Félix Thiollier, sa vie, ses œuvres/I/Chapitre I

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CHAPITRE PREMIER

I

De vagues traditions rattachent les origines de la famille Thiollier au village de Saint-Romain-en-Gier (Rhône).

Un de ses membres se fixa à Saint-Étienne, probablement à la fin du xviie siècle. Les registres paroissiaux de l’église Notre-Dame font en effet mention, au commencement du xviiie siècle, de parents de ce nouveau venu. Le 26 mai 1729, c’est le baptême de Marie-Antoinette Thiollier ; le 11 janvier 1733, c’est le mariage d’un ciseleur en relief, Jean Dumarest et d’Anne Chapoton, veuve de François Thiollier ; le 19 mars 1742, c’est le baptême d’Étiennette, fille d’Antoine Thiollier.

En 1790, le recensement de Saint-Étienne nous apprend qu’un des cafés principaux de la ville était exploité par Maurice Thiollier, sur la Grande Place (place du Peuple), entre la rue Froide et la rue Neuve, dans un immeuble appartenant à Madame veuve Neyron, à côté d’un autre café, propriété de Martin Clémençon, le syndic de la corporation des aubergistes et cabaretiers.

Le café Thiollier était fréquenté par les bourgeois du quartier.

Beaucoup plus vaste que la place du Peuple actuelle, parce que n’existaient ni la rue Gambetta, ni la rue Général-Foy ; et, que vers le débouché de ces deux rues, se trouvait un rideau de maisons, la Grande Place était alors le centre de la vie publique et le rendez-vous des oisifs, à la recherche de distractions ou de nouvelles.

À l’ouest, près du couvent des Ursulines, au voisinage de la tour des anciens remparts du xve siècle, le bief du Furan coulait à air libre et servait à la fois de lavoir aux ménagères et de poissonnerie aux marchands qui y installaient des coffres munis de couvercles dans lesquels ils conservaient leurs provisions.

On gagnait sur deux ponts la rue Sainte-Ursule et la rue Mercière.

En face de ce bief avait été érigée une croix monumentale et avait été construite en 1754 une fontaine décorative, l’unique fontaine publique d’une ville de 16.000 habitants.

Dans un recoin, près de la rue Mercière, se balançait à tous les vents l’enseigne du principal hôtel de Saint-Étienne, l’hôtel du Grand Versailles[1], qui recevait les voyageurs de marque. C’est devant cet hôtel que s’arrêtaient toutes les diligences ; c’est de la que partaient tous les courriers. On imagine aisément l’animation de ces départs et de ces arrivées, les cris, les jurons des postillons et des palefreniers ; les scènes de tristesse ou de joie quand aux portières apparaissait un visage aimé ou quand se mettait en marche, avec un grand bruit de ferraille, la voiture qui emportait à Paris ou à Beaucaire un chef de famille.

Jusqu’à la rue du Grand-Moulin, le Furan était couvert. Le parapet de la voûte s’arrêtait en ce point.

Sur cette partie de la place, bordée des deux côtés par des maisons dont quelques-unes ont gardé des traces de style, se tenaient les marchés aux légumes et le marché du vin où les muletiers des bords du Rhône offraient leurs vins dans des outres en peau de bouc.

Les bureaux de l’Élection et des Douanes étaient à quelques pas l’un de l’autre. De rares lanternes fumeuses suspendues à des câbles éclairaient la place, de distance en distance. Le soir les passants se munissaient de « falots » ou acceptaient, moyennant quelque menue monnaie, les services de miséreux qui leur offraient de les précéder, une lanterne à la main.

C’était là au surplus qu’habitait la bourgeoisie de Saint-Étienne : des marchands de rubans, Descours, Croizier, la veuve Molle, Cuisset, la veuve François Neyron ; des fonctionnaires, des hommes de lois, Legouvé, directeur des Aides ; Rambert Gonyn, directeur lieutenant de l’Élection ; Ronzil, conseiller à l’Élection ; Jovin-Molle qui fut député à la Législative ; le commandant de Fyard et le chevalier de Rostaing, de la Manufacture Royale d’armes ; les notaires Vinoy et Lardon[2].

Le succès du commerce de Maurice Thiollier apparaît normal et on comprend que ce dernier ait pu acquérir une petite fortune.

