Fantasmagoriana/L’Amour muet

La bibliothèque libre.
FANTASMAGORIANA,
ou
RECUEIL


d’histoires d’apparitions de spectres,
revenans, fantomes, etc.




L’AMOUR MUET,


ANECDOTE DU SEIZIÈME SIÈCLE.




Il y avoit à Brême un riche négociant, nommé Melchior. On avoit remarqué qu’il se frottoit toujours le menton avec complaisance, quand le sermon parloit du riche de l’Evangile, qui, en comparaison avec lui, n’étoit qu’un petit détailleur. Ce Melchior possédoit tant d’argent qu’il avoit fait couvrir en écus le plancher de sa salle à manger. Ce luxe scandalisoit les concitoyens et les confrères de Melchior. Ils l’attribuoient à une vaine ostentation, n’en pénétrant pas le vrai motif ; mais ils servoient parfaitement les intentions de Melchior, en parlant sans cesse avec improbation de cette vanité fastueuse ; ils répandoient le bruit de la richesse immense de leur confrère, et augmentoient singulièrement son crédit ; de sorte que ce capital mort, étalé publiquement, rapporta des intérêts immenses.

Melchior mourut subitement à un grand repas de communauté ; il n’eut par conséquent pas le temps de faire ses dispositions testamentaires, et laissa tous ses biens à son fils unique François, qui venoit d’atteindre l’âge de majorité. Ce jeune homme étoit singulièrement favorisé de la nature, soit pour les dons extérieurs, soit pour les qualités du cœur et de l’esprit ; mais l’héritage immense qu’il reçut de son père, causa sa perte. A peine eut-il goûté le plaisir de se voir possesseur d’une fortune considérable, qu’il en disposa comme si elle lui eût été à charge ; il fit des dépenses extravagantes dans tous les genres, et négligea ses affaires. Deux ou trois années se passèrent sans que ses dissipations lui fissent apercevoir que ses revenus baissoient ; mais enfin les coffres se vidèrent ; François ayant un jour fourni une assignation considérable sur son caissier, celui-ci ne put faire honneur au mandat, et le laissa protester. Ce contre-temps chagrina vivement notre prodigue, mais il ne s’en prit qu’à son commis rétif à ses volontés, et n’en chercha pas la cause dans sa vie désordonnée. Après avoir juré et tempêté, il donna à son économe l’ordre positif et laconique de chercher de l’argent.

Tous les courtiers, les changeurs et les usuriers furent mis en activité. Le vide des caisses fut rempli à gros intérêts, parce que le plancher de la salle à manger étoit, aux yeux des préteurs, une caution excellente. Ce palliatif produisit son effet pendant quelque temps ; mais tout-à-coup le bruit circula dans la ville que le fameux plancher d’argent avoit à la sourdine été enlevé. La chose fut, à la demande des prêteurs, examinée et constatée juridiquement ; alors ils exigèrent leur paiement ; et comme il ne put être effectué, ils firent saisir les propriétés foncières et mobiliaires de François. Tout fut vendu à l’enchère ; il ne lui resta rien, à l’exception de quelques bijoux qui avoient fait partie de son héritage, et qui pouvoient le mettre pour quelque temps à l’abri, du besoin.

Il se retira dans une petite rue d’un quartier éloigné, où il vécut fort à l’étroit. Cependant il s’accommoda à sa situation ; mais l’ennui le dévoroit ; il ne trouva d’autre ressource pour le chasser que de jouer du luth ; quand cet exercice le fatiguoit, il se mettoit à la fenêtre et faisoit des remarques sur le temps ; son esprit observateur ne tarda pas à trouver un objet qui l’occupa entièrement.

