled immense, dont vous serez tous les deux, grand-mère et vous, les ancêtres, les patriarches lointains qu’on vénérera comme des dieux… Et je bois à votre santé, grand-père, je bois à votre santé, grand-mère, au nom de votre autre peuple futur, poussé gaillardement sous le brûlant soleil des tropiques. »

Mathieu, qui s’était levé, dit d’une voix forte, dans une émotion profonde :

« À ta santé ! mon garçon. À la santé de mon fils Nicolas, de sa femme Lisbeth, et de tous ceux qui sont nés de leur amour ! À la santé de tous ceux qui en naîtront demain, de génération en génération ! »

Et Marianne, qui s’était levée elle aussi, dit à son tour :

« À la santé de vos femmes et de vos filles, de vos épouses et de vos mères ! À la santé de celles qui aimeront, qui enfanteront, qui créeront le plus de vie pour le plus de bonheur possible. »

Alors, le gala se termina, on quitta la table, toute la famille se répandit librement sur la pelouse. Et il y eut un dernier triomphe autour de Mathieu et de Marianne, que le flot pressé de leurs enfants entourèrent. C’était le flot de la fécondité victorieuse, tout le petit peuple heureux né de leurs flancs qui les assaillait de sa joie, qui les étouffait de ses tendresses. Vingt bras ensemble leur tendaient des enfants, des têtes blondes ou brunes à baiser. Eux, dans leur grand âge, dans l’état divin d’enfance où ils retournaient, ne reconnaissaient pas toujours les gamins ni les gamines. Ils se trompaient, changeaient les noms, prenaient les uns pour les autres. On riait, on rectifiait, on faisait appel à leur mémoire. Et ils riaient aussi, ils avaient un geste de délicieuse erreur. Ça n’avait pas d’importance, s’ils ne savaient plus, car c’était toujours de leur moisson. Puis, il y avait là des femmes enceintes, des petites-filles, des arrière-petites-filles, qu’ils appelaient, qu’ils voulaient embrasser aussi, pour porter bonne chance aux enfants encore qui allaient naître, des enfants de leurs enfants, à l’infini, une race qui s’élargirait toujours, qui les continuerait au lointain des âges. Puis, il y avait là des mères en train de nourrir, celles dont les enfants au maillot avaient dormi sagement, pendant le repas ; et, maintenant qu’ils étaient réveillés, criant la faim, elles devaient leur servir leur part du régal, elles leur donnaient le sein, assises sous les arbres, s’égayant entre elles, la gorge libre, dans une sérénité fière. C’était la royale beauté de la femme, épouse et mère, c’était la décisive victoire de la maternité féconde sur la virginité tueuse de vie. Que les mœurs soient donc changées, et l’idée de morale, et l’idée de beauté, et qu’on refasse un monde avec cette beauté triomphante de la mère qui allaite l’enfant, dans la majesté de son symbole ! Toujours de nouvelles semences enfantaient des moissons nouvelles, le soleil toujours remontait de l’horizon, le lait ruisselait sans fin des gorges nourricières, sève éternelle de l’humanité vivante. Et ce fleuve de lait charriait la vie à travers les veines du monde, et il se gonflait et il débordait, pour les siècles infinis.

Le plus de vie possible, pour le plus de bonheur possible. Tel était l’acte de foi en la vie, l’acte d’espoir en son œuvre juste et bonne. La fécondité victorieuse restait la force indiscutée, la puissance souveraine qui seule faisait l’avenir. Elle était la grande révolutionnaire, l’ouvrière incessante du progrès, la mère de toutes les civilisations, recréant sans cesse l’armée de ses lutteurs innombrables, jetant au cours des siècles des milliards de pauvres d’affamés, de révoltés, à la conquête de la vérité et de la justice. Il ne s’est pas fait, dans l’histoire, un seul pas en avant, sans que ce soit le nombre qui ait poussé l’humanité en sa marche. Demain, comme hier, sera conquis par le pullulement des foules, en quête du bonheur. Et ce seront les bienfaits attendus de notre âge, l’égalité économique obtenue enfin ainsi que l’a été l’égalité politique, la juste répartition des richesses rendue désormais facile, le travail obligatoire rétabli dans sa nécessité glorieuse. Il n’est pas vrai qu’il soit imposé aux hommes en châtiment du péché, il est au contraire un honneur, une noblesse, le plus précieux des biens, la joie, la santé, la force, l’âme même du monde, qui toujours est en labeur, en création du futur. C’est du travail que l’enfant mis au monde, c’est du travail que la vie vécue normalement, sans perversion imbécile, le rythme même de la grande besogne quotidienne qui emporte le monde à l’éternité de son destin. Et la misère, le crime social abominable, disparaîtra, dans cette glorification du travail, dans cette distribution entre tous de l’universelle tâche, chacun ayant accepté sa part légitime de devoirs et de droits. Et que des enfants poussent, ils ne seront que des instruments de richesse, des accroissements du capital humain, d’existence libre et heureuse, sans que les enfants des uns puissent être de la chair à corvée, à boucherie ou à prostitution, pour l’égoïsme des enfants des autres. Et c’est la vie encore qui aura vaincu la renaissance de la vie honorée, adorée, de cette religion de la vie, écrasée sous le long, l’exécrable cauchemar du catholicisme, dont les peuples à deux reprises déjà, au quinzième siècle, au dix-huitième, ont essayé violemment de se délivrer, et qu’ils chasseront enfin, le jour prochain où la terre féconde, la femme féconde redeviendront le culte, la toute-puissance et la souveraine beauté.

