Félicia/I/13

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 37-39).
Première partie


CHAPITRE XIII


Qui annonce quelque chose.


On voit assez que les gens avec qui je vivais n’étaient pas fort sévères à mon égard et que je ne les gênais plus ; ils me traitaient déjà comme une personne formée. Je surpassais, en effet, les espérances qu’ils pouvaient avoir conçues en m’adoptant ; j’étais à but avec Sylvina, et son mari n’avait point le ton grave d’un oncle ou d’un père, dont il me tenait lieu. J’étais de tous les plaisirs. Je voyais bien des choses ; je suppléais au reste, et l’accommodais aux bornes étroites de mon imparfaite théorie. Les amis, et Lambert en chef, ne bougeaient de la maison. Sylvina faisait par-ci par-là des heureux ; aussi, était-elle d’une attention envers son mari !… d’une prévenance, d’une aménité pour les maîtresses et les modèles !… On ne peut le répéter assez : heureux les cocus.

Sylvino, que la fortune de sa femme mettait à même de ne travailler que pour la réputation, faisait peu de tableaux, mais ils étaient tous excellents ; son genre était l’histoire, et rarement il peignait le portrait. Bien né d’ailleurs, ayant un esprit fécond et cultivé et beaucoup d’usage du monde, il était non seulement chéri des femmes, mais encore recherché des hommes. Il comptait même au rang de ses amis particuliers plusieurs grands, de ceux qui sont nés pour aimer et être aimés ; car tous n’ont pas le malheur d’ignorer l’amitié, de n’inspirer que du respect et de la crainte. Sylvina, quoique un peu bornée et médiocrement instruite, ne laissait pas d’ajouter à l’agrément de la maison. Elle était gaie, toujours égale. Elle avait une de ces physionomies singulières qui plaisent, pour ainsi dire, malgré qu’on en ait, qui importunent, qui allument à tous moments des passions nouvelles, et, bien plus, ressuscitent celles que la jouissance peut avoir éteintes. Son mari lui-même avait quelquefois pour elle des retours étonnants. Alors, elle se réservait entièrement pour lui ; c’étaient là des procédés ! Mais ses bouffées d’amour s’évanouissaient bien vite, et chacun de son côté se désennuyait de la monotonie de ces retraites conjugales par de piquantes infidélités.

Il n’était guère possible que l’air d’une maison où Vénus était si dévotement adorée ne fût contagieux pour moi. Les amis, les conversations, les événements soupçonnés, entrevus ; des tableaux, des esquisses libres, que j’épiais soigneusement, tout aidait à la nature. J’étais déjà savante et résignée à tout ce que mon bon génie pourrait exiger de moi ; je n’attendais plus que les heureuses occasions de vivre. C’est le mot. Je commençai à sentir le néant de mon existence. Sylvina, entourée d’amants, arbitre de leur bonheur, choisissait parmi les plus aimables cavaliers de la capitale ; et moi, pauvrette, je ne recevais que des hommages, ou trop légers de la part de ceux qui me regardaient encore comme une enfant, ou trop fades de la part de quelques novices en galanterie qui me décochaient par-ci par-là quelque plate déclaration ou quelque épître ampoulée. J’eus de tout temps le bon esprit d’abhorrer les passions langoureuses, leurs productions et leur langage. Je ne cessais de me retracer mon gentil Belval, allant sensément au fait, et commençant par où les autres me semblaient ne devoir finir d’un siècle. Aussi, les fleurettes n’étaient-elles honorées de ma part d’aucune attention. Quant aux écritures, je les recevais par vanité ; mais, ou je n’y répondais pas, ou, si je prenais cette peine, c’était pour persifler cruellement les nigauds qui les avaient risquées. Cependant, je ne laissais pas de me dire quelquefois : Que me faut-il donc ? Je brûle d’aimer, et je rejette tous les vœux qui me sont offerts ! Je ne compte qu’un seul moment de vrai bonheur, celui où l’entreprenant Belval… Cependant, je ne me sens pas amoureuse de ce petit danseur. — Je m’étais fait une douce habitude du plaisir que son heureuse témérité m’avait fait connaître. Mais dans les moments du plaisir le plus vif, l’image de Belval m’était indifférente ; je ne m’en représentais aucune qui satisfît le désir indéfini de ma voluptueuse imagination.