Félicien Rops, l’homme et l’artiste/XV

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XV


Ce peintre qui faisait de la si belle peinture à l’eau-forte et qui, comme il le disait, aquafortait « avec une brosse et des couleurs », avait été et était encore, par intermittences, un vrai peintre à l’huile qui, presque à chaque coup, montrait la plus onctueuse et la plus flamande des mains de peintre.

Un art coloriste faisait alors le fond de l’école belge, étalé, truculent, reflétant les grosses sensualités d’une race amie des matérialités plantureuses et cossues. On se grisait de peinture, on aimait surtout les beaux morceaux de table et de cuisine, par goût des tons rutilants et des nourritures délectables. C’était le temps des puissantes natures mortes d’un Dubois, vivantes comme la plus chaude animalité. En correspondance d’instinct avec le tempérament des vieux maîtres de la gourmandise et de la volupté il peignait le gibier, les fruits, l’éclat scintillé d’un poisson avec le même plaisir dont il beurrait une chair moite de femme.

Il fut bien, celui-là, le type accompli du peintre sanguin et physique, faisant sa peinture en belle brute sensible, vivant plastiquement son organisme d’art comme pâture la vache, comme croît le pommier, comme s’exercent les fonctions de la vie générale.

Ce gros homme de grande vie rouge, à la tête briquée et barbue, l’œil chaud, et qui s’était planté d’une si forte carrure dans l’art revenu à ses origines, avait impressionné Rops. Ce fut lui qui lui communiqua, à ses débuts, dans la peinture, le goût du ton fort et modulé, le sens du beau métier à pâtes denses et élastiques, l’accent estompé des dessous qui furent aussi la dominante des Artan, des De Groux, des Smits, des De Winne, des Meunier, des Speekaert et des deux Stevens sous l’influence de Couture et Courbet.

Rops, assimilateur rapide, s’appropria si bien les procédés que vraisemblablement il eût été dans la peinture à la hauteur de son autre maîtrise s’il avait persévéré. Il eut la pâte, la touche, la main ; il entrevit le réel à travers le petit coup d’ivresse qui les grisait tous. Il fut un peintre flamand qui évoquait à la fois Couture et Dubois et dans ses bons morceaux les égala. On n’a pas mieux peint que la Toilette, si on peignit aussi bien. C’est, comme chez Dubois, de la belle chair solide et de l’humanité élémentaire, pétrie avec du chyle, du sang, de l’animalité vive. On put manger et boire la vie chez tous les deux comme à la table même de la nature. La supériorité de Rops fut de savoir construire : il eut en plus que Dubois et que De Groux et que la plupart des peintres du temps, l’art de caler, d’établir les volumes et la statique des corps, de faire de la couleur en action. Il était déjà, en peinture, un grand dessinateur personnel qui, celui-là, ne venait après personne quand encore sa peinture en rappelait d’autres qui étaient arrivés avant lui. Il dessine comme un peintre : il peint avec des accents gras de fusain, d’estompe, de crayon Conté qui affleurent sous la couleur ; il a le double métier. Quelle différence avec le bon De Groux qui, si admirable peintre expressif qu’il fût, demandait à Constantin Meunier de lui faire ses mains qu’il ne pouvait faire lui-même et que ce pince-sans-rire de Dubois, toujours chaviré dans ses figures et qui, ayant vendu une toile, bon morceau de peinture, acquittait


Petite sorcière.



le marché en consignant sur la quittance qu’il donnait le dessin par-dessus le marché !

Personne, au surplus, ne s’impressionnait plus vite : tout en ayant la vision intérieure, il avait la curiosité de l’alentour. Comme on l’avait vu regarder par-dessus l’épaule de Daumier et de Gavarni, il regarda de l’autre côté de la haie ces maniements d’un art qui se pétrissait comme de la pâte fraîche et, au fond des tonalités recuites, se rissolait de chaleurs de lumière et de sang. À l’exemple des meilleurs, il martela, chaudronna, estampa, fit de la coulée, charbonnée comme d’un rien de leur braise pilée. Ce fut l’origine, dans sa peinture aussi bien que dans ses lithographies, de son art de figures cloisonnées et de charnures pochonnées à dessous d’estompe.

