Les Filles de Minée

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Fables choisies, mises en versClaude BarbinLivre xii (p. 171-223).

XXVII.

Les Filles de Minée

Sujet tiré des Metamorphoſes
d’Ovide.


Je chante dans ces Vers les Filles de Minée,
Troupe aux arts de Pallas dés l’enfance adonnée,

Et de qui le travail fit entrer en courroux
Bacchus, à juſte droit de ſes honneurs jaloux.
Tout Dieu veut aux humains ſe faire reconnaître.
On ne voit point les champs répondre aux ſoins du Maître,
Si dans les jours ſacrez autour de ſes guerets,
Il ne marche en triomphe à l’honneur de Cérés.
La Grece étoit en jeux pour le fils de Séméle ;
Seules on vid trois ſœurs condamner ce ſaint zele.
Alcithoé l’aînée aïant pris ſes fuſeaux,
Dit aux autres : Quoi donc toûjours des Dieux nouveaux ?
L’Olympe ne peut plus contenir tant de têtes,

Ni l’an fournir de jours aſſez pour tant de Fêtes.
Je ne dis rien des vœux dûs aux travaux divers
De ce Dieu qui purgea de monſtres l’Univers ;
Mais à quoi ſert Bacchus, qu’à cauſer des querelles ?
Affoiblir les plus ſains ? enlaidir les plus belles ?
Souvent mener au Stix par de triſtes chemins ?
Et nous irons chommer la peſte des humains ?
Pour moi, j’ai reſolu de pourſuivre ma tâche.
Se donne qui voudra ce jour-ci du relâche :
Ces mains n’en prendront point. Je ſuis encor d’avis

Que nous rendions le temps moins long par des recits.
Toutes trois tour à tour racontons quelque hiſtoire ;
Je pourrois retrouver ſans peine en ma memoire
Du Monarque des Dieux les divers changemens ;
Mais comme chacun ſçait tous ces évenemens,
Diſons ce que l’amour inſpire à nos pareilles :
Non toutefois qu’il faille en contant ſes merveilles,
Accoûtumer nos cœurs à goûter ſon poiſon ;
Car, ainſi que Bacchus, il trouble la raiſon.
Recitons-nous les maux que ſes biens nous attirent.

Alcithoé ſe tut, & ſes sœurs applaudirent.
Aprés quelques momens, hauſſant un peu la voix,
Dans Thebes, reprit-elle, on conte qu’autrefois
Deux jeunes cœurs s’aimoient d’une égale tendreſſe :
Pyrame, c’eſt l’amant, eut Thiſbé pour maîtreſſe :
Jamais couple ne fut ſi bien aſſorti qu’eux ;
L’un bien fait, l’autre belle, agreables tous deux,
Tous deux dignes de plaire, ils s’aimerent ſans peine ;
D’autant plûtôt épris, qu’une invincible haine
Diviſant leurs parens, ces deux Amans unit,

Et concourut aux traits dont l’Amour ſe ſervit.
Le hazard, non le choix, avoit rendu voiſines
Leurs maiſons où regnoient ces guerres inteſtines ;
Ce fut un avantage à leurs deſirs naiſſans.
Le cours en commença par des jeux innocens :
La premiere étincelle eut embraſé leur ame
Qu’ils ignoroient encor ce que c’étoit que flâme.
Chacun favoriſoit leurs tranſports mutuels,
Mais c’étoit à l’inſçû de leurs parens cruels.
La défenſe eſt un charme ; on dit qu’elle aſſaiſonne

Les plaiſirs, & ſur tout ceux que l’amour nous donne.
D’un des logis à l’autre, elle inſtruiſit du moins
Nos Amans à ſe dire avec ſigne leurs ſoins.
Ce leger réconfort ne les put ſatisfaire ;
Il falut recourir à quelque autre myſtere.
Un vieux mur entr’ouvert ſeparoit leurs maiſons,
Le temps avoit miné ſes antiques cloiſons.
Là ſouvent de leurs maux ils déploroient la cauſe ;
Les paroles paſſoient, mais c’étoit peu de choſe.
Se plaignant d’un tel ſort, Pirame dit un jour,
Chere Thiſbé, le Ciel veut qu’on s’aide en amour ;

