Faits curieux de l’histoire de Montréal/14

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AUTEUR ET COMÉDIEN

Nous avons signalé, récemment, un auteur que M. Dionne a laissé de côté, dans son Inventaire chronologique.

Aujourd’hui, nous en découvrons un autre, peu important, il est vrai, au point de vue littéraire, mais enfin, qui eut, lui aussi, sa période de vogue dans la métropole.

Il s’agit de M. A.-V. Brazeau, comédien, dont le peuple raffola, autant à cause de son talent véritable et de son jeu consommé que de son physique drôlement disgracié.

Qui n’a connu Brazeau autrefois ?

Pendant un demi-siècle, il a chanté et joué presque partout où l’on parle français, au Canada et aux États-Unis, et dans toutes sortes de pièces et dans toutes sortes de rôles, à commencer par ceux de jeunes filles.

Ne riez pas ! Il fut un temps, au Canada, comme nous le disions dans la notice consacrée à M. Ernest Doin,[1] où l’on ne pouvait songer à faire monter le beau sexe sur les planches.

Pour amuser le public, il fallut créer une dramaturgie spéciale dans laquelle il n’y avait que des personnages de sexe masculin.

En 1857, M. Michel-Jacques Vilbon fonda, à Montréal, la Société des amateurs canadiens et entreprit de jouer des pièces comportant des personnages des deux sexes, avec cette réserve, connue des initiés seulement, que les rôles de femmes seraient remplis par des jeunes gens.

M. Brazeau débuta à dix-huit ans, par le rôle de Cléante, fils d’Harpagon, dans l’Avare de Molière[2], puis il s’essaya dans les personnages féminins.

Trois ans plus tard, en 1860, M. Vilbon tenta une série de représentations de théâtre français, dans la salle Bonaventure, angle Saint-Jacques et square Victoria.

La première pièce à l’affiche fut le Roman d’un jeune homme pauvre de Feuillet qui avait été porté sur la scène, à Paris, l’année précédente.

C’est durant cette période de 1857 à 1865 et plus, que Brazeau joua les ingénues.

Imberbe, tout jeune et joli garçon, avant que la petite vérole ne le défigurât, cet artiste obtenait alors un succès égal à celui qui couronna sa carrière dans les rôles comiques et le public ignora longtemps que la demoiselle qui faisait battre les cœurs n’était qu’un monsieur.

Un incident des plus cocasses mit le sceau à sa réputation.

Certain riche étranger s’amouracha de la « charmante actrice », envoya des fleurs, des cadeaux, des billets doux, fit tant et si bien pour obtenir une entrevue, qu’à la fin on fut forcé de se rendre à ses désirs… et de le désillusionner. Ce dont Brazeau se chargea, un soir, au cours d’un petit souper arrosé de grands vins, que son galant lui paya dans une hôtellerie fashionable où toute la troupe était d’ailleurs rendue.

Le pauvre amoureux quitta immédiatement Montréal pour ne plus entendre l’immense éclat de rire que provoqua cette aventure peu banale.

L’œuvre littéraire, de M. Brazeau n’est pas considérable et, sans l’apprécier, nous nous bornons à en faire la nomenclature :

Chicot, farce en un acte.

La Bataille de Châteauguay, drame en quatre actes.

Riel, drame en quatre actes. Traduction.

Ce dramatiste a aussi publié deux petits journaux gais que mentionne M. Dionne :

Le Crapaud, fondé à Montréal le 7 juin 1878, 18 Nos. (Dionne, Inventaire. I, No 291.)

Le Pétard, fondé le 26 mars 1881. (Dionne, ib., No 364).

Enfin, à l’époque de sa mort, M. Brazeau nous a fait voir le manuscrit des deux premiers actes d’un drame qu’il tirait du fameux roman de M. de Boucherville : Une de perdue deux de trouvées.

Ce drame est resté inachevé.

Alphonse, (Antoine), Victor Brazeau naquit à Saint-Antoine de Verchères, le 2 août 1839. Il fit ses études au Collège de Joliette et s’essaya dans le commerce, mais la scène exerça sur lui une fascination telle que le théâtre a toujours été sa principale préoccupation, sinon son unique occupation.

Plein de mansuétude et d’indulgence, très conciliant et très optimiste, il vécut dans le monde spécial des comédiens sans froisser personne et sans prêter le flanc à la médisance ou à la calomnie : ce qui n’est pas une mince louange.

Il est mort à Montréal le 1er janvier 1898.



  1. Voir Bulletin des Recherches historiques, 1917, pp. 26, 59, 124.
  2. Cette pièce fut jouée au théatre Royal, en 1857.