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Fables/Fable 7

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FABLE VII.

L’Agneau, & ſes freres



AVtresfois nâquit un Agneau,
Plus digne d’eſtre un Louveteau,
Que d’avoir Moutonne origine.
Il crioit ſans ceſſe famine,
A tous les Agneaux du troupeau.
Sa Mere, diſoit-il, eſtoit preſque tarie,
Il rempliſſoit d’un plaintif beêlement,

Pâturages, & Bergerie,
Et voyez la friponnerie !
Sa Mere avoit du laict, plus que ſuffiſamment ;
Mais outre qu’il eſtoit d’un naturel gourmand,
Il s’eſtoit apperceu que Bergers & Bergeres,
De Beſtail bien nourry font touſiours plus de cas,
Que de Beſtail qui ne profite pas.
Le voila donc gueuſant du laict, à tous ſes freres.
Hé ! leur diſoit-il, par pitié
Souffrez que ie tette vos Meres,

Elles ont trop de laict pour vous de la moitié :
Et moy pauvre Agnelet, natif de meſme Eſtable,
Qui nuict & jour, tire la mienne en vain,
Je ſerois deſia mort de faim,
Si ie n’avois trouvé quelqu’Agneau ſecourable.
Jamais la feinte, avant ce jour,
Chez les ſimples Agneaux, ne fut miſe en pratique,
Ceux-cy croyant aux dits, du rusé famelique,
Luy cedoient bonnement, leur place tour à tour.

Il profite à gogo de cette complaiſance,
Il croiſt, il devient graſſelet,
Au lieu que les Agneaux, qu’il tenoit au filet,
Jeûnant de son trop d’abondance,
Auprés de luy ne ſembloient qu’avortons.
Arrive un Marchand de Moutons.
On luy fait voir la Peuplade nouvelle,
A peine il jette l’œil ſur elle,
Qu’il croit que les Sorciers, ont maudit le Troupeau ;

Où mene-t’on, dit-il, ces pauvres Brebis paiſtre ?
Leurs petits n’ont que les os & la peau.
Gardez-les pour peupler, Monſieur, dit-il au Maiſtre,
Car de les vendre en cét eſtat,
Vous n’en tirerez pas ſeulement une obole.
En prononçant cette parole
Il mit la main ſur noſtre Scelerat.
Ho, ho, dit-il, je taſte un drôle,
Qui s’eſt ſauvé du Magique attentat,

Il l’achepte, on luy livre, il fait le meilleur Plat,
De la prochaine Hoſtellerie,
Pendant que les Agneaux, qu’il a mis aux abois,
Bondiſſent ſur l’herbe fleurie,
Ou ruminent en paix à l’ombrage des bois.

Ie n’expliqueray point ma Fable.
Tout convoiteux du bien d’autruy,
Tout Paraſite inſatiable,
Bref tout humain, du ſiecle d’aujourd’huy,
Qui d’eſtre mon Agneau, ſe ſentira capable,

Sçaura bien que je parle à luy.