Félicien Rops, l’homme et l’artiste/XIV

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XIV


Theo qui, à Anseremme, aquafortait et oléaginait, arrivait doubler François Taelemans, « mon vieux Frantz ! » Ensemble on expérimentait les recettes du maître, adroits tous deux aux pointes sèches, cuisinant sur les réchauds du magicien, avec les éclats de sa braise, un art habile et délicat. Lui, qui revenait de Paris, bougonnait tout en les regardant par-dessus leurs épaules, pour leurs petits traits : « Faites large et pas de pignochage ! » Il leur parlait de l’eau-forte de Paris, de celle que faisaient Jacquemard et Bracquemond, eau-forte toute d’improvisation et de nerf et de nature, tandis que les autres, les « pignocheurs » en reviennent à l’ancienne gravure au burin, à l’eau-forte des reproductions de tableaux du XVIIIe siècle.

— Ah ! je sais, disait-il, les bourgeois adorent cette eau-forte-là, qui est proprette et qui leur paraît « colorée ». Tout le monde en fait maintenant, on travaille au burin, à la pointe sèche ébarbée, on fait remordre tout cela au rouleau et on en livre autant qu’on veut « fin courant. »

« Moi, je remonte le courant avec quelques « bons esprits ». Bracquemond et moi, nous allons être plus brutaux que jamais, avec des délicatesses : « des tigres en habits de cour ! »

Quelquefois, les regardant torcher une étude, il leur parlait du temps où il peignait avec de la couleur et des pinceaux. Il regrettait surtout de ne pouvoir peinturer au couteau comme le brave Pantazis, « le plus fort des nouveaux ». Il vantait le couteau comme une trouvaille de vraie modernité, d’un accent bien plus spirituel que la brosse.

— Mais la pointe de l’eau-forte m’a gâté la main, concluait-il, et quand j’ai le couteau au poing, je me trouve adroit comme un bœuf au burin. Mais chacun doit suivre sa nature et ma nature à moi est de faire de l’eau-forte avec une brosse et des couleurs et j’en fais. »

Et puis c’était le chapitre des recettes et des conseils. « Évitez les noirs, soyez blonds comme Mimi-Pinson… Évitez aussi les morsures énergiques qui, quand l’on commence, sont l’écueil. Il vaut mieux revernir. Recouvrir les parties que l’on ne veut pas faire remordre et faire revenir les fortes tailles. Enfin faire mordre dans une chambre chaude en choisissant, préférablement, le mordant Seymour-Haden à l’acide chlorhydrique et qui mord lentement et ne donne pas d’effervescence comme l’acide azotique. » Personne n’était versé comme lui au secret des acides. Il indiquait ses formules en chimiste, tantôt un bichromate de potasse étendu d’eau qui lui « donnait de bons résultats »,


L’ATTRAPADE.



tantôt un mordant à base de chlore, ainsi composé : « 10 parties d’acide chlorhydrique (renfermant 40 p. 100 d’acide sec) qu’on étend de 10 parties d’eau, avec l’adjonction d’une solution bouillante de 2 parties de chlorate de potasse dans 20 parties d’eau. » Surtout il notifiait cette formule plus simple : « chlorate de potasse 20 grammes, acide chlorhydrique 100 grammes, eau 880. »

Il leur reparlait souvent avec ironie d’un de ses amis de Paris, célèbre graveur à l’eau-forte et qui gravait tout à la pointe sèche d’abord, ébarbant, repinçant les valeurs au burin et qui, au bout de tout cela seulement, faisait mordre à l’eau-forte après avoir reverni sa planche au rouleau.

Comme il lui en voulait, à ce rouleau ! Comme il raillait les Anglais qui à leur tour, après les Français, s’étaient mêlés de faire remordre au rouleau ! Et sa diatribe, son enragement ne prenaient fin qu’après avoir, d’un de ses coups de gorge, proféré qu’un peintre-graveur ne doit avoir chez lui ni rouleau, ni burin, quitte à employer tous les mordants qu’il voudra. Peintre-graveur : il insistait sur le mot. Les autres, comme des Deibler, étaient les « messieurs de la lame triangulaire ».

