Fables de La Fontaine (éd. Barbin)/2/Le Berger et la Mer

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II.

Le Berger & la Mer.




DU rapport d’un troupeau dont il vivoit ſans ſoins
Se contenta long-temps un voiſin d’Amphitrite.
Si ſa fortune eſtoit petite,
Elle eſtoit ſeure tout au moins.

A la fin les treſors déchargez ſur la plage,
Le tenterent ſi bien qu’il vendit ſon troupeau,
Trafiqua de l’argent, le mit entier ſur l’eau ;
Cet argent perit par naufrage.
Son maiſtre fut réduit à garder les Brebis ;
Non plus Berger en chef comme il eſtoit jadis,
Quand ſes propres Moutons paiſſoient ſur le rivage ;
Celuy qui s’eſtoit veu Coridon ou Tircis,
Fut Pierrot & rien davantage.
Au bout de quelque temps il fit quelques profits ;
Racheta des beſtes à laine ;

Et comme un jour les vents retenant leur haleine,
Laiſſoient paiſiblement aborder les vaiſſeaux ;
Vous voulez de l’argent, ô Meſdames les Eaux,
Dit-il, adreſſez-vous, je vous prie, à quelqu’autre :
Ma foy vous n’aurez pas le noſtre.

Cecy n’eſt pas un conte à plaiſir inventé.
Je me ſers de la verité
Pour montrer par experience,
Qu’un ſou quand il eſt aſſuré,
Vaut mieux que cinq en eſperance :
Qu’il ſe faut contenter de ſa condition ;
Qu’aux conſeils de la Mer & de l’Ambition
Nous devons fermer les oreilles.

Pour un qui s’en loüera, dix mille s’en plaindront.
La Mer promet monts & merveilles ;
Fiez-vous-y, les vents & les voleurs viendront.