Famille sans nom/II/Chapitre VIII

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Hetzel (p. 344-355).
Le temps était épouvantable.

VIII
joann et jean.


L’abbé Joann quitta la chambre du major Sinclair, plus maître de lui-même qu’il n’y était entré. Ce coup de foudre de l’exécution
« Donnez-donc ! » dit le major Sinclair.


immédiate ne l’avait pas ébranlé. Dieu venait de lui inspirer un projet, et ce projet pouvait réussir.

Jean ne savait rien de l’ordre arrivé à l’instant de Montréal, et c’était à Joann qu’incombait cette douloureuse tâche de le lui faire connaître.

Eh bien, non ! Il ne le lui apprendrait pas ! Il lui cacherait que la terrible sentence devait recevoir son exécution dans deux heures ! Il fallait que Jean n’en fût pas instruit pour la réalisation du projet de Joann !

Évidemment, il n’y avait plus à compter sur une évasion préparée de longue main, ni sur une attaque du fort Frontenac. Le condamné ne pouvait échapper à la mort que par une fuite immédiate. Si, dans deux heures, il se trouvait encore dans sa cellule, il n’en sortirait que pour tomber sous les balles, en pleine nuit, au pied de la palissade.

Le plan de l’abbé Joann était-il réalisable ? Peut-être, si son frère acceptait de s’y conformer. En tout cas, c’était le seul moyen auquel il fût possible de recourir en ces circonstances. Mais, on le répète, il importait que Jean ignorât que le major Sinclair venait de recevoir l’ordre de procéder à l’exécution.

L’abbé Joann, guidé par le sergent, redescendit l’escalier. La cellule du prisonnier occupait un angle au rez-de-chaussée du blockhaus, à l’extrémité d’un couloir qui longeait la cour intérieure. Le sergent, éclairant cet obscur boyau avec son fanal, arriva devant une porte basse, fermée extérieurement par deux verrous.

Au moment où le sergent allait l’ouvrir, il s’approcha du jeune prêtre et lui dit à voix basse :

« Lorsque vous quitterez le prisonnier, vous savez que j’ai pour consigne de vous reconduire hors de l’enceinte ?

— Je le sais, répondit l’abbé Joann. Attendez dans ce couloir, et je vous préviendrai. »

La porte de la cellule fut ouverte.

À l’intérieur, au milieu d’une profonde obscurité, couché sur une sorte de lit de camp, Jean dormait. Il ne se réveilla pas au bruit que fit le sergent.

Celui-ci allait le toucher à l’épaule, lorsque, d’un geste, l’abbé Joann le pria de n’en rien faire.

Le sergent posa le fanal sur une petite table, sortit, et referma doucement la porte.

Les deux frères étaient seuls, l’un dormant, l’autre priant, agenouillé.

Alors Joann se releva, il regarda une dernière fois cet autre lui-même, auquel le crime de leur père avait fait comme à lui une vie si misérable !

Puis, il murmura ces mots :

« Mon Dieu, venez-moi en aide ! »

Le temps lui était trop sévèrement mesuré pour qu’il pût en perdre, ne fût-ce que quelques minutes. Il posa sa main sur l’épaule de Jean. Jean se réveilla, ouvrit les yeux, se redressa, reconnut son frère et s’écria :

« Toi, Joann !…

— Plus bas… Jean… Parle plus bas ! répondit Joann. On peut nous entendre ! »

Et, de la main, il lui fit signe que la porte était gardée extérieurement.

Les pas du sergent s’éloignaient et se rapprochaient tour à tour le long du couloir.

Jean, à demi habillé sous une couverture grossière, qui ne le protégeait que bien imparfaitement contre le froid de la cellule, se leva sans bruit.

Les deux frères s’embrassèrent longuement.

Puis, Jean dit :

« Notre mère ?…

— Elle n’est plus à Maison-Close !

— Elle n’y est plus ?…

— Non !

— Et M. de Vaudreuil et sa fille, auxquels notre maison avait donné asile ?…

— La maison était vide, lorsque je suis retourné dernièrement à Saint-Charles !

— Quand ?…

— Il y a sept jours !

— Et depuis, tu n’as rien su de notre mère, de nos amis ?

— Rien ! »

Que s’était-il donc passé ? Une nouvelle perquisition avait-elle amené l’arrestation de Bridget, de M. et Mlle de Vaudreuil ? Ou bien, ne voulant pas que son père restât un jour de plus sous le toit de la famille Morgaz, Clary l’avait-elle entraîné, si faible qu’il fût, malgré tant de dangers qui le menaçaient ? Et Bridget, elle aussi, s’était-elle enfuie de Saint-Charles, où la honte de son nom était devenue publique ?

