Fabre dEnvieu - Noms locaux tudesques/Préface

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E. Thorin ; Édouard Privat (p. i-xviii).

PRÉFACE



De la prétendue ignorance des Français en ce qui touche à la géographie. – Gœthe a dit un jour que les Français ne savaient pas la géographie, et il a trouvé, en Allemagne et en France, de nombreux échos qui n’ont pas manqué de répéter qu’un trait distinctif du Français était son ignorance de la géographie[1].

Sans doute il a été toujours difficile à des Français de se reconnaître dans la géographie des Allemagnes. Mais nous ne croyons pas que les autres peuples s’y reconnaissent mieux que nous. Il est nécessaire de faire de grands efforts pour retenir ou même pour prononcer correctement tous ces noms barbares : la nomenclature géographique des contrées qui ont été assujéties par les tribus tudesques est, en effet, très rébarbative. Mais on pouvait répondre à Wolfgang von Gœthe que la prétendue ignorance des Français ne les avait pas empêchés de parcourir en vainqueurs tous les États du fameux empire romano-tudesque. Les Français ont su aller à Iéna et même à Berlin, et nous pouvons ajouter — c’est notre credo patriotique et national — qu’ils sauront bien retrouver un jour les chemins qui les y ont conduits.

Du reste, quoi qu’on en ait dit, les Français possédaient, aussi bien que les Allemands, les connaissances géographiques que l’on peut raisonnablement exiger de la classe lettrée, et nous avions des spécialistes qui pouvaient se mesurer avec les célébrités géographiques de l’Allemagne. Nous savons très bien, du reste, que l’on trouve, dans ce pays, un enseignement très remarquable de la géographie, mais nous savons aussi que la Prusse a des rivaux, et que la France, l’Autriche et l’Angleterre lui disputent le premier rang[2].

Il est vrai qu’il arrive à des Français de faire quelquefois des quiproquo. Naguère un de nos écrivains, qui s’occupe spécialement d’une chronique théâtrale et qui se mêle aussi de politique, a, dans son journal, placé Angers en Bretagne ; un autre journaliste faisait naguère descendre à la gare Saint-Lazare ou de l’Ouest le roi d’Espagne qui arrivait de Belgique (gare du Nord). Un de nos savants, très versé dans la géographie de l’époque tertiaire, a fait passer Saint-Gaudens de la Haute-Garonne dans les Hautes-Pyrénées. En traduisant les télégrammes des journaux d’Outre-Rhin, les polyglottes de l’Agence Havas font quelquefois des bévues singulières. Ainsi, en 1871, ils ont annoncé que Bismarck devait, au mois d’août, aller à Seebad, endroit que l’on chercherait vainement sur la carte. Ce mot allemand veut dire tout simplement « bain de mer. » En mars 1883, une dépêche de Rome, publiée par le Standard, parle de l’évêque de Leghorn, à propos d’un vaisseau qui venait d’être lancé à Livourne. Dans la dépêche qui résume l’article du Standard, on n’a pas même l’air de se douter que Leghorn est la forme anglaise de Livorno. Au mois d’août 1882, la même Agence Havas envoyait Arabi-Pacha dans un monastère, au lieu de l’envoyer à Monastir, en Roumélie. Ce sont là des confusions qui se produisent chez tous les peuples, et on aurait tort de croire que ces négligences sont spéciales aux Français.

Les Allemands n’en sont pas exempts. Ainsi, on a remarqué que la Neue preussische Zeitung nommait M. L*** comme professeur à l’école de Chartres (Schule zu Chartres) et archiviste de l’Hérault. Cependant M. L*** n’a enseigné ni à une école de Chartres ni à l’École des Chartes : il a tout simplement été élevé à l’École parisienne des Chartes. Si nous parcourions les journaux d’Outre-Rhin, nous constaterions que les bourdes et les pataquès fleurissent abondamment sur les bords de la Sprée et de tous les cours d’eau de l’Allemagne, car les Tudesques ne sont pas plus que les Français à l’abri d’un écart de plume ou de mémoire. L’erreur est moins pardonnable lorsqu’il s’agit de livres qui ont dû être composés avec lenteur, à l’aide des plus sûrs éléments d’information et de contrôle. Un ouvrage de ce genre est bien certainement le Geographisch-statistisches Lexicon (Dictionnaire de géogr. et de statist.) de Ritter (5e édition remaniée et améliorée par A. Stark ; — Leipzig, 1864-1865). Or, en le consultant, j’eus la curiosité de savoir ce que l’on y disait de la ville de Castres (Tarn) ; et j’appris que cette ville est, encore aujourd’hui, un évêché (Bischofsitz, siège épiscopal)[3]. Il nous sera sans doute permis de trouver que ce renseignement ne dénoterait pas une érudition bien sérieuse chez nos « amis » d’au-delà du Rhin.