Il était originaire d’une paroisse du Lyonnais, Saint-Jean de-Toulas, où il naquit en 1743. Saint-Jean confine à Saint Romain-en-Gier, à onze kilomètres de Givors. Le graveur J.-J. de Boissieu y possédait une maison de campagne et les paysages locaux se retrouvent dans plusieurs de ses œuvres.

De bonne heure Maurice Thiollier émigra à Saint-Étienne. Un acte du 21 mai 1769 indique qu’il avait loué d’un sieur J. Dupuy une maison avec cave sise rue Grenette « en face du poids de ville », au prix annuel de 220 livres.

Il avait épousé Melle Marie-Anne Fontvieille, de Valfleury, dont il eut huit enfants, trois fils et cinq filles[3]. Plusieurs moururent en bas âge. Le 12 juillet 1808 les registres de l’état civil enregistrèrent son décès.

Son fils aîné François, né le 30 mai 1770, séduit vraisemblablement par les conseils des officiers d’artillerie de la Manufacture Royale d’armes, clients et amis de son père, avait embrassé la carrière militaire et était entré à l’École de Brienne, célèbre par le séjour qu’y fit, comme élève, Napoléon Bonaparte, de 1780 à 1784.

II

Le collège militaire de Brienne-le-Château, situé près de Bar-sur-Aube, avait été fondé avec neuf autres institutions similaires par le comte de Saint-Germain, ministre de la guerre, en vertu d’une ordonnance royale du 28 mars 1770. Sa direction était confiée aux religieux Minimes. Le prix de la pension était élevé : 480 livres par an, ce qui obligeait le père de François Thiollier à un sacrifice important. L’uniforme était bleu, avec parements, veste et culotte rouges.

Nommé officier d’artillerie, François Thiollier, pendant qu’il tenait garnison à Besançon, épousa Melle Marie-Anne Antoinette Baron, fille de Claude-Ignace Baron et de Marie-Claire Paliard, d’une excellente famille de la Franche-Comté.

Que devint ce jeune ménage jusqu’au jour où, en l’an X, nous le retrouvons en Italie ?

Il est impossible de préciser.

Nous savons seulement, par des fragments de correspondance, que Madame Thiollier fut reçue à Saint-Étienne par les parents de son mari ; qu’elle gagna l’affection de sa belle-sœur Catherine et que ses enfants étaient toujours accueillis avec joie par leur tante et par leur grand’mère. Il semble même que l’un d’eux, Claude-Auguste, demeura longtemps près d’elles

Des quelques lettres de François Thiollier qui ont été conservées se dégage nettement son caractère.

C’était un officier très attaché à ses fonctions ; homme de devoir, en un temps où le service était d’une dureté exceptionnelle. Pendant vingt ans il ne prit pas de congé.

Affecté à l’armée d’Italie, il habite Plaisance en l’an X avec sa femme et ses enfants. Il est capitaine, second maître trésorier du 2e régiment d’artillerie à pied.

En 1808, il est à Vérone. Deux ans après, il commande à Laybach la 7° compagnie du 2e régiment d’artillerie de l’armée d’Illyrie. Il avait été nommé chevalier de la Légion d’honneur.

À Plaisance, la vie n’est pas gaie, à en croire une lettre écrite à sa sœur Catherine, le 17 frimaire an X :

« Hélas ! oui, ma petite sœur, je m’ennuie assez passablement et voilà à peu près la manière dont j’emploie mon temps depuis les courts jours.

« La matinée jusqu’à trois heures est donnée à occupations ; je pars de là pour le diner qui est toujours fort gai et passablement bon. La table est composée d’officiers instruits, très aimables, et avec qui je me plais infiniment ; le diner nous mène ordinairement à quatre heures et demie, alors je rentre pour faire ma correspondance de service, ou bien je m’amuse à lire ou à bavarder avec ma très délicieuse comtesse et son très sot mari ; à sept heures je me rends chez le Commissaire des guerres qui est un charmant garçon, qui a une petite femme encore plus charmante et qui pour ton frère aîné a beaucoup d’amitié, et rien de plus, foi d’honnête homme ! Là, il y a une petite assemblée de gens bien gentils, on y fait une petite partie, ou quelques jeux ; on se fait presque toujours un peu rire, parce que nos réunions n’ont pour motif ni l’intérêt, ni l’amour et que nous nous convenons tous ; à onze heures on se retire. Je viens écrire à mes amis lorsque je n’ai pas sommeil, ou je lis dans mon lit, jusqu’à ce qu’il plaise à ce Monsieur de venir clore mes paupières, je m’endors alors et je dors toute la nuit lorsque je ne suis fâché ni contre ma pécore de femme, ou autre paresseuse comme elle ; dans le premier cas, je fais des songes quelquefois charmants ; dans le second, je tempête, je jure, froisse mon lit, je dérange ma couverture et mes draps et le lendemain j’ai les yeux battus et des lassitudes dans tous les membres.