À cette heure dernière, dans le soir resplendissant, Mathieu et Marianne régnaient par leur race nombreuse. Un mouvement héroïque, admirable, les avait emportés à cette royauté. Ils finissaient en héros de la vie, vieillards augustes, parce qu’ils avaient beaucoup enfanté, beaucoup créé d’êtres et de choses. Et cela au milieu des batailles, dans le travail, dans la douleur. Souvent, ils avaient sangloté. Puis, avec l’âge extrême, la paix était venue, la grande paix souriante, faite des bonnes besognes accomplies, de la bonne certitude du sommeil prochain, tandis que leurs enfants, les enfants de leurs enfants, autour d’eux, recommençaient la lutte, travaillaient et souffraient, vivaient à leur tour. Et, dans leur grandeur de héros il y avait aussi tout le désir dont ils avaient brûlé, le divin désir, fabricateur et régulateur du monde, qui les avait visités en coups de flamme, à chacun de leurs enfantements nouveaux. Ils étaient comme le temple sacré que le dieu avait habité constamment, ils s’étaient aimés du feu inextinguible dont l’univers brûle, pour la continuelle création. Leur beauté rayonnante, sous les cheveux blancs, venait de cette lumière dont leurs yeux restaient pleins, de cette puissance d’aimer, que l’âge n’avait pu éteindre. Sans doute, comme ils le disaient en plaisantant autrefois, ils avaient dépassé toute mesure, dans leur imprévoyance à faire des enfants, scandalisant leurs voisins, troublant les mœurs respectées. Mais, définitivement, n’avaient-ils pas eu raison ? Leurs enfants n’avaient rogné la part de personne, chacun avait apporté sa subsistance. Et puis, il est bon de trop moissonner, quand les greniers du pays sont vides. Il en faudrait beaucoup de ces imprévoyants, pour combattre la prudence égoïste des autres, aux heures de grande disette. C’est le bon exemple civique, la race raffermie, la patrie refaite, au milieu des affreux déchets, par la belle folie du nombre, de la prodigalité à pleines mains, saine et joyeuse.

Alors, la vie exigea un dernier héroïsme de Mathieu et de Marianne. Un mois plus tard, lorsque Dominique fut sur le point de retourner au Soudan, Benjamin leur dit un soir sa passion, l’appel irrésistible, venu de la plaine inconnue et lointaine, auquel il obéissait.

« Père bien-aimé, mère adorée, laissez-moi partir avec Dominique… J’ai lutté, je me fais horreur de vous quitter ainsi, à votre âge. Mais je souffre trop, mon âme éclate, pleine d’infini ; et je mourrai d’oisiveté honteuse, si je ne pars pas. »

Ils l’écoutaient, le cœur brisé. Ces paroles ne les surprenaient point, ils les entendaient venir, depuis le renouveau de leurs noces. Et ils tremblaient, ils sentaient bien qu’ils ne pourraient refuser car ils se savaient coupables d’avoir gardé ce dernier enfant au nid familial, après avoir donné les autres. Ah ! l’insatiable vie qui ne leur permettait pas cette avarice tardive, qui exigeait jusqu’au cher trésor caché discrètement, dont leur égoïsme jaloux rêvait de ne se séparer qu’au seuil de la tombe !

Un grand silence régna, et Mathieu répondit enfin, d’une voix lente :

« Mon enfant, je ne puis te retenir. Va donc où l’existence t’appelle… Si je savais devoir mourir ce soir, je te dirais d’attendre demain. »

À son tour, Marianne dit doucement :

« Pourquoi ne mourons-nous pas tout de suite ?… Nous n’aurions pas cette dernière souffrance et tu n’emporterais que notre souvenir. »

Une fois encore, le cimetière de Janville s’évoquait, le champ de paix ou dormaient déjà des êtres chers, où bientôt eux-mêmes iraient les rejoindre. Cette pensée était sans tristesse, ils espéraient s’y coucher ensemble, le même jour, car ils ne pouvaient concevoir la vie l’un sans l’autre. Et, d’ailleurs, ne continueraient-ils pas à vivre, vivant toujours par leurs enfants, unis à jamais, immortels dans leur race ?