Il peignit un peu de temps avec l’entraînement qu’il apportait à toutes les choses nouvelles. Comme il avait la passion de se découvrir, il crut s’être trouvé dans la sensualité de la belle matière grassement maniée. La toile sous sa main palpita comme de la vie : il lui transmit le magnétisme amoureux de la caresse et de la possession. Cependant La Toilette, La Femme au Canapé, La Vieille Anversoise, ne sont pas plus « peintre » que Les Framboisy, La Vieille Garde, Les Trappistes, Les diables froids, Au Guernadier, et tant d’autres belles lithos qu’il fit vers la même époque. Il fut visible qu’il apportait à son œuvre sur pierre tout ce qui eût fait le mérite de son œuvre de peintre, s’il avait persisté. La couleur dans ses eaux-fortes plus tard résultera de l’opposition des valeurs avec la même puissance que si d’un coup de pouce il les avait fait jaillir d’un tube.

Rops, au surplus, même dans la gravure et le dessin, eut toujours une facilité difficile. À plus forte raison la peinture fuit pour lui une école laborieuse et qui assez rapidement le découragea : ce qu’il dut aimer d’abord en elle fut sans doute ce qui l’avait entraîné à faire de la lithographie et plus tard le détermina à abandonner à la fois la lithographie et la peinture.


La mère aux Satyrions.



Il les aima l’une et l’autre pour le métier, la sensualité tactile et la gourmandise des tons pareils à des pulpes de fruits et de la chair de fleur. Il les aima en flamand épris de coulis friands, de sauces mordorées, de rissolis de venaison au four. On a pu dire plaisamment que le jour où les peintres de Belgique ne peindront plus la sensation heureuse des nourritures et de la digestion, c’en sera fait de leur art, dans le savoureux courant ethnique qui les emporta vers la belle matière.

Seulement, lui qui avait cru se découvrir dans le métier de peintre, s’aperçut tôt que la riche matérialité qui était à la base de cet art et qui l’avait conquis dans un coup de passion où il avait cru pouvoir se réaliser plénièrement, répondait mal aux exigences de sa cérébralité passionnée, nerveuse et morbide. C’était une de ses particularités de ne point se chercher longtemps sur la foi d’un faux départ : ses tâtonnements étaient brefs et, esquivant les tournants prolongés, il en revenait vite à sa vraie nature.

Il jugea, cette fois, que l’amusement de la manualité ne valait pas ce qu’il lui faudrait abandonner de son naissant concept d’humanité pour la pratiquer durablement. Il apparut alors que la peinture avait été plutôt comme un gros coup de vin qui n’avait pas étanché sa soif de l’autre chose qui s’était éveillée en lui.

Cependant il ne la quitte pas tout de suite : il essaie de lui imposer une intellectualité supplémentaire et il peint ses Trois Contemporains (à Eugène Demolder), et cette superbe Mort au bal masqué, que nulle conception d’Holbein et des autres peintres de la mort n’égala. Toute fardée de pourriture en ses falbalas funèbres, drapée et maniérisant ses grâces de squelette valseur aux plis d’un manteau d’hermine étoilé de larmes noires et barré d’or en croix, vaste, au surplus, comme un manteau de cour, la robe troussée cavalièrement par-dessus un bord de jupe blanche où le tibia s’apprête à battre


LA MORT AU BAL MASQUÉ.



un entrechat, cette Mort-là demeure une des rares œuvres de la période où il est tenté par de la peinture qui ne soit pas uniquement du ragoût de peintre. En son haut format, avec sa cambrure virevoltant sous les yeux d’un inconnu, spectral lui aussi, dans le recul du fond, le macabrisme s’y atteste libertin et mystique, projeté d’une sorte de huée burlesque par-dessus des pénombres de catafalque, d’alcôve et de crépuscule. Œuvre phosphorescente et sadique fleurant la morgue et les voluptés coupables. On sent que cette fois, c’est moins de la peinture faite par goût de la belle peinture que de la composition où elle ne vient que par surcroît. Plus tard il ne demandera plus à la couleur que d’aimables et légers rehauts où ses dessins prendront une blondeur fleurie de miniature.

