F. Chopin/5

La bibliothèque libre.
Breitkopf et Haertel (p. 159-212).


V.

Une curiosité naturelle s’attache à la biographie des hommes qui ont consacré de grands talens à glorifier de nobles sentimens, dans des œuvres d’art où ils brillent comme de splendides météores aux yeux de la foule, surprise et ravie.

Celle-ci reporte volontiers les impressions admiratives et sympathiques qu’ils réveillent, à leurs noms qu’elle divinise aussitôt, dont elle voudrait immédiatement faire un symbole de noblesse et de grandeur, inclinée qu’elle est à croire que ceux qui savent si bien exprimer et faire parler les purs et beaux sentimens, n’en connaissent pas d’autres. Mais à cette bienveillante prévention, à cette présomption favorable, s’ajoute nécessairement le besoin de les voir justifiées par ceux qui en sont l’objet, ratifiées par leurs vies. Quand dans ses productions on voit le cœur du poête, sentir avec une si exquise délicatesse ce qu’il est doux d’inspirer ; deviner avec une si rapide intuition ce que voile l’orgueil, la pudeur craintive, l’ennui amer ; peindre l’amour tel que le rêve l’adolescence et tel qu’on en désespère plus tard ; quand on voit son génie dominer de si grandes situations, s’élever avec calme au-dessus de toutes les péripéties de l’humaine destinée, trouver dans les enlrelacemens de ses nœuds inextricables des fils qui la délient fièrement et victorieusement, planer au-dessus de toutes les grandeurs et de toutes les catastrophes, monter vers des sommets (pie ni les unes ni les autres n’atteignent plus ; quand on le voit posséder le secret des plus suaves modulations de la tendresse et des plus augustes simplicités du courage, comment ne se demanderait-on pas si cette merveilleuse divination est le miracle d’une croyance sincère en ces sentimens, — ou bien, — une habile abstraction de la pensée, un jeu de l’esprit ?

On s’informe, pourrait-il en être autrement ? on cherche en quoi ces hommes, si épris du beau, ont fait différer leurs existences de celles du vulgaire ? Comment en agissait cette superbe de la poésie, alors qu’elle était aux prises avec les réalités de la vie et ses intérêts positifs ?… Kn combien ces ineffables émotions de l’amour que le poète chante, étaient effectivement dégagées des aigreurs et des moisissures qui les empoisonnent d’ordinaire ?… Kn combien elles étaient à l’abri de cette évaporation et de cette inconstance qui habituent à n’en plus tenir compte !… On veut savoir si ceux qui ont éprouvé de si nobles indignations, ont toujours été équitables !… Si ceux qui ont e\alté l’intégrité, n’ont jamais fait commerce de leur conscience ?… Si ceux qui ont tant vanté l’honneur, n’ont jamais été timides ?… Si ceux qui ont fait admirer la fortitude, n’ont jamais transigé avec leurs faiblesses ?…

Beaucoup ont intérêt à connaître les transactions acceptées entre l’honneur, la loyauté, la délicatesse, et les avantages ambitieux, les* profits vaniteux, les gains matériels, acquis à leurs dépens, par ceux auxquels fut départie la belle tache d’entretenir notre foi et notre attachement aux nobles et grands sentimens, en les faisant vivre dans l’art alors qu’ils n’ont plus d’autre refuge ailleurs. Car, pour beaucoup, ces tristes transactions subies par des esprits qui savent si bien faire resplendir le sublime et si bien stigmatiser l’infamie, servent à prouver avec évidence qu’il y a impossibilité ou niaiserie à les refuser. Ils s’en prévalent pour affirmer hautement que ces transactions entre le noble et l’ignoble, entre le grand et le mesquin, entre le laid et le beau éthique, sont inhérens à la fragilité de notre être et à la force des choses, puisqu’elles jaillissent de la nature des êtres et des choses à la fois.

Aussi, lorsque des exemples de malheur viennent apporter un déplorable appui aux assertions ricaneuses des « réalistes » en morale, avec quelle hâte n’appellentils pas les plus belles conceptions du poête, de vains simulacres !… De quelle sagesse ne se targuent-ils pas, en prêchant les doctrines savamment préméditées d’une mielleuse et farouche hypocrisie… d’un perpétuel et secret désaccord entre les discours et les poursuites !… Avec quelle cruelle joie ne citent-ils pas ces exemples aux. âmes inquiètes et faibles, dont les aspirations juvéniles, dont les convictions et la valeur décroissantes essayent encore de se soustraire à ces tristes pactes ! De quel fatal découragement celles-ci ne sont-elles pas atteintes devant les violentes alternatives, les séduisantes insinuations, qui se présentent à chaque détour du chemin de la vie, en songeant que les cœurs les plus ardemment épris de sublime, les plus initiés aux susceptibilités de la délicatesse, les plus touchés par les beautés de la candeur, ont pourtant renié dans leurs actes les objets de leur culte et de leurs chants !… De quels doutes angoissés ne sont-elles pas saisies et dévorées devant ces flagrantes contradictions !

Mais, ce qui peut-être fait le plus de peine à voir, ce sont les cruels sarcasmes déversés sur leurs souffrances par ceux qui répétent : la Poème, c’est ce qui aurait pu étre… se complaisant ainsi à la blasphémer par leur coupable négation ! — Non ! — Tous les dieux l’attestent, toutes les consciences le disent, toutes les innocences l’affirment, tous les justes le prouvent, tous les repentirs le répètent, toutes les belles âmes le sentent, tous les héros en témoignent, toutes les saintetés le proclament, la Poésie n’est point l’ombre de notre imagination, projetée et grandie démesurément sur le plan fuyant de l’Impossible ! « La Poésie et la Réalité » — (Dichtung und Wahrheit) — ne sont point deux élémens incompatibles, destinés à se côtoyer sans jamais se pénétrer, de l’aveu même de Goethe qui disait d’un |>oëte contemporain, « qu’ayant vécu pour créer des poèmes, il av ait fait de sa vie un poëme ! » — (Er lebte dichtend und dichtete lebend.) Goethe était trop poëte lui-même pour ne pas savoir que la Poésie n’existe, que parce qu’elle trouve son éternelle Réalité dans les plus beaux instincts du canir humain. C’est là le secret que, sur ses vieux jours, le « vieillard olympien » disait avoir emmystéré — eingeheimnisst — dans ce vaste poëme de Faust, dont la dernière scène nous montre comment la Poésie, qui fut déchainée par l’imagination sur toutes les latitudes du monde, emportée par la fantaisie sur tous les domaines de l’histoire, rentre dans les sphères célestes guidée par la Réalité de l’amour et du repentir, de l’expiation et de l’intercession !

Il nous est arrivé de dire autrefois : Aussi bien que noblesse, génie oblige1). Aujourd’hui nous voudrions dire : Plus que noblesse, génie oblige, parce que la noblesse qui vient des hommes est, comme toute chose venue d’eux, naturellement imparfaite. Le génie v ient de Dieu et, comme toute chose venant de Dieu, il serait naturellement parfait si l’homme ne l’imperfectionnait. C’est lui qui le défigure, le dénature, le dégrade, au gré de ses passions, de ses illusions, de ses vindications ! La génie a sa mission, son nom le dit déjà en l’assimilant

1) Sur Paganini, après sa mort. à ces êtres célestes qui sont les messagers de la bonne providence. Quand le génie est départi à l’artiste et au poète, sa mission n’est pas d’enseigner le Vrai, de commander le Bien, qu’une divine Révélation a seule autorité d’imposer, qu’une noble Philosophie rapproche de la raison et de la conscience humaines. Le génie de la Poésie et de l’Art a pour mission de faire resplendir le Beau du Vrai, devant l’imagination charmée et surélevée ; de stimuler au bien par le Beau, des cœurs émus, entrainés vers ces hautes régions de la vie morale, où la générosité se change en délices, où le sacrifice se transforme en volupté, où l’héroisme devient un besoin, où, la corn-passion remplaçant la passion, l’amour dédaigne de rien demander, sachant que dès lors il trouvera toujours en lui-même de quoi donner ! L’Art et la Poésie sont donc les auxiliaires de la Révélation et de la Philosophie ; auxiliaires aussi indispensables, que l’indescriptible éclat des couleurs et la vague harmonie des tons le sont à la parfaite intégrité de la Nature !

Aussi, l’interprète du Beau dans la poésie et dans l’art doit-il, — le mot devoir n’est-il pas synonyme de dette ? — tout comme l’interprète du Vrai et du Bien divin, tout comme l’interprète de la raison et de la conscience humaines, après avoir agi par les œuvres de son intelligence, de son imagination, de son inspiration, de ses méditations, agit* encore par les actes de sa vie ; accorder à un même diapazon son chant et son dire, son dire et son faire ! Il se le doit à lui même, il le doit à son art et à sa muse, afin qu’on n’accuse point sa poésie d’être un subtil fantôme et son art de n’être qu’un jeu puéril. Le génie du poète et de l’artiste ne peut doter la poésie d’une incontestable réalité et l’art d’une auguste majesté, qu’en donnant à leurs plus hautes et plus pures aspirations la fécondité solaire de l’exemple, qui appose le sceau de la foi à l’enthousiasme de la manifestation. Sans l’exemple de l’artiste et du poète, la majesté de l’art est abaissée, raillée ; la réalité de la poésie est contestée, mise en suspicion, niée !

L’exemple de la froide austérité ou du désintéressement absolu de quelques caractères rigides suffit, il est vrai, à l’admiration des natures calmes et réfléchies. Mais les organisations plus passionnées et plus mobiles, à qui tout milieu terne est insipide, qui recherchent vivement, soit les joies de l’honneur, soit les plaisirs achetés à tout prix, ne se contentent pas de ces exemples aux contours roides, qui n’ont rien d’énigmatique, rien de sinueux, rien de transportant. Tournant vers d’autres l’anxieuse interrogation de leurs regards, ces organisations complexes questionnent ceux qui se sont abreuvés à la bouillante source de douleur, jaillissante au pied des escarpemens où l’âme se construit une aire. Elles se libèrent volontiers des autorités séniles ; elles déclinent leur compétence. Elles les accusent d’accaparer le monde au profit de leurs sèches passions, de vouloir disposer les effets de causes qui leur échappent, de proclamer des lois dans des sphères où elles ne peuvent pénétrer ! Elles passent outre devant les silencieuses gravités de ceux qui pratiquent le bien, sans exaltation pour le beau.