« Père bien-aimé, mère adorée, répéta Benjamin, c’est moi qui demain serai mort, si je ne pars pas. Attendre votre fin, grand Dieu ! ne serait-ce pas la vouloir ? Il faut que longtemps encore que vous viviez, et je veux vivre comme vous. »

Il y eut un nouveau silence, puis Mathieu et Marianne dirent ensemble :

« Pars donc, mon enfant. C’est juste, il faut vivre. »

Mais, le jour des adieux, quel déchirement, quelle douleur dernière à s’arracher cette chair encore, tout ce qui leur restait d’eux-mêmes, pour en faire à la vie le suprême cadeau ! C’était le départ de Nicolas qui recommençait, le jamais plus de l’enfant migrateur, envolé, donné au vent qui passe, pour l’ensemencement des terres ignorées et lointaines, par-dessus les frontières.

« Jamais plus ! » cria Mathieu en larmes.

Et Marianne répéta, dans le grand sanglot monté de ses flancs :

« Jamais plus, jamais plus ! »

Maintenant, ce n’était pas seulement la famille accrue, la patrie refaite, la France repeuplée pour les luttes futures, c’était encore l’humanité élargie, les déserts défrichés, la terre peuplée entièrement. Après la patrie, la terre. Après la famille, la nation, puis l’humanité. Et quel coup d’ailes envahisseur, quelle brusque ouverture sur l’immensité du monde ! Toute la fraîcheur des océans, toutes les senteurs des continents vierges, arrivaient en une haleine géante, comme une brise du large. À peine quinze cents millions d’âmes, aujourd’hui par les quelques champs cultivés du globe, n’est-ce pas misérable, lorsque le globe, ouvert tout entier à coups de charrue, devrait en nourrir dix fois davantage ? Quel étroit horizon que de vouloir borner l’humanité vivante au chiffre actuel, en admettant simplement des échanges de peuple à peuple, des capitales mourant sur place, comme sont mortes Babylone, Ninive, Memphis, tandis que d’autres reines du monde héritent, renaissantes, florissantes, de civilisations nouvelles, sans que jamais le nombre des âmes puisse désormais s’accroître ! C’est là l’hypothèse de la mort, car rien ne reste stationnaire, ce qui ne croît plus décroît et disparaît. La vie est la marée montante dont le flot chaque jour continue la création, achève l’œuvre du bonheur attendu, quand les temps seront accomplis. Le flux et le reflux des peuples ne sont que les périodes de la marche en avant ; les grands siècles lumière emportés, remplacés par des siècles noirs, marquent uniquement les étapes. Toujours un nouveau pas est fait, un peu plus de la terre conquis, un peu plus de la vie mis en œuvre. La loi semble être le double phénomène de la fécondité qui fait la civilisation et de la civilisation qui restreint la fécondité. Et l’équilibre en naîtra, le jour où la terre entièrement habitée défrichée, utilisée, aura rempli son destin. Et le divin rêve, l’utopie généreuse vole à plein ciel, la famille fondue dans la nation, la nation fondue dans l’humanité, un seul peuple fraternel faisant du monde une cité unique de paix, de vérité et de justice. Ah ! que l’éternelle fécondité monte toujours, que la semence humaine soit emportée par-dessus les frontières, aille peupler au loin les déserts incultes, élargisse l’humanité dans les siècles à venir, jusqu’au règne de la vie souveraine, maîtresse enfin du temps et de l’espace !

Et, après le départ de Benjamin, emmené par Dominique, Mathieu et Marianne retrouvèrent la grande joie de leur enfantement, la grande paix de leur œuvre achevée, prodigue, inépuisable. Ils n’avaient plus rien à eux, rien que le bonheur d’avoir tout donné à la vie. Le jamais-plus de la séparation devenait le toujours-davantage de la vie accrue, épandue au-delà de l’horizon sans bornes. Candides et riants, les héros bientôt centenaires triomphaient, dans la floraison débordante de leur race. Par-dessus les mers, le lait avait coulé, du vieux sol de France, jusqu’aux immensités de l’Afrique vierge, la jeune et géante France de demain. Après le Chantebled conquis sur un coin dédaigné du patrimoine national, un autre Chantebled se taillait un royaume, au loin, dans les vastes étendues désertes, que la vie avait à féconder encore. Et c’était l’exode, l’expansion humaine par le monde, l’humanité en marche, à l’infini.


Angleterre. — Août 1898-mai 1899.