Fables (Stevens)/64

La bibliothèque libre.
Imprimerie de John Lovell (p. 118-119).

LXIV.

LA CHASSE AU BONHEUR.


Jadis aux bords asiatiques
Trônait un sultan orgueilleux
Courbant sous ses lois despotiques
Des sujets innocents qu’il eut dû rendre heureux.
Esclave de sa fantaisie,
Il ne vivait que pour l’orgie
Et, vieillard avant l’âge, usé, blasé sur tout,
Bientôt son amour pour la vie
Fit place au plus profond dégoût.
La cour redoutant sa colère,
Tachait en vain de le distraire.
Rien n’y faisait, et cependant
Le monarque voulait qu’on cherchât promptement
Un remède efficace à la tristesse amère
Qui le travaillait sourdement.
Médecins d’accourir. Mais que peut la science
Contre un semblable cas ?… Bref, le mal empirait ;
— Et le sultan cruel, par esprit de vengeance,
Envoyait tour à tour ses docteurs au gibet ; —
Quand un derviche à barbe grise
Vint tirer chacun d’embarras :
« Roi tout puissant ! dit-il, je connais votre cas,
« Il faut, pour vous guérir, endosser la chemise
« D’un homme heureux, vos maux seront finis
« Aussitôt que vous l’aurez mise. »

C’était un excellent avis,
 Et pour mon compte je l’admire ;
Mais encor fallait-il trouver cet heureux sire !…
On cherche, on cherche… enfin, dans un sale taudis
On trouve… devinez ? la chose est difficile
À croire. Je la donne en dix, en cent, en mille
On découvre, ai-je dit, sous des haillons crasseux
Un pauvre mendiant qui se disait heureux.
Au palais aussitôt par la foule ameutée
Notre homme est transporté. Le roi lui tend les bras,
 On le dépouille, mais hélas !
 Cet heureux mortel n’avait pas
 La chemise tant souhaitée !  !…

 Chacun court après le bonheur.
 Mais le trouve-t-on ?… je l’ignore,
 Pour moi j’avoue avec candeur
 Qu’il me faut le chercher encore.
 Serait-il l’hôte des palais ?…
 Se plaît-il mieux dans la chaumière ?
 Ou faut-il croire que jamais
 L’inconstant n’habita la terre ?