Félicien Rops, l’homme et l’artiste/XI

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XI


Un jour le canon de Sedan tonna ; ses roulements à dix lieues nettement m’arrivaient dans l’entonnoir des monts mosains où, non loin de Namur, j’habitais alors. Un élan nous emporta, le peintre Eugène Verdyen, mon parent, et moi ; nous entrâmes dans Bouillon comme le soir tombait. Sous la pluie qui ne cessait pas, la débâcle tourbillonnait, chevaux éventrés, sans selle ni cavaliers, rouges fourgons d’ambulances, débris de bataillons, attelages de paysans, le tout cahoté pêle-mêle et roulant comme un fleuve. Une odeur d’écurie et de charnier resuait. Des soldats sous des portes s’affalaient, harassés, grelottants, dormant là un sommeil stupide sous la botte du passant. Et partout la vision horrible du massacre et de la défaite. Nous-mêmes, après avoir pataugé tout un jour dans des labours sanglants, étions exténués. Nous cherchâmes un gîte : plus une chambre. Nous demandâmes une chaise : plus une chaise. Nous espérâmes une botte de paille : la paille servait de litière aux blessés et buvait le suint des agonies.

Quelqu’un soudain, en houseaux, le sac au dos, traversa.

— Rops !

— Vous !

Un des premiers, il était parti, devançant le flot qui, de partout en Belgique, s’était porté vers Bouillon, la Chapelle, Givonne, Sedan. C’était le deuxième jour après la bataille : tandis que nous arrivions, il revenait déjà, emportant au cœur l’horreur fraîche de l’hécatombe. Je ne l’avais plus revu depuis Bruxelles et il était là, devant moi, crispé, nerveux, souillé, ayant pataugé depuis le matin dans de l’urine, des viscères et de la terre pourrie, tout couvert de la puanteur du champ de bataille. Lui et l’ami Léon Dommartin qui l’accompagnait avaient marché comme de la troupe, les godillots gauchis, recrus de fatigue, portant leurs sacs d’artiste comme un fourniment militaire. Je dis notre détresse.

— J’ai votre affaire, fit-il. Venez. C’est à vingt pas.

Nous vîmes une humble boutique de modes avec la Thérèse en carton affublée d’un bonnet à rubans verts. On montait trois degrés, on poussait une porte : il y avait là deux vieilles demoiselles, comme des portraits d’un autre âge. L’une, dans le saisissement de la guerre qui bouleversait tout, avait oublié de défaire ses papillottes depuis l’autre samedi, et la seconde toujours frappait ses mains l’une dans l’autre, s’exclamait :

— Est-ce Dieu possible !

Elles nous crurent blessés et s’attendrirent. Par malheur, il n’y avait qu’un réduit là-haut sous les toits et qu’occupaient depuis leur arrivée, les deux routiers. Bah ! en se serrant un peu…

Je n’oublierai jamais le placard en lequel, tassés tous les quatre sur un vieux châlit, nous dormîmes un long sommeil harcelé de cauchemars où


tantôt l’un, tantôt l’autre nous réveillait de cris inarticulés, où il fallait secouer le dormeur pour l’arracher à des visions de cadavres, où alors, pendant des heures, personne ne pouvait plus se rendormir et où, assis en travers du matelas, genoux au menton, on se remettait à parler des chevaux qui couraient sans tomber, se vidant à mesure les entrailles dans lesquelles ils se prenaient les fers, des moribonds en hâte enterrés dans les tranchées avec les morts et toujours de l’épouvantable relent de décomposition qui entrait dans les vêtements, imprégnait les cheveux, adhérait si bien aux poils des moustaches qu’on ne cessait plus d’avoir de la charogne sous le nez, même en mangeant.

— Quel livre on ferait là-dessus ! disait Rops. Oui, toute cette plaine qui grouille de cervelle humaine, les morts à fleur de gazon et qui vont faire de l’engrais pour le blé de demain, la puanteur presque voluptueuse du vaste pourrissoir, jusqu’à donner l’idée de la terre en amour… Et illustrer ça, comme une vaste fresque de cimetière, avec les rictus funèbres et cocasses des macchabés… Voyez-vous, c’est l’effet de notre vieille sensiblerie de ne pas nous laisser voir ce qu’il y a de comique dans la mort, un comique froid, pincé, terrible. Tenez : j’en ai vu là-bas trois à la lisière d’un bois, tombés le nez en l’air, avec le trou noir des narines dans leur pâleur verte de pierrots faisandés et qui, tout disloqués, leurs jambes sous eux, la paume des mains retournée, ressemblaient à des clowns macabres bouffonnant dans une farce de cirque. Et tout de même, mes enfants, en vous le racontant, j’en ai la chair de poule… Ah oui, faire un livre avec toute cette fantocherie prise sur le vif, au naturel !