« J’espère avoir répondu d’une manière satisfaisante à tes questions ; je relis ta lettre en deux volumes et vois folio 3 que tu exiges du respect pour tes intentions tanternelles et pour ton petit individu, je suis maintenant fâché d’avoir commencé ma lettre sur un ton qui va m’attirer toute ta colère.

« Je la referais bien, mais comme les Alpes se trouvent entre toi et moi, je n’en ai rien à craindre pour le moment et d’ici à ce que j’aie le plaisir de te voir, tu seras assez apaisée pour ne pas m’arracher les yeux ; au reste, j’en serai quitte pour t’appeler ma bonne petite sœur, je t’embrasserai et tu me pardonneras.

« Mes enfants et ma femme te plaisent donc ? L’assurance que tu m’en donnes me fait infiniment plaisir, je vois avec bien de la satisfaction que ta sœur ait pu t’inspirer de l’amitié, conserve-la lui, ma bonne amie, c’est une bonne fille qui le mérite, d’ailleurs ce sentiment est le seul qui, dans la vie, soit sans amertume. Combien les familles seraient heureuses si des motifs d’intérêts ou de jalousie ne l’altéraient jamais entre les membres qui la composent ! combien je désire que cette union qui règne entre nous ne cesse jamais ! Pour mon compte, je sens bien que si je perdais l’affection de la famille et de quelques amis, mon existence me deviendrait bien insipide.

« Tu auras sans doute été à Lyon voir le Premier Consul et l’assemblée italienne qui se sont rendus dans cette ville ; je présume que tu auras assez de complaisance pour me dire ce que tu auras vu de digne de remarque.

« Je te prie de dire à Mavielle de ne pas perdre de vue l’objet de ma lettre à mon oncle Riolz.

« Je te fonde ma procuratrice pour donner ton joli petit visage à baiser pour moi à toute la famille, en attendant que je puisse le faire moi-même ; et t’assurer de vive voix combien, de mon aimable sœur, je suis l’affectionné frère. »

P.-S. « Je viens de relire ma lettre, je la trouve d’une bêtise et d’une impertinence amères, mais comme je ne me gêne pas avec mes amis, je ferai avec toi comme avec les autres, c’est-à-dire que je ne prendrai pas la peine de la refaire. »

Dans une seconde lettre à sa sœur, le 16 thermidor de l’an X, nous trouvons une note plus mélancolique :

« Sais-tu bien, ma chère petite sœur, que je suis tout à fait de mauvaise humeur contre toi et contre toute la famille. Mon père a laissé sans réponse trois lettres que je lui ai écrites depuis l’arrivée de ma petite famille.

« Je suis tenté, malgré ce que m’en dit ma femme, de penser que tu ne songes guère à ton frère le militaire, puisque tu as si peu à lui dire. Est-ce que tu ne te rappelles plus de moi ? Tu m’avais cependant promis de me sacrifier quelques moments de temps à autre. Ce défaut de remplir ta promesse m’a fait d’autant plus de peine que je suis privé des nouvelles de ma famille et me fait présumer que tu ne partages pas l’amitié que j’ai pour toi ; si je t’ai mal jugée, il ne tient qu’à toi de me faire revenir en m’écrivant de suite une bien longue lettre dans laquelle tu me parleras de tout le monde, de la famille en particulier.

« Nous sommes toujours, malgré le nom de la ville (Plaisance), de la manière la plus ennuyeuse ; heureusement que nous sommes tous très occupés, les officiers de leur instruction et moi de ma besogne, sans cela je crois que nous péririons d’ennui et de chaleur. Nos habitudes sont si différentes de celles des habitants de notre ville que nous faisons absolument bande à part ; nous serons plus gais cet hiver parce que tout le matériel de l’artillerie de l’armée d’Italie se rassemble ici. Tout cela amènera du monde et des dames françaises ; nous pourrons nous passer de nos très insipides hôtes ; c’est cependant bien dommage que le pays le plus beau de la terre soit habité par les êtres qui y sont.