Nous avons à nous voir une peine infinie ;
Fuïons de nos parens l’injuſte tyrannie :
J’en ai d’autres en Grece ; ils ſe tiendront heureux
Que vous daignez chercher un azile chez eux ;
Leur amitié, leurs biens, leur pouvoir, tout m’invite
À prendre le parti dont je vous ſollicite.
C’eſt vôtre ſeul repos qui me le fait choiſir,
Car je n’oſe parler, helas ! de mon deſir ;
Faut-il à vôtre gloire en faire un ſacrifice ?
De crainte des vains bruits faut-il que je languiſſe ?
Ordonnez, j’y conſens, tout me ſemblera doux ;

Je vous aime Thiſbé, moins pour moi que pour vous.
J’en pourrois dire autant, lui repartit l’Amante ;
Vôtre amour étant pure, encor que vehemente,
Je vous ſuivrai par tout ; nôtre commun repos
Me doit mettre au-deſſus de tous les vains propos ;
Tant que de ma vertu je ſerai ſatisfaite,
Je rirai des diſcours d’une langue indiſcrete,
Et m’abandonnerai ſans crainte à vôtre ardeur,
Contente que je ſuis des ſoins de ma pudeur.
Jugez ce que ſentit Pirame à ces paroles ;
Je n’en fais point ici de peintures frivoles.

Suppléez au peu d’art que le Ciel mit en moi :
Vous-mêmes peignez-vous cet Amant hors de ſoi.
Demain, dit-il, il faut ſortir avant l’Aurore ;
N’attendez point les traits que ſon char fait éclore ;
Trouvez-vous aux degrez du terme de Cerés ;
Là nous nous attendrons ; le rivage eſt tout prés :
Une barque eſt au bord ; Les Rameurs, le vent même,
Tout pour nôtre départ montre une hâte extrême ;
L’augure en eſt heureux, nôtre ſort va changer ;
Et les Dieux ſont pour nous, ſi je ſçai bien juger.

Thiſbé conſent à tout ; elle en donne pour gage
Deux baiſers par le mur arrêtez au paſſage,
Heureux mur ! tu devois ſervir mieux leur deſir ;
Ils n’obtinrent de toi qu’une ombre de plaiſir.
Le lendemain Thiſbé ſort & prévient Pirame ;
L’impatience, helas ! maîtreſſe de ſon ame,
La fait arriver ſeule & ſans guide aux degrez ;
L’ombre & le jour luttoient dans les champs azurez.
Une lionne vient, monſtre imprimant la crainte ;
D’un carnage recent ſa gueule eſt toute teinte.

Thiſbé fuit, & ſon voile emporté par les airs,
Source d’un ſort cruel, tombe dans ces deſerts.
La lionne le voit, le ſoüille, le déchire,
Et l’aïant teint de ſang, aux forêts ſe retire.
Thiſbé s’étoit cachée en un buiſſon épais.
Pirame arrive, & void ces veſtiges tout frais.
Ô Dieux ! que devient-il ? un froid court dans ſes veines ;
Il apperçoit le voile étendu dans ces plaines :
Il le leve ; & le ſang joint aux traces des pas,
L’empêche de douter d’un funeſte trépas.
Thiſbé, s’écria-t-il, Thiſbé, je t’ai perduë,

Te voila par ma faute aux Enfers deſcenduë !
Je l’ai voulu ; c’eſt moi qui ſuis le monſtre affreux
Par qui tu t’en vas voir le ſéjour tenebreux :
Attens-moi, je te vais rejoindre aux rives ſombres ;
Mais m’oſerai-je à toi preſenter chez les Ombres ?
Jouïs au moins du ſang que je te vais offrir,
Malheureux de n’avoir qu’une mort à ſouffrir.
Il dit, & d’un poignard coupe auſſi-tôt ſa trame.
Thiſbé vient ; Thiſbé voit tomber ſon cher Pirame.
Que devint-elle auſſi ? tout lui manque à la fois,

Le ſens, & les eſprits auſſi bien que la voix.
Elle revient enfin ; Cloton pour l’amour d’elle
Laiſſe à Pirame ouvrir ſa mourante prunelle.
Il ne regarde point la lumiere des Cieux ;
Sur Thiſbé ſeulement il tourne encor les yeux.
Il voudroit lui parler, ſa langue eſt retenuë ;
Il témoigne mourir content de l’avoir vûë.
Thiſbé prend le poignard ; & découvrant ſon ſein,
Je n’accuſerai point, dit-elle, ton deſſein ;
Bien moins encor l’erreur de ton ame alarmée ;
Ce ſeroit t’accuſer de m’avoir trop aimée.

