Famille sans nom/II/Chapitre XIII

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Hetzel (p. 403-414).

XIII
nuit du 20 décembre.


Trois heures du soir sonnaient, en ce moment, au clocher de la petite église de Schlosser. Une brume grisâtre et glaciale emplissait l’humide vallée du Niagara. Il faisait un froid très sec. Le ciel était couvert de nuages immobiles, que le moindre relèvement de la température eût condensés en neige sous l’influence des vents d’est.

Le ronflement des canons de Chippewa déchirait l’air. Dans l’intervalle des détonations, on entendait distinctement le mugissement lointain des cataractes.

Un quart d’heure après avoir quitté la maison de M. de Vaudreuil, les patriotes, cheminant entre les massifs d’arbres, se défilant le long des haies et des clôtures, étaient arrivés sur le bras gauche de la rivière.

Plusieurs manquaient. Les uns, frappés par des éclats d’obus, avaient dû revenir en arrière. Les autres, étendus sur la neige, ne devaient plus se relever. En tout, une vingtaine à déduire des deux cents qui restaient alors.

Les pièces, établies à Chippewa, avaient déjà fait de grands ravages à la surface de l’île. Les épaulements gazonnés, qui auraient permis aux bonnets bleus de tirer à couvert, étaient détruits presque entièrement. Il fut donc nécessaire de prendre position au bas de la berge, entre les roches à demi baignées par l’impétueux courant. C’est de là que Jean et les siens essaieraient d’arrêter le débarquement jusqu’à complet épuisement de leurs munitions.

Cependant le mouvement avait été vu du camp de Chippewa. Le colonel Mac Nab, antérieurement renseigné par les signaux de Rip, et, en ce moment même, par le rapport de cet espion qui se trouvait au camp, redoubla ses feux en les concentrant sur les points fortifiés. Autour de Jean, une trentaine de ses compagnons furent atteints par les éclats de roches que le choc des projectiles dispersait le long des rives.

Jean allait et venait sur la berge, observant les manœuvres de l’ennemi, malgré les boulets qui butaient à ses pieds ou coupaient l’air au dessus de sa tête.

En ce moment, de larges bateaux plats, garnis d’avirons, se détachèrent l’un après l’autre de la rive canadienne.

Dans un dernier effort pour dégager la place, trois ou quatre volées, passant par-dessus les bateaux, s’abattirent sur l’île et ricochèrent au loin.

Jean ne fut pas même effleuré.

« Patriotes, cria-t-il, soyez prêts ! »

Tous attendaient que les embarcations fussent à portée pour commencer le feu.

Les assaillants, couchés à bord, afin d’offrir moins de prise aux balles, devaient être de quatre à cinq cents, tant volontaires que soldats de l’armée royale.

Quelques instants après, les bateaux, se trouvant à mi-rivière, furent assez rapprochés de l’île pour que l’artillerie de Chippewa dût suspendre ses décharges.

Aussitôt les premiers coups de fusil partirent de derrière les roches. Les embarcations y répondirent presque immédiatement. Mais, comme elles étaient très exposées au feu des berges, les longs avirons furent manœuvrés avec vigueur.

Quelques minutes suffirent pour accoster, et il fallut se préparer, de part et d’autre, pour une lutte corps à corps.

Jean commandait, au milieu d’une grêle de balles qui tombait aussi drue qu’une mitraille.

« Abritez-vous ! lui cria Vincent Hodge.

— Moi ? » répondit-il.

Et, d’une voix éclatante, il cria aux assaillants qui allaient sauter sur la berge :

« Je suis Jean-Sans-Nom ! »

Ce nom fut accueilli avec une véritable stupeur, car les royaux devaient croire que Jean-Sans-Nom avait été passé par les armes au fort Frontenac.

Et alors, se précipitant vers les premières embarcations, Jean s’écria :

« En avant, les bonnets bleus !… Sus aux habits rouges ! »

L’engagement devint alors extrêmement vif. Les premiers débarqués sur l’île furent repoussés. Quelques-uns tombèrent dans le courant qui les emporta vers les cataractes. Les patriotes, quittant l’abri des roches, se répandirent sur la berge et se battirent avec une telle impétuosité que l’avantage fut d’abord pour eux. Il y eut même un instant où les embarcations durent reculer. Mais, aussitôt, d’autres arrivèrent à leur aide. Plusieurs centaines d’hommes purent prendre pied sur l’île. Le passage était forcé, et le nombre allait avoir raison du courage.