« Maurice me fait remarquer parmi les nombreux tableaux qui sont dans mon logement une Samaritaine qui est dans mon antichambre et à laquelle je n’aurais pas fait attention. Il est venu me dire : Papa, viens voir le portrait de la tante Miette ! Effectivement c’est ta figure, de la ressemblance la plus parfaite et par dessus le marché elle est blonde. La seule différence entre elle et toi, c’est qu’elle a la poitrine plus élevée que tu ne parais l’avoir. Si ce tableau n’était pas fait depuis peut-être cinquante ans, j’aurais pu penser que le peintre, en passant à Saint-Étienne, aurait pu te voir et qu’enflammé par tes appas il se serait empressé de les jeter sur la toile, pour en repaître ses yeux ; quoi qu’il en soit ce tableau me fait le plus grand plaisir, car il ne se passe pas de jour que je ne le voye au moins vingt fois et que je ne le fasse admirer aux amateurs.

« Tu trouveras ma lettre passablement nigaude, mais je t’écris après diner, il fait une chaleur étouffante et dans ces moments on a la tête et les idées d’une pesanteur insupportable.

« Je te charge d’un millier de baisers pour la famille ; tu en donneras la plus grande part au papa et à la maman ; pour messieurs mes frères qui sont des paresseux tu ne leur en passeras qu’un petit à chacun.

« Ma femme et mes enfants vous embrassent de toutes leurs forces, la première me charge de l’excuser auprès de toi si elle ne t’a pas donné signe de vie, mais quoique ton exemple semble l’autoriser dans sa paresse, elle se propose de mettre sa correspondance à jour d’ici quelque temps ».

Thiollier n’est pas cependant insensible aux plaisirs mondains. Aux questions de sa sœur : « Y-a-t-il des bals ? », il répond : « Hélas ! non. »

Il aime beaucoup sa famille, sa femme (une bonne fille) marmots », spécialement Emile, qu’il envoya en 1808 à Paris pour achever son instruction, et dont il s’occupa avec une grande sollicitude.

À son père, il témoigne une respectueuse déférence ; à sa mère, une tendresse émue. Il s inquiète de ses moindres actes. Une excursion qu’elle a faite à Valfleury en l’an XI le met en joie.

Son budget est mince et paraît réduit à sa solde de capitaine (2.500 francs par an) et aux revenus de sa femme ; ce qui ne l’empêche pas, grâce à des prodiges d’économies, de tenir son rang d’une façon honorable.

À la mort de son père, en 1808, à Saint-Etienne, de Vérone il charge un M. Lallier[4] et son oncle Riolz de régler ses affaires ; il recommande à sa sœur de conserver l’union familiale et de continuer à vivre en commun avec ses frères. Il ajoute qu’il abandonne à sa mère sa part d’héritage.

« Verone, le 27 septembre 1808. »
« Ma chère sœur, »

« J’ai reçu ta lettre du mois d’août. J’attendais pour y répondre qu’on ait statué sur la demande que j’avais faite d’un congé. Le Prince à qui je m’étais adressé me fait répondre qu’il ne pouvait m’en accorder un que sur le territoire de son armée, c’est-à-dire le royaume d’Italie, et que pour en sortir il était nécessaire d’avoir un permis du ministre de la Guerre français. Je lui ai de suite envoyé un mémoire dans lequel je spécifiais positivement que depuis plus de vingt ans que je servais, je n’ai jamais joui du plus petit congé. Il a répondu au Général en chef de l’artillerie de cette armée qui lui avait envoyé ma demande, qu’il la trouvait fondée, mais qu’il ne pouvait me l’accorder, attendu qu’un arrêté de l’Empereur, en date du 21 août, porte qu’il ne sera point accordé de congé pour allaires aux militaires servant aux armées avant le mois de décembre prochain.

« En conséquence, je me suis déterminé à dresser une procuration que j’adresse à M. Lallier. Je lui donne plein et entier pouvoir de terminer mes affaires à l’amiable, sans que dans aucun cas on n’aye recours aux tribunaux. Je ne sais si cette procuration pourra remplir mes intentions, la note que tu m’as envoyée n’a pas pu me guider dans sa rédaction. Il m’aurait fallu un modèle que j’avais demandé à mon oncle par ma lettre du 15 août. Ce modèle ne m’arrivant pas et craignant qu’un plus long retard ne fut préjudiciable à nos intérêts communs, je me suis décidé à en dresser une moi-même. Si elle ne suffisait pas, je la referais sur le modèle qui me serait envoyé.

