Félicia/III/20

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 203-205).
Troisième partie


CHAPITRE XX


Courses nocturnes. — Apparition d’un lutin chez le Chevalier d’Aiglemont.


Les heures de la première soirée où je fus en possession de mes observatoires coulaient trop lentement à mon gré. Je mourais d’impatience d’apprendre comment vivaient tous nos gens. Voir faire ce qu’on aime à faire soi-même ne laisse pas d’être un grand plaisir.

Je commençai d’abord mes visites par l’appartement de la Soligny, voulant savoir comment se comportait avec elle M. Monrose, qui avait déjà sa permission depuis trois jours. Le mieux du monde. Je leur vis faire d’abord quantité de folies préliminaires qui me divertirent au possible. Après quoi ils dansèrent, nus, une allemande, à laquelle Soligny, qui était à l’Opéra une des plus aimables prêtresses de Terpsichore, accommodait mille passes lubriques ; elle les enseignait à Monrose qui, rempli d’intelligence, s’appliquait aux leçons et ne demandait pas mieux que de s’exercer. Il était ravissant en état de pure nature, aussi blanc que sa danseuse et se rapprochant, par la mollesse de ses formes, des beautés de Soligny, dont le corps était un vrai chef-d’œuvre Toutes les attitudes des passes avaient pour objet de développer quelque grâce particulière, d’aiguillonner le désir de quelque baiser lascif, de varier à l’infini les simulacres de l’union à laquelle aboutissent tous les préludes voluptueux. À certain signal de mains, Monrose passait et repassait fort adroitement sous la cuisse de Soligny, qui sautillait en tournant sur la pointe du pied, sans perdre la mesure. Cette danse extravagante dura tant qu’il eurent de forces ; puis ils furent tomber sur l’ottomane dans les bras l’un de l’autre et reprirent haleine en attendant les plaisirs du lit qui suivirent de près. Je me retirai quand on alluma la lampe de nuit.

J’allai ensuite épier Mme  Dorville, chez qui je fus charmée de voir aussi de la lumière. Je la croyais couchée avec d’Aiglemont ; mais je vis, à mon grand étonnement, sur un fauteuil, la livrée et le chapeau du laquais de la dame. Les rideaux du lit étaient fermés. Je ne pus rien voir pour cette fois.

Ce fripon de chevalier, pensai-je, sera sans doute chez Sylvine ; et monseigneur où sera-t-il ? chez lui, tout seul ! le pauvre homme ! J’eus un moment envie d’aller le trouver. Je voulais cependant voir ce qu’on faisait chez Sylvina. Mais c’était bien Sa Grandeur elle-même qui lui tenait compagnie. Ils ne dormaient pas ; ils causaient en riant, groupés voluptueusement et découverts à cause de la chaleur.

Je revins chez moi très curieuse de savoir où pouvait être d’Aiglemont. Sydney, pour me laisser jouir paisiblement de mes nouvelles possessions, n’était pas venu, comme à l’ordinaire, partager mon lit. Je n’hésitai point, et tirant à moi le suspensoir destiné à la correspondance de mon appartement à celui d’Aiglemont, je pris le chemin de chez lui et parvins à son antichambre. La porte de la chambre à coucher n’était point fermée. J’entrai à la faveur des ténèbres. En tâtonnant autour de son lit, je mis la main sur la tête d’une femme qui s’éveilla et fit un cri dont le sommeil du chevalier fut à son tour interrompu. C’était la chaste Thérèse qui partageait ainsi sa couche ; il dit plusieurs fois : « Qui va là ? Je me mis à rire ; il se leva, chercha de son mieux le joyeux lutin et passa si près de moi, comme j’allais m’échapper, que je me trouvai à portée de lui appliquer sur les fesses un bon coup du plat de ma main ; en même temps je poussai la porte et, tournant la clef, je les enfermai. Pendant que les pauvres gens étaient, l’un fort surpris, l’autre fort effrayée, je regagnai tranquillement ma chambre et me mis au lit.