Félicia/III/13

La bibliothèque libre.
Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 186-188).
Troisième partie


CHAPITRE XIII


Descriptions qui n’amuseront pas tout le monde.


Sir Sydney nous avait fait promettre de venir bientôt le voir dans une superbe campagne qu’il venait de se procurer. La société qu’il y rassemblait était composée de monseigneur et de d’Aiglemont (nous avions fort lié notre Anglais avec eux), un autre Anglais qui se nommait Milord Kingston ; d’une très belle femme, dont celui-ci prenait soin, et qui se nommait Soligny ; de Monrose, de Mme  d’Orville, que nous voyions beaucoup et dont sir Sydney faisait cas ; enfin de Sylvina et de moi. Il s’agissait d’inaugurer gaiement la nouvelle acquisition et de demeurer là tant ou si peu que bon nous semblerait.

Sydney nous avait précédés, accompagné de cuisiniers, d’officiers, de musiciens, en un mot de tout ce qui pouvait contribuer à nous faire passer des jours agréables. Thérèse, qui, dès notre retour à Paris, avait commencé les remèdes, se trouvait en état de nous suivre ; nous l’amenions, parce l’air de la campagne devait lui être salutaire. Elle était devenue plus fraîche et plus jolie que jamais. Nos compagnes de voyage avaient chacune un laquais. Les hommes n’amenaient de même que très peu de monde. Quand on se propose de s’amuser, il vaut mieux être un peu moins bien servis et plus libres. La colonie partit au jour indiqué.

Un guide nous attendait près d’un monument remarquable qui touchait la grande route et servait de limite aux possessions de sir Sydney. Ce monument était un groupe composé de deux statues de main de maître, placées sur un large piédestal et qui se tournaient le dos, l’une regardant du côté par lequel nous arrivions et qu’on prenait d’abord pour une Diane, représentait la Défiance. Elle était debout, élancée, l’œil furieux, menaçant, prête à décocher un trait ajusté sur un arc ; à côté d’elle, un dogue furieux semblait vouloir se ruer sur les passants. On avait gravé sur la table du piédestal : Odi profanum vulgus. L’autre figure, qu’on ne voyait en face qu’en revenant de chez sir Sydney, était assise et représentait l’Amitié, témoignant par son regard et son geste le déplaisir qu’elle avait de voir les amis de Sydney quitter sa campagne. Un épagneul placé sur les genoux de l’Amitié marquait par des mouvements très expressifs qu’il connaissait les gens et voulait descendre pour les aller caresser. Au bas, on lisait : Redite cari.

On entrait dans un bois touffu par une route aussi soigneusement entretenue que l’allée d’un jardin, mais étroite, tortueuse, souvent partagée en plusieurs branches qui se détournaient, se croisaient, et l’on se trouvait à quelques pas de la demeure de sir Sydney, qui n’avait d’abord que l’apparence d’un ancien château-fort. Mais à peine était-on en dedans des murs que tout changeait absolument de caractère aux yeux des arrivants. Au bout d’une vaste cour, on en découvrait une seconde beaucoup plus petite entre trois pavillons de la plus moderne élégance. Le principal, situé en face, avait un péristyle d’une architecture simple et noble, les deux autres formant deux espèces d’ailes subordonnées et proportionnées dans leur genre à la richesse du milieu.

On trouvait au delà de nouvelles beautés qui ne surprenaient pas moins agréablement. Des jardins dignes du pays des fées conduisaient par une pente douce jusqu’à la Seine. Là, d’une longue terrasse dont les murs étaient baignés, l’œil s’égarait à droite et à gauche dans les espaces immenses le long du cours du fleuve. Au delà de son lit, on jouissait d’un paysage riant, décoré, par le hasard, de tout ce que la campagne peut offrir de plus intéressant.

Tel était le séjour que nous allions habiter. Un homme de génie, très opulent, avait employé jadis de grandes sommes à tirer parti d’un lieu si favorisé de la nature ; le fils et le petit-fils avaient mis la dernière main à l’exécution des projets ; celui-ci jouissait à peine du fruit de ses travaux qu’une mort prématurée l’avait enlevé. Les héritiers cédèrent à sir Sydney une jouissance limitée, moyennant une somme proportionnée à la réputation qu’ont MM. les Anglais d’être inépuisables.