Félicia/II/15

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 120-122).
Deuxième partie


CHAPITRE XV


Où l’on fait une nouvelle connaissance.
Arrangements raisonnables.


Nous logions chez une jeune veuve, d’une figure charmante et mieux élevée que ne le sont ordinairement les petites bourgeoises de province. Mme Dupré, c’est ainsi qu’elle se nommait, parut aussitôt que nous eûmes mis pied à terre et nous invita de la meilleure grâce du monde à prendre chez elle un dîner qu’elle avait eu l’attention de nous tenir prêt.

Cette aimable femme nous apprit, pendant le repas, que, née de parents assez pauvres, elle avait eu le bonheur de plaire à un vieux caissier, autrefois amoureux de sa mère, et qui, devenu dévot et infirme, s’était retiré de la capitale pour finir ses jours dans sa province. L’honnête financier, à qui le grand nombre de ses confrères ne se pique pas de ressembler, avait épousé, par reconnaissance, la fille de son ancienne amie et lui avait donné tout son bien. Les scrupules, l’âge, la maladie, enfin toutes les raisons possibles ayant empêché le dévot personnage de vivre en mari avec sa jolie épouse, elle n’avait été que sa compagne ; au bout d’un an, il avait eu la bonhomie de mourir. En conséquence, Mme  Dupré portait son deuil et jouissait de dix mille livres de rente et d’un riche mobilier. La vieille mère, pour lors malade, et qui ne dînait point avec nous, vivait avec sa fille. Ces femmes habitaient le rez-de-chaussée : nous disposions du reste de la maison et nous pouvions être chez nous aussi isolées que bon nous semblerait, mais on nous priait, avec la politesse la plus engageante, de ne pas user à la rigueur de cette facilité ; ce que nous promîmes de bien bon cœur, car Mme  Dupré nous avait tous charmés dès le premier abord.

La franchise avec laquelle cette jolie veuve nous mettait de la sorte au fait de ses affaires n’avait pas uniquement pour objet de satisfaire le besoin de jaser, si naturel aux femmes ; l’attention qu’elle faisait particulièrement à Lambert, pendant ses récits, et l’air de chercher à lire dans les yeux de cet artiste l’impression que ce qu’elle disait pouvait faire sur lui nous fit deviner sur-le-champ que la sensible Mme  Dupré le regardait déjà comme quelqu’un qui pouvait devenir pour elle un parti. Le cœur d’une jeune veuve qui n’a connu ni les plaisirs ni les peines du mariage est ardent à convoler. J’ai dit que notre compagnon était de belle figure ; le trait était décoché et le cœur de l’hôtesse blessé au plus vif. Lambert sentait lui-même tout le prix d’une conquête qui lui offrait à la fois l’agréable et l’utile. Nous achevâmes de lui prouver qu’on avait sur lui des vues positives. Sylvina, trop honnête pour qu’un intérêt de coquetterie pût balancer en elle le devoir d’une sincère amitié, fut la première à presser Lambert de faire assidûment sa cour. Monseigneur, que nous vîmes le soir avec son neveu, fut enchanté du bonheur de notre ami. Quant à nous, après le tumulte du caprice, il était temps d’écouter la raison. Elle assignait la tante à l’oncle, et la nièce au neveu ; nous nous arrangeâmes en conséquence et fûmes tous quatre fort contents.