Je ne t’aime pas moins : tu vas voir que mon cœur
N’a non plus que le tien merité ſon malheur.
Cher Amant, reçois donc ce triſte ſacrifice.
Sa main & le poignard font alors leur office :
Elle tombe, & tombant range ſes vétemens,
Dernier trait de pudeur, même aux derniers momens.
Les Nymphes d’alentour lui donnerent des larmes ;
Et du ſang des Amans teignirent par des charmes
Le fruit d’un Meurier proche, & blanc juſqu’à ce jour,
Éternel monument d’un ſi parfait amour.
Cette hiſtoire attendrit les filles de Minée :

L’une accusoit l’Amant, l’autre la deſtinée,
Et toutes d’une voix conclurent que nos cœurs
De cette paſſion devroient être vainqueurs.
Elle meurt quelquefois avant qu’être contente ;
L’eſt-elle ? elle devient auſſi-tôt languiſſante :
Sans l’hymen on n’en doit recueillir aucun fruit,
Et cependant l’hymen eſt ce qui la détruit.
Il y joint, dit Climene, une âpre jalouſie.
Poiſon le plus cruel dont l’ame ſoit ſaiſie.
Je n’en veux pour témoin que l’erreur de Procris.

Alcithoé ma sœur, attachant vos eſprits,
Des tragiques amours vous a conté l’élite ;
Celles que je vais dire ont auſſi leur merite.
J’acourcirai le temps ainſi qu’elle, à mon tour.
Peu s’en faut que Phœbus ne partage le jour.
À ſes raïons perçans oppoſons quelques voiles.
Voïons combien nos mains ont avancé nos toiles.
Je veux que ſur la mienne, avant que d’être au ſoir,
Un progrés tout nouveau ſe faſſe appercevoir :
Cependant donnez-moy quelque heure de ſilence,
Ne vous rebutez point de mon peu d’éloquence ;

Souffrez-en les défauts ; & ſongez ſeulement
Au fruit qu’on peut tirer de cet évenement.

Cephale aimoit Procris, il étoit aimé d’elle ;
Chacun ſe propoſoit leur Hymen pour modelle.
Ce qu’Amour fait ſentir de piquant & de doux
Combloit abondamment les vœux de ces Époux.
Ils ne s’aimoient que trop ; leurs ſoins & leur tendreſſe
Approchoient des tranſports d’Amant & de Maiſtreſſe ;
Le Ciel même envia cette felicité :
Cephale eut à combattre une Divinité.

Il étoit jeune & beau, l’Aurore en fut charmée ;
N’étant pas à ces biens, chez elle, accoûtumée.
Nos belles cacheroient un pareil ſentiment :
Chez les Divinitez on en uſe autrement.
Celle-cy declara ſon amour à Cephale.
Il eut beau luy parler de la foy conjugale ;
Les jeunes Deïtez qui n’ont qu’un vieil Époux,
Ne ſe ſoûmettent point à ces loix comme nous.
La Déeſſe enleva ce Heros ſi fidelle :
De moderer ſes feux il pria l’Immortelle.
Elle le fit ; l’amour devint ſimple amitié :
Retournez, dit l’Aurore, avec votre moitié.

Je ne troublerai plus vôtre ardeur ni la ſienne ;
Recevez ſeulement ces marques de la mienne.
(C’étoit un javelot toujours seur de ſes coups.)
Un jour cette Procris qui ne vit que pour vous,
Fera le deſeſpoir de vôtre ame charmée,
Et vous aurez regret de l’avoir tant aimée.
Tout Oracle eſt douteux, & porte un double ſens ;
Celuy-cy mit d’abord nôtre Époux en ſuſpens :
J’aurai regret aux vœux que j’ai formez pour elle ;
Et comment ? N’eſt-ce point qu’elle m’eſt infidelle ?
Ah finiſſent mes jours plûtôt que de le voir !

