Fables (Stevens)/17
XVII.
LE LIÈVRE ET LA TORTUE.
Un lièvre, léger de la tête,
Rencontra la tortue un jour en son chemin :
« Ah la sotte figure ! ah la plaisante bête !
« Où s’en-va-t-elle de ce train !
« S’écria le coureur en se trémoussant d’aise.
« Hola ! Ho ! s’il vous plaît, craignez-vous le larron
« Que vous portez ainsi partout votre maison ?…
« Vous devez, ma commère, en sentir du malaise.
« Sans doute vous n’allez pas loin ?… »
— « Mon cher ami, répondit la tortue,
« De mon fardeau ne soyez pas en soin
« Ma force vous est inconnue.
« Je parais lente, n’est-ce pas ?…
« Eh bien ! mon beau courrier, désignez une place
« Nous verrons qui de nous peut parcourir l’espace
« Le plus tôt… Je le dis sans le moindre embarras… »
— « Radotez-vous, la vieille ?… Oubliez-vous, grand-mère,
« Que lorsqu’un lièvre court, la brise est moins légère ;
« Je vais comme le vent. »
— « Tout beau ! jeune zéphir, un peu moins de jactance
« Je ne radote aucunement.
« Le plus lent de nous deux n’est pas celui qu’on pense.
« Voyons, tenez-vous le pari ?… »
Le lièvre en souriant lui répond par un oui.
Ils partent. Celui-ci dévance
La tortue. Il la voit rampant derrière lui
Suant, soufflant et traînant à grand peine
Son corps même plus lourd que sa lourde maison :
« Arrêtons-nous. Pourquoi courir à perdre haleine
« Se dit-il ?… après tout je pourrais d’un seul bond
« Dépasser maintenant cette sotte tortue.
« Laissons-la gagner du terrain,
« Tantôt quand près du but elle sera vaincue,
« La folle, j’en suis sûr, en mourra de chagrin… »
Le lièvre, en attendant, broute l’herbe fleurie,
Le serpolet, le romarin,
Encor brillants des pleurs qu’y versa ce matin
L’aurore aux doigts de rose. Il en fait chère lie,
Se couche, ferme un œil et dort.
Cependant la sage tortue
Touche la place convenue ;
Notre lièvre dormait encor !
D’un sot présomptueux voilà le caractère.
Pourquoi donc, s’il vous plaît, s’occuper à dormir
Quand on a dans les mains une toute autre affaire ?
Le talent n’est point nécessaire
Si l’on ne sait pas s’en servir.