Fables canadiennes/02/Le cheval et le charriot

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C. Darveau (p. 95-98).

FABLE VI

LE CHEVAL ET LE CHARRIOT

 Un bon cheval d’un certain âge,
Traînait depuis longtemps un pesant charriot :
 Il était tout en nage,
 Mais il ne disait mot.
 À quoi sert de se plaindre
Quand personne n’est là pour nous prendre en pitié
 Ou, tout au moins, pour feindre
 Une douce amitié ?

 Il vaut mieux avec patience
 Endurer son mal.
 C’est ce que l’animal
 Faisait en conscience ;
 Mais il n’en pensait pas moins.

 Cependant la voiture
 Conduite par ses soins
 Parvint, sans fâcheuse aventure,
 Au sommet d’un vaste coteau.
 La descente en était rapide :
 Un roc abrupt, un trou perfide
Resserraient le chemin comme eut fait un étau.
 Alors le véhicule
 Commença de parler.
Cela vous semble étrange, et même ridicule ;
N’importe ; pour si peu n’allez pas quereller.

 — Laisse flotter tes rênes,
 Dit-il au cheval fort surpris ;
 Depuis bien longtemps tu me traînes ;
 Ton cœur est bon, je l’ai compris.
 À mon tour, sans qu’on le devine,
 Sur la pente de la ravine
 Je vais te pousser doucement,

 Et tu n’as qu’à te laisser faire
 Pour descendre en bas promptement ;
 Je connais mon affaire.

Le cheval, écoutant ce propos singulier,
 Changea de rôle.
Après tout, ce devait être joliment drôle
Que ne plus se morfondre à tirer du collier.
Il partit trottinant sur la pente assez raide.
Le charriot, content de lui donner de l’aide,
 Poussait de mieux en mieux,
 Augmentant toujours sa vitesse.
 Le cheval, malgré sa prestesse,
 Devenait soucieux.

— Arrête ! cria-t-il au charriot, arrête,
 Je n’en peux plus !…
 Je suis perclus !…
 Je perds la tête !…

 Sur le chemin poudreux
 La course est furibonde :
 Après une seconde
 Le malheureux,

 Ne pouvant plus combattre
 Son pénible destin,
 Vint lourdement s’abattre
 Dans le fond du ravin.


Vous qui nous conduisez à travers les abîmes,
N’allez pas imiter ce cheval idiot,
Ne changez pas de rôle avec certains intimes,
Car ils feraient, bien sûr, comme le charriot.