Si peu de temps qu’il s’y soit appliqué, il fut un très bel ouvrier dont le passage dans la peinture du temps ne s’est pas effacé. Un peintre qui a fait le Zouave au guet et la Toilette peut être tranquille : il se suffit dans l’art. Ce sont là de parfaits morceaux de facture et de ton, et qui, au surplus, ne furent pas les seuls parmi tant d’autres qu’il détruisit. Mais peut-être la main ici, dans la petite fanfare rouge du militaire et la moelleuse symphonie des gris, des blancs roses et des bruns chamois de la dame, eut un bonheur spécial. Celle-ci, d’ailleurs, n’a rien encore des rosières du diable qu’il fera plus tard : à la voir se dessiner sur le fond grisaille, avec son large dos hors de la chemise et sa coiffure sans artifice qui vaguement se reflète au miroitement de la glace, on a l’impression d’une honnête femme qui ne déparerait pas les bienséances de l’art d’un Stevens.

Ce fut même un genre de beauté qui le séduisit un peu de temps comme il avait séduit Couture et qui se retrouve chez le Willems du temps où celui-ci n’avait pas cessé d’être un bon peintre. Tout le morceau, avec le dos bis et papilleux, d’un rose gras, avec, sous les retroussis de la robe noire, le rouge de la jupe et l’étonnant blanc des dessous, se pourrait comparer à n’importe lequel des chefs-d’œuvre d’un musée de l’époque.

L’éditeur Deman, de Bruxelles, était alors déjà un des admirateurs et des acheteurs du maître, quand encore si peu ce bel artiste comptait dans la circulation des grandes valeurs d’art. Un goût subtil et hardi toujours l’avait rangé du côté des inventeurs qu’il paraissait périlleux de propager. Il acquit la Toilette et la Mort au bal.

Rops, chez M. Deman, du reste, emplit la maison et la documente. Il y est multiple et éclatant, à tous les âges de sa vie. Lithographies et eaux-fortes y figurent en tirages de choix et en épreuves rares, à côté des plus beaux dessins et des aquarelles les plus séduisantes. M. Deman a pu réunir non seulement son Œuvre des petites œuvres et qui est chez lui le musée secret des portefeuilles ; il a réuni aussi mille choses qui le concernent et qui feraient le fond d’un musée Rops.

Rops vit là, au fond des casiers et des tiroirs, d’une vie parlante : il parle, en effet, il se meut, il agit ; on le suit de près, de loin, avec l’air de tête et l’attitude dont il disait ses projets. Il y a son dossier et ses dossiers ; le tout forme une sorte de comptabilité de sa vie étiquetée par lui-même sous la rubrique : « Notes pour nuire à l’histoire de mon temps ». On l’y peut suivre à la piste dans sa légende et sa réalité, décevant, fugace et réticent, par-dessus son fond de riche et chaude humanité. Toute une correspondance, par liasses, s’agglomère, classée, et que l’avenir feuillettera, lettres d’art, de galanterie, d’affaires, miettes tombées de la large table d’un cœur et d’un esprit qui ne chômèrent jamais. Des quatre vents de la vie qui auraient pu les disperser, elles sont toutes revenues se mettre entre les mains fidèles qui jalousement se sont refermées comme sur un dépôt testamentaire.

Aux murs, par les pièces de l’appartement, les deux versions de la Femme au pantin dont une, à l’aquarelle, le dessin de la Pallas tiarée avec le bouclier aux Gorgones d’un goût italien du XVe, le dessin de la Mère aux satyrions, d’accent gras, avec sa vie peuplée et joyeuse ; le dessin encore de Curiosité de Moine, le gros plaisir luxurieux du porte-froc devant une petite Vénus sur une selle de sculpteur, avec, par la fente d’un rideau, la tête apparue d’une femme qui se moque. Ailleurs, la Tête de femme bistrée, sous le toisonnement roux des cheveux, et dont la gorge nue met comme une grasse fleur de lait sur le fond ardoisé. Puis cette jolie page pimpante, le Coup de la Jarretière au roux clair des cheveux couleur bière de mars, aux seins d’une nudité d’ambre rosé dans le corset cerise, au petit nu fripon de la cuisse par-dessus le bas jarreté de noir et strié de raies mauves, tout le maquillage d’une aquarelle rehaussée de pastel et balafrée de crayon où les longs gants lilacés, les jupes d’un blanc gras, l’émail d’un visage lustré concertent une grâce de miniature sur les dessous de sanguine des fonds. Miniature aussi, semble-t-il, image fleurie détachée d’un missel, la délicieuse Incantation où, sous la clarté blonde des vitraux, parmi le décor miraillé d’un capharnaüm d’alchimiste, apparaît à Faust la splendeur de l’Ève nue.