Félicia/I/12

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 34-37).
Première partie


CHAPITRE XII


Suite du précédent. — Disgrâce de Béatin


Pendant que d’un côté la convoitise et la haine faisaient chacune un calcul, de l’autre, le mépris et la malignité, d’accord, préparaient leurs batteries pour accabler le vieux Béatin. Sylvino, Lambert, les deux étrangers et moi, qui voulus absolument être des leurs, suivîmes de près à Chaillot les acteurs principaux et entrâmes par une porte de derrière. Ils étaient au rez-de-chaussée ; nous nous établîmes sans bruit au premier.

Ma tante, sous prétexte de faire partout une visite exacte et de se procurer de quoi faire un léger repas, vint auprès de nous et l’on se concerta. Il fut décidé que Sylvina balotterait Béatin pendant quelque temps, ferait semblant d’écouter ses conseils, feindrait pourtant des scrupules et se montrerait enfin disposée à lui tout accorder. Elle devait surtout l’engager à se coucher sans souper, les provisions que l’on croyait trouver à la maison se trouvant consommées, et la prudence exigeant qu’on ne sortît ni n’envoyât, de peur que la partie ne vînt à être découverte. Tout cela fut exécuté par Sylvina avec beaucoup d’adresse et de perfidie. Le docteur, alors dominé par un seul appétit, consentit, d’assez bonne grâce à jeûner. Ô pouvoir du désir ! Triompher de la gourmandise du docteur ! Amour ! ce n’est pas assurément le plus petit de tes miracles.

Béatin se crut enfin au comble de la félicité quand il reçut la ravissante permission de partager un lit avec Sylvina. Elle se réservait pourtant, par ménagement pour sa pudeur expirante, de ne point avoir de lumière dans l’endroit où se consommerait l’ouvrage de leur bonheur : l’adultère, disait-elle, est plus hardi dans les ténèbres ; trop de honte nuirait à ses plaisirs, et surtout il n’est pas hors de propos de se ménager pour une féconde jouissance quelque surcroît de volupté. — L’amoureux Béatin se rendit et, plein de confiance, suivit à tâtons Sylvina dans une chambre haute.

Il est enfin dans ce lit fortuné… Il brûle, il est consumé… Sa pénitente combat encore, elle hésite de venir dans ses bras… Mais quel revers !… Dieu !… Où se cachera le couple Béatin ? Cinq personnes paraissent tout à coup ! Une lanterne sourde fournit en un moment de la lumière à plusieurs flambeaux ! Le curieux Sylvino, le redoutable Lambert font briller leurs épées ; la maison retentit de leurs imprécations !

— Je vous y prends donc, infâme adultère, criait le mari ! mettant la pointe de son fer près du sein de sa femme. — Venge-toi, criait à son tour l’ami Lambert, je vais en même temps te délivrer du scélérat qui te déshonore et me calomnie. Où est-il ? Ô comble de l’horreur ! au lit ! dans ton propre lit ! — Arrête, mon ami, interrompt Sylvino, laissant échapper sa femme qui commençait à perdre le sérieux nécessaire à son rôle ; arrête, je ne puis te céder le plaisir de verser le sang du perfide…

Il faudrait avoir été témoin de la scène que j’essaie de décrire pour pouvoir s’en faire une idée à peu près juste. Je manque d’expression pour peindre l’effroi de Béatin et la révolution prodigieuse que souffrirent à la fois son corps et son esprit. Historienne fidèle, je ne puis me dispenser d’avouer, dussé-je causer quelque dégoût, que le malheureux docteur souilla très physiquement la couche de Sylvino. Cependant, on était convenu que les étrangers demanderaient grâce et désarmeraient les amis irrités. Mais ils ouvrirent en même temps un avis fait pour rassurer le coupable sur sa vie ; c’était de le mettre hors d’état de jamais faire de cocus. L’un d’eux, soi-disant chirurgien, prétendait pouvoir faire lestement l’opération, et même sur l’heure, ayant, par bonheur, sur lui les instruments nécessaires. À cette condition, Lambert et Sylvino, consentant à ne plus tuer, arrachèrent du lit le sujet plus mort que vif et le portèrent dans une autre pièce, sous prétexte de l’opérer. C’est là qu’il reçut l’outrage le plus pénible, trouvant la perfide Sylvina qui riait aux larmes. Cependant, elle voulut bien intercéder en sa faveur et, à sa prière, à laquelle la mienne se joignit, comme nous en étions d’accord, la peine fut encore commuée : on arrêta que le Béatin serait tenu quitte de tout moyennant une copieuse flagellation : cette sentence était pour le coup en dernier ressort. En conséquence, le suborneur de pénitentes, l’écrivain anonyme, fut lié par les pieds, les poings et les reins contre une colonne du salon, nu et livrant à notre vengeance une vaste paire de fesses. Nous traitâmes mal cet embonpoint béni. On avait apporté bonne provision de verges ; elles furent usées jusqu’au dernier brin sur le râble du pécheur qui, menacé du prétendu chirurgien, subit son exécution sans oser jeter un cri ; eh ! qui ne se laisserait pas martyriser le reste du corps, pour sauver une partie qui fait plus des trois quarts du bonheur de la vie ?

M. le docteur dûment fustigé, tout le monde parut apaisé. Ses vêtements lui furent rendus, sans oublier la chemise très maculée et qu’il fallut rendosser. Puis, on le reconduisit jusqu’à la rue, chacun tenant un flambeau et lui témoignant les plus respectueux égards.