Les visages retombaient et avec cette force de vie sur laquelle rien n’avait prise, il continuait à parler. Des projets se déroulèrent. Il était à la piste d’un procédé avec lequel il allait pouvoir enfin sérieusement travailler. Tout le reste n’était encore qu’apprentissage. Ce fut là aussi qu’il me parla pour la première fois de sa Société d’Aquafortistes.

Six heures sonnèrent à une pendule, dans la maison. Nous nous


La dame en noir (d’après un dessin).



habillâmes en hâte. Il nous semblait que la mort là-bas nous appelait. En bas, sur la table, dans la salle à manger, des petits pains chauds fumaient à côté de nos bols de café.

Rops, un peu mystérieusement, comme toujours, nous quitta, et nous poussâmes vers les fonds de Givonne. Pendant trois jours, Verdyen et moi, nous vécûmes parmi des morgues. Et puis la vie reprit son cours : j’écrivis les Charniers qui s’appelèrent d’abord Sedan ; Rops était reparti pour Paris. Quand un jour nous nous rencontrâmes, il me dit :

— Je te montrerai mes croquis. Nous pourrions faire quelque chose ensemble.

Des années se passèrent et il n’oubliait pas son idée.

— Il faudra que nous pensions à faire ensemble une édition illustrée de ton bouquin. Mes carnets sont remplis.

Jamais je ne vis les croquis. Existèrent-ils seulement ? Personne ne croyait à ce qu’il disait comme ce grand artiste d’une invention si persuasive qu’on ne pouvait se défendre d’y croire comme lui.

Le livre ne se fit donc pas, non plus qu’un autre dont il me parla en 1876, et qu’il eût voulu que nous fissions ensemble : celui-là se fût appelé Félicien Rops, simplement. Pendant quelques mois, il mit un certain zèle à m’envoyer de la documentation graphique. Puis il pensa à autre chose. Moi seul, à travers le temps, gardai le regret du projet délaissé et voici que, trente ans après, grâce à un éditeur sincèrement épris d’art, il m’est donné enfin de réaliser l’idée qui lui tenait au cœur. Mais il n’est plus là pour connaître mes louanges et moi seul y trouve du plaisir.

La Société enfin s’était constituée, une vraie société à façade décorative, avec une présidence d’honneur illustre, celle de S. A. R. la comtesse de Flandre, artiste elle-même et des plus adroites dans le maniement de la pointe. Le comité de patronage comptait des valeurs mélangées, hommes politiques,


LA GRÈVE.



personnages influents et artistes de choix. On y vit Eugène Smits, Louis Artan, Camille Van Camp, Hippolyte Boulenger, Alp. Asselbergs, T’Scharner, Von Thoren, H. Van der Hecht, Jules Goethals, Constantin Meunier, Lambrichs, Bonvoisin (Mars), Le Mayeur, H. Marcette, Parmentier, De Mol, Comte d’Ursel, L. Lenain, De Witte. Jusqu’alors on n’avait eu en Belgique que « quelques vieux hommes qui découpaient du crin sur du papier et se persuadaient que c’était ça une eau-forte… un tas de manchots en rupture de Sainte-Gertrude, qui gravaient sous eux et se consolaient de leurs humeurs froides en pratiquant la hachure sexolongiforme à points redoublés chère à Calamatta. Je vins — veni, vidi, onguelavi ».

« Je sortais du quai Voltaire où je venais d’habiter face à face avec Wagner, côte à côte avec Baudelaire, vis-à-vis le Louvre qui n’avait pu me faire baisser les yeux. Dans le silence des nuits, nous proposions avec Bracquemond et Lalanne, sous la direction de Jacquemart, notre Mirabeau, des morsures révolutionnaires. Le chlore des incantations, le perchlorure de fer aux reflets rouges, l’ammoniaque cautérisant, les sinistres acétates, le bichromate de potassium redouté des mères noircissaient dans l’ombre leurs précipités et nous communiquaient leurs effervescences. L’eau-forte moderne surgissait des vapeurs bizarres, les cheveux taillés d’une nouvelle façon, et médusait les derniers burinistes.