La jeunesse ardente a-t-elle le loisir d’interpréter les silences, de résoudre leurs problèmes ? Les battemens de son cœur sont trop précipités pour lui laisser la claire-vue des souffrances cachées, des combats mystérieux, des luttes solitaires, dont se compose quelquefois le tranquille coup-d’œil de l’homme de bien. Les âmes agitées ne conçoivent que mal les calmes simplicités du juste, les héroïques sourires du stoïcisme. Il leur faut de l’exaltation, des émotions. L’image les persuade, les larmes leur sont des preuves, la métaphore leur inspire des convictions ! A la fatigue des argumens, elles préfèrent la conclusion des entraînemens. Mais, comme chez elles le sens du bien et du mal ne s’émousse que lentement, elles ne passent point brusquement de l’un à l’autre ; elles commencent par diriger leurs regards avec une avide curiosité vers ces nobles poetes qui les ont entraînés par leurs métaphores, vers ces grands artistes qui les ont émus par leurs images, charmés par leurs élans. C’est à eux qu’elles demandent le dernier mot de ces élans et de ces enthousiasmes !

Aux heures déchirées où, au milieu de la tourmente du sort, le sens secret du bien et du mal, la conscience engourdie, non endormie, deviennent comme un lourd et importun trésor, capable de faire chavirer la frêle barque d’une destinée ou d’une passion si on ne les jette par dessus bord, dans l’abîme de l’oubli, nul d’entre ceux qui en ont traversé les périls n’a manqué d’évoquer, alors qu’un cruel naufrage le menaçait, des ombres et des mânes glorieuses, pour s’informer jusqu’à quel point leurs aspirations ont été vivaces et sincères ? Pour s’enquérir avec un ingénieux discernement, de ce qui chez eux était un divertissement, une spéculation de l’esprit, et de ce qui formait une constante habitude de sentiment ?— C’est à ces heures aussi que le Dénigrement , qui à d’autres momens fut écarté et chassé, reapparait. Pour le coup, il ne chôme pas ; il s’empare avidement des faiblesses, des fautes, des oublis de ceux qui ont flétri les fautes et les faiblesses : il n’en omet aucune. Il attire à lui ce butin, compulse ces faits, pour s’arroger un droit de dédain sur l’inspiration, à laquelle il n’accorde d’autre but que de nous fournir un amusement de bon-goût, un divertissement de haut-goùt, comme se les procurent les patriciens de tous les pays, dans tous les temps d’une belle et haute civilisation ! Mais, il dénie obstinément à l’inspiration du poëte, à l’enthousiasme de l’artiste, le pouvoir de guider nos actions, nos résolutions, nos acquiescemens ou nos refus.

Le Dénigrement moqueur et cynique sait vanner l’histoire ! Laissant tomber le bon grain, il recueille soigneusement l’ivraie, pour répandre sa noire semence sur les pages brillantes où flottent les plus purs désirs du cœur, les plus nobles rêves de l’imagination. Puis, il demande avec l’ironie de la victoire : A quoi bon prendre au sérieux ces excursions dans un domaine où ne se recueille aucun fruit ? Quelle valeur attribuer à ces émotions et à ces enthousiasmes qui n’aboutissent qu’au calcul de l’intérêt, ne recouvrant que les intérêts de Pégoïsme ? Qu’est-ce donc que ce pur froment qui ne fait germer que la famine ? Qu’est-ce donc que ces belles paroles qui n’engendrent que des sentimens stériles ? Pur passetemps de palais, auquel s’associent le foyer du tiers-état, la veillée de la chaumière, mais où les âmes naïves prennent seules au sérieux la fiction, en croyant bonassement que la Poésie peut devenir une Réalité !…

Avec quelle arrogante dérision le Dénigrement ne sait-il pas alors rapprocher, mettre en regard, le noble élan et l’indigne condescendance du poëte, le beau chant et la coupable légèreté de l’artiste ! Quelle supériorité ne s’adjuge-t-il pas sur les laborieux mérites des honnétes gens, qu’il considère comme des crustacés, destinés à ne connaître que les immobilités d’une organisation pauvre ; ainsi que sur les pompeux enorgueiHissemens de ces fiers stoïciens, qui ne parviennent pas à répudier, même aussi bien qu’eux, la poursuite haletante de la fortune, avec ses vaines satisfactions et ses jouissances immédiates !… Quel avantage le Dénigrement ne s’attribue-t-il pas, dans la concordance logique de ses poursuites avec ses négations ! Comme il triomphe lestement des hésitations, des incertitudes, des répugnances de ceux qui voudraient encore croire possible la réunion des sentimens ardens, des impressions passionnées, des dons de l’intelligence, de l’intuition poétique, avec un caractère intègre, une vie intacte, une conduite qui ne dément jamais l’idéal poétique !

Comment alors ne pas être affecté de la plus noble des tristesses, toutes les fois qu’on s’aheurte à un fait qui nous montre le poëte désobéissant aux inspirations des muses, ces anges-gardiens du talent, qui lui enseigneraient si bien à faire de sa vie le plus beau de ses poëmes ? Quels désastreux scepticismes, quels regrettables découragemens, quelles douloureuses apostasies, n’entraînent pas après elles les défaillances de l’artiste ? Combien y en a-t-il qui, doutant de la révélation divine, l’ignorant parfois, se rient avec un amer mépris de la philosophie humaine, et ne savent plus à quoi se fier, à qui croire, quand ils ne peuvent plus se fier aux incitations du beau, ni croire au génie !

Et pourtant, elle serait sacrilége la voix qui confondrait ses écarts dans un même anathème, avec les rampemens de la bassesse ou l’impudeur vantarde ! Elle serait sacrilége, car si l’action du poète a parfois menti à son chant, son chant n’a-t-il pas encore mieux renié son action ?… Son œuvre ne peut-elle pas contenir des vertus plus efficaces, que son action n’a de forces malfaisantes ? — Le mal est contagieux, mais le bien est fécond ! — Si les contemporains ont été souvent atteints d’un mortel scepticisme devant le génie en flagrant délit, devant le poète qui se vautre dans les fanges dorées d’un luxe mal acquis, devant l’artiste dont les actions insultent au vrai et outragent le bien, la postérité oublie ces méchans rois de la pensée, comme elle oublia le nom de mauvais roi qui, dans la ballade d’Ubland, méconnut le caractère sacré du barde ! Le jour vient où elle jette leur mémoire aux gémonies du non-être ! Elle ne connaitplus leur histoire, pendant que, de siècle en siècle, elle abreuve de leurs œuvres sublimes, les générations qui ont la soif du Beau !

Le poète apostat, l’artiste renégat, ne sauraient donc jamais être comparés à ces hommes dont la mort ne laisse après eux que la mauvaise odeur de leurs vices, les ruines accumulées par leurs méfaits, les débris informes amoncelés par qui, ayant semé le vent a recueilli la tempéte ! De tels êtres ne rachètent point un mal transitoire, par un bien durable. Il serait donc injuste de flétrir le poète et l’artiste, avant d’avoir flétri ceux qui leur ont ouvert la voie ; le prince qui porte indignement un nom déjà illustre, le financier qui verse des flots d’or dans l’insatiable gueule de la corruption ! Qu’on applique d’abord sur leur front, le fer rouge de l’infamie. Ceci fait, ce sera justice de procéder contre le poète et l’artiste ; mais, pas avant ! Qu’ils passent en premier sous les Fourches-Caudines de la honte, ceux qui passèrent les premiers sur le théatre de grand-monde, sur les pavois d’une renommée scandaleuse et enviée, sur les tréteaux élégans et enguirlandés d’une mode parasite et d’un succès bâtard, eux, qui n’ont aucune rançon pour les affranchir devant les sentences d’une sainte indignation ! Le poète et l’artiste possédent cette rançon. Qu’ils ne comptent point sur elles, mais qu’on ne la leur dispute pas !

En assouplissant ses convictions devant des passions indignes de son regard d’aigle, habitué à fixer le soleil ; devant des avantages plus éphémères que la vague scintillante, indignes de sa cure, le poëte n’en a pas moins glorifié les sentimens qui le condamnaient et qui, en pénétrant ses œuvres, leur ont donné une action d’une portée plus vaste que celle de sa vie privée. En succombant aux tentations d’un amour impur ou coupable, en acceptant des bienfaits qui font rougir, des faveurs qui humilient, l’artiste n’en a pas moins ceint d’une immortelle auréole l’idéal de l’amour, la vertu et ses renoncemens, l’austérité et ses innocences ! Ses créations lui survivent, pour faire aimer le vrai et stimuler au bien des milliers d’âmes, venues au monde après que la sienne aura expié ailleurs les fautes qu’elle a commises, en s’illuminant du bien-fait qu’elle a rêvé. — Oui ! — Cela est certain ! Les œuvres du poète et de l’artiste ont consolé, rasséréné, édifié plus d’âmes, que les fluctuations de sa triste existence n’ont pu en abattre !

L’art est plus puissant que l’artiste. Ses types et ses héros ont une vie indépendante de son vacillant vouloir, car ils sont une des manifestations de l’éternelle Beauté ! Plus durables que lui, elles passent de générations en générations, intactes et immarcessibles, renfermant en elles-même une virtuelle faculté de rédemption pour leur auteur. — Puisque l’on peut dire de toute bonne-action qu’elle est une belle-action, l’on peut dire aussi de toute belle-œuvre qu’elle est une bonne-œuvre. — Est-ce que le Vrai ne s’en dégage pas nécessairement en quelque manière, à travers les fissures du Beau, le Faux ne pouvant engendrer « lui seul que le Laid ? Est ce que, pour les natures plus impressionables que réfléchies, plus sensibles que conséquentes, le Bien ne se dégage pas du Beau plus sûrement presque que du Vrai, pareequ’en toute manière celui-ci est la source de l’un et de l’autre ?

