Fables canadiennes/03/Le chat qui rêve

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C. Darveau (p. 174-176).

FABLE VI

LE CHAT QUI RÊVE

On croirait quelquefois que le songe est un leurre ;
Il ne fuit pas toujours quand on est réveillé.
 Je vais vous raconter sur l’heure
Comment un chat, jadis, sortit émerveillé
D’un songe assez plaisant qu’il paya de sa vie.
 Vous demandez comment
 Faute si faible fut suivie
 D’un pareil châtiment.
 C’est un sujet inépuisable

  
 Où je ne suis guère entendu.
Comme dans bien des cas, l’innocent fut perdu
 Et le tribunal, excusable.

 Voici le fait :
Un chat d’une vertu fort bien enracinée,
 Mais pas sans défauts tout à fait ;
 Ce qui n’est dans la destinée
 Ni du chat,
 Ni de l’homme ;
Un chat qui ne portait ni cordon, ni crachat,
 Mais qui valait, en somme,
 Bien des chats décorés,
 Vit un trou, dans une salle,
 Où quelques rats s’étaient fourrés.
 Aussitôt il s’installe,
 Il se blottit, silencieux,
 Guettant de la griffe et des yeux.
Mais la même pensée et la même posture
 Endorment l’esprit et le corps ;
 Il s’endormit alors,
Et c’était le moment où les rats, d’aventure,
 Sortaient du trou ;
Ils s’échappèrent tous :

 Or, lui, voilà qu’en songe
 Il allonge
 Et la patte et le cou,
 Et chaque coup de griffe
 Prend un rat impudent,
 Et chaque coup de dent
 Le biffe
 Du nombre des vivants.
 Dans ses rêves émouvants,
 Il finit par tous les détruire.
« Émouvants » c’est le mot qu’il me faut pour traduire
 De pareils songes, en effet,
 Et ce n’est pas une cheville.
 Notre chat, satisfait,
Se réveille, s’étire et se recroqueville ;
Il se dit que jamais on ne vit coup pareil,
 Et s’en va faire la sieste
 Sur la porte, au soleil.
Les rats grugent partout : on les voit, on l’atteste ;
Mais il n’en croit plus rien, il en a tant mangé.
C’est en ce moment-là qu’il fut pris et jugé.


Rêver, c’est fort plaisant, souvent c’est une trêve
À la banalité ;
Mais gardez-vous toujours de prendre votre rêve
Pour la réalité.