Félicia/III/21

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 205-206).
Troisième partie


CHAPITRE XXI


Conversation moins obscène pour le lecteur
que pour les interlocuteurs eux-mêmes.


La malice d’enfermer d’un côté le couple libertin n’ayant eu pour objet que de favoriser ma retraite, Thérèse put à son tour s’esquiver sans peine par le dégagement de la garde-robe. Le lendemain il fut beaucoup question de l’aventure nocturne du chevalier. Il eut beau se plaindre d’avoir été lutine et claqué, on le traita de visionnaire. Il n’eût tenu qu’à lui de faire appuyer sa narration par un témoin, mais il n’en fit rien. Personne n’y ajoutait foi. Sylvina seule inclinait à croire qu’il pouvait y avoir des revenants. — Pour moi, dit Soligny, je n’ai pas peur. J’ai près de moi le brave Monrose ; si les esprits me livrent la guerre, je n’hésiterai pas de l’appeler à mon secours. — Je ne suis pas non plus fort peureuse, disait Mme Dorville ; nous ne sommes pourtant que deux femmes dans l’appartement. — Et moi donc, qui suis seule, interrompit Sylvina, je n’oserai plus me coucher. — Monseigneur souriait, Sydney faisait un peu la mine, ne doutant plus que la lutinerie ne fût un de mes tours. Je vins cependant à bout de le rassurer, ayant trouvé le moyen de lui apprendre pourquoi j’avais fait la folie d’aller chez le chevalier, et comment il n’était pas seul. — Vous verrez, mesdames, disait d’Aiglemont, qu’on sera forcé de faire venir ici garnison pour vous garder ; car si nous nous offrions, vous craindriez poliment de nous fatiguer. — Non, pas moi, dit aussitôt la Dorville ; venez, venez, chevalier, je vous prendrai volontiers. — Quant à moi, je m’en tiens à mon petit voisin, répliqua Soligny ; il est cependant dormeur, et malgré toute la bonne volonté que je lui suppose, il serait possible qu’on m’enlevât sans qu’il s’en aperçût. Cela était dit pour le gros Kinston, à qui il fallait donner à entendre en passant que le voisinage de Monrose était tout à fait sans conséquence. — Mon état, dit monseigneur, m’empêche de demander du service. On voit peu d’évêques en sentinelle. — Peste, répliqua Sylvina, vous êtes sans contredit la plus sûre garde en cas de lutins. D’un mot d’exorcisme vous en dissiperiez une armée. C’est vous, prélat, que je retiens pour me garder…

Tous ces propos étaient fort réjouissants pour moi : je ne disais rien, on m’agaça. — Notre espiègle de Félicia, dit le chevalier, ne nous dit pas si elle est sujette à la peur. Cependant, si messieurs les revenants ont un peu de bon sens, ils ne l’oublieront pas sans doute. — J’en serais bien fâchée, dis-je d’un ton badin ; et Sydney venant de nous quitter pour un moment, j’ajoutai que je ne demanderais pas mieux qu’il m’en arrivât autant qu’à d’Aiglemont. — À la bonne heure, répliqua celui-ci, mais, s’il vous arrive d’être visitée par le lutin, priez-le de ne pas frapper si fort ; il touche tout de bon, je vous jure, quoiqu’il paraisse un diable de fort bonne humeur. — Vous faisiez peut-être quelque sottise, chevalier, si vous aviez mérité d’être fessé ? — Je ne me rendis pas assez maîtresse de ma physionomie. Il vit bien que j’entendais finesse à ce qui venait de m’échapper, et commençant à me soupçonner d’être le lutin, il me fit du doigt une menace badine… Mais déjà la conversation avait changé de sujet. Nous ne poussâmes pas la galanterie plus loin, nous réservant in petto de reprendre l’entretien en temps et lieu.