S’il est advenu, hélas ! que plusieurs d’entre ceux qui ont immortalisé leurs aspirations en donnant à leur idéal l’impérieux ascendant d’une entraînante éloquence, étouffèrent pourtant ces aspirations et foulèrent un jour aux pieds leur idéal, entraînant ainsi par leur funeste exemple bien des âmes qui eussent pu devenir hautes et sont devenues basses, combien n’y en a-t-il pas à côté de celles-ci, qu’ils ont secrètement confirmées, encouragées, fortifiées dans le vrai ou le bien, par les évocations de leur génie ! L’indulgence ne serait peut-être que justice pour eux ; mais qu’il est dur de réclamer justice ! Combien il déplaît d’avoir à défendre ce qu’on ne voudrait qu’admirer, d’excuser alors qu’on ne voudrait que vénérer !…

Aussi, quel doux orgueil l’ami n’éprouve-t-il pas à remémorer une carrière dans laquelle, pas de dissonances qui blessent, pas de contradictions qu’on doive indulgencier, pas d’erreurs dont il faille remonter le courant pour en trouver l’excuse, pas d’extrêmes qu’on ait à plaindre comme la conséquence d’un excès de causes. Avec quel doux orgueil l’artiste ne nomme-t-il pas celui dont la vie prouve qu’il n’est pas seulement réservé aux natures apathiques, que ne séduisent aucunes fascinations, que n’attirent aucuns mirages, qui ne sont susceptibles d’aucune illusion, qui se bornent aisément aux strictes observances et aux abstinences routinières des lois honorées et honorables, de prétendre à cette élévation d’âme que ne soumet aucun revers, qui ne se dément à aucun instant ! A ce titre le souvenir de Chopin restera doublement cher aux amis et aux artistes qu’il a rencontré sur sa route, comme à ces amis inconnus que les chants du poëte lui acquièrent ; comme aux artistes qui, en lui succédant, s’attacheront à être dignes de lui !

Dans aucun de ses nombreux replis, le caractère de Chopin n’a recélé un seul mouvement, une seule impulsion, qui ne fût dictée par le plus délicat sentiment d’honneur et la plus noble entente des affections. Et cependant, jamais nature ne fut plus appelée à se faire pardonner des travers, des singularités abruptes, des défauts excusables, mais insupportables. Son imagination était ardente, ses sentimens allaient jusqu’à la violence, — son organisation physique était faible et maladive ! Qui peut sonder les souffrances provenant de ce contraste ? Elles ont dù être poignantes, mais il n’en donna jamais le spectacle ! Il se garda religieusement son propre secret ; il déroba ses souffrances à tous les regards sous l’impénétrable sérénité d’une fière résignation.

La délicatesse de sa constitution et de son cœur, en lui imposant le féminin martyr des tortures à jamais inavouées, donnèrent à sa destinée quelques-uns des traits des destinées féminines. Exclu par sa santé de l’arène haletante des activités ordinaires, sans goût pour ce bourdonnement inutile où quelques abeilles se joignent à tant de frelons en y dépensant la surabondance de leurs forces, il se créa une alvéole à l’écart des chemins trop frayés et trop fréquentés. Ni aventures, ni complications, ni épisodes, n’ont marqué dans sa vie qu’il a simplifiée, quoiqu’elle fut dans des conditions qui semblaient rendre ce résultat peu aisé à obtenir. Ses sentimens et ses impressions en formèrent les événemens, plus marquans et plus importans pour lui que les changemens et les accidens du dehors. Les leçons qu’il donna constamment, avec régularité et assiduité, furent comme sa tâche domestique et journalière, accomplie avec conscience et satisfaction. Il épancha son cœur dans ses compositions, comme d’autres l’épanchent dans la prière, y versant toutes ces effusions refoulées, ces tristesses inexprimées, ces regrets indicibles, que les âmes pieuses versent dans leurs entretiens avec Dieu. Il disait dans ses œuvres, ce qu’elles ne disent qu’à genoux : ces mystères de passion et de douleur qu’il a été permis à l’homme de comprendre sans parole, parce qu’il ne lui a pas été donné de les exprimer en paroles.

Le souci que Chopin prit d’éviter ce zigzag de la vie, que les allemands appelleraient anti-esthétique, (unâsthetisch) ; le soin qu’il eut d’en élaguer les horsd’œuvres, l’émiettement en parcelles informes et insubstantielles, en a éloigné les incidens nombreux. Quelques lignes vagues enveloppent son image comme une fumée bleuâtre, disparaissant sous le doigt indiscret qui voudrait la toucher et la suivre. Il ne s’est mêlé à aucune action, à aucun drame, à aucun nœud, à aucun dénoûment. Il n’a exercé d’influence décisive sur aucune existence. Sa passion n’a jamais empiété sur aucun désir ; il n’a étreint, ni massé, aucun esprit par la domination du sien. Il n’a despotisé aucun cœur, il n’a posé une main conquérante sur aucune destinée : il ne chercha rien, il eut dédaigné de rien demander. Comme du Tasse, on pouvait dire de lui :

Brama assai, poco spera, nulla chiede.

Mais aussi, échappait-il à tous les liens, à tous les rapports, à toutes les amitiés, qui eussent voulu l’entraîner à leur suite et le pousser dans de plus tumultueuses sphères. Prêt à tout donner, il ne se donnait pas lui-même. Peut-être savait-il quel dévouement exclusif sa constance eût été digne d’inspirer, quel attachement sans restriction sa fidélité eut été digne de comprendre, de partager ! Peut-être pensait-il, comme quelques âmes ambitieuses, que l’amour et l’amitié s’il ne sont tout, ne sont rien ! Peut-être lui a-t-il coûté plus d’efforts pour en accepte !’ le partage, qu’il ne lui en eût fallu pour ne jamais effleurer ces sentimens et n’en connaître qu’un idéal désespéré ! — S’il en a été ainsi, nul ne l’a su au juste, car il ne parlait guère ni d’amour, ni d’amitié. Il n’était pas exigeant, comme ceux dont les droits et les justes exigences dépasseraient de beaucoup ce qu’on aurait à leur offrir. Ses plus intimes connaissances ne pénétraient pas jusqu’à ce réduit sacré où habitait le secret mobile de son âme, absent du reste de sa vie : réduit si dissimulé, qu’on en soupçonnait à peine l’existence !

Dans ses relations et ses entretiens, il semblait ne s’intéresser qu’à ce qui préoccupait les autres ; il se gardait de les sortir du cercle de leur personnalité pour les ramener à la sienne. S’il livrait peu de son temps, en revanche ne se réservait-il rien de celui qu’il accordait. Ce qu’il eût rêvé, ce qu’il eût souhaité, voulu, conquis, si sa main blanche et effilée avait pu marier des cordes d’airain aux cordes d’or de sa lyre, nul ne le lui a jamais demandé, nul en sa présence n’eût eu le loisir d’y songer ! Sa conversation se fixait pou sur les sujets émouvans. Il glissait dessus et, comme il était peu prodigue de ses instans, la causerie était facilement absorbée par les détails du jour. Il primait soin d’ailleurs de ne pas lui permettre de s’extravaser en digressions, dont il eût pu devenir le sujet. Son individualité n’appelait guère les investigations de la curiosité, les pensées chercheuses et les stratagèmes scrutateurs ; il plaisait trop pour faire réfléchir.

L’ensemble de sa personne, étant harmonieux, ne paraissait demander aucun commentaire. Son regard bleu était plus spirituel que rêveur ; son sourire doux et fin ne devenait pas amer. La finesse et la transparence de son teint séduisaient l’œil, ses cheveux blonds étaient soyeux, son nez recourbé expressivement accentué, sa stature peu élevée, ses membres frêles. Ses gestes étaient gracieux et multipliés ; le timbre de sa voix un peu assourdi, souvent étouffé. Ses allures avaient une telle distinction et ses manières un tel cachet de haute compagnie, qu’involontairement on le traitait en prince. Toute son apparence faisait penser à celle des convolvulus, balançant sur des tiges d’une incroyable finesse leurs coupes divinement colorées, mais d’un si vaporeux tissu que le moindre contact les déchire. Il portait dans le monde l’égalité d’humeur des personnes que ne trouble aucun ennui, car elles ne s’attendent à aucun intérêt. D’habitude il était gai ; son esprit caustique dénichait rapidement le ridicule bien au delà des superficies où il frappe tous les yeux. Il déployait dans la pantomime une verve drolatique, longtemps inépuisée. Il s’amusait souvent à reproduire dans des improvisations comiques, les formules musicales et les tics particuliers de certains virtuoses ; à répéter leurs gestes et leurs mouvemens, à contrefaire leur visage, avec un talent qui commentait en une minute toute leur personnalité. Ses traits devenaient alors méconnaissables, il leur faisait subir les plus étranges métamorphoses. Mais, tout en imitant le laid et le grotesque, il ne perdait jamais sa grâce native ; la grimace ne parvenait même pas à l’enlaidir. Sa gaieté était d’autant plus piquante, qu’il en restreignait les limites avec un parfait bon-goùt et un éloignoment ombrageux de ce qui pouvait le dépasser. A aucun des instans de la plus entière familiarité, il ne trouvait qu’une parole malséante, une vivacité déplacée, puissent ne point être choquantes.

Déjà en sa qualité de polonais, Chopin ne manquait pas de malice ; son constant commerce avec Berlioz, Hiller, quelques autres célébrités du temps non moins coutumiers de mots, et de mots poivrés, ne manqua pas d’aiguiser plus encore ses remarques incisives, ses réponses ironiques, ses procédés à double sens. Il avait entre-autres de mordantes répliques pour ceux qui eussent essayé d’exploiter indiscrètement son talent. Tout Paris se raconta un jour celle qu’il fit à un amphitryon mal avisé, lorsqu’après avoir quitté la salle à manger il lui montra un piano ouvert ! Ayant eu la bonhomie d’espérer et de promettre à ses convives, comme un rare dessert, quelque morceau exécuté par lui, il put s’apercevoir qu’en comptant sans son hôte on compte deux fois. Chopin refusa d’abord ; fatigué enfin par une insistance désagréablement indiscrète : « Ah ! monsieur », dit-il de sa voix la plus étouffée, comme pour mieux acérer sa parole, « je n’ai presque pas dîné ! » — Toutefois, ce genre d’esprit était chez lui plutôt une habilité acquise qu’un plaisir naturel. Il savait se servir du fleuret et de l’épée, parer et toucher ! Mais, quand il avait fait sauter l’arme de l’adversaire il se dégantait et jetait bas la visière, pour n’y plus songer.

Par une exclusion absolue de tout discours dont il eût été l’objet, par une discrétion jamais abandonnée sur ses propres sentimens, il réussit à toujours laisser après lui cette impression si chère au vulgaire distingué, d’une présence qui nous charme sans que nous ayons à redouter qu’elle apporte avec elle les charges de ses bénéfices, qu’elle fasse succéder aux épanchemens de ses gaietés entraînantes, les tristesses qu’imposent les confidences mélancoliques et les visages assombris, réactions inévitables dans les natures dont on peut dire : Ubi mel, Un fel. Quoique le monde ne puisse refuser une sorte de respect aux douleureux sentimens qui causent ces réactions, quoiqu’elles aient même pour lui tout l’attrait de l’inconnu et qu’il leur accorde quelque chose comme de l’admiration, il ne les goûte qu’à distance. Il fuit leur approche incommode à ses stagnans repos, aussi empressé à s’appitoyer avec emphase à leur description, qu’à se détourner de leur vue. La présence de Chopin était donc toujours fêtéo. N’espérant point être deviné, dedaignant de se raconter lui-même, il occupait si fort de tout ce qui n’était pas lui, que sa personnalité intime restait à l’écart, inabordée et inabordable, sous une surface polie et glissante où il était impossible de prendre pied.