« Je pris le train de trois heures cinquante et je vins en Belgique apporter la bonne parole. »

« Ici commence un travail de géant. Il fallait tout faire, tout créer. Il n’y avait ni imprimeur, ni presses, ni papier, ni aqua, ni fortistes. J’ai tout fait. Nys couvert d’or a quitté Cadart, j’ai fait sortir des presses des greniers de l’Hôtel de Ville ! J’ai fait fabriquer des papiers qu’eussent baisés Alde et Elzevier ! J’ai fait des aqua peu fortistes, mais enfin j’ai fait ce que j’ai pu… »

C’est à Théodore Hannon, peintre, aquafortiste et poète, qu’il écrit cette page de verve goguenarde et qui, d’un éclat de rire, dit si joliment la joie amusée de la mise en train.

Hannon, au surplus, d’un zèle de catéchiste, fut tout de suite un des enfants de chœur de la chapelle où se célébra la messe d’art nouvelle. Ensemble avec le peintre François Taelemans, ils avaient reçu l’initiation : ils vaquèrent au rituel, tendirent la nappe sur l’autel et vidèrent le fond des burettes où se gardait en réserve l’acide sacré. Dans le discipulat du maître, ils étaient à la fois des catéchumènes, des camarades et des confidents. Leur ardeur était extrême et stimulait la tiédeur des adeptes moins entraînés. Quand le culte languissait, leur ministère s’employait à faire rentrer les planches lentes à venir et parfois les cotisations.

Tout alla assez bien d’abord. Rops, sous les espèces de la résine, de la pointe et du tampon, se communiquait activement à sa petite église. Il fut à lui seul le dieu et l’officiant de la religion qu’il apportait aux Belges et de laquelle il attendait un réchauffement du vieux sang plastique flamand. Ce merveilleux ouvrier d’art s’attesta là un incomparable zélateur en qui le génie de la parole et de l’action s’égala au sentiment d’une prédestination obéie. Il déploya d’infinies ressources de politique, de séduction et d’entraînement. Il subjuguait tout un peuple par sa verve, sa fière mine et son geste décidé. Il apparut, dans sa jeunesse et sa beauté, à travers une sorte d’ensorcellement de l’art, l’ambassadeur attendu des Puissances noires auprès de l’Idéal. Il habitait à cette époque, avenue Louise, près du bois, un coquet hôtel de style français et dont la cour, derrière une haute grille, laissait voir des remises et des écuries. Cet apparat ne nuisait pas à son prestige.

Il avait fait venir de Paris, comme il le disait, le bon, l’honnête et le cordial imprimeur François Nys, qui avait tiré ses premières estampes chez Delâtre et qui depuis dirigeait, comme chef d’atelier, l’imprimerie Cadart. Ce petit homme souriant et blond, l’œil vif, flûtant son français en flamand


qu’il était, aussitôt s’installa. Ironie ! Ce fut la presse même du vieux maître Calamatta si houspillé par Rops, qui sortit des resserres de l’Hôtel de Ville et servit aux tirages de la Société. Bruxelles et Anvers avaient bien leurs imprimeurs, mais trop froids et trop classiques et qui tiraient surtout pour l’Académie. On reconnaissait pourtant que Bauwens, qui s’était fait la main dans les éditions de Poulet-Malassis, ne s’était pas mal acquitté des tirages de la Légende d’Uylenspiegel.

Nys, en manches de lustrine, l’air hermétique d’un alchimiste travaillant au Grand Œuvre, tirait sans trêve : il était passionné de son art et visait aux beaux noirs légers et pleins. Comme le bruit s’était propagé qu’il avait rapporté de là-bas, où il tutoyait les maîtres, des recettes qui rendaient presque inutile le travail du graveur, tant il savait l’habiller, les amateurs arrivaient en files pressées, tout préparés à s’acquérir un renom dans ce grattage du cuivre qui, à l’aide d’un peu de noir, donnait de si beaux effets.

