Fables de Florian (1838)/5/L’Aigle et le Hibou
FABLE XXI.
L’AIGLE ET LE HIBOU.
À DUCIS.
’oiseau qui porte le tonnerre,
Disgracié, banni du céleste séjour
Par une cabale de cour,
S’en vint habiter sur la terre.
Il errait dans les bois, songeant à son malheur,
Triste, dégoûté de la vie,
Malade de la maladie
Que laisse après soi la grandeur.
Un vieux hibou, du creux d’un hêtre,
L’entend gémir, se met à sa fenêtre,
Et lui prouve bientôt que la félicité
Consiste dans trois points : Travail, paix et santé.
L’aigle est touché de ce langage :
Mon frère, répond-il (les aigles sont polis
Lorsqu’ils sont malheureux), que je vous trouve sage !
Combien votre raison, vos excellents avis
M’inspirent le désir de vous voir davantage,
De vous imiter, si je puis !
Minerve, en vous plaçant sur sa tête divine,
Connaissait bien tout votre prix ;
C’est avec elle, j’imagine,
Que vous en avez tant appris.
Non, répond le hibou, j’ai bien peu de science ;
Mais je sais me suffire et j’aime le silence,
L’obscurité surtout. Quand je vois des oiseaux
Se disputer entre eux la force, le courage,
Ou la beauté du chant, ou celle du plumage,
Je ne me mêle point parmi tant de rivaux
Et me tiens dans mon ermitage.
Si, malheureusement, le matin, dans le bois,
Quelque étourneau bavard, quelque méchante pie
M’aperçoit, aussitôt leurs glapissantes voix
Appellent de partout une troupe étourdie,
Qui me poursuit et m’injurie.
Je souffre, je me tais, et, dans ce chamaillis,
Seul, de sang-froid et sans colère,
M’esquivant doucement de taillis en taillis,
Je regagne à la fin ma retraite si chère.
Là, solitaire et libre, oubliant tous mes maux,
Je laisse les soucis, les craintes à la porte ;
Voilà tout mon savoir : Je m’abstiens, je supporte ;
La sagesse est dans ces deux mots.
Tu me l’as dit cent fois, cher Ducis, tes ouvrages,
Tes beaux vers, tes nombreux succès
Ne sont rien à tes yeux, auprès de cette paix
Que l’innocence donne aux sages.
Quand, de l’Eschyle anglais heureux imitateur,
Je te vois, d’une main hardie,
Porter sur la scène agrandie
Les crimes de Macbeth, de Léar le malheur,
La gloire est un besoin pour ton âme attendrie,
Mais elle est un fardeau pour ton sensible cœur.
Seul, au fond d’un désert, au bord d’une onde pure,
Tu ne veux que ta lyre, un saule et la nature :
Le vain désir d’être oublié
T’occupe et te charme sans cesse ;
Ah ! souffre au moins que l’amitié
Trompe en ce seul point ta sagesse.