En effet, devant cet ennemi de beaucoup supérieur, les défenseurs furent contraints d’abandonner la berge. S’ils ne cédèrent pas sans avoir infligé des pertes importantes aux assaillants, ils en subirent de cruelles aussi.

Parmi eux, Thomas Harcher, Pierre et Michel, tombés sous les balles, furent achevés par ces féroces volontaires qui ne faisaient point de quartier. William Clerc et André Farran, blessés tous deux, furent pris, après avoir tracé un cercle de sang autour d’eux. Sans l’intervention d’un officier, ils auraient eu le sort du fermier et de ses deux fils. Mais le colonel Mac Nab avait recommandé d’épargner les chefs autant que possible, le gouvernement voulant les traduire devant les conseils de guerre de Québec ou de Montréal. C’est à cette recommandation que Clerc et Farran durent d’échapper au massacre.

Il était d’ailleurs impossible de résister au nombre. Les bonnets bleus, après s’être battus en désespérés, les Mahogannis, après s’être défendus avec ce courage froid, ce mépris de la mort qui distingue les Indiens de leur race, durent fuir à travers les massifs de l’île, poursuivis de clôture en clôture, débordés sur leurs flancs, écrasés en arrière. Ce fut miracle si Lionel ne fut pas tué vingt fois, et si maître Nick lui-même échappa au carnage. Quant aux Hurons, combien d’entre eux ne devaient jamais rentrer à leurs wigwams de Walhatta !

En arrivant près de la maison de M. de Vaudreuil, maître Nick voulut décider Clary à se jeter dans l’une des embarcations qui allait le transporter à Schlosser.

« Tant que mon père sera sur l’île, dit-elle, je ne l’abandonnerai pas ! »

Oui, son père ! et peut-être aussi Jean, bien qu’elle sût qu’il n’était revenu que pour mourir !

Vers cinq heures du soir, M. de Vaudreuil comprit que la résistance n’était plus possible contre plusieurs centaines d’assaillants, maîtres d’une grande partie de l’île. Si les survivants voulaient sauver leur vie, ils ne le pouvaient plus qu’en se réfugiant sur la rive droite du Niagara.

Mais c’est à peine si M. de Vaudreuil pouvait se tenir debout, s’il aurait la force de regagner la maison où l’attendait sa fille et de s’embarquer avec elle.

Vincent Hodge essaya de l’entraîner. À ce moment, M. de Vaudreuil, frappé en pleine poitrine, ne put que murmurer ces mots :

« Ma fille !… Hodge !… Ma fille ! »

Jean, qui venait d’accourir, l’entendit.

« Sauvez Clary ! » cria-t-il à Vincent Hodge.

À ce cri, une douzaine de volontaires se jetèrent sur lui. Ils l’avaient reconnu. S’emparer du célèbre Jean-Sans-Nom, le ramener vivant au camp de Chippewa, quel coup de fortune ce serait pour eux !

Dans un dernier effort, Jean abattit deux des volontaires qui cherchaient à le saisir, et il disparut au milieu d’une décharge qui ne l’atteignait pas.

Quant à Vincent Hodge, blessé grièvement, il avait été fait prisonnier près du cadavre de M. de Vaudreuil.

Où allait Jean-Sans-Nom ? Avait-il donc la pensée de survivre, après que les meilleurs patriotes avaient succombé ou étaient entre les mains des royaux ?

Non ! Le dernier mot de M. de Vaudreuil n’avait-il pas été le nom de sa fille ?…

Eh bien ! Puisque Vincent Hodge ne pouvait plus la sauver, lui la sauverait, il l’obligerait à fuir, il la conduirait sur la rive américaine, et il reviendrait au milieu de ses compagnons qui luttaient encore.

Clary de Vaudreuil, seule devant sa maison, entendait les bruits du combat — cris de fureur, cris de douleur, mêlés aux détonations de la mousqueterie.

Tout ce tumulte se rapprochait avec la lueur plus intense des armes à feu.