On trouve du reste, en Allemagne, des savants qui ont commis des pyréismes bien plus étonnants. Qu’il nous suffise de citer le premier volume des Diplomata Imperii qui devait faire partie de la collection des Monumenta Germaniæ. Ce volume, paru en 1872, fourmillait de tant de fautes stupéfiantes, qu’on s’est vu obligé de le mettre au pilon. Dans ce travail, fait en vue de glorifier le nouvel empire allemand, Karl Pertz transformait le pagus Gavaldanus en Galvadanus, identifiait le Gévaudan avec le Calvados (!!!) ; ailleurs, il traduisait Agaunum (auj. S. Maurice, en Suisse) par Agen. Bref, cette publication était un monument d’une ignorance tellement crasse, que les Allemands eux-mêmes ont été contraints de la regarder comme une honte nationale.

Difficulté d’apprendre les noms géographiques de l’Allemagne. – Du moins, les Français qui ne possèdent pas très bien la géographie allemande sont excusables, jusqu’à un certain point, car le grand nombre de noms qu’elle comprend et la difficulté de les caser dans la mémoire, procurent aux peuples des races dites latines de sérieux embarras.

Nécessité d’apprendre ces noms. – Cependant, il faut les apprendre, si l’on veut savoir la géographie des contrées de l’Europe centrale. On a beau dire que la topographie est la base de la géographie ; qu’il faut surtout s’occuper de la géographie physique, historique ou politique et économique. Il n’en est pas moins vrai que toutes ces géographies supposent une certaine connaissance des noms de lieux. Comment faire, par exemple, de la géographie descriptive ; comment donner une connaissance exacte d’un pays, sans indiquer les cours d’eau, les montagnes, les villes dont on étudie la situation ? Quelques faits de la géographie physique peuvent être montrés sur la carte ; mais comment parler de telle montagne, de la source d’un fleuve déterminé, de quelques confluents, de quelques villes principales, si l’on ignore les noms de ces divers objets ? Pour traiter de la géographie commerciale, il faut bien sans doute connaître les noms de lieux de commerce, le nom des ports, des rivières et des canaux qui servent de moyens de communication. On ne peut savoir que Hambourg est une ville commerciale, on ne peut parler du commerce d’Anvers, sans indiquer les noms de ces villes. Un ouvrage de géographie commerciale suppose donc que ses lecteurs sont déjà instruits de la toponymie ou que du moins ils s’en occupent.

Sans doute, il suffit d’avoir des yeux pour voir sur une carte les reliefs du terrain, les caps, les golfes, les montagnes, les plaines, les rivières. Mais ces connaissances topographiques ne forment qu’une partie de la géographie politique, militaire, commerciale et industrielle. Un géomètre ne peut tracer une ligne d’un point à un autre sans désigner ces points par des lettres (A, B). Serait-il possible d’agir autrement lorsqu’on veut indiquer des points géographiques qui ont une importance déterminée ? Un chef d’armée et ses officiers pourraient-ils ignorer les noms des villes, des rivières, des vallées, des hauteurs qui se trouvent dans le cercle de leurs opérations ? Ne doivent-ils pas savoir les noms des voies de communication que suivent les colonnes de l’armée ennemie ? Sans la connaissance des noms, comment un général pourrait-il désigner les localités où doivent s’établir les quartiers-généraux des diverses divisions ? Comment pourrait-il ordonner la défense de la ligne A, la poursuite de l’ennemi dans la direction de B ? Comment pourrait-il donner des ordres pour débusquer les adversaires des positions qu’ils occupent à X, Y ou Z, ou pour exécuter un mouvement tournant par C, D, E ? S’ils ignoraient le nom des localités où se passe l’action, comment les officiers pourraient-ils faire savoir à leur général en chef que l’ennemi qui occupait F, bat en retraite vers G, passe la rivière H et s’établit sur les coteaux de K ; ou bien encore, que la brigade L se déploie dans les bois de M, situés entre N et O ; que les batteries P et Q s’établissent à l’entrée du village de R ; que la batterie S arrive au ruisseau T, et que, ensuite, elle pique sur le nord par U et V, etc. ? Evidemment, toutes ces localités doivent être indiquées par les noms qu’elles portent.