Il ne tarissait pas sur ses secrets de métier. Il aimait leur reparler d’une certaine pointe d’ivoire — Rops invenit — et qui donnait des bruns absolus et de grands gris larges, d’un seul trait, alors qu’à la pointe fine il fallait mettre de petits traits en faisceaux, ce qui était un fichu travail, bon pour les Calamatta ! « Mais ! elle a un mais, cette garce de pointe d’ivoire ! C’est la morsure la plus difficile qui existe ; on rate une planche sur deux ; il faut la prestesse d’un télégraphiste pour réussir. »

Ensuite des maximes qui lui étaient familières : « Jamais de demi-mesures en rien… Il faut être intense avec joie… Les défauts en art, c’est la vie… L’œuvre vite composée a l’avantage d’exprimer mieux nos impressions : une exécution rapide convient aux œuvres de sensibilité… Faire vrai absolument est une niaiserie et une inutilité… Se laisser aller à sa nature et produire comme le prunier donne ses prunes, là est le vrai… »

Du reste, « au cher pays de Meuse », comme à Paris, comme partout il se cherche et se tourmente de ne pas se trouver. Quelle sincérité et quelle souffrance dans ce cri : « J’entrevois un bel art auquel je ne peux atteindre ! » Cependant rien ne le décourage : après une courte défaillance en 1877, il dit à son bon Théo : « Dans quelques mois peut-être je commencerai à gravir les premières assises de la montagne que je vois se dresser devant moi, pauvre moi ! Je rêve des machines singulières. Je veux faire sortir du cuivre des effets nouveaux. Ce sera d’un art un peu abstrus, mais quelques amis me comprendront et cela m’a toujours suffi jusqu’à présent. »

De quelles « machines singulières » s’agit-il ici ? Il est bien difficile de conjecturer. Essais, idées, projets, « ropsidas », souvent aussi vite délaissés qu’entrepris, sont le moût de ce cerveau toujours en travail. Peut-être y allusionnait-il ses vernis mous ou sa grande alchimie de plus tard, celle des procédés compliqués auxquels tant de mains concoururent.

C’est en 1881 que Hannon publie les Rimes de joie chez Gay et Doucé, J. K. Huysmans lui fait une préface et Rops lui grave quatre cuivres, dont un frontispice. Ah ! la jolie page de péché que celle où le grand pécheur d’intention qu’était alors l’écrivain d’À rebours, vante sa « curiosité des parfums agressifs, des luxes désordonnés, des dessous, des opulences maquillées ». Le frontispice souligne cet éloge capiteux d’un fouillis voluptueux de jupes parmi des culbutis d’amour et d’hilares petits satyres batifolant, mandolinant, cabriolant, se faufilant sous les volants, tandis que, dardée des noirs profonds d’un manteau pareil à un drap de catafalque, la muse du poète, friande fleur de perversité au nu phosphorescent et truffé, d’un geste minutieux semble tailler la plume qui écrivit le recueil. Un des poèmes s’appelle la Buveuse de phosphore ; il la décore de la merveilleuse grande fille classée dans son œuvre sous le titre : Aux Folies-Bergères, une Mélusine de trottoir, une Joconde de bar, pure essence diabolique au geste félin, aux lignes irritées et souples dans le mouvement tournant des épaules et du buste, avec l’ensorcelant sourire d’un visage fardé, prometteur des plus damnables délices.

À Paris, Rops dîne ou déjeune au café Larochefoucaud où il trouve Degas Duez, Dupray, Gervex, Jourdain, Cormon. Au Café Guerbois, boulevard de Clichy, il se rencontre avec Manet, Hepp, Barbou, Salmson. Quelquefois il passe la soirée chez Charles Hugo ou bien à l’ambassade belge, ou bien chez M. Camille Blanc. Munckaczy, Zichy, de Neuville lui arrivent en visite à l’atelier et lui « commandent de la peinture ». Il fait du pastel, de la gouache, de l’aquarelle, un peu de tout à la fois. « J’emploie ce qui me plaît. » Nais surtout il fait l’art qui, à son gré, est l’expression de la vie actuelle. Ce sont les années de la Tentation, de l’Attrapade, qu’il appelle l’Attrapage, de Pornocrates.

Sa fine silhouette nerveuse s’aperçoit dans tous les lieux de plaisir, de sport, de travail, de fièvre humaine : il est un des passants signalés des milieux intellectuels et des endroits de folie. Il a l’immense curiosité de son temps et de tous les goûts, de toutes les passions et de tout l’idéal de son temps. Comme un autre Thésée, il pénètre dans le labyrinthe et s’affronte au minotaure. Les journées sont des semaines : il trouve le moyen d’être de toutes les fêtes et de travailler dix heures par jour. Il fait des frontispices, des lettrines, des fleurons, des culs-de-lampe, des menus, des devises, des marques d’imprimerie ; il grave pour Uzanne, pour Gouzien, pour le Dr Filleau, pour M. Camille Blanc, pour Neyt, pour Nys, pour Mlle Doucé ; il vignettise pour Dentu, pour Gay et Doucé, pour Brancard, pour Kistemaeckers, pour Lemerre, Deman, Quantin. Les plaquettes qu’il décore et qu’il continuera de décorer (L’Histoire de la Sainte Chandelle d’Arras, le Catéchisme des gens mariés, le Christ au Vatican, la Pudeur de Sodome, la Messe de Gnide, pour n’en citer que quelques-unes), sont innombrables. On sait quels admirables frontispices il exécuta pour Villiers de l’Isle-Adam, Mallarmé, Peladan, Champsaur, Guiches, Darzens.