« Ce n’est pas au moment de la perte que nous venons de faire, ma chère saur, que j’élèverai des discussions qui tendraient à nous diviser ; je n’irai pas donner le spectacle scandaleux d’un fils disputant à ses frères les dépouilles de son père. C’est au contraire le moment d’oublier toutes les petites disputes de notre enfance et de vivre en une union tellement étroite que l’estime publique ne dégénère pas en nous.

« Je vous juge tous d’après moi ; et c’est parce que j’ai la plus entière confiance vous que j’ai choisi pour me représenter l’ancien ami de notre père, celui que nous estimons tous depuis notre plus tendre jeunesse. Je lui ai donné pouvoir en absolu de tout terminer à l’amiable ; dans aucun cas je ne veux pas que mon nom paraisse devant les tribunaux, je désire en cas de discussion que, comme nous, vous preniez pour arbitre mon oncle Riolz et que vous vous en rapportiez à sa décision.

« Comme l’aîné de la famille, je vous engage, mes bons amis, à ne pas vous séparer. On peut avoir des caractères différents, mais quand on est d’honnêtes gens, qu’on s’estime réciproquement, on peut très bien vivre en bonne intelligence en ayant entre soi un peu d’indulgence les uns pour les autres.

« Si par la suite il convenait à vos intérêts de vous séparer, il faut y réfléchir bien sérieusement avant d’en venir là. Quand on a une existence supportable, il est toujours imprudent, surtout dans ces circonstances, de courir après un bien imaginaire. Je crois donc devoir vous conseiller de continuer la maison entre vous. En y mettant de l’intelligence, de l’union et de la bonne foi, elle ne peut que prospérer, tandis que si vous vous sépariez, et que vous prissiez le parti de vous établir particulièrement, les dépenses tripleraient et peut-être les bénéfices ne pourraient pas les couvrir.

« Je n’ai sûrement pas le droit de rien vous prescrire, aussi mon intention n’est de vous dire que ce que me dicte la plus pure amitié. J’espère donc que vous prendrez tous en bonne part les avis que j’ai cru devoir vous donner. Ils m’ont été dictés par votre intérêt et par celui de notre mère, qui doit passer tranquillement ses jours au sein de la famille, et comme il ne serait pas juste que vous seuls eussiez le plaisir de lui être utiles, je lui abandonne le revenu de la part qui m’échoira. Je regrette que ma position ne me permette pas de pouvoir seul lui procurer une existence aussi agréable que je pourrais le désirer.

« Je te le répète, ma bonne petite sœur, et convaincs bien mes frères, mon intention absolue est que tout se termine à l’amiable, comme cela doit être entre honnêtes gens et bons parents. Si contre mon attente il s’élevait des discussions sur lesquelles vous ne puissiez pas vous accorder, je ne veux absolument pas que mon nom paraisse en justice. J’aime mieux que les intérêts de mes enfants soient lésés que de prendre un parti déshonorant pour les enfants d’un honnête homme qui n’a jamais eu rien à démêler avec elle. Je suis bien convaincu que cela n’arrivera pas, mais si par hasard et par impossible ce cas se présentait je suis bien aise que vous connaissiez mon intention formelle.

« M. Lallier aura la bonté de vous communiquer ma lettre et ma procuration, je désire que tous vous y trouviez les intentions d’un homme délicat, d’un bon frère et d’un bon ami.

« Je renouvellerai ma demande au mois de novembre et au lieu de demander un congé de deux mois, j’en demanderai un de trois. De cette manière, j’aurai le moyen d’aller plus économiquement et de rester quelques jours de plus avec vous. J’ai besoin de vous revoir tous, il y a si longtemps que je ne vous ai aperçus que lorsque j’ai reçu la réponse du Ministre elle m’a fait une peine que je ne peux t’exprimer. Je me faisais une si douce idée de vous embrasser tous, mais j’espère que ce plaisir n’est que différé.

« Embrasse bien ma mère pour moi, ainsi que mes frères, ne m’oublie pas auprès de mes oncles et de leurs familles et croyez-moi tous votre bien affectionné ami. »

Le 15 août 1809, le capitaine Thiollier régularisa le mandat qu’il avait envoyé par lettre à sa sœur Catherine. Suivant acte dressé à Vérone devant les membres du Conseil d’administration du 2e régiment d’artillerie, il donna procuration pour le règlement de la succession de son père à Jean-Marie Lallier.