Vis-à-vis ses fenêtres, demeuroit une femme respectable, qui filoit du matin au soir, et suffisoit ainsi à sa subsistance et à celle de Meta, sa fille, jeune personne pleine de grâces et d’attraits. Elle avoit connu des temps plus heureux ; son mari, propriétaire d’un navire qu’il chargeoit pourson compte, faisoit tous les ans le voyage d’Anvers ; mais dans une tempête, la mer l’avoit englouti avec tout ce qu’il possédoit. Sa veuve supporta cette double perte avec une résignation mêlée de fermeté, et résolut de n’avoir recours qu’à son travail, pour se nourrir elle et sa fille encore très-jeune. Elle abandonna aux créanciers de son mari sa maison et son mobilier, et vint habiter dans la petite rue, où, par son assiduité, elle trouva le moyen de n’avoir d’obligation à personne. Elle éleva sa fille au travail, et vécut avec tant d’économie que, de ses épargnes, elle put monter un petit commerce de lin.

Mère Brigitte, ainsi s’appeloit notre veuve, ne comptoit pourtant pas finir ses jours dans une situation aussi pénible ; l’espoir d’un meilleur avenir soutenoit son courage. La beauté et les bonnes qualités de sa fille, qu’elle élevoit parfaitement, lui faisoient penser qu’il se présenteroit pour elle quelque parti avantageux. Meta vivoit tranquille et isolée avec sa mère, ne se montroit à aucune promenade publique, et ne sortoit guère que pour aller tous les jours à la messe.

Un jour que François faisoit à la fenêtre ses observations météorologiques, il aperçut la belle Meta qui, sous l’œil surveillant de sa mère, revenoit de l’église. Le cœur de François étoit encore neuf ; les plaisirs bruyans de sa vie passée ne lui avoient pas laissé le loisir de connoître le véritable amour. Dans ce moment où tous ses sens étoient calmes, l’aspect de la plus charmante figure de femme qu’il eût jamais vue, le ravit ; il ne s’occupa plus que de l’objet adorable que ses yeux avoient découvert. Il questionna son hôte sur les deux femmes qui demeuroient dans la maison opposée, et en apprit les détails que nous venons de raconter.

II éprouva en ce moment, pour la première fois, un repentir bien vif des prodigalités qui l’avoient ruiné ; mais il ne regretta ses anciennes richesses, que par l’idée de ne pouvoir les offrir à la charmante Meta, objet unique de son affection. Son logement dans cette rue étroite lui parut préférable aux maisons les plus magnifiques de Brême. Il restoit toute la journée à la fenêtre, pour saisir l’occasion d’apercevoir Meta : c’étoit pour lui le souverain bonheur.

Par malheur, mère Brigitte fit de son côté des observations. Elle ne tarda pas à se douter du motif qui tenoit si constamment son voisin aux aguets. Ce qu’elle savoit de la vie passée de François lui en avoit donné la plus mauvaise opinion ; elle tint les rideaux de sa fenêtre rigoureusement et continuellement fermés, enjoignit à sa fille l’ordre exprès de ne pas se montrer ; et lorsqu’elles alloient à l’église, elle lui ordonnoit de prendre un voile, et la faisoit marcher devant elle, afin que sa figure échappât aux regards de l’observateur en vedette.

François ne jouissoit pas d’une grande réputation de finesse ; mais l’amour éveille toutes les facultés de l’ame. Il remarqua qu’à force de guetter inconsidérément à la fenêtre, il s’étoit trahi. Il abandonna donc son poste, et prit la ferme résolution de n’y plus retourner sous aucun prétexte. Mais il avisa au moyen de continuer ses observations sans être aperçu, et son imagination le servit très-bien.

Il loua le plus grand miroir qu’il put trouver, et le plaça dans sa chambre, de manière à ce qu’il lui présentât distinctement tout ce qui se passoit au logis de ses voisines. Mère Brigitte, voyant pendant plusieurs jours de suite, que l’homme ruiné n’étoit plus en vedette, souffrit que les rideaux se rouvrissent. Le grand miroir remplit alors parfaitement son office ; et l’amour jeta de jour en jour des racines plus profondes dans le cœur de François. Il voulut faire connoître sa passion à la belle Meta : cela n’étoit pas très-facile, car il ne pouvoit lui parler ni lui écrire ; mais l’amour le fit songer à employer un idiome qui paroît singulièrement propre à exprimer ce que le cœur éprouve. François prit son luth, en tira les sons qui lui semblèrent les plus mélodieux et les plus touchans, et en moins d’un mois il fit, grâce à la passion qui l’animoit, des progrès inconcevables. Ses premiers essais n’avoient pas produit une grande sensation, mais bientôt tout fut oreille dans la petite rue, pour écouter ses accords. Il eut même la satisfaction de voir, à l’aide de son miroir, la main blanche de Meta ouvrir quelquefois la fenêtre lorsqu’il préludoit. Quand il réussissoit à l’attirer ainsi, il témoignoit sa joie par des airs gais ; mais si elle ne se montroit pas, des sons mélancoliques exprimoient la tristesse de son âme.