Éprouvons toutefois ce que peut ſon devoir.
Des Mages auſſi-tôt conſultant la ſcience,
D’un feint adoleſcent il prend la reſſemblance ;
S’en va trouver Procris, éleve juſqu’aux Cieux
Ses beautez qu’il ſoûtient être dignes des Dieux ;
Joint les pleurs aux ſoûpirs comme un Amant ſçait faire,
Et ne peut s’éclaircir par cet art ordinaire.
Il falut recourir à ce qui porte coup,
Aux preſens ; il offrit, donna promit beaucoup,
Promit tant que Procris lui parut incertaine.
Toute choſe a ſon prix : voilà Cephale en peine ;

Il renonce aux citez, s’en va dans les forêts,
Conte aux vents, conte aux bois ſes déplaiſirs ſecrets :
S’imagine en chaſſant diſſiper ſon martyre.
C’étoit pendant ces mois où le chaud qu’on reſpire
Oblige d’implorer l’haleine des Zephirs.
Doux Vents, s’écrioit-il, prétez-moi des ſoupirs,
Venez, legers Demons par qui nos champs fleuriſſent :
Aure, fais-les venir ; je ſçai qu’ils t’obeïſſent ;
Ton emploi dans ces lieux eſt de tout ranimer.
On l’entendit, on crut qu’il venoit de nommer
Quelque objet de ſes vœux autre que ſon Épouſe.

Elle en eſt avertie, & la voilà jalouſe.
Maint voiſin charitable entretient ſes ennuis :
Je ne le puis plus voir, dit-elle, que les nuits.
Il aime donc cette Aure, & me quitte pour elle ?
Nous vous plaignons ; il l’aime, & ſans ceſſe il l’appelle ;
Les échos de ces lieux n’ont plus d’autres emplois
Que celui d’enſeigner le nom d’Aure à nos bois.
Dans tous les environs le nom d’Aure réſonne.
Profitez d’un avis qu’en paſſant on vous donne.
L’interêt qu’on y prend eſt de vous obliger.
Elle en profite, helas ! & ne fait qu’y ſonger.

Les Amants ſont toûjours de legere croïance.
S’ils pouvoient conſerver un raïon de prudence,
(Je demande un grand poinct, la prudence en amours)
Ils ſeroient aux rapports inſenſibles & ſourds.
Nôtre Épouſe ne fut l’une ni l’autre choſe :
Elle ſe leve un jour ; & lorſque tout repoſe,
Que de l’aube au teint frais la charmante douceur
Force tout au ſommeil, hormis quelque Chaſſeur,
Elle cherche Cephale ; un bois l’offre à ſa vuë.
Il invoquoit déja cette Aure pretenduë.

Viens me voir, diſoit-il, chere Déeſſe accours :
Je n’en puis plus, je meurs, fais que par ton ſecours
La peine que je ſens ſe trouve ſoulagée.
L’Épouſe ſe prétend par ces mots outragée ;
Elle croit y trouver, non le ſens qu’ils cachoient,
Mais celui ſeulement que ſes ſoupçons cherchoient.
Ô triſte jalouſie ! ô paſſion amere !
Fille d’un fol amour, que l’erreur a pour mere !
Ce qu’on voit par tes yeux cauſe aſſez d’embarras,
Sans voir encor par eux ce que l’on ne void pas.
Procris s’étoit cachée en la même retraite

Qu’un Fan de Biche avoit pour demeure ſecrete :
Il en ſort ; & le bruit trompe auſſi-tôt l’Époux.
Cephale prend le dard toûjours seur de ſes coups,
Le lance en cet endroit, & perce ſa jalouſe ;
Malheureux aſſaſſin d’une ſi chere Épouſe.
Un cri lui fait d’abord ſoupçonner quelque erreur ;
Il accourt, void ſa faute, & tout plein de fureur,
Du même javelot il veut s’ôter la vie.
L’Aurore & les Deſtins arrêtent cette envie.
Cet office lui fut plus cruel qu’indulgent.
L’infortuné Mari ſans ceſſe s’affligeant,
Eût accrû par ſes pleurs le nombre des fontaines,

Si la Déeſſe enfin, pour terminer ſes peines,
N’eût obtenu du Sort que l’on tranchat ſes jours ;
Triſte fin d’un Hymen bien divers en ſon cours.
Fuïons ce nœud, mes Sœurs, je ne puis trop le dire.
Jugez par le meilleur quel peut être le pire.
S’il ne nous eſt permis d’aimer que ſous ſes loix,
N’aimons point. Ce deſſein fut pris par toutes trois.
Toutes trois pour chaſſer de ſi triſtes penſées,
À revoir leur travail ſe montrent empreſſées.
Climene en un tiſſu riche, pénible, & grand,