Pour se refaire des muscles, il canote à Asnières comme il se refait les yeux en allant regarder à la Grande-Jatte la chair nue des belles filles au bain. On peut dire qu’à cette époque il est inconnu et déjà illustre : tout le monde connaît son nom et sa fière tournure, mais son art n’est encore connu que d’une élite.

Le plus dévoué des amis, Armand Gouzien, avait été un des premiers l’annonciateur de son génie auprès de la critique et du public. Un jour, au temps de la première Vie moderne, qui se publiait alors chez Charpentier, il avait avisé Bergerat qu’il lui présenterait un Mormon.

— Comment ! un Mormon ? s’était écrié Bergerat. Est-ce que le Lac salé s’abonne ?

— Mieux encore ! Le Lac salé collabore !

« Et le lendemain, raconta Bergerat, j’eus la visite d’un personnage singulier et inoubliable, remuant, vibrant, bavard et soliloquiste, dont la chevelure brune et drue, la moustache effilée, les allures souples, l’allégresse rieuse et sarcastique, fixaient l’âge à la trentaine. Il s’était tout de suite et très simplement imposé par une autorité innée et naturelle qui est le signe de la maîtrise, et il me contait un voyage en Hongrie, d’où il arrivait, avec Gouzien lui-même pour compagnon. Descriptions pittoresques en un trait, anecdotes en un mot, aperçus paradoxaux, fouettés d’une ellipse, observations philosophées à la parisienne par un sous-entendu, couleur, esprit, ah ! quel causeur ! J’étais sous le charme. Au bout d’une heure, de deux peut-être, il partit comme il était entré, rapide, après un shake-hand d’hercule, à briser les doigts. Mon cabinet en résonnait encore !… »

Ils se revirent et Rops le pria de le mener chez Auguste Rodin, « alors parfaitement ignoré, et qui ne groupait autour de lui que quelques zélateurs fidèles ».

« Un matin donc, je m’en fus prendre Rops à son labyrinthe, et je l’emmenai, d’abord sans lui dire où nous allions, chez certain mastroquet des environs du Trocadéro où je savais que Rodin déjeunait tous les jours, en blouse comme un carrier, et même lui expliquai-je « comme un carrier qui n’a rien de… Belleuse. » Nous y retrouvâmes Octave Mirbeau, curieux, lui aussi, non seulement de Rodin, mais de Rops lui-même, puis les sculpteurs Dalou et Gaudez, et quelques instants après une barbe fluviale et mosaïque, épandue sur un bourgeron de travailleur et étoilée de deux yeux rêveurs de somnambule, s’encadra dans la porte du marchand de vins. C’était Rodin, toujours hors du temps et des choses, et qui, par chance, n’avait pas, ce jour-là, oublié l’heure du déjeuner. L’hymne du Beau qu’y chantèrent ces hommes d’élite, il faudrait un Platon pour l’écrire. Mais Félicien Rops y tint, comme on dit, le crachoir. Il flambait de verve, et il me fut donné d’ouïr, en présence de l’un de ses grands prêtres, la plus belle déclaration d’amour que jamais âme d’artiste ait faite à la nature. De pareilles journées sont à la fois trop longues et trop courtes, et nous n’aurions su comment terminer la nôtre si Auguste Rodin n’avait eu l’idée de nous emmener à son atelier. Nous l’y suivîmes, et, ayant renvoyé ses praticiens et ses modèles, il nous découvrit pour la première fois l’immense maquette de sa Porte de l’Enfer, qu’à cette époque il ne dévoilait guère. Je me rappelle que, à cette apparition, une émotion profonde empoigna les visiteurs et qu’un grand silence régna. Puis Rops se détourna et le front posé sur la muraille, lui, le railleur féroce et le critique sans pitié, il essuya deux larmes. Son idéal du Beau était là, sous ses yeux, réalisé sur terre. »

Caliban se doutait-il qu’il écrivait là une page pour l’histoire ? Cette mise en présence des deux grands érotiques du siècle est pathétique : la main qui, à l’égal du semeur de plus tard, avait lancé la graine de femme sur Paris, dut sentir trembler dans ses doigts celle qui semblait avoir extrait des farouches matrices volcaniques du monde primitif la terre de sang, de boue et de feu dont elle pétrissait les sexes. On ne sait pas, toutefois, ce que dit,


Femme couchée.



en la circonstance, le sublime Pan barbu, contemporain des origines, au grand faune des péchés et des tentations charnelles du siècle. Tous deux, sans nul doute, se reconnurent à des signes fraternels, venus des mêmes rivages d’humanité, l’un tel un archange foudroyé et roulé des cimes où trônent les vertus théologiques, l’autre tel un dieu fruste et candide ayant gardé aux poings le limon des genèses, les narines encore frémissantes du vent lascif d’éden.