Meta ne fut pas une écolière indocile, et comprit bientôt la signification de ce langage. Elle fit différens essais pour voir si elle ne se trompoit pas, et se convainquit de son pouvoir souverain sur les dispositions du virtuose invisible. Sa vanité fut flattée de cette découverte, et elle prit plaisir à faire varier les accords qui la charmoient. Mère Brigitte, trop occupée de ses affaires, ne prit pas garde à tout cela ; sa fille se garda bien de lui rien dire, et ne songea qu’au moyen de faire à son voisin une réponse symbolique, qui l’instruisît de ses sentimens pour lui. Elle manifesta le desir d’avoir à sa fenêtre quelques pots de fleurs. Sa mère, ne craignant plus rien des regards du voisin, qu’elle n’apercevoit plus, ne trouva pas d’inconvénient à lui accorder sa demande.

Meta prenoit le plus grand soin de ses fleurs. Son amant ravi, expliqua l’hiéroglyphe à son avantage, et le luth ne manqua pas de déceler sa joie. Il en résulta un effet étrange pour le cœur de Meta. Elle ressentoit une peine extrême, lorsqu’à table mère Brigitte, au milieu de ses sages discours, blàmoit le jeune musicien, et le traitoit de fainéant et de vaurien, ou bien le comparoit à l’enfant prodigue. Meta prenoit toujours son parti, rejetoit ses égaremens sur les séductions de ses faux amis. Mais en le défendant elle usoit de circonspection, et sembloit parler, moins par l’intérêt direct pour lui que pour prendre part à la conversation.

Tandis que mère Brigitte déclamoit contre le jeune étourdi, celui-ci avoit pour elle les meilleures intentions, et songeoit sérieusement, suivant ses foibles moyens, à améliorer son sort, et à partager avec elle le peu qui lui restoit, de manière pourtant qu’elle n’en sût rien. Il faut avouer qu’il avoit la fille en vue plutôt que la mère, en projetant cette œuvre de piété. Il avoit appris, sous main, que Meta desiroit une robe neuve, et que sa mère refusoit de la lui acheter, prétextant que les temps étoient durs. Il n’y avoit pas moyen de faire accepter une pièce d’étoffe par une main inconnue ; cela auroit tout perdu. Le hasard fournit heureusement à François l’occasion d’effectuer sa bonne volonté d’une manière convenable.

Mère Brigitte se plaignit à une de ses voisines que la récolte du lin avoit manqué, qu’il coûtoit plus que l’on ne pouvoit espérer de le vendre, et que, pour le moment, cette branche d’industrie étoit de nulle ressource. François n’eut pas besoin d’entendre deux fois ce discours ; il courut chez un orfèvre, lui vendit de vieux pendans d’oreille de sa mère, acheta, avec le produit, quelques bottes de lin, et les fit proposer, à bas prix, à sa voisine, par une femme qu’il gagna. Le marché fut conclu, et produisit un bénéfice si considérable, que Meta, le jour de la Toussaint, se montra avec une robe neuve. Elle parut si brillante aux yeux de son adorateur, que toutes les beautés du monde auroient pu passer devant lui sans attirer son attention.

