Fables (Stevens)/56

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Imprimerie de John Lovell (p. 105-107).

LVL.

LE RENARD ET LE BOUC.


Un vieux bouc, vrai Nestor à l’austère figure,
Passait, parmi les siens, pour un sage docteur :
Sa longue barbe, son allure,
Ses bons mots pleins de sens, son air de sénateur
Commandaient le respect. On le nommait arbitre,
Chaque fois que parmi sa gent
Éclatait quelque différend.
S’il fallait tenir un chapitre
C’était encore lui qu’on faisait président.
En un mot, ce vieillard cumulait plus d’un titre
À pas lents et comptés regagnait son étable,
Tout en gesticulant un discours remarquable
Sur le flambeau des nuits, pâle, silencieux,
Promenant de ses feux la lueur admirable ; —
Il vint à passer près d’un puits
Où le renard se trouvait pris.
Le drôle avait été séduit par l’apparence
De la blonde Phébé, dont la circonférence
Offrait les contours arrondis
D’un vrai fromage d’Angleterre,
Succulent, tentateur, au fond de cette eau claire.
— « Que faites-vous ici ?… lui cria d’un air fin,
« Le vieux bouc. Votre Seigneurie
« Prendrait-elle à cette heure un bain ?…

« Le temps est mal choisi pour une telle envie,
« L’air du soir est toujours malsain.
« Ami, sortez de là… gare la maladie !… »
— « Radotez-vous, mon vieux, lui répond le renard
« Croyant sortir du puits à l’aide du paillard,
« Ou vos yeux seraient-ils fermés à la lumière ?…
« Ne voyez-vous donc pas, trop aveugle vieillard,
« Que je fais ici bonne chère ?
« Je goûte d’un fromage exquis et des plus frais…
« Si vous voulez venir vous assoir à ma table
« Et manger comme moi de ce mets délectable,
« Descendez dans ce sceau que je laissais exprès
« Pour recevoir un mien confrère,
« Qui, j’en suis presque sûr, serait déjà venu
« Si quelque interminable affaire
« En cour ne l’avait retenu.
« Voyons, vous hésitez ?… » — « Oui, j’hésite et pour cause,
« Votre fromage exquis n’annonce pas grand chose
« De bon, je vois bien où vous en voulez venir.
« Maintenant que votre sottise,
« Ou plutôt votre gourmandise
« Vous retient dans ce puits sans en pouvoir sortir,
« Vous spéculez sur ma bêtise
« Et me prenez pour un niais
« En dépit de ma barbe grise.
« Depuis longtemps je vous connais
« Pour un maître fourbe, et je sais
« Jusqu’où peuvent aller vos maudits artifices.
« Adieu ! l’on attend mon retour.
« Dans votre esprit plein de malices

« Cherchez, mon vieux, quelque autre tour
« Qui vous retire franc de cet endroit funeste !…
« Pour un bouc, comme moi, radoteur et sans yeux,
« Ce fromage délicieux
« M’a l’air un peu trop indigeste. »

La race des fripons fourmille en l’univers.
Des fourbes et des gens pervers
N’écoutons jamais les promesses :
Elles valent autant que leurs feintes caresses.
Leur bouche ment, leur cœur est faux.
Quiconque est assez téméraire
Pour suivre leur voix mensongère
Est bientôt accablé de maux,
Et se répent, dans sa misère,
D’avoir étourdiment écouté leurs propos.