Le maître, lui, se montrait indulgent, multipliait les conseils, parfois grattait lui-même pour les autres. Sa vie, pendant tout un temps, ne fut qu’un cours d’eau-forte où il se prodiguait jusqu’à oublier son labeur personnel. Et quelle joie quand il lui venait une nature artiste et qu’il croyait avoir découvert une vocation ! Une passion d’art le retenait là des heures et des jours, travaillant avec le patient Nys, habit bas, les bras nus comme un artisan, penché sur la presse dont il activait ou retenait la manœuvre, accouchant la planche, regardant sortir l’épreuve toute humide et molle d’encrage frais, puis la portant à la lumière des vitres, curieux, inquiet, fouilleur, un petit point aigu dans l’œil, comme fait la sage-femme pour reconnaître le sexe de l’enfant.

Après un silence, des mots partaient, brefs, jetés de cette voix de gorge qu’il communiquait, avec les secrets de son art, à toute une clientèle d’intimes qui finissaient par avoir le même coup de glotte brusque, si amusant. Derrière lui, doublant sa belle tête cavalière aux frisures brunes, s’avançait la tête du bon pressier, flûtant ses petites remarques et guettant le pli qui, dans le front à plans droits du patron, détendait ou resserrait l’arc sourciller, tous deux, dans l’angle de la fenêtre, avec la pénombre des voûtes en travers de la pièce, les doigts maculés de noirs gras, des hachures d’encre sur les joues et le nez, donnant l’impression d’un mauvais coup comploté entre gens de mine patibulaire. C’étaient là des émotions où il lui venait un battement de cœur comme pour une chose de lui tout à coup sortie de l’inconnu de l’épreuve et où quelquefois, d’une petite fièvre d’impatience, il se pendait aux bras de la presse et la manœuvrait à lui seul, bousculant la mise en train du brave Flamand blond, trop lente à son gré.

Oui, vraiment, Rops vécut là la vie frémissante d’un créateur d’art et d’esprits. Si la moisson ne fut pas en raison de l’effort du semeur, du moins la graine si largement jetée aux sillons germa dans quelques nobles artistes qui, sans lui, peut-être jamais n’auraient songé à manier l’outil expressif, décidé et rapide en qui peut-être l’impressionnisme des peintres belges prit connaissance de lui-même. Hippolyte Boulenger vivait en ce temps à Tervueren où il avait formé une école d’art rural qui, dans l’histoire de la peinture nationale, eut l’importance d’une école de Barbizon. Il dut à un clair et nerveux génie la vision et le sens d’un paysage qui, dans un grand pays comme la France, l’eût mis parmi les très grands, non loin d’un Rousseau, mais avec la qualité d’un Rousseau moins chimisé et plus grassement peintre. La Belgique, toujours défiante, ne lui donna qu’une gloire modérée, chèrement expiée par des mécomptes sans nombre et la mort. Ce beau peintre ne fit que quelques eaux-fortes, mais égratignées d’une main si spirituelle, avec de si vifs accents d’ombre et de lumière sous le foliolement des arbres et les nébulosités moites du ciel que, sans rien devoir d’immédiat au maître et à l’ami, ce fut néanmoins celui-ci qui, de son conseil et de sa confiance, l’inspira et l’encouragea.

J’ai pu dire ailleurs d’Eugène Smits qu’il apporta dans l’art belge un sens particulier de la couleur, approprié à un ordre de sensations fines et patriciennes. Sa peinture éveille un goût de volupté langoureuse et noble ; il suggère le songe, la méditation, le désir, les regrets et l’amour ; son œuvre tient d’une sorte d’état d’âme silencieux et nostalgique. Il semble avoir transposé en des musiques fières et douces les ardentes symphonies d’un Titien ou d’un Véronèse auxquels il fait penser. Smits devait réunir dans un album les planches où, à son tour, stimulé par l’exemple du maître qui les enflamma tous à son feu d’art et de travail, il s’entraîna à graver de belles et élégantes figures aux attitudes nobles et réfléchies.

Rops ne cessa pas d’avoir l’autorité persuasive des chefs d’école ; tout seul, il suffit à éveiller dans les âmes la petite passion de l’autre chose avec laquelle on fait partir les courants nouveaux. Tous arrivaient regarder par-dessus son épaule l’assurance et l’entrain avec lesquels il se jouait des plus périlleuses difficultés. À chaque cuivre, il allait à la découverte ; il avait un flair de chasseur pour la trouvaille ; on le voyait toujours au guet de ce qui pouvait assouplir et renouveler son métier. Quand, après lui, les adeptes, les néophytes de la petite bande à leur tour s’essayaient à ce qu’il avait fait, il leur fallait bien reconnaître que son tour de main tout de même était de la sorcellerie, une sorcellerie venue de ses nerfs, de son sang, du plus sensible et du plus passionné cerveau d’art qui fût, et où il y avait de la force, de la verve, de la folie, de la sagesse, une grâce mousseuse et endiablée, le magnétisme qui fait descendre aux doigts les parcelles vivaces de la race actionnée par une âme concentrée et volontaire.

