Fables de La Fontaine (éd. Barbin)/2/La Mouche et la Fourmi

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III.

La Moûche & la Fourmy




LA Moûche & la Fourmy conteſtoient de leur prix.
Ô Jupiter ! dit la premiere,
Faut-il que l’amour propre aveugle les eſprits
D’une ſi terrible maniere,

Qu’un vil & rampant animal
A la fille de l’air oſe ſe dire égal ?
Je hante les Palais ; je m’aſſied à la table :
Si l’on t’immole un bœuf, j’en goûte devant toy :
Pendant que celle-cy chetive & miſerable,
Vit trois jours d’un feſtu qu’elle a traîné chez ſoy.
Mais ma mignonne, dites-moy,
Vous campez-vous jamais ſur la teſte d’un Roy,
D’un Empereur, ou d’une Belle ?
Je le fais ; & je baiſe un beau ſein quand je veux :
Je me jouë entre des cheveux :
Je rehauſſe d’un teint la blancheur naturelle :
Et la derniere main que met à ſa beauté
Une femme allant en conqueſte,

C’eſt un ajuſtement des Moûches emprunté.
Puis allez-moy rompre la teſte
De vos greniers. Avez-vous dit ?
Luy repliqua la ménagere.
Vous hantez les Palais : mais on vous y maudit.
Et quant à goûter la premiere
De ce qu’on ſert devant les Dieux,
Croyez-vous qu’il en vaille mieux ?
Si vous entrez par tout : auſſi font les profanes.
Sur la teſte des Rois & ſur celle des Aſnes
Vous allez vous planter ; je n’en diſconviens pas ;
Et je ſçay que d’un prompt trépas
Cette importunité bien ſouvent eſt punie.
Certain ajuſtement, dites-vous, rend jolie.

J’en conviens : il eſt noir ainſi que vous & moy.
Je veux qu’il ait nom Mouche ; eſt-ce un ſujet pourquoy
Vous faſſiez ſonner vos merites ?
Nomme-t-on pas auſſi Moûches les paraſites ?
Ceſſez donc de tenir un langage ſi vain :
N’ayez plus ces hautes penſées :
Les Moûches de Cour ſont chaſſées :
Les Moûcharts ſont pendus : & vous mourrez de faim,
De froid, de langueur, de miſere,
Quand Phœbus regnera ſur un autre hemiſphere.
Alors je joüiray du fruit de mes travaux.
Je n’iray par monts ny par vaux
M’expoſer au vent, à la pluye.
Je vivray ſans mélancolie.

Le ſoin que j’auray pris, de ſoin m’exemptera.
Je vous enſeigneray par là
Ce que c’eſt qu’une fauſſe ou veritable gloire.
Adieu : je perds le temps : laiſſez-moy travailler.
Ny mon grenier ny mon armoire
Ne ſe remplit à babiller.