Quoique rares, il y eut pourtant des instants où nous l’avons surpris profondément ému. Nous l’avons vu pâlir et blêmir, au point de gagner des teintes vertes et cadavéreuses. Mais dans ses plus vives émotions, il resta concentré. Il fut alors, comme de coutume, avare de paroles sur ce qu’il ressentait ; une minute de recueillement déroba toujours le secret de son impression première. Les mouvemens qui y succédaient, quelque grâce de spontanéité qu’il sût leur imprimer, étaient déjà l’effet d’une réflexion dont l’énergique volonté dominait un bizarre conflit de véhémences morales et de faiblesses physiques. Ce constant empire exercé sur la violence de son caractère, rappelait la supériorité mélancolique de certaines femmes qui cherchent leur force dans la retenue et l’isolement, sachant l’inutilité des explosions de leurs colères et ayant un soin trop jaloux du mystère de leur passion pour le trahir gratuitement.

Chopin savait noblement pardonner ; nul arrièregoût de rancune ne restait dans son cœur contre les personnes qui l’avaient froissé. Mais, comme ces froissemens pénétraient très-avant dans son âme, ils y fermentaient en vagues peines et en souffrances intérieures, si bien que longtemps après que leurs causes avaient été effacées de sa mémoire il en éprouvait encore les morsures secrètes. Malgré cela, à force de soumettre ses sentimens à ce qui lui semblait devoir étre pour étre bien, il arrivait jusqu’à savoir gré des services offerts par une amitié mieux intentionnée que bien instruite, qui contrariait sans s’en douter ses susceptibilités cachées. Ces torts de. la gaucherie sont cependant les plus malaisés à supporter aux natures nerveuses, condamnées à réprimer l’expression de leurs emportemens et amenées par là à une irritation sourde qui, ne portant jamais sur ses vrais motifs, tromperait fort pourtant ceux qui la prendraient pour une irritabilité sans motif. Comme pourtant, manquer à ce qui lui paraissait la plus belle ligne de conduite fut une tentation à laquelle Chopin n’eut pas à résister, car probablement elle ne se présenta jamais à lui, il se garda de déceler en face d’individualités plus vigoureuses et, par cela seul, plus brusques et plus tranchantes que la sienne, les crispations que lui faisaient éprouver leur contact et leur liaison.

La réserve de ses entretiens s’étendait aussi à tous les sujets auxquels s’attache le fanatisme des opinions. C’est uniquement par ce qu’il ne faisait pas dans l’étroite circonscription de son activité, qu’on arrivait à en préjuger. Sincèrement religieux et attaché au catholicisme, Chopin n’abordait jamais ce sujet, gardant ses croyances sans les témoigner par aucun apparât. On pouvait longtemps le connaître, sans avoir de notions exactes sur ses idées à cet égard. Il s’entend de soi que, dans le milieu où ses relations intimes le transportèrent peu-à-peu, il dut renoncer à fréquenter les églises, à voir les ecclésiastiques, à pratiquer tout naturellement la religion, comme cela se fait dans la noble et croyante Pologne où tout homme bien né rougirait d’être tenu pour un mauvais catholique, où il considérerait comme la dernière des injures de s’entendre dire qu’il n’agit pas en bon chrétien. Or, qui ne sait qu’en s’abstenant souvent et longtemps des rites religieux, on finit nécessairement par les oublier plus ou moins ? Cependant, quoique pour ne pas donner à ses nouvelles accointances le déplaisir de rencontrer une soutane chez lui, il laissa se détendre ses rapports avec les prêtres du clergé polonais de Paris, ceux-ci ne cessèrent jamais de le chérir comme un de leurs plus nobles compatriotes, dont leurs amis communs leur donnaient de constantes nouvelles.

Son patriotisme se révéla dans la direction que prit son talent, dans ses intimités de choix, dans ses préférences pour ses élèves, dans les services fréquens et considérables qu’il aimait à rendre à ses compatriotes. Nous ne nous souvenons pas qu’il ait jamais pris plaisir à exprimer ses sentimens patriotiques, à parler longuement de la Pologne, de son passé, de son présent, de son avenir, à toucher aux questions historiques qui s’y rattachent. Malheureusement, la haine du conquérant, l’indignation virulente contre une injustice qui crie vengeance au ciel, les désirs et l’espoir d’une revanche éclatante qui étrangle à son tour le vainqueur, n’alimentaient que trop souvent les entretiens politiques dont la Pologne était l’objet. Chopin qui avait si bien appris à l’adorer durant une sorte de trêve dans la longue histoire de ses tortures, n’avait pas eu le temps d’apprendre à haïr, à rêver la vengeance, à savourer l’espoir de souffleter un vainqueur fourbe et déloyal. Il se contentait par conséquent d’aimer le vaincu, de pleurer avec l’opprimé, de chanter et de glorifier ce qu’il aimait, sans philippiques aucunes, sans excursions sur le domaine des prévisions diplomatiques ou militaires qui, faute de mieux, finissaient par des aspirations révolutionnaires antipathiques à sa nature. Les polonais, voyant toutes les chances de briser le fameux « équilibre européen » basé sur le partage de leur patrie se perdre de plus en plus, étaient convaincus que le monde se déjeterait sous le coup d’une pareil crime de lése-christianisme. Ils n’avaient peut-être pas tellement tort ; l’avenir se chargera de le démontrer ! Mais, Chopin ne pouvant encore entrevoir un tel avenir, reculait instinctivement devant des espérances qui lui donnaient pour alliés des hommes et des choses qui ne devaient être que des causes !

S’il s’entretenait quelquefois sur les événemens tant discutés en France, sur les idées et les opinions si vivement attaquées, si chaudement défendues, c’était plutôt pour signaler ce qu’il y trouvait de faux et d’erroné que pour en faire valoir d’autres. Amené, à des rapports continus avec quelques-uns des hommes avancés qui ont le plus marqué de nos jours, il sut borner entre eux et lui les relations à une bienveillante indifférence, tout à fait indépendante de la conformité des idées. Bien souvent il les laissait s’échauffer et se haranguer entre eux des heures entières, se promenant de long en large dans le fond de la chambre sans ouvrir la bouche. Par moment, son pas devenait plus saccadé ; personne n’y prêtait attention, si non des visiteurs peu familiers avec ce milieu. Ils observaient aussi en lui certains soubre-sauts nerveux à l’énoncé de certaines énormités ineffables : ses amis s’en étonnaient quand on leur en parlait, sans s’apercevoir qu’il vivait auprès de tous, les voyait, les regardait faire, mais ne vivait avec aucun d’eux, ne leur donnant rien de son « meilleur moi » et ne prenant pas toujours ce qu’on croyait lui avoir donné. Nous l’avons contemplé de longs instans au milieu de ces conversations vives et entrainantes, dont il s’excluait par son silence. La passion des causeurs le faisait oublier ; mais nous avons maintes fois négligé de suivre le fil de leurs raisonnemens, pour fixer notre attention sur sa figure. Elle se contractait imperceptiblement et s’assombrissait souvent sous une pénible impression, quand des sujets qui tiennent aux conditions premières de l’existence sociale étaient débattus devant lui avec de si énergiques emportemens, qu’on eût pu croire notre sort, notre vie ou notre mort, devoir se décider à l’instant même. Il semblait souffrir physiquement lorsqu’il entendait déraisonner si sérieusement, accumuler si imperturbablement les uns contre les autres des argumens également vides et faux, comme s’il avait entendu une suite de dissonances, voire même une cacophonie musicale. Ou bien, il devenait triste et rêveur. Alors il apparaissait comme un passager à bord d’un vaisseau que la tempête fait rebondir sur les vagues ; contemplant l’horizon, les étoiles, songeant à sa lointaine patrie, suivant la manœuvre des matelots, comptant leurs fautes, et se taisant, n’ayant pas la force requise pour saisir un des cordages de la voilure…

Son bon sens plein de finesse l’avait promptement persuadé de la parfaite vacuité de la plupart des discours politiques, des discussions philosophiques, des digressions religieuses. Il arriva ainsi à pratiquer de bonne heure la maxime favorite d’un homme infiniment distingué, à qui nous avons souvent entendu répéter un mot dicté par la sagesse misanthropique de ses vieux ans. Cette façon de sentir surprenait alors notre impatience inexpérimentée ; mais depuis, elle nous a frappé par sa triste justesse. — »Vous vous persuaderez un jour, comme moi, qu’il n’y a guère moyen de causer de quoi que ce soit avec qui que ce soit », disait le marquis Jules de Noailles aux jeunes gens qu’il honorait de ses bontés, lorsqu’ils se laissaient entraîner à la chaleur de naïfs débats d’opinions. Chaque fois qu’on lui voyait réprimer une volonté passagère de jeter son mot dans la discussion, Chopin semblait penser, comme pour consoler sa main oisive et la réconcilier avec son luth : Il mondo va da se !

La démocratie représentait à ses yeux une agglomération d’élémens trop hétérogènes, trop tourmentés, d’une trop sauvage puissance, pour lui être sympathique. Il y avait alors plus de vingt ans déjà, que l’avènement des questions sociales fut comparé à une nouvelle invasion de barbares. Chopin était particulièrement et péniblement frappé de ce que cette assimilation avait de terrible. Il désespérait d’obtenir des Attila conduisant les Huns modernes, le salut de Rome auquel est attaché celui de l’Europe ! Il désespérait de préserver de leurs destructions et de leurs dévastations, la civilisation chrétienne, devenue la civilisation européenne ! Il désespérait de sauver de leurs ravages, l’art, ses monumens, ses accoutumances, la possibilité en un mot de cette vie élégante, molle et raffinée, que chanta Horace et que les brutalités d’une loi agraire tuent nécessairement, puisque ne pouvant obtenir ni Xégalité, ni la fraternité, elles donnent la mort ! Il suivait de loin les événemens et une perspicacité de coup d’oeil, qu’on ne lui eût d’abord pas supposée, lui fit souvent prédire ce à quoi de mieux informés s’attendaient peu. Si des observations de ce genre lui échappaient, il ne les développait point. Ses phrases courtes n’étaient remarquées que quand les faits les avaient justifiées.