Avoit preſque achevé le fameux different
D’entre le Dieu des eaux & Pallas la ſçavante.
On voïoit en lointain une ville naiſſante.
L’honneur de la nommer entr’eux deux conteſté,
Dépendoit du preſent de chaque Deïté.
Neptune fit le ſien d’un ſymbole de guerre.
Un coup de ſon trident fit ſortir de la terre
Un animal fougueux, un Courſier plein d’ardeur.
Chacun de ce preſent admiroit la grandeur.
Minerve l’effaça, donnant à la contrée
L’Olivier, qui de paix eſt la marque aſſurée ;
Elle emporta le prix, & nomma la Cité.

Athene offrit ſes vœux à cette Déité.
Pour les lui preſenter on choiſit cent pucelles,
Toutes ſçachant broder, auſſi ſages que belles.
Les premieres portoient force preſents divers.
Tout le reſte entouroit la Déeſſe aux yeux pers.
Avec un doux ſouris elle acceptoit l’hommage.
Climene aïant enfin reploïé ſon ouvrage,
La jeune Iris commence en ces mots ſon recit.

Rarement pour les pleurs mon talent réüſſit,
Je ſuivrai toutefois la matiere impoſée.
Telamon pour Cloris avoit l’ame embraſée :

Cloris pour Telamon brûloit de ſon côté.
La naiſſance, l’eſprit, les graces, la beauté ;
Tout ſe trouvoit en eux, hormis ce que les hommes
Font marcher avant tout dans ce ſiecle où nous ſommes.
Ce ſont les biens, c’eſt l’or, merite univerſel.
Ces Amants, quoi-qu’épris d’un deſir mutuel,
N’oſoient au blond Hymen ſacrifier encore ;
Faute de ce métail que tout le monde adore.
Amour s’en paſſeroit, l’autre état ne le peut :
Soit raiſon, ſoit abus, le Sort ainſi le veut.

Cette loi qui corrompt les douceurs de la vie,
Fut par le jeune Amant d’une autre erreur ſuivie.
Le Démon des Combats vint troubler l’Univers.
Un Païs conteſté par des Peuples divers
Engagea Telamon dans un dur exercice.
Il quitta pour un temps l’amoureuſe milice.
Cloris y conſentit, mais non pas ſans douleur.
Il voulut meriter ſon eſtime & ſon cœur.
Pendant que ſes exploits terminent la querelle,
Un parent de Cloris meurt, & laiſſe à la belle
D’amples poſſeſſions & d’immenſes treſors :

Il habitoit les lieux où Mars regnoit alors.
La Belle s’y tranſporte ; & partout révérée,
Par tout, des deux partis Cloris conſiderée,
Void de ſes propres yeux les champs où Telamon
Venoit de conſacrer un trophée à ſon nom.
Lui de ſa part accourt, et, tout couvert de gloire
Il offre à ſes amours les fruits de ſa victoire.
Leur rencontre ſe fit non loin de l’élement
Qui doit être évité de tout heureux Amant.
Des ce jour l’âge d’or les eût joints ſans myſtere ;

L’âge de fer en tout a coûtume d’en faire.
Cloris ne voulut donc couronner tous ces biens
Qu’au ſein de ſa Patrie, & de l’aveu des ſiens.
Tout chemin, hors la mer, alongeant leur ſouffrance,
Ils commettent aux flots cette douce eſperance.
Zephyre les ſuivoit quand preſque en arrivant,
Un Pirate ſurvient, prend le deſſus du vent,
Les attaque, les bat. En vain par ſa vaillance
Telamon juſqu’au bout porte la réſiſtance.
Aprés un long combat ſon parti fut défait ;

Lui pris ; & ſes efforts n’eurent pour tout effet
Qu’un eſclavage indigne. Ô Dieux, qui l’eût pû croire !
Le ſort ſans reſpecter ni ſon ſang ni ſa gloire,
Ni ſon bonheur prochain, ni les vœux de Cloris,
Le fit être forçat auſſi-tôt qu’il fut pris.
Le deſtin ne fut pas à Cloris ſi contraire ;
Un celebre Marchand l’achète du Corſaire :
Il l’emmene ; & bien-tôt la Belle, malgré ſoi,
Au milieu de ſes fers, range tout ſous ſa loi.
L’Épouſe du Marchand la void avec tendreſſe.
Ils en font leur Compagne, & leur fils ſa Maîtreſſe.

