Fables (Stevens)/19

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Imprimerie de John Lovell (p. 38-40).

XIX.

LES SINGES.


xx xxxxFavorisé d’un vent propice
xx xxxxVenait d’arriver dans le port
xx xxxxUn vaisseau n’ayant à son bord
xx xxxxQue des singes pour marchandise.
xx xxxxLeur débit paraissait certain,
xx xxxxC’était une excellente affaire
xx xxxxEt le marchand comptait bien faire
xx xxxxSur tous ces singes un gros gain.
Il connaissait à fond le pauvre genre humain.
xx xxxxCar après tout, dans ce bas monde,
Qui fourmille de sots tant ici qu’à la ronde,
xx xxxxQuel est celui qui ne voudrait
xx xxxxAvoir un singe, son portrait ;
xx xxxxOu tout au moins admirer à son aise,
Moyennant quelques sous de rétribution,
xx xxxxLes tours divers et pleins d’adresse
xx xxxxDe cette agile nation ?…
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xx xxxx · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
xx xxxxPour annoncer sa cargaison
xx xxxxNotre marchand court à la ville.
xx xxxxLes matelots de leur côté
En font autant. Voilà le vaisseau déserté.
xx xxxxIl n’y reste que la famille
Des singes prisonniers : « Mes frères, mes amis,

« Leur dit un vieux magot dont les cheveux blanchis
« Et le ton imposant commandaient le silence,
« Voulez-vous suivre mon avis ?…
« Nous serons libres tous ?… profitons de l’absence
« De ces coquins qui nous ont pris,
« Et filons notre nœud avec plus de prudence
« Que n’en montrent nos ennemis.
« Hâtons-nous. J’ai connu les hommes dans ma vie :
« Les plus affreux tourments nous seraient réservés.
« Moi-même j’ai gémi sous leur joug et je sais
« Les degrés de leur perfidie.
« Ce n’est pas le moment d’exposer mes malheurs :
« Plus tard quand un vent favorable
« Nous ramènera tous vers nos frères, nos sœurs,
« Je vous raconterai ce récit lamentable
« Qui pourrait arracher des pleurs
« Au tigre le plus intraitable.
« Maintenant mes dignes amis
« Nous avons un tout autre ouvrage.
« Brisons les fers qu’on nous a mis
« Et secouons notre esclavage.
« Je vous guiderai sur les flots.
« Je connais le chemin de la patrie absente,
« Je serai le pilote et vous les matelots… »
— « Hourrah ! s’écrie en chœur la foule impatiente
Des nombreux auditeurs tant singes que guenons :
« Vive notre vieux chef ! Hourrah ! Hourrah ! partons !… »
Ainsi dit, ainsi fait. Voilà donc le navire
Démarré sur le champ
Qui vogue en paix sur l’Océan
Emportant nos gens en délire.

Tout alla pour le mieux dans le commencement.
À les voir on eût dit les compagnons d’Énée
xx xxxxPoussés par l’aveugle Destin,
Fuyant traîtreusement Didon l’infortunée
xx xxxxPour fonder l’empire latin.
Mais hélas ! tout à coup l’aquilon se déchaîne,
Siffle, souffle en fureur sur les flots endormis,
xx xxxxEt remuant l’humide plaine
Agite en même temps nos singes étourdis ;
xx xxxxLe vent redouble en violence,
xx xxxxLa mer est folle de terreur
Et les flots mugissants se heurtant en fureur
xx xxxxSèment le désordre et la peur
Parmi ces nautonniers tantôt pleins d’espérance
xx xxxxEt maintenant morts de frayeur.
Ils vont périr, de salut point de chance !
xx xxxxBientôt le malheureux esquif
xx xxxxAllant rouler contre un récif
Et voilà nos gSe brise ;
Et voilà nos guenons, pilote et matelots
xx xxxxEnsevelis au fond des flots.

xx xxxxAvant de faire une entreprise
L’on doit peser sa force et son habileté.
xx xxxxC’est le comble de la sottise
De viser à plus haut que sa capacité.