Dans un seul cas Chopin se départit de son silence prémédité et de sa neutralité accoutumée. Il rompit sa réserve dans la cause de l’art, la seule sur laquelle il n’abdiqua dans aucune circonstance l’énoncé explicite de son jugement, sur laquelle il s’appliqua avec persistance à étendre l’action de son influence et de ses convictions. Ce fut comme un témoignage tacite, de l’autorité de grand artiste qu’il se sentait légitimement posséder dans ces questions. Les faisant relever de sa compétence et de son appel, il ne laissa jamais de doutes quant à sa manière de les envisager. Pendant quelques années il mit une ardeur passionnée dans ses plaidoyers ; c’était celles où la guerre des romantiques et des classiques était si vivement conduite de part et d’autre. Il se rangeait ouvertement parmi les premiers, tout en inscrivant le nom de Mozarl sur sa bannière. Comme il tenait plus au fond des choses qu’ aux mots et aux noms, il lui suffisait de trouver dans l’imniortel auteur du Retjuiem, de la symphonie dite de Jupiter, etc. les principes, les germes, les origines, de toutes les libertés dont il usait abondamment, (quelques uns ont dit surabondamment,) pour le considérer comme un des premiers qui ouvrirent à la musique des horizons inconnus : ces horizons qu’il aimait tant à explorer et où il fit des découvertes qui enrichirent le vieux monde d’un monde nouveau.

En 1832, peu après son arrivée à Paris, en musique comme en littérature, une nouvelle école se formait et il se produisait de jeunes talens qui secouaient avec éclat le joug des anciennes formules. L’effervescence politique des premières années de la révolution de Juillet à peine assoupie, se transporta dans toute sa vivacité sur les questions de littérature et d’art qui s’emparèrent de l’attention et de l’intérêt de tous. Le romantisme fut à l’ordre du jour et l’on combattit avec acharnement pour ou contre. Il n’y eut aucune trêve entre ceux qui n’admettaient pas qu’on pût écrire autrement qu’on n’avait écrit jusquelà, et ceux qui voulaient que l’artiste fût libre de choisir la forme pour l’adapter à son sentiment ; qui pensaient que, la règle de la forme se trouvant dans sa concordance avec le sentiment qu’on veut exprimer, chaque différente manière de sentir comporte nécessairement une manière différente de se traduire.

Les uns, croyant à l’existence d’une forme permanente dont la perfection représente le beau absolu, jugeaient chaque œuvre de ce point de vue préétabli. En prétendant que les grands maîtres avaient atteint les dernières limites de l’art et sa suprême perfection, ils ne laissaient aux artistes qui leur succédaient d’autre gloire à espérer que de s’en rapprocher plus ou moins par l’imitation. On les frustrait même de l’espoir de les égaler, le perfectionnement d’un procédé ne pouvant jamais s’élever jusqu’au mérite de l’invention. — Les autres niaient que le beau pût avoir une forme fixe et absolue, les styles divers leur apparaissant, à mesure qu’ils se manifestent dans l’histoire de l’art, comme des tentes dressées sur la route de l’idéal : haltes momentanées, que le génie atteint d’époque en époque, que ses héritiers immédiats doivent exploiter jusqu’à leur dernier recoin, mais que ses descendans légitimes sont appellés à dépasser. — Les uns voulaient renfermer dans l’enclos symétrique des mêmes dispositions, les inspirations des temps et des natures les plus dissemblables. Les autres réclamaient pour chacune d’elles la liberté de créer leur langue, leur mode d’expression, n’acceptant d’autre règle que celle qui ressort des rapports directs du sentiment et de la forme, afin que celle-ci fût adéquate à celui-là.

Aux yeux clairvoyans de Chopin, les modèles existans, quelque admirables qu’ils fussent, ne semblaient pas avoir épuisé tous les sentimens que l’art peut faire vivre de sa vie transfigurée, ni toutes les formes dont il peut user. Il ne s’arrêtait pas à l’excellence de la forme ; il ne la recherchait même qu’en tant que son irréprochable perfection est indispensable à la complète révélation du sentiment, n’ignorant pas que le sentiment est tronqué aussi longtemps que la forme, restée imparfaite, intercepte son rayonnement comme un voile opaque. Il soumettait ainsi à l’inspiration poétique le travail du métier, enjoignant à la patience du génie d’imaginer dans la forme de quoi satisfaire aux exigences du sentiment. Aussi, reprochait-il à ses classiques adversaires de réduire l’inspiration au supplice de Procuste, sitôt qu’ils n’admettaient pas que certaines manières de sentir sont inexprimables dans des formes préalablement déterminées. Il les accusait de déposséder par avance l’art, de toutes les œuvres qui auraient tenté d’y introduire des sentimens nouveaux, revêtus de ces formes nouvelles qui se puisent dans le développement toujours progressif de l’esprit humain, des instrumens qui divulguent sa pensée, des ressources matérielles dont l’art dispose.

Chopin n’admettait pas qu’on voulut écraser le fronton grec avec la tour gothique, ni qu’on démolisse les grâces pures et exquises de l’architecture italienne, au profit de la luxuriante fantaisie des constructions mauresqes ; comme il n’eut pas voulu que lesvelte palmier vienne à croître en place de ses élégans bouleaux, ni que l’agave des tropiques soit remplacée par le mélèze du nord. Il prétendait goûter le même jour Yllyssus de Phidias et le Pensieroso de Michel-Ange, un Sacrement de Poussin et la „ Barque dnntesque de Delacroix, une Improperia de Palestrina et la Reine Mab de Berlioz ! Il réclamait son droit d’étre pour tout ce qui est beau, admirant la richesse de la variété non moins que la perfection de l’unité. Il ne demandait également à Sophocle et à Shakespeare, à Homère et à Firdousi, à Racine et à Goethe, que d’avoir leur raison d’étre dans la beauté propre de leur forme, dans l’élévation de leur pensée, proportionée, comme Ja hauteur du jet-d’eau aux feux irisés, à la profondeur de leur source.

Ceux qui voyaient les flammes du talent dévorer insensiblement les vieilles charpentes vermoulues, se rattachaient à l’école musicale dont Berlioz était le représentant le plus doué, le plus vaillant, le plus hasardeux. Chopin s’y rallia complétement et fut un de ceux qui mit le plus de persévérance à se libérer des serviles formules du style conventionnel, aussi bien qu’à répudier les charlatanismes qui n’eussent remplacé de vieux abus que par des abus nouveaux plus déplaisans encore, l’extravagance étant plus agaçante et plus intolérable que la monotonie. Les nocturnes de Field, les sonates de Dussek, les virtuosités tapageuses et les expressivités décoratives de Kalkbrenner, lui étant ou insuffisantes ou antipathiques, il prétendait n’être pas attaché aux rivages fleuris et un peu mignards des uns, ni obligé de trouver bonnes les manières échevelées des autres.

Pendant les quelques aimées que dura cette sorte de campagne du romantisme, d’où sortirent des coups d’essai qui furent des coups de maître, Chopin resta invariable dans ses prédilections comme dans ses répulsions. Il n’admit pas le moindre atermoiement avec aucun de ceux qui, selon lui, ne représentaient pas suffisamment le progrès ou ne prouvaient pas un sincère dévouement à ce progrès, sans désir d’exploitation de l’art au profit du métier, sans poursuite d’effets passagers, de succès surpris à la surprise de l’auditoire. D’une part , il rompit des liens qu’il avait contractés avec respect, lorsqu’il se sentit gêné par eux et retenu trop à la rive par des amarres dont il reconnaissait la vétusté. D’autre part, il refusa obstinément d’en former avec de jeunes artistes dont le succès, exagéré à son sens, relevait trop un certain mérite. Il n’apportait pas la plus légère louange à ce qu’il ne jugeait point être une conquête effective pour l’art, une sérieuse conception de la tâche d’un artiste.

Son désintéressement faisait sa force ; il lui créait une sorte de forteresse. Car, ne voulant que l’art pour l’art, comme qui dirait le bien pour le bien, il était invulnérable ; par là, imperturbable. Jamais il ne désira d’être prôné, ni par les uns ni par les autres, à l’aide de ces ménagemens imperceptibles qui font perdre les batailles ; à l’aide de ces concessions que se font les diverses écoles dans la personne de leurs chefs, lesquelles ont introduit au milieu des rivalités, des empiétemens, des déchéances et des envahissemens des styles divers dans les différentes branches de l’art, des négociations, des traités et des pactes, semblables à ceux qui forment le but et les moyens de la diplomatie, aussi bien que les artifices et l’abandon de certains scrupules qui en sont inséparables. En refusant d’étayer ses productions d’aucun de ces secours extrinsèques qui forcent le public à leur faire bon accueil, il disait assez qu’il se fiait à leurs beautés pour être sûr qu’elles se feraient apprécier d’elles-mêmes. Il ne tenait pas à hâter et à faciliter leur acceptation immédiate.

Toutefois, Chopin était si intimement et si uniquement pénétré des sentimens dont il croyait avoir connu dans sa jeunesse les types les plus adorables, de ces sentimens que seuls il lui plaisait de confier à l’art ; il envisageait celui-ci si invariablement d’un unique et même point de vue, que ses prédilections d’artiste ne pouvaient manquer de s’en ressentir. Dans les grands modèles et les chefs-d’œuvre de l’art, il recherchait uniquement ce qui correspondait à sa nature. Ce qui s’en rapprochait lui plaisait ; ce qui s’en éloignait obtenait à peine justice de lui. Rêvant et réunissant en lui-même les qualités souvent opposées de la passion et de la grâce, il possédait une grande sûreté de jugement et se préservait d’une partialité mesquine. Il ne s’arrêtait guère devant les plus grandes beautés et les plus grands mérites, lorsqu’ils blessaient l’une ou l’autre des faces de sa conception poétique. Quelque admiration qu’il eût pour les œuvres de Beethoven, certaines parties lui en paraissaient trop rudement taillées. Leur structure était trop athlétique pour qu’il s’y complût ; leurs courroux lui semblaient trop rugissans. Il trouvait que la passion y approche trop du cataclysme ; la moelle de lion qui se retrouve dans chaque membre de ses phrases lui était une trop substantielle matière, et les séraphiques accens, les raphaelesques profils, qui apparaissent au milieu des puissantes créations de ce génie, lui devenaient par momens presques pénibles dans un contraste si tranché.