Rodin et Rops sont les pôles du monde animal et du monde animique. Ils représentent deux rythmes contrastés et qui, néanmoins, se complètent. Ils se dénoncent les deux formes d’un évolu d’art, à la fois transitoire et éternel, dans une époque qui, plus qu’aucune autre vécut la conjecture de la vie des âges et se vécut elle-même dans un grand orage de fièvre et de passion. Rodin, en cette dualité, demeure l’élémentaire et le primordial, le créateur des argiles sacrées, au centre du tourbillon des morphoses. Rien, avant lui, qui soit plus près du divin, rien qui soit plus profondément marqué du coup de pouce originel. Son art est le jardin des fleurs matinales de la vie, au point initial où elles sont encore animales, où la chair est du frisson, du désir et de la caresse nus, avant la naissance des voiles.

C’est d’une parcelle de l’éternité jeune du monde que le maître des Baisers a fait le corps lascif et frais de ses femmes : même suppliciées en des attitudes de stupre et de douleur, elles sont encore des vierges et toute la chair vierge de la première humanité. Elles ont la chasteté et la témérité sexuelles : d’un érotisme ingénu et forcené, elles proposent la fonction vitale ; elles sont bien la force primordiale, aveugle et nue, telle que va la reprendre l’art d’un Rops pour lui faire accomplir sa finalité sociale. Entre ses mains la femme devient terrible : elle est la goule, l’empuse, la buveuse de phosphore, la désagrégatrice préposée aux sorcelleries de l’amour et de la mort. La voici armée de la cuirasse et du casque des amazones : elle est Penthésilée


À UN DÎNER D’ATHÉES.



ruée aux baisers et aux carnages ; bien plus, elle est la fille peinte, aux cheveux d’or, aux joues livides, à la bouche de vin et de sang ; elle est la Bête machinale, tentaculaire et homicide, Omphale, Dalila et Circé.

Rops reprend donc l’être sexuel là où le laissa Rodin : il le continue selon la conjecture péjorative de sa part des dominations sociales. L’œuvre d’art, au surplus, n’a rien à voir avec la notion courante de la décence et de la morale : elle est à elle-même sa philosophie et sa moralité. Comme le sexe, dans son principe éternel et divin, en dehors des théologies et des barbares casuistiques, est la fleur centrale, primordiale, essentielle et admirable de la vie, lotus révéré des cultes antiques, l’art demeure religieux et soumis à sa prédestination sacrée en gardant à l’attribut sexuel la place qu’il a par rapport à la vie et à la nature. Tout le reste est controverse vaine, indigne d’un état de haute civilisation : il suffit que l’artiste n’outrepasse pas sa conscience, seule juge au tribunal du grand art libre des maîtres.

Le pessimisme d’un Rops, son sens des perversions de l’amour, la cruauté de son génie, en extériorisant l’autre aspect de la muliébrité, sa face noire et maléfique, s’accordent avec ses puissances de vision et de sensibilité personnelles. Si l’ange s’écarte en pleurant des régions épouvantables où règne l’éternel ennemi, cela ne préjudicie en rien à sa haute probité d’artiste : on sent que son concept d’art est déterminé par sa psychopathie et il y demeure aussi grand, dans l’ordre providentiel des esprits, que s’il avait été poussé à représenter le ministère bienfaisant et auguste de la Femme. On se place ici, naturellement, au point de son art véritable, de celui auquel il se voua après des périodes orageuses ; l’autre ne fut qu’un passage. Mais là, pour le redire, il se trouva comme au centre de sa cérébralité même, dure, violente, inhumaine, s’accordant par moments à la mentalité d’un Loyola dans la subtilité perverse de ses casuistiques et tourmentant la chair, la fourgonnant avec tout l’arsenal des instruments de supplice d’un Grand Inquisiteur.

Ni Rops ni Rodin, pour être des amoraux, ne ressortissent à la juridiction qui décide des délits contre la morale. À une hauteur comme la leur, ils dominent le monde moral, ils portent en eux-mêmes le principe d’une intelligence supérieure des choses qui leur vient d’être situés dans les hauts courants de la vie des humanités. S’ils symbolisent l’érotisme sacré et éternel des races, c’est pour répondre aux clairvoyances intérieures qui le leur proposèrent comme la loi même du monde et le plus religieux de tous les rites.