Aussi ne peut-on que sourire en voyant certains géographes s’imaginer qu’on apprendra désormais la géographie « en bannissant les sèches nomenclatures d’autrefois. » Un géographe ne saurait faire fi de la nomenclature géographique. Vouloir apprendre la géographie en dispensant les élèves d’apprendre les noms de lieux, serait aussi pratique que de vouloir obtenir la connaissance d’une langue en supprimant l’étude des mots [4].

L’analyse étymologique des noms de la géographie est utile à l’étude de la géographie et à l’étude des langues. – Aussi avons-nous voulu indiquer et mettre en pratique une méthode qui rend ces noms plus accessibles. L’un des plus sérieux obstacles que rencontre l’élève qui étudie la géographie, se trouve en effet, bien certainement, dans l’inintelligence des noms qui s’offrent à lui. La répugnance que l’on éprouve en les lisant, provient de ce qu’ils ne présentent à l’esprit qu’un son vide de sens. Or, des études analytiques de toponomastique remédient évidemment à ce mal. Par la connaissance des radicaux qui composent les noms géographiques, nous pouvons donc espérer de rendre l’étude de ces noms plus facile.

De plus, ces études nous font, en même temps, apprendre les éléments de la langue à laquelle appartiennent les noms propres. La nomenclature géographique d’un pays offre, en effet, tout un jardin de racines. Cette nomenclature comprend toute une famille verbale qui, bien développée et bien connue, jette une grande clarté sur la langue, dont de nombreuses formes ont été épuisées dans les combinaisons des noms de lieux. Ainsi les noms propres nous ramènent à des noms communs, et l’étude des premiers nous introduit dans la connaissance du dictionnaire. De la sorte, par l’étude des noms propres, à l’énumération sèche des racines, nous substituons des mots qui sont, en quelque sorte, concrets et vivants ; des noms qui reparaissent souvent et dont nous recevons de plus profondes empreintes. C’est pour ce motif que nous avons, à plusieurs reprises, attiré l’attention des maîtres sur un procédé qui ne peut que faciliter les progrès des études linguistiques [5]. On comprend assez, du reste, qu’il sera toujours plus agréable pour l’élève de connaître la valeur des noms que l’on fait passer si fréquemment sous ses yeux.

Beaucoup de noms géographiques sont souvent cités dans les journaux, dans la conversation, dans les livres de voyages. — Des noms propres géographiques viennent, à chaque instant, frapper nos oreilles. Tantôt les journaux nous parlent des chemins de fer de Wiesbaden, etc., ou du port de Wilhelmshaven, etc. À tout propos, on nous dit que l’empereur prussien ou quelque membre de sa famille est allé dans telle ou telle ville. Ailleurs, c’est Bismarck, surnommé « l’oracle de la Wilhelmstrasse » (rue de Wilhelm ou Guilhaume, P., p. 116, 117) qui est à Friedrichsruh, ou qui revient de Salzbourg, etc., etc. Nous apprenons, par exemple, au mois de septembre de l’année passée (1883), que, en dépit de leur conseil municipal, les Viennois ont célébré le second anniversaire séculaire de la victoire remportée sur les Turcs le 12 septembre 1683, et qu’ils ont fêté sur le Kahlenberg le souvenir des grands feux que Sobieski y avait allumés pour faire connaître son arrivée aux assiégés. Le 16 du même mois, une parade a lieu en présence de l’empereur prussien, sur le champ de bataille de Rossbach, théâtre de la victoire de Frédéric ii sur l’armée française de Soubise[6] ; puis, manœuvres d’un corps d’armée sur la droite de l’Erlenbach et sur le chemin de fer de Francfort à Hambourg ; après les manœuvres l’inauguration de la statue de la Germania, élevée au Niederwald, près de Bingen, en commémoration de la campagne de 1870-1871 : Guilhaume y fait son apothéose et celle de son peuple victorieux, sous la forme d’une statue gigantesque, qui tient sa tête dressée au-dessus des sapins des Vosges. Le mois de novembre signale un fait plus en rapport avec la civilisation moderne : l’inauguration du grand tunnel de l’Arlberg qui traverse le massif des Alpes entre le Tyrol et la Suisse et met en communication la vallée du Danube avec la vallée du Rhin. Il nous suffit de montrer, par ces exemples, que les noms de lieux se présentent fréquemment dans les journaux et dans le récit des événements de l’histoire contemporaine.