Les officiers et les soldats du premier Empire n’étaient pas religieux ; l’esprit du xviiie siècle et les doctrines de la Révolution avaient éteint chez la plupart la flamme de la foi. Le capitaine Thiollier, au contraire, avait conservé des sentiments chrétiens dus aux enseignements de sa mère ; mais il avoue ingénûment n’assister aux cérémonies du culte que d’une façon irrégulière :

« Je vais rarement au café, écrivait-il à sa sœur le 17 frimaire an X, peu à l’église, parce que je ne connais ne connais pas le latin italianisé ; et à quelques péchés véniels près, comme jurons, ceux de colère, petits mensonges innocents et quelques autres brimborions pareils, je crois de bonne foi que si je viens à mourir j’aurai des droits à la canonisation. »

François Thiollier tenait du reste à la bonne éducation. La grossièreté de langage et le négligé des manières de ses camarades lui étaient odieux. Aussi, dans une lettre du 14 avril 1810, adressée à un de ses cousins, correspondant à Paris de son fils Émile, trouvons-nous des recommandations sévères faites à ce dernier, au sujet de la modestie et de la politesse :

« Laybach, le 13 février 1810. »

  « Monsieur et cher cousin, »

« J’ai l’honneur de vous adresser ci-joint une traite de cinq cents francs sur la Trésorerie, acompte de l’entretien d’Émile. En m’accusant réception, vous m’obligeriez de m’envoyer un compte résumé des recettes et dépenses afin que je puisse savoir où j’en suis avec vous.

« On m’écrit de chez moi qu’on est parfaitement content d’Émile. La petite gratification qu’on vient de lui accorder me prouve que par complaisance on me flatte un peu sur son compte ; il y a cependant du vrai dans le bien qu’on me dit de lui. J’attribue sa bonne conduite aux bontés que vous et ma chère cousine avez pour lui. C’est une obligation que j’aime à vous devoir ; si la reconnaissance la plus parfaite peut compenser dans votre cour les soins que vous lui donnez, jouissez-en et croyez que je sens toutes les obligations que je vous ai.

« J’aurais beau le dissimuler, Émile est mon enfant de prédilection. J’ai remarqué en lui une intelligence qui peut le mener à tout.

« Je n’avais reconnu en lui d’autres défauts qu’une ténacité dans le caractère et une bonne opinion de lui-même qui auraient pu lui faire un tort infini dans le monde dans lequel on ne réussit que par l’aménité et le liant du caractère. Il m’a écrit qu’il se corrigerait de ces défauts. J’aime à le croire et à penser que c’est aussi à vous et beaucoup à ma chère cousine, pour qui il parait avoir une confiance et une affection particulières, que je le dois.

« Je suis dans des transes cruelles sur le moment qui se prépare. À son âge, Paris est une ville de perdition pour un jeune homme qui arrive à la puberté avec des passions vives et une constitution vigoureuse. Les bontés que vous avez jusqu’ici eues pour lui, tout le bien qu’on m’a dit de vous, me font espérer que vous ne voudrez pas laisser votre ouvrage imparfait. Je vous supplie donc de redoubler de surveillance pour ses meurs. C’est par des distractions qu’on trompe la nature : la confiance que vous lui inspirez fera plus qu’une sévérité déplacée, qui souvent ajoute à la corruption le vice de l’hypocrisie. Les dames surtout sont propres à faire d’une jeune tête tout ce qu’elles veulent. C’est donc sur mon aimable cousine que je compte aussi pour préserver mon Émile des vices qui perdent tant de jeunes gens. Il n’a point, malheureusement, de fortune à espérer de moi, sa conduite et son travail peuvent seuls lui procurer une existence agréable et honorable. Réduit à 2.500 francs d’appointements, obligé de tenir mon état, de pourvoir à sa maman, sa sœur et son frère, il doit sentir que je ne peux longtemps continuer les sacrifices que je fais pour lui quelque minimes qu’ils soient. Je me prive pour eux de tous les agréments de la vie, et même des choses indispensables. Dans mon état cependant aucune privation, aucun sacrifice ne coûteront si mon Émile ne trompe pas mes espérances ; dites lui bien que je mets en lui tout mon espoir de bonheur futur, que son inconduite me ferait mourir de chagrin. Si de pareils motifs et surtout le bonheur de sa maman, à laquelle je peux manquer d’un moment à l’autre, ne le retenaient pas dans la voie de l’honneur et dans une délicatesse de conduite que tout homme qui désire avoir sa propre estime doit se réserver, ce serait un monstre auquel je me reprocherais d’avoir donné le jour ; mais j’espère que je n’aurai jamais rien de grave à lui reprocher, et qu’il sera digne des honnêtes parents dont il est descendu, tant de mon côté que de celui de sa maman.