Tout cela traversa comme un éclair dans l’esprit de Jean, et il allait apprendre à l’abbé Joann les événements qui avaient marqué sa dernière visite à Maison-Close, lorsque celui-ci, se penchant à son oreille, lui dit :

« Écoute-moi, Jean. Ce n’est pas un frère qui est ici, près de toi, c’est un prêtre qui vient remplir sa mission auprès d’un condamné. C’est à ce titre que le commandant du fort m’a permis de pénétrer dans ta cellule. Nous n’avons pas un moment à perdre !… Tu vas fuir à l’instant !

— À l’instant, Joann ?… Et comment ?

— En prenant mes habits, en sortant sous mon costume de prêtre. Il y a assez de ressemblance entre nous pour que personne ne puisse s’apercevoir de la substitution. D’ailleurs, il fait nuit, et c’est à peine si tu seras éclairé par la lumière d’un fanal en traversant le couloir et la cour intérieure. Lorsque nous aurons changé de vêtements, je me tiendrai au fond de la cellule, et j’appellerai. Le sergent viendra ouvrir, comme cela est convenu. Il a ordre de me reconduire à la poterne… C’est toi qu’il reconduira…

— Frère, répondit Jean, en prenant la main de Joann, as-tu pu croire que je consentirais à ce sacrifice ?

— Il le faut, Jean ! Ta présence est plus que jamais nécessaire au milieu des patriotes !

— Joann, n’ont-ils donc pas désespéré de la cause nationale après leur défaite ?

— Non ! Ils sont réunis au Niagara, dans l’île Navy, prêts à recommencer la lutte.

— Qu’ils le fassent sans moi, frère ! Le succès de notre cause ne tient pas à un homme !… Je ne te laisserai pas risquer ta vie pour me sauver…

— Et n’est-ce pas mon devoir, Jean ?… Tu sais quel est notre but ? A-t-il été atteint ?… Non !… Nous n’avons même pas su mourir pour réparer le mal… »

Les paroles de Joann remuaient profondément Jean ; mais il ne se rendait pas.

Joann reprit :

« Écoute-moi encore ! Tu crains pour moi, Jean, et, pourtant, qu’ai-je à craindre ? Demain, lorsqu’on me trouvera dans cette cellule, que peut-il m’arriver ? Rien !… Il n’y aura plus ici qu’un pauvre prêtre à la place d’un condamné, et que veux-tu qu’on lui fasse, si ce n’est de le laisser…

— Non !… non !… répondit Jean, qui se débattait contre lui-même et contre les instances de son frère.

— Assez discuté ! reprit Joann. Il faut que tu partes, et tu partiras ! Fais ton devoir comme je fais le mien ! Seul tu es assez populaire pour provoquer une révolte générale…

— Et si l’on veut te rendre responsable d’avoir aidé à ma fuite ?…

— On ne me condamnera pas sans jugement, répondit Joann, sans un ordre venu de Québec, ce qui demandera quelques jours !

— Quelques jours, frère ?

— Oui, et tu auras eu le temps de rejoindre tes compagnons à l’île Navy, de les ramener au fort Frontenac pour me délivrer…

— Il y a vingt lieues du fort Frontenac à l’île Navy, Joann ! Le temps me manquerait…

— Tu refuses, Jean ? Eh bien, jusqu’ici, j’ai supplié !… à présent j’ordonne ! Ce n’est plus un frère qui te parle, c’est un ministre de Dieu ! Si tu dois mourir, que ce soit en te battant pour notre cause, ou tu n’auras rien fait de la tâche qui t’incombe ! D’ailleurs, si tu refuses, je me fais connaître, et l’abbé Joann tombera sous les balles à côté de Jean-Sans-Nom !…

— Frère !…

— Pars, Jean !… Pars !… Je le veux !… Notre mère le veut !… Ton pays le veut ! »

Jean, vaincu par l’ardente parole de Joann, n’avait plus qu’à obéir. La possibilité de revenir sous deux jours au fort Frontenac, avec quelques centaines de patriotes, vainquit ses dernières résistances.

« Je suis prêt, » dit-il.

L’échange des vêtements se fit rapidement. Sous l’habit de l’abbé Joann, il eût été difficile de reconnaître que son frère s’était substitué à lui.