Chacun veut cet Hymen : Cloris à leurs deſirs
Répondoit ſeulement par de profonds ſoûpirs.
Damon, c’étoit ce fils, lui tient ce doux langage :
Vous ſoûpirez toûjours, toûjours vôtre viſage
Baigné de pleurs nous marque un déplaiſir ſecret.
Qu’avez-vous ? vos beaux yeux verroient-ils à regret
Ce que peuvent leurs traits, & l’excez de ma flâme ?
Rien ne vous force ici, découvrez-nous vôtre ame ;
Cloris, c’eſt moi qui ſuis l’eſclave, & non pas vous ;
Ces lieux, à vôtre gré, n’ont-ils rien d’aſſez doux ?

Parlez ; nous ſommes prêts à changer de demeure ;
Mes parens m’ont promis de partir tout-à-l’heure.
Regretez-vous les biens que vous avez perdus ?
Tout le nôtre eſt à vous, ne le dédaignez plus.
J’en ſçai qui l’agréroient ; j’ai ſçû plaire à plus d’une ;
Pour vous, vous meritez toute une autre fortune.
Quelle que ſoit la nôtre, uſez-en ; vous voïez
Ce que nous poſſedons, & nous-même à vos pieds.
Ainſi parle Damon, & Cloris toute en larmes,
Lui répond en ces mots accompagnez de charmes.

Vos moindres qualitez, & cet heureux ſejour
Même aux Filles des Dieux donneroient de l’amour ;
Jugez donc ſi Cloris eſclave & malheureuſe,
Voit l’offre de ces biens d’une ame dédaigneuſe.
Je ſçai quel eſt leur prix ; mais de les accepter,
Je ne puis ; & voudrois vous pouvoir écouter.
Ce qui me le défend, ce n’eſt point l’eſclavage ;
Si toûjours la naiſſance éleva mon courage,
Je me vois, grace aux Dieux, en des mains où je puis
Garder ces ſentimens malgré tous mes ennuis.

Je puis même avouër (helas ! faut-il le dire ? )
Qu’un autre a ſur mon cœur conſervé ſon empire.
Je cheris un Amant, ou mort ou dans les fers ;
Je prétens le cherir encor dans les enfers.
Pourriez-vous eſtimer le cœur d’une inconſtante ?
Je ne ſuis déja plus aimable ni charmante,
Cloris n’a plus ces traits que l’on trouvoit ſi doux,
Et doublement eſclave eſt indigne de vous.
Touché de ce diſcours, Damon prend congé d’elle :
Fuïons, dit-il en ſoi, j’oublîrai cette Belle,

Tout paſſe, & même un jour ſes larmes paſſeront :
Voïons ce que l’abſence & le temps produiront.
À ces mots il s’embarque ; et, quittant le rivage,
Il court de mer en mer, aborde en lieu ſauvage ;
Trouve des malheureux de leurs fers échapez,
Et ſur le bord d’un bois à chaſſer occupez.
Telamon, de ce nombre, avoit briſé ſa chaiſne ;
Aux regards de Damon il ſe preſente à peine,
Que ſon air, ſa fierté, ſon eſprit, tout enfin
Fait qu’à l’abord Damon admire ſon deſtin,

Puis le plaint, puis l’emmeine, & puis lui dit ſa flâme.
D’une Eſclave, dit-il, je n’ai pû toucher l’ame :
Elle cherit un mort ! Un mort ! ce qui n’eſt plus
L’emporte dans ſon cœur ! mes vœux ſont ſuperflus.
Là-deſſus de Cloris il lui fait la peinture.
Telamon dans ſon ame admire l’avanture,
Diſſimule, & ſe laiſſe emmener au ſejour
Où Cloris lui conſerve un ſi parfait amour.
Comme il vouloit cacher avec ſoin ſa fortune,
Nulle peine pour lui n’étoit vile & commune.
On apprend leur retour & leur débarquement ;