« Voulez-vous bien, mon cher cousin, vous charger d’embrasser bien tendrement pour moi votre chère épouse, votre maman, mon oncle, Manette, Thérèse, Lolo, Toutou, Nini et vos petits enfants. Je désire bien ardemment que quelque heureuse circonstance me mette à même de faire connaissance avec d’aussi bons parents qui, sans me connaître, me donnent des preuves d’amitié que je n’oserais attendre de ma propre famille.

« Je vous embrasse de tout mon cœur. »

Par une autre lettre au même, datée de Laybach le 12 avril 1810, il renouvelle ses conseils pour son fils Émile :

Quelques troubles survenus sur la frontière de la Turquie m’ont beaucoup occupé et m’ont occasionné beaucoup de courses ; c’est ce qui m’a empêché jusqu’ici d’écrire à Emile relativement à une lettre qu’il a écrite à sa maman, dont je loue la franchise, mais dont je blâme les expressions. Je suis cependant bien aise qu’il m’ait mis à même de lui écrire en ami sur un sujet dont j’étais censé ignorer qu’il fût instruit. Cependant la légèreté avec laquelle sa lettre est écrite et le peu d’importance qu’il attache à ce dont il parle me fait craindre qu’abusant avant l’âge de son tempérament, il ne ruine sa santé et ne néglige ses devoirs. Je me propose de lui donner des conseils qu’il sera assez raisonnable et assez ferme pour suivre. En attendant, comme je suppose que sa conversation n’a ni la modestie, ni la réserve qui conviennent à son âge, je vous prie de l’avertir, comme vous l’avez sans doute déjà fait, que rien ne sent à tout âge et surtout au sien, la mauvaise éducation que la sienne dans les expressions ; qu’il doit, en fils de militaire, être encore plus réservé qu’un autre pour que dans la société on n’accuse pas ses parents de lui avoir donné des exemples de licence répréhensible.

« Faites-lui bien sentir que dans l’état militaire, qui est sans doute celui où on est le moins scrupuleux sur ces sortes de matières, on fait très peu de cas et souvent on méprise souverainement ceux qui s’écartent jusqu’à un certain point des bienséances que réclame la société. J’ai vu, depuis vingt-deux ans que je sers, beaucoup de jeunes gens venant de l’école qui, d’ailleurs très instruits, croyaient prendre le bon ton militaire en affectant de l’indécence dans leur conversation, qui ont changé de ton lorsqu’on leur a fait apercevoir que ce n’était pas là le moyen d’être bien vu ni de leurs supérieurs, ni de leurs camarades. Plusieurs même ont perdu de leur avancement, parce qu’on a supposé un vice d’éducation qui ne convient pas dans un corps d’élite et encore moins à qui par état sera obligé de vivre dans un monde bien différent. Qu’il s’interroge lui même, qu’il prenne comme je lui ai conseillé sa cousine pour guide, qu’il se suppose père de famille, qu’il ait des demoiselles, admettrait-il chez lui quelqu’un dont la conversation serait indécente ou seulement équivoque ? Les gens d’esprit peuvent s’égayer dans la société, mais il en faut beaucoup pour ne pas faire rougir les femmes honnêtes et être supportable pour les hommes. Quand on est à son âge, la modestie seule convient et est le chemin le plus sûr pour plaire à tout le monde ; car rien ne sent l’ignorance de toutes choses et le mépris de toutes bienséances que ce cercle banal autour duquel tournent les sots qui n’ont pas d’autres sujets de conversation. L’amour-propre d’un enfant peut être flatté de paraître instruit sur certaine matière, mais en général on n’en fera jamais de cas dans le monde et ce ne sera pas une preuve de ses mœurs et de son éducation.

« La gratification et les appointements qu’on lui accorde me prouvent qu’on est content de lui. Je me propose de lui en témoigner toute ma satisfaction et d’en faire mes remerciements à M. Vassal.