Malgré le charme qu’il reconnaissait à quelques-unes des mélodies de Schubert, il n’écoutait pas volontiers celles dont les contours étaient trop aigus pour son oreille, où le sentiment est comme dénudé, où l’on sent, pour ainsi dire, palpiter la chair et craquer les os sous l’étreinte de la douleur. Toutes les rudesses sauvages lui inspiraient de l’éloignement. En musique, comme en littérature, comme dans l’habitude de la vie, tout ce qui se rapproche du mélodrame lui était un supplice. Il repoussait le côté furibond et frénétique du romantisme ; il ne supportait pas l’ahurissement des effets et des excès délirans. « Il n’aimait « pas Shakespeare sans de fortes restrictions ; il trou« vait ses caractères trop étudiés sur le vif et parlant « un langage trop vrai ; il aimait mieux les synthèses « épiques et lyriques qui laissaient dans l’ombre les « pauvres détails de l’humanité. C’est pourquoi il « parlait peu et n’écoutait guère, ne voulant for « muler ses pensées ou recueillir celles des autres <que quand elles étaient arrivées à une certaine « élévation. » ’)

Cette nature si constamment maîtresse d’elle-même, pour laquelle la divination, l’entre-vue, le pressentiment, offraient ce charme de l’inachevé, si cher aux poëtes qui savent la fin des mots interrompus et des pensées tronquées ; cette nature si pleine de délicates réserves, ne pouvait éprouver qu’un ennui, comme scandalisé, devant l’impudeur de ce qui ne laissait rien à pénétrer, rien à comprendre au delà. Nous pensons que s’il lui avait fallu se prononcer à cet égard, il eût avoué qu’à son goût il n’était permis d’exprimer les sentimens qu’à condition d’en laisser la meilleure partie à deviner. Si, ce qu’on est convenu d’appeler le classique dans l’art, lui semblait imposer des restrictions trop méthodiques, s’il refusait de se laisser garrotter par ces menottes et glacer par ce système conventionnel, s’il ne voulait pas s’enfermer dans les symétries d’une cage, c’était pour s’élever dans les nues, chanter comme l’alouette plus près du bleu du ciel, ne devoir jamais descendre de ces hauteurs. Il eut voulu ne se livrer au repos qu’en planant dans les régions élevées, comme l’oiseau de paradis dont on disait jadis qu’il ne goûtait le sommeil qu’en restant les ailes étendues, bercé par les souffles de l’espace, au haut des airs où

1) M*. Sand. Lucrezin Floriant. il suspendait son vol. Chopin se refusait obstinément à s’enfoncer dans les tanières des forêts, pour prendre note des vagissemens et des hurlemens dont elles sont remplies ; à explorer les déserts affreux, en y traçant des sentiers que le vent perfide roule avec ironie sur les pas du téméraire qui essaye de les former.

Tout ce qui dans la musique italienne est si franc, si lumineux, si dénué d’apprêt, en même temps que de science ; tout ce qui dans l’art allemand porte le cachet d’une énergie populaire, quoique puissante, lui plaisait également peu. A propos de Schubert il dit un jour : « que le sublime était flétri lorsque le commun ou le trivial lui succédait ». Hummel, parmi les compositeurs de piano, était un des auteurs qu’il relisait avec le plus de plaisir. Mozart représentait à ses yeux le type idéal, le poëte par excellence, car il condescendait plus rarement que tout autre à franchir les gradins qui séparent la distinction de la vulgarité. Il aimait précisément dans Mozart, le défaut qui lui fit encourir le reproche que son père lui adressait après une représentation de YIdoménée : « Vous avez eu tort de n’y rien mettre pour les longues oreilles ». La gaieté de Papageno charmait celle de Chopin ; l’amour de Tamino et ses mystérieuses épreuves lui semblaient dignes d’occuper sa pensée ; Zerline et Mazetto l’amusaient par leur naïveté raffinée. Il comprenait les vengeances de donna Anna, parcequ’elles ne ramenaient que plus de voiles sur son deuil. A côté de cela, son sybaritisme de pureté, son appréhension du lieu-commun étaient tels, que même dans Don Juan, même dans cet immortel chef-d’œuvre, il découvrait des passages dont nous lui avons entendu regretter la présence. Son culte pour Mozart n’en était pas diminué, mais comme attristé. Il parvenait bien à oublier ce qui lui répugnait, mais se réconcilier avec, lui était impossible. Ne subissait-il pas en ceci les douloureuses conditions de ces supériorités d’instinct, irraisonnées et implacables, dont nulle persuasion, nulle démonstration, nul effort ne parviennent jamais à obtenir l’indulgence, ne fût-ce que celle de l’indifférence, pour des objets d’un spectacle antipathique et d’une, aversion si insurmontable qu’elle est comme une sorte, d’idiosyncrasie ?

Chopin donna à nos essais, à nos luttes d’alors, si remplies encore d’hésitations et d’incertitudes, d’erreurs et d’exagerations, qui rencontraient plus de sages hochant la téte que de contradicteurs glorieux, l’appui d’une rare fermeté de conviction, d’une conduite calme et inébranlable, d’une stabilité de caractère également à l’épreuve des lassitudes et des leurres, en même temps que l’auxiliaire efficace qu’apporte à une cause le mérite des ouvrages qu’elle peut revendiquer. Chopin accompagna ses hardiesses de tant de charme, de mesure et de savoir, qu’il fut justifié d’avoir eu confiance en son seul génie par la prompte admiration qu’il inspira. Les solides études qu’il avait faites, les habitudes réfléchies de sa jeunesse, le culte dans lequel il fut élevé pour les beautés classiques, le préservèrent de perdre ses forces en tâtonnemens malheureux et en demi-réussites, comme il est arrivé à plus d’un partisan des idées nouvelles.

Sa studieuse patience à élaborer et à parachever ses ouvrages le mettait à l’abri des critiques qui enveniment les dissentimens, en s’emparant de victoires faciles et insignifiantes dues aux omissions et à la négligence de la mégarde. Exercé de bonne heure aux exigences de la règle, ayant même produit de belles œuvres dans lesquelles il s’y était astreint, il ne la secouait qu’avec l’à-propos d’une justesse savamment meditée. Il avançait toujours en vertu de son principe, sans se laisser emporter à l’exagération ni séduire aux transactions, délaissant volontiers les formules théoriques pour ne poursuivre que leurs résultats. Moins préoccupé des disputes d’école et de leurs termes que de se donner la meilleure des raisons, celle d’une œuvre accomplie, il eut ainsi le bonheur d’éviter les inimitiés personnelles et les accommodemens fâcheux. Plus tard, le triomphe de ses idées ayant diminué l’intérêt de son rôle, il ne chercha pas d’autre occasion pour se placer de rechef à la tête d’un groupe quelconque. En cette unique occurrence où il prit rang dans un conflit de parti, il fit preuve de convictions absolues, tenaces et inflexibles, comme toutes celles qui, en étant vives, se font rarement jour. Mais, sitôt qu’il vit son opinion avoir assez d’adhérens pour régner sur le présent et dominer l’avenir, il se retira de la mêlée, laissant les combattans s’assaillir dans des escarmouches moins utiles à la cause qu’agréables aux gens qui aiment à se battre, surtout à battre, au risque d’être battus. Vrai grand-seigneur et vrai chef de parti, il se garda de survaincre, de poursuivre une arrière-garde en déroute, se conduisant en prince victorieux auquel il suffit de savoir que sa cause est hors de danger pour ne plus se mêler aux combattans.

Avec les dehors plus modernes, plus simples, moins extatiques, Chopin avait pour l’art le culte respectueux que lui portaient les premiers maîtres du moyen-âge. Comme pour eux, l’art était pour lui une belle, une sainte vocation. Comme eux, fier d’y avoir été appelé, il desservait ses rites avec une piété émue. Ce sentiment s’est révélé à l’heure de sa mort dans un détail, dont les mœurs de la Pologne nous expliquent seules toute la signification. Par un usage moins répandu de nos temps, mais qui toutefois y subsiste encore, on y voyait souvent les mourans choisir les vêtemens dans lesquels ils voulaient être ensevelis, préparés par quelques-uns longtemps à l’avance ’).

1) L’auteur de Julie et Adolphe (roman imité de la Nouvelle Héloise et qui eut beaucoup de vogue à sa publication), le général K. qui, iifcé de plus de quatre-vingts ans, vivait encore dans une campagne du gouvernement de la Volhynie à l’époque de notre séjour dans ces contrées, avait fait, conformément a la coutume dont nous parlons, construire son cercueil qui, depuis trente ans, était toujours posé à côté de la porte de sa chambre. Leurs plus chères, leurs plus intimes pensées, s’exprimaient ou se trahissaient ainsi, pour la dernière fois. Les robes monastiques étaient fréquemment désignées par des personnes mondaines ; les hommes préféraient ou refusaient le costume de leurs charges, selon que des souvenirs glorieux ou chagrins s’y rattachaient. Chopin, qui parmi les premiers artistes contemporains donna le moins de concerts, voulut pourtant être mis au tombeau dans les habits qu’il y avait porté. Un sentiment naturel et profond, découlant d’une source intarissable d’enthousiasme pour son art, a sans doute dicté ce dernier vœu, alors que, remplissant fervemment les derniers devoirs du chrétien, il quittait tout ce que de la terre il ne pouvait emporter aux cieux. Longtemps avant l’approche de la mort, il avait rattaché à l’immortalité son amour et sa foi en l’art. Il voulut témoigner une fois de plus au moment ou il serait couché dans le cercueil, par un muet symbole comme de coutume, l’enthousiasme qu’il avait gardé intact pendant toute sa vie. II mourut fidèle à lui-même, adorant dans l’art ses mystiques grandeurs et ses plus mystiques révélations.

En se retirant, ainsi que nous l’avons dit, du tournant tempêtueux de sa société, Chopin reportait ses sollicitudes et ses affections dans le rayon de sa famille, de ses connaissances de jeunesse, de ses compatriotes. Il conserva avec eux, sans aucune interruption, des rapports fréquens, qu’il entretenait avec un grand soin. Sa sœur Louise lui était surtout chère ; une certaine ressemblance dans la nature de leur esprit et la pente de leurs sentimens, les rapprocha plus particulièrement encore. Elle fit plusieurs fois le voyage de Varsovie à Paris, pour le voir ; en dernier lieu, elle vint y passer les trois derniers mois de la vie de son frère, pour l’entourer de ses soins dévoués.