Cloris ſe preſentant à l’un & l’autre Amant,
Reconnoît Telamon ſous un faix qui l’accable ;
Ses chagrins le rendoient pourtant méconnoiſſable ;
Un œil indifferent à le voir eût erré,
Tant la peine & l’amour l’avoient défiguré.
Le fardeau qu’il portoit ne fut qu’un vain obſtacle ;
Cloris le reconnoît, & tombe à ce ſpectacle ;
Elle perd tous ſes ſens & de honte & d’amour.
Telamon d’autre part tombe preſque à ſon tour ;
On demande à Cloris la cauſe de ſa peine ?
Elle la dit, ce fut ſans s’attirer de haine ;

Son récit ingénu redoubla la pitié
Dans des cœurs prévenus d’une juſte amitié.
Damon dit que ſon zele avoit changé de face.
On le crut. Cependant, quoi-qu’on diſe & qu’on faſſe,
D’un triomphe ſi doux l’honneur & le plaiſir
Ne ſe perd qu’en laiſſant des reſtes de deſir.
On crut pourtant Damon. Il reſtraignit ſon zele
À ſceller de l’Hymen une union ſi belle ;
Et par un ſentiment à qui rien n’eſt égal,
ll pria ſes parens de doter ſon Rival.
Il l’obtint, renonçant dés-lors à l’Hyménée.
Le ſoir étant venu de l’heureuſe journée,

Les nôces ſe faiſoient à l’ombre d’un ormeau :
L’enfant d’un voiſin vid s’y percher un corbeau :
Il fait partir de l’arc une fleche maudite,
Perce les deux Époux d’une atteinte ſubite.
Cloris mourut du coup, non ſans que ſon Amant
Attirât ſes regards en ce dernier moment.
Il s’écrie en voïant finir ſes deſtinées ;
Quoi ! la parque a tranché le cours de ſes années ?
Dieux, qui l’avez voulu, ne ſuffisoit-il pas
Que la haine du Sort avançât mon trépas ?
En achevant ces mots il acheva de vivre ;

Son amour, non le coup, l’obligea de la ſuivre ;
Bleſſé legerement il paſſa chez les morts ;
Le Styx vid nos Époux accourir ſur ſes bords ;
Même accident finit leurs précieuſes trames ;
Même tombe eut leurs corps, même ſejour leurs ames.
Quelques-uns ont écrit (mais ce fait eſt peu ſeur)
Que chacun d’eux devint ſtatuë & marbre dur.
Le couple infortuné face à face repoſe,
Je ne garantis point cette metamorphoſe ;
On en doute. On le croit plus que vous ne penſez,
Dit Climene ; & cherchant dans les ſiecles paſſez

Quelque exemple d’amour & de vertu parfaite,
Tout ceci me fut dit par le ſage Interprete.
J’admirai, je plaignis ces Amans malheureux ;
On les alloit unir ; tout concouroit pour eux ;
Ils touchoient au moment ; l’attente en étoit ſûre ;
Helas ! il n’en eſt point de telle en la nature ;
Sur le point de jouïr tout s’enfuit de nos mains ;
Les Dieux ſe font un jeu de l’eſpoir des humains.
Laiſſons, reprit Iris, cette triſte penſée.
La Feſte eſt vers ſa fin, grace au Ciel avancée ;

Et nous avons paſſé tout ce temps en recits,
Capables d’affliger les moins ſombres eſprits !
Effaçons, s’il ſe peut, leur image funeſte :
Je pretends de ce jour mieux emploïer le reſte ;
Et dire un changement, non de corps, mais de cœur :
Le miracle en eſt grand ; Amour en fut l’auteur :
Il en fait tous les jours de diverſe maniere.
Je changerai de ſtile en changeant de matiere.

Zoon plaiſoit aux yeux, mais ce n’eſt pas aſſez :
Son peu d’eſprit, ſon humeur ſombre,

Rendoient ces talens mal placez :
Il fuïoit les citez, il ne cherchoit que l’ombre,
Vivoit parmi les bois concitoïen des ours,
Et paſſoit ſans aimer les plus beaux de ſes jours.
Nous avons condamné l’amour, m’allez-vous dire ;
J’en blâme en nous l’excés ; mais je n’approuve pas
Qu’inſenſible aux plus doux appas
Jamais un homme ne ſoûpire.
He quoi, ce long repos eſt-il d’un ſi grand prix ?
Les morts ſont donc heureux ; ce n’eſt pas mon avis.
Je veux des paſſions ; & ſi l’état le pire
Eſt le neant, je ne ſçai point
De neant plus complet qu’un cœur froid à ce poinct.