D’ailleurs, de nombreux noms allemands se présentent, tout naturellement, à nous, si nous lisons des livres de géographie ou des récits de voyages qui ont les Allemagnes pour objet. L’Alsace et la Suisse offrent aussi une ample moisson de racines tudesques. Mais. ces contrées exigent une étude spéciale. Nos provinces otages surtout demandent une étude à part, à laquelle nous ne saurions nous livrer ici. Toutefois, nous aurons plus d’une occasion de mentionner les noms de quelques-unes des localités comprises dans la géographie de l’Alsace et de la Lorraine.

Nous ne pouvions oublier nos départements rhénans. Une étude de cette carte, qu’aucun Français ne peut regarder sans émotion, est une corvée pénible, mais salutaire, car on ne peut en rapporter que des impressions fortifiantes. Aux jours anniversaires de Wœrth, de Reichshoffen, de Frœschwiller, de Morsbronn, de Gundershoffen, etc., notre pensée se portera, avec profit, vers les tombes des héros français qui ont vaillamment combattu dans ces localités et qui y sont morts glorieusement pour la patrie [7].

L’analyse des noms de lieux utile pour la philologie, pour la géographie et pour l’histoire. – L’étude des noms de lieux n’a pas seulement pour but de satisfaire une curiosité, bien naturelle du reste ; l’utilité de cette étude ne se borne pas à nous faire connaître les mots du dictionnaire : elle nous fournit, en outre, de précieux documents sous le triple rapport philologique, géographique et historique.

1o La nomenclature territoriale nous donne, en effet, des renseignements très précieux pour les études philologiques et littéraires. La toponymie nous a souvent conservé des mots qui ne sont plus usités dans la langue du pays [8], ou qui appartenaient à un idiome étranger.

Tous les noms géographiques ayant été jadis significatifs, il est évident que ceux qui n’offrent aujourd’hui aucun sens, étaient significatifs dans une langue plus ancienne. Seulement beaucoup d’écrivains allemands affectent de ne pas comprendre qu’une grande partie des noms de leur pays appartient au celtique, et ils se contentent de les annexer au vocabulaire de l’ancien tudesque. Mais il n’en est pas moins prouvé, par la constatation même de ce fait, que l’onomatologie géographique est une branche très intéressante de la linguistique et de la philologie.

2o Il n’est pas non plus nécessaire d’insister longuement pour faire comprendre l’intérêt que nous offre, pour l’étude de la géographie, l’étymologie appliquée aux noms de lieux. La connaissance de la signification de ces noms fait naître une foule d’enseignements sur l’origine des villes, sur les circonstances qui ont accompagné leur fondation, ainsi que sur l’ancien état topographique du pays. Un nom de lieu est souvent toute une dissertation sur la chose qu’il signifie. C’est ainsi, par exemple, que les historiens, à l’aide de quelques mots celtiques dont la signification est connue, ont souvent déterminé la situation d’un lieu et signalé le parti qu’on peut tirer de la connaissance de l’ancien langage de nos pères.

D’un autre côté, les faits topographiques nous conduisent à la certitude de nombreuses étymologies.

3° On comprend aussi très aisément l’importance historique de la science étymologique ou de l’analyse des noms de lieux. Cette étude aide, en effet, à reconstituer l’histoire des peuples, et c’est à bon droit qu’on regarde les noms des contrées et des localités comme une source d’informations historiques (Geschichtsquelle). Ces noms portent l’empreinte du peuple qui les a créés. Ce sont des médailles quelquefois frustes, mais dont l’explication jette quelque jour sur l’histoire d’une localité ou fournit de précieux indices pour l’ethnologie. L’historien peut ainsi découvrir dans l’étymologie des noms géographiques, des renseignements et des documents intéressants. On trouvera, dans ce volume, de nombreuses preuves de ce que nous avançons ici et l’on verra que les étymologies peuvent être fécondes en déductions historiques.