Dans ses relations avec ses parens, Chopin mettait une grâce charmante. Non content d’entretenir av ec eux une correspondance active, il profitait de son séjour à Paris pour leur procurer ces mille surprises que donnent les nouveautés, les bagatelles, les infinimens petits, infiniment jolis, dont la primeur fait le charme. Il recherchait tout ce qu’il croyait pouvoir être agréable à Varsovie et y envoyait continuellement des petits riens, modes ou babioles nouvelles. Il tenait à ce qu’on conservât ces objets, si futiles, si insignifians qu’ils fussent, comme pour être toujours présent au milieu de ceux à qui il les destinait. De son côté, il attachait un grand prix à toute preuve d’affection venue de ses parens. Recevoir de leurs nouvelles ou des marques de leur souvenir lui était une fête ; il ne la partageait avec personne, mais on s’en apercevait au souci qu’il prenait de tous les objets qui lui arrivaient de leur part. Les moindres d’entre eux lui étaient précieux et, nonseulement il ne permettait pas aux autres de s’en servir, mais il était visiblement contrarié lorsqu’on y touchait.

Quiconque arrivait de Pologne était le bienvenu auprès de lui. Avec ou sans lettre de recommandation il était reçu à bras ouverts, comme s’il eût été de la famille. Il permettait à des personnes souvent inconnues quand elles venaient de son pays, ce qu’il n’accordait à aucun d’entre nous : le droit de déranger ses habitudes. Il se gênait pour elles, il les promenait, il retournait vingt fois de suite aux mêmes lieux pour leur faire voir les curiosités de Paris, sans jamais témoigner d’ennui à ce métier de cicerone et de badaud. Puis, il donnait à diner à ces chers compatriotes, dont la veille il avait ignoré l’existence ; il leur évitait toutes les menues-dépenses, il leur prêtait de l’argent. Mieux que cela ; on voyait qu’il était heureux de le faire, qu’il éprouvait un vrai bonheur à parler sa langue, à se trouver avec les siens, à se retrouver par eux dans l’atmosphère de sa patrie qu’il lui semblait encore respirer à côté d’eux. On voyait combien il se plaisait à écouter leurs tristes récits, à distraire leurs douleurs, à détourner leurs sanglans souvenirs, en consolant leurs suprêmes regrets par les infinies promesses d’une espérance éloquemment chantée.

Chopin écrivait régulièrement aux siens, mais seulement à eux. Une de ses bizarreries consistait à s’abstenir de tout échange de lettres, de tout envoi de billets ; on eût pu croire qu’il avait fait vœu de n’en jamais adresser à des étrangers. C’était chose curieuse de le voir recourir à tous les expédiens pour échapper à la nécessité de tracer quelques lignes. Maintes fois il préféra traverser Paris d’un bout à l’autre, pour refuser un diner ou faire part de légères informations, plutôt que de s’en épargner la peiite au moyen d’un petite feuille de papier. Son écriture resta comme inconnue à la plupart de ses amis. On dit qu’il lui est arrivé de s’écarter de cette habitude en faveur de ses belles compatriotes fixées à Paris, dont quelques-unes possèdent de charmans autographes de lui, tous en polonais. Cette infraction à ce qu’on eût pu prendre pour une règle, s’explique par le plaisir qu’il avait à parler sa langue, qu’il employait de préférence et dont il se plaisait à traduire aux autres les locutions les plus expressives. Comme les slaves en général, il possédait très-bien le français ; d’ailleurs, vû son origine française, il lui avait été enseigné avec un soin particulier. Mais, il s’en accommodait mal, lui reprochant d’être peu sonore à l’oreille et d’un génie froid.

Cette manière de le juger est d’ailleurs assez répandue parmi les polonais, qui s’en servent avec une grande facilité, le parlent beaucoup entre eux, souvent mieux que leur propre langue, sans jamais cesser de se plaindre à ceux qui ne la connaissent pas de ne pouvoir rendre dans un autre idiome que le leur, les chatoiemens infinis de l’émotion, les nuances éthérées de la pensée. C’est tantôt la majesté, tantôt la passion, tantôt la grâce, qui à leur dire fait défaut aux mots français. Si on leur demande le sens d’un vers, d’une parole.citée par eux en polonais, — Oh ! c’est intraduisible ! — est Unmanquablement la première réponse faite à l’étranger. Viennent ensuite les commentaires, qui servent surtout à commenter l’exclamation, à expliquer toutes les finesses, tous les sous-entendus, tous les contraires renfermés dans ces mots intraduisibles ! Nous en avons cité quelques exemples, lesquels joints à d’autres, nous portent à supposer que cette langue a l’avantage d’imager les substantifs abstraits et que, dans le cours de son développement, elle a dû au génie poétique de la nation d’établir entre les idées un rapprochement frappant et juste par les étymologies, les dérivations, les synonymes. Il en résulte comme un reflet coloré, ombre ou lumière, projeté sur chaque expression.

L’on pourrait dire ainsi que les mots de cette langue font nécessairement vibrer dans l’esprit un son enharmonique imprévus ou bien, le son correspondant d’une tierce qui module immédiatement la pensée en un accord majeur ou mineur. La richesse de son vocabulaire permet toujours le choix du ton ; mais la richesse peut devenir une difficulté et il ne serait pas impossible d’attribuer l’usage des langues étrangères, si répandues en Pologne, aux paresses d’esprit et d’études qui veulent échapper à la fatigue d’une habileté de diction, indispensable dans une langue pleine de soudaines profondeurs et d’un laconisme si énergique, que l’àpeu-près y devient difficile et la banalité insoutenable. Les vagues assonances de sentimens mal définis, sont incompressibles dans les fortes nervures de sa grammaire. L’idée n’y peut sortir d’une pauvreté singulièrement dénudée, tant qu’elle reste en deçà des bornes du lieu commun ; par contre, elle réclame une rare précision de termes pour ne pas devenir baroque au de là. La littérature polonaise compte moins que d’autres les noms d’auteurs devenus classiques ; en revanche, presque chacun d’eux dota sa patrie d’une de ces œuvres qui restent à jamais. Elle doit peut-être à ce caractère hautain et exigeant de son idiôme, de voir le nombre de ses chefs-d’œuvre en proportion plus grande qu’ailleurs avec celui de ses littérateurs. On se sent maître, quand on se hasarde à manier cette belle et riche langue. ’)

1) On ne saurait reprocher au polonais de manquer d’harmonie et d’être dépourvu d’attrait musical. Ce n’est pas la fréquence des consonnes qui constitue toujours et absolument la dureté d’une langue, mais le mode de leur association ; on pourrait même dire que quelques-unes n’ont un coloris terne et froid, que par l’absence de sons bien déterminés et fortement marqués. C’est la rencontre désagréable et disharmonieuse de consonnes hétérogènes, qui blesse péniblement les habitudes d’une oreille délicate et cultivée ; c’est le retour répété de certaines consonnes bien accouplées qui ombre, rhythme le langage, lui donne de la vigueur, la prépondérance des voyelles ne produisant qu’une sorte de teinte claire et pâle qui demande à être relevée par des rembrunissemens. Les langues slaves emploient, il est vrai, beaucoup de consonnes, mais en général avec des rapprochemens sonores, quelquefois flatteurs à l’ouïe, presque jamais tout-à-fait discordans, même alors qu’ils sont plus frappans que mélodieux. La qualité de leurs sons est riche, pleine et très-nuancée ; ils ne restent point resserrés dans une sorte de médium étroit, mais s’étendent dans un régistre considérable par la variété des intonations qu’on leur applique, tantôt basses, tantôt hautes. Plus on avance vers l’Orient, et plus ce trait philologique s’accentue ; on le rencontre dans les langues sémitiques : en chinois, le même

L’élégance matérielle était aussi naturelle à Chopin que celle de l’esprit. Elle se trahissait autant dans les

mot prend un sens totalement différent, selon le diapason sur lequel on le prononce. Le L slave, celte lettre presque impossible à prononcer à ceux qui ne l’ont pas appris dès leur enfance, n’a rien de sec. Elle donne à l’ouïe l’impression que produit sur nos doigts un épais velours île laine, rude et souple à la fois. La réunion des consonnes clapotantes étant rare en polonais, les assonances très-aisément multipliées, cette comparaison pourrait s’appliquer a l’ensemble de l’effet qu’il produit sur l’oreille des étrangers. On y rencontre beaucoup de mots imitant le bruit propre aux objets qu’ils désignent. Les répétitions réitérées du eh (A aspiré), du sz (ch en français), du rx, du ez, si effrayans à un œil profane et dont le timbre n’a pour la plupart rien de barbare, (ils se prononcent-à-peu près comme geai et Iche, , facilitent ces mimologies. Le mot dzwiek, son, (lisez dzwienque , en offre un exemple assez caractéristique ; il paraîtrait difficile de mieux reproduire la sensation que la r.ésonance d’un diapason fait éprouver a l’oreille. — Entre les consonnes accumulées dans des groupes qui produisent des tons très-divers, tantôt métalliques, tantôt bourdonnans, sifflans ou grondans, il s’entremêle des diphthongues nombreuses et des voyelles qui deviennent souvent quelque peu nasales, l’a et l’e étant prononcés comme on et in lorsqu’ils sont accompagnés d’une cédille : q, f. A côté du c (tse) qu’on dit avec une grande mollesse, quelquefois â tsie., le s accentué, i, est presque gazouillé. Le z a trois sons ; on croirait l’accord d’un Ion. Le i ijait), le z \zed’ et le : jzied’. L’y forme une voyelle d’un son étouffé, eu, que nous ne saurions pas plus reproduire en français que celui du i ; aussi bien que lui, elle donne un chatoyant ineffable à la langue. — Ces élémens fins et déliés permettent aux femmes de prendre dans leurs discours un accent chantant ou traînant, qu’elles transportent d’ordinaire aux autres langues, où le charme, devenant défaut, déroute au lieu de plaire. Que de choses, que de personnes qui, à peine transportées dans un milieu dont l’air ambiant, le courant de pensées diverses, ne comportent pas un genre de grâce, d’expression, d’attrait, ce qui en elles était fascinant et irrésistible devient choquant et agaçant, uniquement parceque ces mêmes séductions sont placées sous la rayon d’un autre éclairage ; parceque les ombres y perdant leurs profondeurs, les reflets lumineux n’ont plus leur éclat et leurs signifiauces. En parlant leur langue, les polonaises ont encore l’habitude de objets qui lui appartenaient, que dans ses manières distinguées. Il avait la coquetterie des appartenons ;