Déjà une cinquantaine de patriotes, blessés pour la plupart, s’étaient jetés dans les embarcations et se dirigeaient vers le village de Schlosser.

Il ne restait plus que le petit bateau à vapeur Caroline, déjà encombré de fugitifs, qui se disposait à traverser le bras du Niagara.

Soudain Jean apparut, couvert de sang — du sang des royaux, — sain et sauf, après avoir en vain cherché la mort, après l’avoir vingt fois donnée.

Clary s’élança vers lui.

« Mon père ?… dit-elle.

— Mort ! »

Jean lui répondit ainsi, sans ménagements : il fallait que Clary consentît à quitter l’île ?

Jean la reçut dans ses bras, inanimée, au moment où les volontaires tournaient la maison pour s’opposer à sa fuite. Bondissant avec son fardeau, il courut vers la Caroline, il y déposa la jeune fille ; puis, se relevant :

« Adieu, Clary ! » dit-il.

Et il mit le pied sur le plat-bord du bateau pour s’élancer sur la berge.

Avant qu’il eût sauté à terre, Jean frappé de deux balles, fut renversé sur le pont, à l’arrière, tandis que la Caroline s’éloignait à toute vapeur.

Cependant, à la lueur des coups de feu, Jean avait été reconnu des volontaires qui l’avaient poursuivi à travers l’île, et ces cris retentirent :

« Tué, Jean-Sans-Nom !… Tué ! »

À ces cris, Clary reprit connaissance et se releva.

« Mort !… » murmura-t-elle en se traînant vers lui.

Quelques minutes plus tard, la Caroline était amarrée au quai de Schlosser. Là, les fugitifs, qui se trouvaient à bord, pouvaient se croire en sûreté, sous la protection des autorités fédérales.

Quelques-uns débarquèrent aussitôt ; mais, comme l’unique auberge du village fut bientôt remplie et qu’il fallait faire trois milles pour atteindre les hôtels de Niagara-Falls en descendant la rive
Le passage était forcé.
droite, la plupart préférèrent demeurer dans les cabines du bateau à vapeur.

Il était alors huit heures du soir.

Jean, étendu sur le pont, respirait encore. Clary, agenouillée, soutenant sa tête, lui parlait… Il ne répondait pas… Peut-être ne l’entendait-il plus ?

Clary regarda autour d’elle. Où chercher des secours, dans ce désarroi, au milieu de ce village empli de tant de fugitifs, encombré de tant de blessés, auxquels les médecins manquaient comme les remèdes ?

Alors Clary vit toute sa vie repasser dans son souvenir. Son père tué pour la cause nationale !… Celui qu’elle aimait mourant entre ses bras, après avoir lutté jusqu’à la dernière heure. Maintenant, elle était seule au monde, sans famille, sans patrie, désespérée…

Après avoir abrité Jean sous une toile de capot, afin de le protéger contre les rigueurs du froid, Clary, penchée sur lui, cherchait si son cœur ne battait pas faiblement, si un souffle ne s’exhalait pas de ses lèvres…

Au loin, de l’autre côté de la rivière, éclataient encore les derniers coups de feu, dont les vives lueurs fusaient entre les arbres de l’île Navy.

Tout se tut enfin, et la vallée niagarienne s’endormit dans un morne silence.

Inconsciemment, la jeune fille murmurait le nom de son père, et aussi celui de Jean, se disant que, suprême angoisse ! le jeune patriote mourait peut-être avec cette pensée qu’il serait poursuivi au delà du tombeau par la malédiction des hommes ! Et elle priait pour l’un et pour l’autre.

Soudain, Jean tressaillit, son cœur battit un peu plus vite. Clary l’appela…

Jean ne répondit pas.

Deux heures s’écoulèrent. Tout reposait à bord de la Caroline. Aucun bruit ne venait ni des cabines ni du pont. Seule à veiller, Clary de Vaudreuil était là, comme une sœur de charité au chevet d’un mourant.

La nuit était très obscure. Les nuages commençaient à se dérouler lourdement au-dessus de la rivière. De longues brumes s’accrochaient au squelette des arbres, dont les branches, chargées de givre, grimaçaient sur la berge.

