Félicia/II/16

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 122-123).
Deuxième partie


CHAPITRE XVI


Comment l’objet de mon voyage est manqué.


Le président ne fut pas plus tôt de retour avec sa famille que nous eûmes sa visite. Il me présenta M. Griardet, le maître de musique du concert, artiste sexagénaire, dont la vaste perruque à la grenadière, annonçait l’antique talent. Ce grand personnage était suivi d’un ex-enfant de chœur qui succombait sous le poids d’une douzaine d’in-folio de musique. C’étaient tous les vieux opéras français et d’admirables cantates de différents maîtres. Je pâlis à la vue de ce grimoire, dont il me fut prescrit de faire désormais mon unique étude, afin d’être bientôt en état d’enchanter mes auditeurs. Il ne s’agissait plus ici de ce qui pouvait m’être familier : la musique italienne n’avait aucun accès dans ce pays ennemi des innovations. Elle y était traitée de frédons, de papillotage ; on niait qu’elle fût chantante, qu’elle pût peindre, émouvoir. On n’y avait pas plus d’indulgence pour cette musique bâtarde, à la mode depuis quelques années, qui prend aussi le nom d’italienne à la faveur de quelques plumes arrachées au paon et dont ce geai maussade essaie maladroitement de se revêtir. Cette sévérité propre à garantir de la contagion du mauvais goût m’aurait paru raisonnable si la prévention des amateurs avait été fondée sur des connaissances éclairées ; mais comme elle ne l’était que sur un respect fanatique pour le genre prétendu national, je méprisai fort leur entêtement et j’eus un pressentiment sûr du peu de succès qu’aurait mon talent dans une ville où la musique française était une espèce de religion.

En effet, accoutumée à la musique mesurée, phrasée, aux roulades, aux traits saillants et légers, je ne vins point à bout de saisir les beautés du genre établi. J’étais sottement fidèle à la mesure ; je n’avais pas assez de timbre, j’éclatais de rire au milieu d’un ah !

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Le président et M. Criardet y perdaient leur science. Ils m’excédaient ; je les envoyais paître ; un jour, enfin, monseigneur survint pendant qu’on me persécutait pour me faire brailler. Ah ! que ma voix me devient chère, etc., tandis que je maudissais le malheur d’en avoir une qui m’exposait à tant d’ennuis. Monseigneur, qui haïssait la musique française, et surtout les pédants, mit M. Criardet à la porte, lava la tête au président, lui soutint que mon chant était fait pour plaire partout ailleurs que dans une ville barbare, digne patrie de l’ignorance et du mauvais goût, et conclut en assurant qu’il ne souffrirait pas que je débutasse au concert, dût-il payer le dédit de mon engagement, ou faire venir à ses frais, pour me remplacer, quelque vétérane des chœurs de l’Opéra.