« Tant qu’Émile se conduira de manière à mériter mon estime et mon affection, je veux être son ami plutôt que son père. Je ne vois en conséquence aucun inconvénient à ce que vous lui communiquiez mes lettres. Je pardonnerai aux erreurs, mais si jamais il manquait à l’honneur, je pourrais en mourir de chagrin, mais jamais je ne le reconnaîtrais pour mon fils. « Pardon, mon cher cousin, de tout l’embarras que je vous donne. Embrassez pour moi toute la chère petite famille et croyez-moi votre ami le plus affectionné. »

« Thiollier, capitaine commandant la 7e compagnie du régiment d’artillerie, employée à l’armée d’Illyrie, à Laybach par l’Italie. »

On le voit, la correspondance de François Thiollier est intéressante. Il écrivait simplement, avec humour ; et plusieurs de ses lettres exhalent un parfum du xviie siècle, comme on en peut juger par la formule d’un billet du 16 thermidor an X à sa sœur Catherine, pour laquelle il avait une tendre affection :

« Et maintenant, mademoiselle ma sœur, tenez-vous bien droite, prenez un air bien caressant et recevez avec le plus profond respect, les embrassements de votre très attaché, mais très négligent frère. »

Quand s’organisa la Grande Armée qui devait porter jusqu’à Moscou les Aigles impériales, le capitaine Thiollier partit avec sa batterie.

Il ne revint pas, enseveli sans doute dans les neiges de la retraite de Russie.

Sur les contrôles de son régiment, son nom fut inscrit avec la mention : Disparu en 1812.

C’est le seul renseignement qu’obtint sa femme[5].


  1. L’hôtel du Grand Versailles occupait la maison qui porte aujourd’hui le numéro 6 de la place du Peuple.
  2. L’Élection de Saint-Étienne à la fin de l’ancien régime, par Galley, Saint-Étienne, imprimerie Ménard 1903 (page 223 et suivantes). — Plan de Saint-Étienne de 1767-1775. (Bibliothèque de Saint-Étienne.)
  3. De son mariage avec Marie-Anne Fontvieille, Maurice Thiollier eut huit enfants, tous baptisés dans l’église Notre-Dame de Saint-Étienne :
    1° François, né le 30 mai 1770 ;
    2° Jeanne-Marie, née le 3 août 1771 ;
    3° Claudine, née le 1er juillet 1772 ;
    4° Catherine, née le 17 août 1773 ;
    5° François, second du nom, né le 26 juin 1774 ;
    6° Jean-Marie, né le 26 octobre 1775 ;
    7° Jean-Marie, deuxième du nom, né le 21 octobre 1776 ;
    8° Antoinette, née le 14 janvier 1779.
    Le testament de Maurice Thiollier porte la date du 1er juin 1807 et fut reçu par un notaire de Lyon, Me Berthon-Fromental, montée de la Glacière. Il semble que Thiollier, craignant des indiscrétions à Saint-Étienne, se soit rendu au chef-lieu de la Cour d’Appel où il descendit à l’hôtel des Quatre Chapeaux, pour donner à ses dernières volontés un caractère plus confidentiel.
    Aux termes de ce testament il lègue à sa femme Marie-Anne Fontvieille le quart en usufruit et le quart en toute propriété de ses biens. À sa fille Catherine, il lègue par préciput et hors part la nue propriété de la fraction soumise à l’usufruit de Madame Thiollier.
  4. M. Lallier, le mandataire institué par le capitaine Thiollier, était en 1772 (acte de naissance de Claudine Thiollier, le 2 juillet 1772, registres de la paroisse Notre-Dame) directeur des Messageries de Saint-Étienne. C’était un ami intime de Maurice Thiollier et il fut le parrain de deux de ses enfants, Jeanne-Marie et Claudine.
  5. Les deux frères et la sœur du capitaine François Thiollier lui survécurent.
    Il résulte d’une série d’actes que, selon les recommandations de leur frère aîné, ils vécurent longtemps en commun et conservèrent les uns pour les autres une grande affection.
    Jean-Marie Thiollier mourut le premier, place de l’Hôtel-de-Ville, à l’angle de la rue de la Croix, le 30 juillet 1831. Par testament mystique du 22 juillet 1831, déposé aux minutes de Me Serre, il légua ses biens à son frère François et à sa sœur Catherine.
    Catherine Thiollier mourut à Nice le 10 décembre 1840, au quatrième étage de la maison Géoan, rue des Ponchettes. Elle légua l’usufruit de sa fortune à son frère François, qui mourut le 11 novembre 1846.
    Madame veuve François Thiollier, née Baron, mourut à Saint-Étienne, place Royale, le 28 août 1828.