Personne ne vit alors quatre bateaux qui, contournant la pointe de l’île par l’amont, manœuvraient de manière à rallier sans bruit la rive de Schlosser.

Ces bateaux étaient montés par une cinquantaine de volontaires, commandés par le lieutenant Drew, de la milice royale. Sur l’ordre du colonel Mac Nab, cet officier, au mépris du droit des gens, venait accomplir un acte révoltant de sauvagerie jusque dans les eaux américaines.

Parmi ses hommes se trouvait un certain Mac Leod, dont les cruautés devaient amener de graves complications internationales quelques mois plus tard.

Les quatre bateaux, mus silencieusement par leurs avirons, traversèrent le bras gauche du Niagara et vinrent accoster le flanc de la Caroline.

Aussitôt, les volontaires, se glissant sur le pont, descendirent dans les cabines, et commencèrent leur épouvantable œuvre d’égorgement.

Les passagers, blessés ou endormis, ne pouvaient se défendre. Ils poussaient des cris déchirants. Ce fut en vain. Rien n’aurait pu arrêter la furie de ces misérables, au milieu desquels Mac Leod, le pistolet d’une main, la hache de l’autre, poussait des hurlements de cannibale.

Jean n’avait pas repris connaissance. Clary, épouvantée, s’était hâtée de ramener sur elle la toile qui les recouvrit tous deux.

Cependant quelques passagers avaient pu s’enfuir, soit en sautant sur le quai de Schlosser, soit en se jetant par-dessus le bord, afin de gagner quelque point de la berge, où Mac Leod et ses égorgeurs n’oseraient pas les poursuivre. D’ailleurs, l’alarme avait été donnée dans le village, et les habitants sortaient déjà des maisons pour porter secours.

Ce massacre n’avait duré que quelques minutes, et nombre de victimes auraient échappé au massacre, si ce Mac Leod n’eût été à la tête des assassins.

En effet, ayant emporté une certaine quantité de substances incendiaires à bord de son bateau, ce misérable les fit entasser sur le pont de la Caroline. En quelques secondes, coque et gréement furent en feu.

En même temps, les amarres ayant été coupées, le bateau, vigoureusement repoussé au large de la rive, déborda en prenant le fil du courant.

La situation était épouvantable.

À trois milles en aval, le Niagara s’engouffrait dans l’abîme de ses cataractes.

C’est alors que cinq ou six malheureux, affolés, se précipitèrent dans la rivière. Mais, c’est à peine si quelques-uns purent atteindre la berge en luttant contre les glaçons charriés à la surface des eaux.

On ne sut jamais quel fut le nombre des victimes égorgées par les massacreurs du lieutenant Drew, ou noyées en voulant échapper aux flammes.

Cependant la Caroline filait entre deux rives, comme un brûlot en feu. L’incendie gagnait l’arrière. Clary, debout, au comble de l’épouvante, appelait…

Jean l’entendit enfin, il ouvrit les yeux, il se souleva à demi, il regarda. À la lueur des flammes, les berges de la rivière se déplaçaient rapidement.

Jean aperçut la jeune fille près de lui.

« Clary ! » murmura-t-il.

S’il en avait eu la force, il l’eût prise dans ses bras, il se serait jeté dans le courant avec elle, il aurait tenté de la sauver !… Mais, ne pouvant plus se soutenir, il retomba sur le pont. Le mugissement des cataractes se faisait entendre maintenant à moins d’un demi-mille.

C’était la mort pour elle et pour lui, comme pour les autres victimes que la Caroline entraînait en aval du Niagara.

« Jean, dit Clary, nous allons mourir… mourir ensemble !… Jean, je vous aime… J’aurais été fière de porter votre nom !… Dieu ne l’a pas voulu !… »

Jean eut la force d’étreindre la main de Clary. Puis, ses lèvres répétèrent le dernier mot murmuré par sa mère :

« Expiation !… Expiation ! »

Le bateau dérivait avec une vitesse effrayante, en contournant Goat-Island, qui sépare la chute américaine de la chute canadienne. Et, alors, vers le milieu du fer à cheval, là où le courant se creuse en une gorge verdâtre, la Caroline, se penchant sur l’abîme, disparut dans le gouffre des cataractes.