Difficulté de l’analyse étymologique des noms de lieu. – Cette étude des noms de lieux offre évidemment des difficultés philologiques, et nous n’ignorons pas les obstacles qui s’opposent souvent au succès complet des recherches sur l’étymologie des noms de l’ancienne topographie. Évidemment, il y a un grand nombre de noms dont il n’est pas difficile d’indiquer la signification. Mais il y a beaucoup d’anciens noms qui sont vides de sens dans leur état actuel. On en trouve qui offrent des formes archaïques, des formes contractées, altérées. Il en est qui ont subi des modifications étranges et qui s’écartent trop de leur forme primitive pour qu’elle puisse être aisément rétablie. Pour reconstituer le nom primitif, pour retrouver, dans la forme moderne, les radicaux qui le constituent, il faut remonter le courant des transformations qu’il a éprouvées. On ne se rend compte du nom nouveau qu’en retrouvant la forme ancienne à laquelle on ne parvient qu’en parcourant la série des dégradations successives qu’elle a subies. D’autres noms locaux sont quelquefois dus à des dialectes, à des patois, à des langues étrangères que l’étymologiste doit connaître (cfr. Habsburg, voy. App. B ; et Potsdam, Append. C).

D’un autre côté, la plus ancienne orthographe qui ait été conservée ne remonte pas toujours assez haut et elle est quelquefois fausse. Enfin, il arrive souvent que la science étymologique ne permet de donner que des conjectures pour résultat. Mais ces conjectures elles-mêmes ne sont pas inutiles au but que nous nous proposons. En donnant, par exemple, l’étymologie du nom de Strasbourg (Strasse, Burg) nous dirons qu’il n’est pas certain que le premier élément de ce nom soit le mot allemand Strasse. En reconnaissant que l’étymologie universellement admise est douteuse, nous n’en aurons pas moins porté l’attention du lecteur sur le mot allemand, et l’élève n’aura aucune peine à en retenir le sens.

Nos étymologies ne sont pas des étymologies arbitraires et fantaisistes. – Quoique nous regardions, dans ce livre, les étymologies plutôt comme un moyen que comme un but, cependant nous ne faisons pas de la philologie d’imagination. Nous offrons des étymologies méthodiques, scientifiques et rarement fantaisistes. Nous affecterons, du reste, d’un exposant de doute les résultats qui ne sont pas atteints par une méthode tout-à-fait assurée.

Nous reconnaissons, d’ailleurs, que cet essai de toponomastique est plein d’aperçus assez peu d’accord avec la routine classique. Nous rendons aux Celtes ce qui appartient aux Celtes qui ont occupé la Germanie ancienne, et dont leurs descendants subsistent encore sous la domination des Tudesques. Mais nous ne procédons pas, dans nos travaux, d’une façon différente de celle qu’ont adoptée les meilleurs philologues de notre temps.

Nous aurions pu allonger cet écrit et ceux qui l’ont précédé ; rien n’aurait été plus facile que de leur donner un air plus savant : nous n’aurions eu qu’à les entrelarder des noms d’érudits qui ont écrit sur la matière. Mais nous avons pensé qu’il était inutile d’exiger des élèves assez de patience pour lire à chaque ligne du texte de longues pages de notes, de discussions et de pièces justificatives. Nous avons réduit cette étude aux proportions les plus minimes possibles, et nous avons retranché toutes ces surcharges qui auraient grossi le livre aux dépens du texte.

C’est aussi pour ce même motif que nous ne nous sommes pas proposé d’étudier les noms de lieux de l’Allemagne sous le triple rapport géographique, historique et économique ; c’est surtout le côté philologique qui nous occupera. Nous ne pourrions, en effet, dans le cadre étroit de ce traité, donner à ces diverses études une place suffisante. Les détails relatifs à la géographie physique, politique et commerciale sont étrangers au plan de notre ouvrage ; nous n’en indiquerons quelques-uns qu’en passant.