Les cahiers d’estampes périodiques qui, dès la constitution de la Société, parurent sous le titre : Album de la société des Aquafortistes belges, sont utiles à consulter ; des noms se produisent, puis disparaissent ou ne reparaissent qu’après des délais où se sent le désabusement ; mais la presse travaille toujours ; les bras en croix auxquels s’accrochent les bras du bon Nys, font une ombre active dans l’atelier ; et pendant cinq ans, un relent d’encre, de chiffons gras et d’acide traîne dans l’art belge. S’il en est qui s’arrêtèrent en chemin, des griffes décisives et sûres, par contre, estampillent le recueil :

Artan, Von Thoren, T’scharner y ont des cuivres décidés et moelleux. Storm de Gravesande y annonce sa grande manière de plus tard. Hannon manifeste une pointe diligente, incisive et nerveuse. Taelemans entaille sa plaque de hachures où joue, à la bonne mode ropsienne, l’accent de la morsure.

Cinq ans ! et puis les ressources s’épuisent, les âmes mollissent, tout ce grand effort, sans s’annuler, se désagrège. On a trop bien senti que l’eau-forte en Belgique ne nourrit pas son homme et que le goût de la nation va vers un art plus matériel et plus intrinsèque. Rops pendant ce temps prodigue la vie, la verve, l’entrain avec lequel on fait croire à quelque chose de durable. Lui-même semble s’étourdir sur l’issue finale. Il travaille pour son compte, il travaille pour le compte des autres. Il donne à l’Album, entre autres morceaux, le Modèle, la Barque, Mon Bourgmestre, Jean Brouette, la Chasse au lièvre. Il fait appel à des collaborateurs étrangers : Bracquemond, Desboutins, Vaillant, Coindre, Bondol, Beauverie pour la France ; Savile Lumley pour l’Angleterre ; Roelofs, Verveer et Storm de Gravesande pour la Hollande. Quand les rangs se clairsèment ou qu’il veut faire croire que le monde a les yeux fixés sur l’œuvre collective, il imagine des collaborations mystérieuses, il crée de fausses signatures, il tire de l’ombre l’Allemand Niederkorn, auteur d’une jolie Ariette et l’Anglais William Lesly, auteur d’une Pallas de belle allure et qui tous deux sont les masques sous lesquels, avec son génie de mystificateur, il se dérobait malicieusement. Il est le tronc qui, à rameaux tendus, supporte toute la floraison de cette rénovation d’un art et la tient tout un laps debout. L’argent des souscriptions passé à l’achat du papier van Gelder, aux frais de tirage, aux émoluments du pressier, aux mille dépenses diverses que nécessite tout organisme en travail, il fallut bien enfin quitter la barque qui faisait eau de toutes parts. La grande heure du désir et de l’amour féconds avait passé : après la curiosité, la petite sensation amusée et les surprises d’un outil d’art joli et un peu frêle aux lourdes pattes des pétrisseurs de matière solide, on retomba à l’indifférence.

Un échec, d’un cœur bien trempé, tire une étincelle comme le feu jaillit du caillou frappé. Rops justement était du pays des grès, avec un cœur ardennais. Il sangla ses reins, boucla ses guêtres et se remit en route, comme le grand paysan de la Légende, son héros et celui de De Coster. Sa vie toujours sera faite d’arrivées et de départs. Il a l’âme mobile et affûtée des nomades. Il part devant lui, en aventurier, le nez flaireur, concentré pourtant, l’esprit plein de projets. Il se crée mille vies, il dilapide l’imagination la plus fastueuse à


échafauder des plans qu’il abandonne à mesure. Il est le prince du rêve et de l’illusion, frappant d’une baguette d’enchanteur la terre pour en faire sortir des palais. Il vit un jour, une heure, dans tous ceux qu’il se bâtit. Et il passe : les palais s’émiettent sur ses pas.

