Félicia/II/14

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 117-120).
Deuxième partie


CHAPITRE XIV


Conclusion des aventures précédentes.


« Voilà qui est bel et bon, chevalier, dit Sylvina quand il eut cessé de parler, mais je ne vois pas encore bien clair dans tout ce que vous venez de nous apprendre. Cette culotte, par quel hasard enfin se trouvait-elle chez Éléonore ? M. Caffardot l’y avait-il réellement oubliée après un tendre entretien ? ou bien était-il coupable du tour infâme de l’y avoir introduite à l’insu de la demoiselle, par quelque motif de vengeance ou de passion ? — C’est sur quoi l’on ne peut pas vous donner des éclaircissements bien positifs, répondit finement le chevalier. Le crime du sournois Caffardot est une énigme dont le caractère indéchiffrable du personnage rend la solution fort difficile. Peut-être avec le temps serons-nous mieux instruits ; mais faisons des gageures. Quoiqu’il y ait gros à parier qu’Éléonore n’est point innocente, je veux bien néanmoins risquer dix louis, et je dis qu’elle n’a pas couché avec Caffardot. — Monsieur le chevalier, interrompit Lambert, je tiendrais vos dix louis s’il était permis de parier à jeu sûr. Je n’ai pas laissé de m’instruire pendant cette fameuse nuit. Apprenez à votre tour les découvertes que j’ai faites. Quelle diable de raison que celle de ce M. le président !

« Le vin frelaté que nous avons bu à souper m’incommodait. J’ai eu besoin de sortir de mon appartement, et à force d’aller et de venir, j’ai enfin trouvé ce que je cherchais. »…

Lambert descendu… Sylvina devenue rouge, cela donnait à penser quelque chose. À la bonne heure, tant mieux pour eux, si ce que nous devinions était la vérité ; nous ne témoignâmes rien et le laissâmes poursuivre.

« J’allais remonter, lorsque j’ai entendu marcher dans l’obscurité quelqu’un qui retenait sa respiration et se coulait avec beaucoup de précaution le long des murs. Tout près de moi, ce noctambule a ouvert avec assez de bruit une porte, qui, autant que je me le rappelais, devait être celle de la chambre à coucher de Mme  la présidente. Je n’en ai plus douté lorsque j’ai pris la peine de venir jusqu’à cette porte, qu’on n’avait pas jugé à propos de refermer. J’aime les scènes de nuit ; je me suis donc glissé dans la chambre. Le noctambule, attendu par notre galante hôtesse, a été tutoyé familièrement et reçu sans façon dans le lit. Je n’avais pas envie d’écouter en chemise les peu intéressants ébats de ce couple amoureux ; mais j’ai pensé qu’il serait aussi bon de veiller là qu’ailleurs ; et, retourné chez moi pour me chauffer et endosser une redingote, je suis revenu tout de suite dans l’intention de recueillir quelque chose de divertissant, ou du moins de lutiner un peu les délinquants, s’ils ne me fournissaient pas quelque meilleur moyen de récréation. Moins adroit que la première fois, j’ai touché tant soit peu la porte qui s’en est plainte aigrement. La présidente a dit avec effroi : Mon Dieu ! Saint-Jean, que viens-je d’entendre ? — Ce n’est rien, lui a-t-on répondu, c’est le vent ou quelque chat. (La bonne présidente s’est un peu rassurée…) Mais de quoi riez-vous donc, vous autres ? — Continuez, mon cher Lambert répliqua le chevalier, c’est ce nom de Saint-Jean qui me divertit. — Saint-Jean ne m’a point étonné, riposta Lambert. Eh ! qui diable, autre qu’un valet bien payé, pourrait se hasarder à fêter les immenses appas dont nous parlons !…

« Quand je m’introduisis, c’était fait : un entretien familier remplissait les moments de relâche. — Je suis très mécontente de toi, disait la présidente, sans prendre la peine de parler bas : tu es, je le vois bien, un petit volage ; ton indolence actuelle m’en convaincrait assez, quand je n’aurais pas d’ailleurs assez de quoi fonder certains soupçons… — Saint-Jean n’était pas orateur. Il se défendait mal ; madame s’est animée par degrés ; et après avoir récapitulé tout ce qu’elle avait fait pour ce domestique ingrat, elle a mis le comble à ma surprise en disant que si elle avait eu la bonté de tolérer quelques infidélités en faveur des femmes de chambre, sa passion ne tiendrait pas contre la honte et le désespoir d’avoir sa propre fille comme rivale ; qu’elle croyait avoir surpris entre celle-ci et M. Saint-Jean quelques signes d’intelligence ; mais que si elle venait jamais à avoir des certitudes, elle ferait prendre le suborneur et renfermer l’effrontée pour le reste de ses jours. Saint-Jean s’est donné au diable, que rien n’était plus faux que ce goût prétendu pour Mlle  Éléonore : écoutez bien ceci, mes amis : — C’est bien plutôt, a-t-il dit, sur ce vilain visage de Caffardot que madame devrait jeter ses soupçons. On ne dirait pas que le grivois y touche ; mais il rôde jour et nuit en dehors et en dedans ; et, tout à l’heure encore, au jardin… mais enfin… on verra. Si l’on ne marie pas bientôt ces deux amoureux, il arrivera sûrement quelque malheur… Eh bien, monsieur d’Aiglemont, avez-vous encore envie de parier ? — Je ne me dédis pas, mon cher Lambert ; mais continuez votre histoire. — Elle est finie : l’envie de rire, le froid et certain bruit que la présidente a fait dans sa table de nuit m’ont chassé de l’appartement ; j’ai regagné le mien… ou celui de Sylvina, consolé de mon indigestion (en avait-il une ? ) et de la perte de quelques heures de sommeil. » (Nous le crûmes bien payé d’avoir veillé.)

Nous rîmes beaucoup de cette nouvelle scène ; et raisonnant à perte de vue sur tant d’événements étonnants nous arrivâmes sans nous être aperçus du trajet. Un laquais de monseigneur nous attendait aux portes de la ville, pour nous conduire à notre logement. La situation, la distribution et les meubles répondaient à l’idée que nous devions avoir du bon goût et de l’amitié de notre protecteur. Quand nous fûmes installées, le chevalier nous quitta pour aller embrasser son oncle, que nous le priâmes d’amener, le plus tôt possible, auprès de nous.