Zoon n’aimant donc rien, ne s’aimant pas lui-même,
Vit Iole endormie, & le voilà frapé ;
Voilà ſon cœur développé.
Amour par ſon ſçavoir ſuprême,
Ne l’eut pas fait amant qu’il en fit un heros
Zoon rend grace au Dieu qui troubloit ſon repos :
Il regarde en tremblant cette jeune merveille.
À la fin Iole s’éveille :
Surpriſe & dans l’étonnement,
Elle veut fuir, mais ſon Amant
L’arrête, & lui tient ce langage :
Rare & charmant objet, pourquoi me fuïez-vous ?
Je ne ſuis plus celui qu’on trouvoit ſi ſauvage :
C’eſt l’effet de vos traits, auſſi puiſſans que doux :

Ils m’ont l’ame & l’eſprit, & la raiſon donnée.
Souffrez que vivant ſous vos loix
J’emploie à vous ſervir des biens que je vous dois.
Iole à ce diſcours encor plus étonnée,
Rougit, & ſans répondre elle court au hameau,
Et raconte à chacun ce miracle nouveau.
Ses Compagnes d’abord s’aſſemblent autour d’elle :
Zoon ſuit en triomphe, & chacun applaudit.
Je ne vous dirai point, mes ſœurs, tout ce qu’il fit,
Ni ſes ſoins pour plaire à la Belle.
Leur hymen ſe conclut : un Satrape voiſin,
Le propre jour de cette fête,
Enleve à Zoon ſa conquête.

On ne ſoupçonnoit point qu’il eût un tel deſſein.
Zoon accourt au bruit, recouvre ce cher gage,
Pourſuit le raviſſeur, & le joint ,& l’engage
En un combat de main à main.
Iole en eſt le prix, auſſi bien que le juge.
Le Satrape vaincu trouve encor du refuge
En la bonté de ſon rival.
Helas ! cette bonté lui devint inutile ;
Il mourut du regret de cet hymen fatal.
Aux plus infortunez la tombe ſert d’azile.
Il prit pour héritiere, en finiſſant ſes jours,
Iole, qui moüilla de pleurs ſon Mauſolée.
Que ſert-il d’être plaint quand l’ame eſt envolée ?
Ce Satrape eût mieux fait d’oublier ſes amours.

La jeune Iris à peine achevoit cette hiſtoire ;
Et ſes sœurs avoüoient qu’un chemin à la gloire
C’eſt l’amour : on fait tout pour ſe voir eſtimé ;
Eſt-il quelque chemin plus court pour eſtre aimé ?
Quel charme de s’ouïr louër par une bouche
Qui même ſans s’ouvrir nous enchante & nous touche.
Ainſi diſoient ces Sœurs. Un orage ſoudain
Jette un ſecret remords dans leur profane ſein.
Bacchus entre, & ſa cour, confus & long cortege :
Où ſont, dit-il, ces Sœurs à la main ſacrilege ?
Que Pallas les défende, & vienne en leur faveur

Oppoſer ſon Ægide à ma juſte fureur :
Rien ne m’empêchera de punir leur offence :
Voïez :; & qu’on ſe rie aprés de ma puiſſance.
Il n’eut pas dit, qu’on vid trois monſtres au plancher,
Ailez, noirs & velus, en un coin s’attacher.
On cherche les trois Sœurs ; on n’en void nulle trace :
Leurs métiers ſont briſez, on éleve en leur place
Une Chapelle au Dieu, pere du vrai Nectar.
Pallas a beau ſe plaindre, elle a beau prendre part
Au deſtin de ces Sœurs par elle protegées.
Quand quelque Dieu voyant ſes bontez negligées,

Nous foit ſentir ſon ire ; un autre n’y peut rien :
L’Olympe s’entretient en paix par ce moïen.
Profitons, s’il ſe peut, d’un ſi fameux exemple.
Chommons : c’eſt faire aſſez qu’aller de Temple en Temple
Rendre à chaque Immortel les vœux qui lui ſont dûs :
Les jours donnez aux Dieux ne ſont jamais perdus.