La tête et la queue du Serpent

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Fables choisies, mises en versDenys Thierry et Claude BarbinTroisième partie : livres vii, viii (p. 82-85).

XVI.

La teſte et la queuë du Serpent.



LE Serpent a deux parties
Du genre humain ennemies,
Teſte et queuë ; et toutes deux
Ont acquis un nom fameux
Aupres des Parques cruelles ;

Si bien qu’autrefois entre elles
Il ſurvint de grands debats
Pour le pas.
La teſte avoit toûjours marché devant la queuë.
La queuë au Ciel ſe plaignit,
Et luy dit :
Je fais mainte & mainte lieuë,
Comme il plaiſt à celle-cy.
Croit-elle que toûjours j’en veüille uſer ainſi ?
Je ſuis ſon humble ſervante.
On m’a faite Dieu mercy
Sa ſœur, & non ſa ſuivante.
Toutes deux de meſme ſang
Traitez-nous de meſme ſorte :
Auſſi bien qu’elle je porte
Un poiſon prompt & puiſſant.
Enfin voila ma requeſte :
C’eſt à vous de commander,

Qu’on me laiſſe préceder
À mon tour ma ſœur la teſte.
Je la conduiray ſi bien,
Qu’on ne ſe plaindra de rien.
Le Ciel eut pour ces vœux une bonté cruelle.
Souvent ſa complaiſance a de méchans effets.
Il devroit eſtre ſourd aux aveugles ſouhaits.
Il ne le fut pas lors : & la guide nouvelle,
Qui ne voyoit au grand jour,
Pas plus clair que dans un four,
Donnoit tantoſt contre un marbre,
Contre un paſſant, contre un arbre.
Droit aux ondes du Styx elle mena ſa ſœur.

Malheureux les Eſtats tombez dans ſon erreur.