Tel qu’il est notre travail peut, du reste, servir aux professeurs de géographie et aux professeurs d’allemand. Les premiers n’auront qu’à compléter verbalement, par des détails géographiques et historiques, la nomenclature dont nous leur donnons la clé : ils pourront aisément suppléer aux lacunes. De leur côté, les professeurs d’allemand pourront faire apprendre les éléments obtenus par la décomposition des noms propres et, en les éclaircissant, faciliter le travail du géographe et de l’historien :

Alterius sic altera poscit opem res et conjurat amice.

Plan du livre : ordre méthodique et alphabétique. – Il nous a semblé bon de présenter le nom des localités d’après la succession que suggère la liaison des idées. En groupant ces noms sous des points de vue déterminés, nous en rendrons l’étude plus facile. Pour obtenir ce résultat, l’ordre méthodique offre des avantages sur l’ordre alphabétique : nous l’avons adopté. Cette disposition est plus conforme à l’ordre didactique. Le lecteur trouvera, d’ailleurs, à la fin du volume, une liste des noms par ordre alphabétique. Cette table permettra de retrouver facilement les noms dont on voudra connaître l’étymologie[9].




  1. Les écrivains qui ont accepté ainsi, à la légère, la thèse de l’ignorance des Français en géographie, basent leur accusation sur certaines connaissances que possédaient, en 1870, quelques étudiants, quelques lettrés, quelques savants, disséminés dans les régiments de l’armée allemande ; et, après avoir, par un procédé sophistique bien connu, attribué ces connaissances à tous les Allemands, nos détracteurs ont établi un parallèle entre cette armée qui comprenait des citoyens de toutes les classes de la société, et notre vieille armée française qui, pour la bravoure, n’avait pas sa pareille, mais qui, par son organisation même, ne comprenait, parmi les simples soldats, que peu de jeunes gens lettrés et instruits. Il n’est pas étonnant que cette comparaison ait été toute à notre désavantage.

    On dira peut-être que, du moins, les officiers prussiens savaient mieux la géographie que les officiers français. Sur ce point nous reconnaissons volontiers qu’une partie de nos officiers s’était beaucoup plus occupée de l’Algérie, de l’Orient, de l’Italie, que de nos frontières de l’Est ; tandis que la Prusse n’a jamais cessé d’étudier pratiquement nos départements rhénans et tous les chemins qui conduisent à Paris. Leurs officiers arpentaient notre pays dans tous les sens ; un grand nombre de leurs soldats et de leurs sous-officiers avaient travaillé chez nous comme ouvriers, domestiques ou commis de magasins : évidemment, ils savaient la « géographie » des localités où ils avaient résidé. Les Prussiens avaient ainsi concentré leur attention sur nos frontières du Rhin, tandis que la pensée des officiers français était dispersée et comme disséminée sur tous les points de l’univers. Aussi, pendant que nous nous battions en Crimée ou que, traversant le mont Cenis, nous poussions jusqu’à Solférino, la Prusse, heureuse de nous voir dépenser si sottement notre sang et notre argent, put, à son aise, étudier nos frontières et préparer la surprise de Wissembourg. C’est de la même manière que, avant 1866, voyant les Autrichiens occupés en Italie, Bismarck et de Moltke étudiaient la Bohême, préparaient leur trahison contre la Confédération germanique et le guet-apens de Sadowa.

    Concluons de ces faits, tout simplement, que la France n’a pas fixé suffisamment ses regards sur l’ennemi héréditaire, sur ses manœuvres, sur sa politique. On comptait sur le libéralisme de la Prusse !! Tout le monde sait aujourd’hui très bien que nos désastres ne proviennent en aucune façon de notre ignorance de la géographie.