Et alors, tous deux s’entretinrent pendant quelques instants de la situation politique, de l’état des esprits depuis les derniers événements. Puis, l’abbé Joann dit :

« Maintenant, je vais appeler le sergent. Lorsqu’il aura ouvert la porte de la cellule, tu sortiras et tu le suivras en marchant derrière lui le long du couloir qu’il éclairera avec son fanal. Une fois hors du blockhaus, tu n’auras plus que la cour intérieure à traverser — une cinquantaine de pas environ. Tu arriveras près du poste, qui est à droite de la palissade. Détourne la tête en passant. La poterne sera devant toi. Quand tu l’auras franchie, descends en contournant la rive, et marche jusqu’à ce que tu aies atteint la lisière d’un bois, à un demi-mille du fort. Là, tu trouveras Lionel…

— Lionel ?… Le jeune clerc ?…

— Oui ! Il m’a accompagné, et il te conduira jusqu’à l’île Navy. Une dernière fois, embrasse-moi !

— Frère ! » murmura Jean, en se jetant dans les bras de Joann.

Le moment étant venu, Joann appela à voix haute et se retira au fond de la cellule.

Le sergent ouvrit la porte, et, s’adressant à Jean, dont la tête était cachée sous son large chapeau de prêtre :

« Vous êtes prêt ? » demanda-t-il.

Jean répondit d’un signe.

« Venez ! »

Le sergent prit le fanal, fit sortir Jean et referma la porte de la cellule.

Dans quelles angoisses Joann passa les quelques minutes qui suivirent ! Qu’arriverait-il si le major Sinclair se trouvait dans le couloir ou dans la cour au moment où Jean la traverserait, s’il l’arrêtait, s’il l’interrogeait sur l’attitude du condamné ? La substitution découverte, le prisonnier serait immédiatement fusillé ! Et puis, il se pouvait que les préparatifs de l’exécution fussent commencés, que la garnison du fort eût reçu les ordres du commandant, que le sergent, croyant avoir affaire au prêtre, lui en parlât, pendant qu’il le reconduisait ! Et Jean, apprenant que l’exécution allait avoir lieu, voudrait revenir dans la cellule ! Il ne laisserait pas son frère mourir à sa place !

L’abbé Joann, l’oreille contre la porte, écoutait. C’est à peine si les battements de son cœur lui permettaient d’entendre les rumeurs du dehors.

Enfin, un bruit lointain arriva jusqu’à lui. Joann tomba à genoux, remerciant Dieu.

La poterne venait d’être refermée.

« Libre ! » murmura Joann.

En effet, Jean n’avait pas été reconnu. Le sergent, marchant devant lui, son fanal à la main, l’avait reconduit à travers la cour intérieure jusqu’à la porte du fort, sans lui adresser la parole. Officiers et soldats ignoraient encore que le jugement devait être exécuté dans une heure. Arrivé près du poste, à peine éclairé, Jean avait détourné la tête, ainsi que le lui avait recommandé son frère. Puis, au moment où il allait franchir la poterne, le sergent lui ayant demandé :

« Reviendrez-vous assister le condamné ?…

— Oui ! » avait fait Jean d’un signe de tête.

Et, un instant après, il avait franchi la poterne.

Jean, néanmoins, ne s’éloignait que lentement du fort Frontenac, comme si un lien l’eût encore rattaché à sa prison — un lien qu’il n’osait rompre. Il se reprochait d’avoir cédé aux instances de son frère, d’être parti à sa place. Tous les dangers de cette substitution lui apparaissaient en ce moment avec une netteté qui l’épouvantait. Il se disait que, quelques heures plus tard, le jour venu, on entrerait dans la cellule, l’évasion serait découverte, les mauvais traitements accableraient Joann, en attendant que la mort, peut-être, vînt le punir de son héroïque sacrifice !

À cette pensée, Jean se sentait pris d’un irrésistible désir de revenir sur ses pas. Mais non ! Il fallait qu’il se hâtât de rejoindre les patriotes à l’île Navy, qu’il recommençât la campagne insurrectionnelle en se jetant sur le fort Frontenac, afin de délivrer son frère. Et, pour cela, pas un moment à perdre.

Jean coupa obliquement la grève, contourna la rive du lac, au pied de l’enceinte palissadée, et se dirigea vers le bois où Lionel devait l’attendre.

Le blizzard était alors dans toute sa violence. Les glaces, accumulées sur les bords de l’Ontario, s’entre-choquaient comme les icebergs d’une mer arctique. Une neige aveuglante passait en épais tourbillons.