Après tout, la Société lui avait servi à renouer en Belgique d’anciens compagnonnages : ensemble on avait eu de bons moments à chercher des secrets d’art, à gratter des plaques, à faire mordre, à jouer avec des acides. Comme il apportait en toute chose une nuance de dandysme, on garda le souvenir de son geste élégant, le geste d’un Siegfried des morsures et des beaux encrages réveillant cette Brunehilde, l’eau-forte belge, derrière de séculaires barrières. Rops, du reste, aimait les beaux gestes, au moral et au physique. On vantait unanimement celui dont il maniait ses terribles corrosifs et qu’il pratiquait pour la galerie. Tout en causant, la cigarette sous la moustache, il prenait le cuivre ourlé de son rebord de cire et le tenant au creux de la main, sûr de lui, avec l’inclinaison voulue, il versait l’acide qu’ensuite, d’une oscillation légère, il laissait circuler dans toutes les parties. Sa beauté, son esprit, les bonnes fortunes qu’on lui prêtait concertaient pour le parer d’une séduction de don juanisme dans l’art et la vie.

À Paris, à Bruxelles, dans tous ses ateliers, comme les toxiques d’une officine de chimiste, les flacons en piles serrées s’alignaient, collés d’une étiquette et proposant des mystères de morsure. Il aimait les manier en discourant et vantant leurs propriétés, un petit feu dans le velours marron des yeux. Il avait la passion du métier de son art ; il en avait aussi toutes les curiosités, jamais las d’apprendre et de révéler ce qu’il savait, sournois à la fois et communicatif, travaillant l’effet de ses acides comme une Locuste ses poisons, toujours à la recherche de procédés nouveaux, perfectionnant les modes d’emploi de la résine, du cuivre et de l’outil. C’est le temps où il fait d’innombrables pastels, dessins, pointes sèches d’une ténuité capillaire, croquades en deux traits, bouts de morsure sur des bouts de cuivre et


Frontispice pour les « œuvres inutiles et nuisibles »
d’après une épreuve d’état.



qui indéfiniment prolongent à son gré la période des essais et de la mise au point.

Personne ne connaissait aussi bien les ressources et la qualité des métaux : il les lui fallait pas trop durs, d’un grain poreux, gras, papilleux comme une toile. « Un cuivre est une chose personnelle, disait-il, et qui doit vivre sous la main d’une vie élastique et frémissante ». Il avait l’horreur du cuivre industriel, d’une préparation courante et bon à toutes les mains. Il donnait à entendre qu’il connaissait dans une rue du Paris des échoppes, un vieux petit batteur en cuivre, borgne et boiteux, l’air d’un Mime au fond de sa forge enfumée et qui lui faisait des plaques comme seul Abraham Bosse en avait connues. Ces histoires qu’il racontait, un pli léger de blague à la joue, et qu’il animait, le sourcil froncé et l’œil pétillant, d’un rire qui lui grelottait dans la gorge, l’amusaient tout le premier. Elles s’ajoutaient à toutes celles qui se colportaient sur son compte.

Le soin qu’il prenait pour entretenir sa légende était lui-même un labeur. Il se dérobait à l’intimité pour mieux fortifier les apparences d’une vie dispersée. Il lui arrivait alors d’imaginer des absences quand, portes closes, très simplement, en ouvrier appliqué, il s’acharnait sur un dessin à l’atelier. Quelquefois le travail se prolongeant, il se gardait cloîtré pendant des semaines. Quand on le revoyait, il rentrait toujours de quelque point du globe. Les romans qu’aussitôt il inventait étaient merveilleux de précision : il savait tout, le détail ethnique, l’idiome, la faune et la flore, la flore surtout, qui fut pour lui une science réelle. Il allait jusqu’à montrer des croquis pris là-bas sur le vif. Sa sincérité le dupait lui-même.

La vérité, c’est que ce grand travailleur avait, au fond, la pudeur de son travail : il fut peu d’existences plus passionnément occupées à paraître l’être moins. Sa paresse était une légende parmi tant d’autres. Comme il mettait de son cerveau dans tout ce qu’il faisait, on peut dire qu’en mourant il avait vécu plusieurs vies d’homme. Cependant il laissa croire qu’il avait à peine rempli la sienne. Il la remplit plutôt à pleins bords comme une cuve où il foulait les raisins d’une vigne qui, à elle seule, fut tout un vignoble. Il fut, au double sens, un grand ouvrier de l’art et de la vie, tôt levé et qui prolongea son labeur jusqu’aux ombres du soir.


Le lézard japonais.