  2. On a fait aussi à notre nation la réputation d’être casanière, et cependant après la nation anglaise, qui est, quoi qu’on en dise, beaucoup plus celtique que saxonne, la France est le pays qui a toujours fourni le plus de voyageurs. Depuis quatre cents ans, elle a produit de hardis pionniers de la civilisation, des missionnaires et des colons, qui se sont lancés dans les forêts et chez les sauvages de l’Amérique, dans les Indes et dans toutes les contrées du monde. Ces Français-là savaient des géographies que les Allemands ne savent pas. Aujourd’hui encore la France n’envoie-t-elle pas des explorateurs en Algérie, en Tunisie, à Madagascar, au Sénégal, sur le Niger et dans la vallée du Congo ? Les Allemands ont-ils des voyageurs dont les travaux puissent être comparés à ceux d’un de Lesseps ? Ont-ils un homme qui, comme le capitaine Roudaire (dont le nom, écrit en languedocien roudaïré, signifie rôdeur), ait étudié la géographie des chotts, non pas en flâneur, mais pour créer une mer intérieure dans le Sud de l’Algérie ? Que n’aurions-nous pas à dire sur Dupuis, Francis Garnier, Henri Rivière, qui ont naguère découvert et exploré, au Tonkin, le Hong-Kiang (fleuve Rouge), appelé par les Annamites Song-Koï (fleuve principal), voie commerciale qui nous offre un débouché direct avec le sud-ouest de la Chine ? Nos compatriotes ont fait là des expéditions qui ressemblent à l’épopée américaine des Cortez et des Pizarre. Que n’aurions-nous pas à dire au sujet des voyages de Crevaux, de Savorgnan de Brazza, de Bonnat, de Bayol, etc., etc. ?
  3. En corrigeant les épreuves des dernières feuilles de ce livre, j’ai eu l’occasion de voir un exemplaire de la nouvelle et dernière édition du Dictionnaire de Ritter (Leipzig, 1883). Dans cet exemplaire, récemment acquis par la Bibliothèque nationale, j’ai constaté que le renseignement erroné auquel j’ai fait allusion a été supprimé par M. Lagai, le nouvel éditeur.
  4. Le géographe très distingué qui a émis cette opinion bizarre, a été sans doute effrayé de l’énorme fardeau que les réformateurs de l’enseignement ont imposé aux enfants et aux jeunes gens. En effet, ce qui manque à beaucoup de Français, c’est la mesure : ils ne savent pas se borner. Qu’ils apprennent donc à limiter et à bien définir le programme de la géographie générale et de la géographie de la France que l’on doit étudier dans les écoles primaires et dans les établissements d’instruction secondaire, et surtout que l’enseignement supérieur des Facultés soit plus pratique et facilite les études des spécialistes. En organisant ainsi la division du travail, on aura des Français qui s’adonneront plus sérieusement et plus utilement à telle ou à telle partie de la géographie. Celui-ci étudiera plus particulièrement une région de la France ou de l’Algérie ; cet autre s’appliquera à la géographie des provinces rhénanes, du duché de Bade ou de quelqu’autre contrée de l’empire prussien. On aura ainsi de savants géographes, des hommes spéciaux, compétents dans leur partie. Il faut renvoyer dans les pays des chimères ceux qui s’imaginent qu’un homme peut savoir la « géographie. »
  5. Méthode pour apprendre le dictionnaire de la langue grecque et les mots primitifs de plusieurs autres langues anciennes et modernes.

    Onomatologie de la géographie grecque, ou l’art d’apprendre le dictionnaire grec en étudiant la géographie de la Grèce ancienne et de ses colonies.

  6. Les sociétés de vétérans, qui comprennent un effectif de 12 000 hommes, sous le commandement d’un major général en retraite, ont été associées à cette fête. Évidemment on s’est bien gardé de leur dire que Soubise était sous les ordres du prince de Saxe-Hildburghausen, et que les Français furent abandonnés par les Allemands dont ils étaient les alliés.
  7. Sur l’utilité, pour l’étude de l’allemand, de la connaissance étymologique des noms géographiques, voir l’Appendice A (Promenade dans la Suisse saxonne).
  8. C’est ce que Hœfer a très bien reconnu dans sa Zeitschrift für die Wissenschaft der Sprache. Il y dit en propres termes : « Das ist an und für sich einleuchtend, da ein grosser Theil der Sprachen nur in den Namen erhalten, eine bedeutende Sprachmasse der ältesten Zeit nur in ihnen gerettet ist. » Tom. i, p. 318.
  9. Le lecteur trouvera quelques renvois qui se rapportent aux deux écrits que nous avons déjà publiés sur l’onomatologie allemande. Nous avons indiqué par la lettre P, le livre des Prénoms ; et par la lettre F. le livre des noms de Famille.