Jean, perdu dans le remous de ces rafales, ne sachant plus s’il était sur la surface durcie du lac ou sur la grève, cherchait à s’orienter en marchant vers les massifs du bois qu’il distinguait à peine au milieu de l’obscurité.

Cependant, il arriva, après avoir employé près d’une demi-heure à faire un demi-mille.

Évidemment, Lionel n’avait pu l’apercevoir, car il se fût certainement porté au-devant de lui.

Jean se glissa donc entre les arbres, inquiet de ne pas trouver le jeune clerc à l’endroit convenu, ne voulant pas l’appeler par son nom, de peur de le compromettre, au cas où il serait entendu de quelque pêcheur attardé.

Alors, les deux derniers vers de la ballade du jeune poète lui revinrent à la mémoire, — ceux qu’il lui avait récités à la ferme de
Le sergent l’avait reconduit à travers la cour.


Chipogan. Et s’enfonçant dans la profondeur du bois, il répéta d’une voix lente :

 
Naître avec toi, flamme follette,
Mourir avec toi, feu follet !


Presque aussitôt, Lionel, sortant d’un fourré, s’élançait vers lui et s’écriait :

« Vous, monsieur Jean… vous ?

— Oui, Lionel.

— Et l’abbé Joann ?…

— Dans ma cellule ! — Mais vite, à l’île Navy ! Il faut que dans quarante-huit heures nous soyons de retour avec nos compagnons au fort Frontenac ! »

Jean et Lionel s’élancèrent hors du bois, et prirent direction vers le sud, afin de redescendre la rive de l’Ontario jusqu’aux territoires du Niagara.

C’était le chemin le plus court, et aussi l’itinéraire qui offrait le moins de dangers. À cinq lieues de là, les fugitifs, ayant franchi la frontière américaine, seraient à l’abri de toute poursuite et pourraient rapidement atteindre l’île Navy.

Cependant, suivre cette direction avait l’inconvénient d’obliger Jean et Lionel à repasser devant le fort. Par cette horrible nuit, il est vrai, au milieu des épais tourbillons de neige, ils ne risquaient pas d’être aperçus des factionnaires, même au moment où tous deux traverseraient l’étroite grève. Certainement, si la surface de l’Ontario n’eût pas été encombrée par les amas de glaces que ces rudes hivers accumulent sur ses bords, si le lac avait été navigable, mieux eût valu s’adresser à quelque pêcheur qui aurait pu promptement conduire les fugitifs à l’embouchure du Niagara. Mais c’était impossible alors.

Jean et Lionel marchaient d’un pas aussi pressé que le permettait la tourmente. Ils n’étaient encore qu’à une faible distance des palissades du fort, lorsque le vif crépitement d’une fusillade déchira l’air.

Il n’y avait pas à s’y tromper : un feu de peloton venait d’éclater à l’intérieur de l’enceinte.

« Joann !… » s’écria Jean.

Et il tomba, comme si c’était lui qui venait d’être frappé par les balles des soldats de Frontenac.

Joann était mort pour son frère, mort pour son pays !

En effet, une demi-heure après le départ de Jean, le major Sinclair avait donné ordre de procéder à l’exécution, ainsi que le portait l’ordre reçu de Québec.

Joann avait été extrait de la cellule et conduit dans la cour, à l’endroit où il devait être passé par les armes.

Le major avait lu l’ordre au condamné.

Joann n’avait rien répondu.

À ce moment, il aurait pu s’écrier :

« Je ne suis pas Jean-Sans-Nom !… Je suis le prêtre qui a pris sa place pour le sauver ! »

Et le major eût été contraint de surseoir à l’exécution, de demander de nouvelles instructions au gouverneur général.

Mais Jean devait encore être trop rapproché du fort Frontenac. Les soldats se mettraient à sa poursuite. Il serait immanquablement repris. On le fusillerait. Et il ne fallait pas que Jean-Sans-Nom mourût autrement que sur un champ de bataille !

Joann se tut, il s’appuya au mur, il tomba en prononçant les mots de mère, de frère et de patrie !

Les soldats ne l’avaient pas reconnu vivant, ils ne le reconnurent pas lorsqu’il fut mort. On l’ensevelit immédiatement dans une tombe, creusée extérieurement au pied de l’enceinte. Le gouvernement devait croire qu’il avait frappé en lui le héros de l’indépendance.

C’était la première victime offerte en expiation du crime de Simon Morgaz !