faire succéder à des espèces de récitatifs et de thrénodies improvisées, lorsque les sujets qui les occupent sont sérieux et mélancoliques, un petit parler gras et zézayant comme celui desenfans. Est ce pour garder et manifester les privilèges de leur suzeraineté féminine, au moment même où elles ont condescendu à être graves comme des sénateurs, de bon conseil comme le ministre d’un règne précédent et sage, profondes comme un vieux théologien, subtiles comme un metaphysicien allemand ? Mais, pour peu que la polonaise soit en veine de gaieté, en train de laisser luire les feux de ses charmes, de laisser s’exhaler les parfums de son esprit, comme la fleur qui penche son calice sous le chaud rayon d’un soleil de printemps pour répandre dans les airs ses senteurs, on dirait son âme que tout mortel voudrait aspirer et imboire comme une bouffée de félictié arrivée des régions du paradis… elle ne semble plus se donner la peine d’articuler ses mots, comme les humbles habitans de cette vallée de larmes. Elle se met à rossignoler ; les phrases deviennent des roulades qui montent aux plus haut de la gamme d’un soprano enchanteur, ou bien les périodes se balancent en trilles qu’on dirait le tremblement d’une goutte de rosée ; triomphes cliurmans, hésitations plus charmantes encore, entre-coupées de petits rires perlés, de petits cris interjectifs ! Puis viennent de petits points d’orgues dans les notes sublimes du régistre de la voix, lesquels descendent rapidement par on ne sait quelle succession chromatique de demiIons et quarts de ton , pour s’arrêter sur une note grave et poursuivre des modulations infinies, brusques, originales, qui dépaysent l’oreille inaccoutumée à ce gentil ramage, qu’une légère teinte d’ironie revêt par momens d’un faux-air de moquerie narquoise particulier au chant de certains oiseaux. Comme les vénitiennes, les polonaises aiment à zimiluler et, des diastémes piquans, des azophies imprévues, des ■nuances charmantes, se trouvent tout naturellement mêlés à cette caquelerie mignonne qui fait tomber les paroles de leurs lèvres, tantôt comme une poignée de perles qui s’éparpillent et résonnent sur une vasque d’argent, tantôt comme des étincelles qu’elles regardent curieusement briller et s’éteindre, à moins que l’une d’elles n’aille s’ensevelir dans un cœur qu’elle peut dévorer et dessécher s’il ne possède point le secret de la réaction ; qu’elle peut allumer comme une haute flamme d’héroisme et de gloire, comme un phare bienfaisant dans les tempêtes aimant beaucoup les fleurs, il en ornait toujours le sien. Sans approcher de l’éclatante richesse dont à cette époque quelques-unes des célébrités de Paris décoraient leurs demeures, il gardait sur ce point, ainsi que sur le chapitre des élégances de cannes, d’épingles, de boutons, des bijoux fort à la mode alors, l’instinctive ligne du comme il faut, entre le trop et le trop peu.

Comme il ne confondait son temps, sa pensée, ses démarches,

de la vie. En tout cas, quelqu’emploi qu’elles en fassent, la langue polonaise est dans la bouche des femmes bien plus douce et plus caressante que dans celle des hommes. — Quand eux ils se piquent de la parler avec élégance, ils lui impriment une sonorité mâle qui semble pouvoir s’adapter très-énergiquement aux mouvemens de l’éloquence, autrefois si cultivée en Pologne. La poésie puise dans ces matériaux si nombreux et variés, une diversité de rhythmes et de prosodies, une abondance de rimes et de consonances, qui lui rendent possible de suivre, musicalement en quelque sorte , le coloris des sentimens et des scènes qu’elle dépeint, non seulement en courtes onomatopées, mais durant de longues tirades. — On a comparé avec raison l’analogie du polonais et du russe, à celle qui existe entre le latin et l’italien. En effet, la langue russe est plus mélismatique, plus allanguie, plus soupirée. Son cadencement est particulièrement approprié au chant , si bien que ses belles poésies, celles de Zukowski et dePouchkin, paraissent renfermer une mélodie toute dessinée par le mètre des vers. Il semble qu’on n’ait qu’à dégager un arioso ou un doux cantabilede certaines stances, telles que le Chiite noir, le Talisman, et bien d’autres. — L’ancien slavon, qui est la langue de l’Église d’Orient, a un tout autre caractère. Une grande majesté y prédomine ; plus gutturale que les autres idiomes qui en découlent, elle est sévère et monotone avec grandeur, comme les peintures byzantines conservées dans le culte auquel elle est incorporée. Elle a bien la physionomie d’une langue sacrée qui n’a servi qu’à un seul sentiment, qui n’a point été modulée, façonnée, énervée, par de profanes passions, ni aplatie et réduite à de mesquines proportions par de vulgaires besoins. avec ceux, de personne, la société des femmes lui était souvent plus commode en ce qu’elle obligeait à moins de rapports subséquens. Ayant toujours conservé une exquise pureté intérieure que les orages de la vie ont peu troublé, jamais souillé, car ils n’ébranlèrent jamais en lui le goût du bien, l’inclination vers l’honnête, le respect de la vertu, la foi en la sainteté, Chopin ne perdit jamais cette naiveté juvénile qui permet de se trouver agréablement dans un cercle dont la vertu, l’honnêteté, la respectabilité, font les principaux frais et le plus grand charme. Il aimait les causeries sans portée des gens qu’il estimait ; il se complaisait aux plaisirs enfantins des jeunes-personnes. Il passait volontiers des soirées entières à jouer au ColinMaillard avec de jeunes-filles, à leur conter des historiettes amusantes ou cocasses, à les faire rire de ces rires fous de la jeunesse qui font encore plus plaisir à entendre que le chant de la fauvette.

Tout cela réuni faisait que Chopin, si intimement lié avec quelques unes des personnalités les plus marquantes du mouvement artistique et littéraire d’alors que leurs existences semblaient n’en faire qu’une, resta néanmoins un étranger au milieu d’elles. Son individualité ne se fondit avec aucune autre. Personne d’entre les parisiens n’était à même de comprendre cette réunion, accomplie dans les plus hautes régions de l’être, entre les aspirations du génie et la pureté des désirs. Encore moins-pouvait on sentir le charme de cette noblesse infuse, de cette élégance innée, de cette chasteté virile, d’autant plus savoureuse qu’elle était plus inconsciente de ses dédains pour le charnel vulgaire là, où tous croyaient que l’imagination ne pouvait être coulée dans les moules d’un chef-d’œuvre, que chauffée à blanc dans les hauts fourneaux d’une sensualité âcre et pleine d’infâmes scories !

Mais, une des plus précieuses prérogatives de la pureté intérieure étant de ne pas deviner les raffinemens, de ne pas appercevoir les cynismes de l’impudeur, Chopin se sentait oppressé par le voisinage de certaines personnalités dont l’œil n’avait plus de transparence, dont l’haleine était impure, dont les lèvres se plissaient comme celles d’un satire, sans se douter le moins du monde que des faits, qu’il appelait les écarts du génie, étaient élevés à la hauteur d’un culte envers la déesse Matière ! Le lui eût-on dit mille fois, jamais on ne lui eut persuadé que la rudesse baroque des manières, le parler sans-gène des appétits indignes, les envieuses diatribes contre les riches et les grands, étaient autre chose que le manque d’éducation d’une classe inférieure. Jamais il n’eut cru que chaque pensée lascive, chaque espoir honteux, chaque souhait rapace, chaque vœu homicide, était l’encens offert à cette basse idole et que chacune de ces exhalaisons, devenue si vite d’étourdissante, fétide, était reçue dans les cassolettes de similor d’une poésie menteuse, comme un hommage de plus dans l’apothéose sacrilége !

La campagne et la vie de château lui convenaient tellement, que pour en jouir il acceptait une société qui ne lui convenait pas du tout. On pourrait en induire qu’il lui était plus aisé d’abstraire son esprit des gens qui l’entouraient, de leur partage bruyant comme le son des castagnettes, que d’abstraire ses sens de l’air étouffé, de la lumière terne, des tableaux prosaïques de la ville, où les passions sont excitées et surexcitées à chaque pas, les organes rarement flattés. Ce que l’on y voit, ce que l’on y entend, ce que l’on y sent, frappe au lieu de bercer ; fait sortir de soi, au lieu de faire rentrer en soi. Chopin en souffrait, mais ne se rendait pas compte des ce qui l’offusquait, aussi longtemps que des salons amis l’attendirent et que la lutte des opinions littéraires et artistiques le préoccupa vivement. L’Art pouvait lui faire oublier la Nature ; le Beau dans les créations de l’homme pouvait lui remplacer pour quelque temps le Beau des créations de Dieu ; aussi, aimait-il Paris. Mais, il était heureux chaque fois qu’il pouvait le laisser loin derrière lui !

A peine était-il arrivé dans une maison de campagne, à peine se voyait-il entouré de jardins, de vergers, de potagers, d’arbres, de hautes herbes, de fleurs telles quelles, qu’il semblait un autre homme, un homme transfiguré. L’appétit lui revenait, sa gaieté débordait, ses bons-mots pétillaient. Il s’amusait de tout avec tous, devenait ingénieux à varier les anmsemens, à multiplier les épisodes égayans de cette existence au grand air qui le ranimait , de cette liberté rustique si fort de son goût. La promenade ne l’ennuyait pas ; il pouvait beaucoup marcher et roulait volontiers en voiture. Il observait et décrivait peu ces paysages agrestes : cependant il était aisé de remarquer qu’il en avait une impression très vive. A quelques mots qui lui échappaient, on eut dit qu’il se sentait plus près de sa patrie en se trouvant au milieu des blés, des prés, des haies, des foins, des fleurs des champs, des bois qui partout ont les mêmes senteurs. Il préférait se voir entre les laboureurs, les faucheurs, les moissonneurs, qui dans tous les pays se ressemblent un peu, qu’entre les rues et les maisons, les ruisseaux et les gamins de Paris, qui certes ne ressemblent à rien et ne peuvent rien rappeler à personne, tant l’ensemble gigantesque, souvent discordant, de la « grand’ ville », a quelque chose d’écrasant pour des natures sensitives et maladives.

En outre, Chopin aimait à travailler à la campagne, comme si cet air pur, sain et pénétrant, ravigorait son organisme qui s’étiolait au milieu de la fumée et de l’air épais de la rue ! Plusieurs de ses meilleurs ouvrages écrits durant ses villegiature, renferment peut-être le souvenir de ses meilleurs jours d’alors.