Félicia/III/12

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 184-186).
Troisième partie


CHAPITRE XII


Qui contient des choses dont les coquettes pourront faire leur profit.


Monrose, ci-devant soumis à des bourreaux, se trouvait trop heureux d’obéir à un objet aimé qui ne voulait que son bonheur. Il ne faisait rien sans mon attache, il n’avait pas une pensée sans m’en faire part. J’étais le centre de ses idées : tous ses désirs se bornaient à vivre et mourir avec moi ; voué sans réserve à mes moindres volontés, je réglais ses occupations et ses plaisirs. Je l’aimais de toute mon âme ; mais je respectais sa jeunesse et j’exigeais qu’il fût sage malgré lui ; je m’appliquai surtout à lui faire abjurer certaine ressource dont ce vilain Carvel l’avait mis au fait et dont je craignais qu’il ne fît un pis-aller quand je refusais de lui accorder des faveurs. Je lui peignis avec des couleurs si effrayantes les dangers de cette habitude scholastique qu’il jura d’y renoncer à jamais. Je savais d’ailleurs quels pouvaient être ses besoins et j’avais soin qu’il ne fût pas incommodé.

Mes arrangements ainsi pris avec Monrose, je ne m’occupai plus que des moyens de bien envelopper le chevalier Sydney dans mes filets. Je ne comptais plus sur monseigneur. Quant à d’Aiglemont, je me réservais d’en tirer le meilleur parti possible. Il me fallait un intermédiaire entre Sydney, un peu âgé pour moi, et Monrose trop jeune. J’avais besoin enfin (je suis de meilleure foi que bien des femmes qui ne conviendraient jamais de pareille chose), j’avais besoin, dis-je, d’un bon acteur. Je ne sais pas ce que pouvait être sir Sydney ; Monrose devait valoir quelque chose un jour, mais combien fallait-il attendre ? Je voyais avec plaisir que, quoique l’Anglais devînt de plus en plus amoureux et que je dusse m’attendre à le voir bientôt se déclarer, il n’était cependant pas gênant. Rien n’annonçait qu’il fût enclin à la jalousie. Le beau d’Aiglemont, qui venait fréquemment à la maison, ne lui portait point ombrage. Monseigneur, encore plus assidu, ne l’inquiétait pas plus. Il est vrai que le prélat se déclarait ouvertement à Sylvina, à qui tout de bon il se montrait plus que jamais amoureux et prodigue. J’eus pourtant, malgré tout, quelque tête-à-tête impromptu avec Sa Grandeur : il est si doux d’escamoter de temps en temps quelque chose à une rivale qui en a fait autant ! Je trouvais réellement mes passades avec Sa Grandeur délicieuses, et j’avais eu pour le moins autant de part que lui-même à faire naître les occasions. Au reste, nous n’étions plus sur le pied de nous appartenir réciproquement. Ce n’était pas même avec d’Aiglemont. Celui-ci, quoique très coquet, très aimable, n’avait pourtant sur sa longue liste de ses conquêtes aucune femme qui me valût ; et malgré l’indifférence qu’il avait marquée à son retour, il reconnut bientôt que ce qu’il pouvait faire de mieux était de me conserver. Nous nous trouvâmes l’un et l’autre parfaitement bien.

Vaut-il mieux avoir une grande et belle passion, aux risques de tout le bien et le mal qui peuvent en résulter, que plusieurs goûts agréables qui, rapportant chacun une certaine dose de plaisir, composent une somme de bonheur ? Je laisse à décider à d’autres cette importante question. Quant à moi, je prétends qu’on joue plus agréablement quand on n’a pas tout son argent sur une carte. Au surplus, qui réussit a bien fait. J’ai été heureuse par la multiplication des petites aventures ; tant pis pour moi si les grandes ont des délices extraordinaires que je n’ai pas eu le bonheur de connaître. Quand on est bien, on peut se passer du mieux. Cela me paraît sage.