Mais tandis qu’il se réjouissoit du succès de sa ruse innocente, son secret fut découvert. Mère Brigitte voulut, par esprit de justice, témoigner sa reconnoissance à la femme qui lui avoit procuré une affaire aussi profitable, et l’invita à dîner. La bonne chère fit jaser cette femme : elle promit de continuer à apporter du lin à aussi bon marché, parce qu’elle avoit de fortes raisons de croire que son commettant lui en fourniroit encore les moyens. Une parole en amena une autre ; mère Brigitte, naturellement curieuse, fit des questions : bref, le fatal secret fut divulgué. Meta pâlit de frayeur à cette découverte, qui l’eût enchantée, si sa mère n’en eût pas été instruite : elle connoissoit les maximes sévères de décence et de bienséance que se prescrivoit Brigitte, et elle craignoit de perdre sa robe neuve. Mère Brigitte éprouva un étonnement mêlé d’indignation, et regretta secrètement de n’avoir pas appris seule les circonstances détaillées de cette affaire ; car elle craignoit que la générosité du jeune voisin ne produisît sur le cœur de sa fille une impression capable de renverser tous ses projets ; elle résolut ensuite de ne rien négliger pour extirper du cœur de Meta le germe d’une passion funeste. Insensible à ses prières et à ses larmes, elle commença par s’emparer de la robe neuve ; le lendemain elle la vendit ; elle en joignit le produit avec ce qui restoit du bénéfice de la vente du lin, calculé avec la conscience la plus scrupuleuse, fit un paquet du tout, et l’envoya comme une vieille dette à François, avec cette adresse : A M. François Melcherson, à Brême. Le jeune homme, en le recevant, rendit grâces à la délicatesse du créancier, et souhaita que tous ceux qui lui devoient encore fussent aussi scrupuleux à s’acquitter. Il ne se douta de rien ; la femme qu’il avoit employée se garda bien de confesser son indiscrétion, et se contenta de lui dire que la mère Brigitte avoit renoncé au commerce de lin.

Cependant son miroir lui apprit que, dans la maison de Meta, la face des choses avoit bien changé en une nuit : les pots de fleurs avoient disparu, et les rideaux étoient tirés devant les fenêtres. Meta n’étoit plus visible, ou si elle se laissoit apercevoir un instant, son visage triste, son œil abattu, annonçoient une affliction extrême ; il sembla même à François qu’elle versoit des larmes. Il en eut le cœur navré, et son luth ne fit plus entendre que des sons tristes et lugubres. Il se tourmentoit sans succès à chercher la cause de son infortune, lorsque quelques jours après il découvrit, à son réveil, que le grand miroir, son meuble le plus précieux, lui étoit absolument inutile. N’ayant pas aperçu les rideaux fermés, il crut d’abord qu’il alloit revoir l’objet de sa passion ; mais il ne tarda pas à distinguer que l’appartement étoit vide et désert : mère Brigitte avoit, la veille au soir, quitté ce logis pour aller demeurer ailleurs.

La perte du voisinage de Meta lui fut très-sensible ; dans le premier moment il resta muet et immobile de surprise et de douleur ; mais bientôt il chercha quelle pouvoit avoir été la cause de la disparition de mère Brigitte et de sa fille ; et à force de réfléchir, il supposa qu’il pouvoit s’en accuser. L’argent qu’on lui avoit envoyé, la cessation du commerce de lin, et le déménagement qui avoit suivi, se servirent mutuellement d’éclaircissement pour donner de l’évidence à ses suppositions. Il reconnut que mère Brigitte avoit deviné son secret, et conclut, de toutes les particularités de cette affaire, qu’elle étoit assez mal disposée pour lui. Cette découverte ne releva pas ses espérances ; mais en se rappelant le langage symbolique des fleurs, employé par Meta pour répondre à sa déclaration d’amour, exprimée par les accords de son luth, la tristesse de cette jeune fille, et les larmes dont ses yeux étoient noyés peu de temps avant le déménagement, il sentit renaître l’espoir dans son cœur, et reprit courage. Son premier soin fut de chercher la nouvelle demeure de mère Brigitte, afin de continuer à entretenir son commerce muet avec Meta. Il n’eut pas de peine à découvrir leur logis ; mais il fut assez discret pour ne pas aller demeurer auprès d’elles : il se contenta de fréquenter l’église où elles entendoient la messe, pour jouir tous les jours du plaisir de contempler sa belle. Lorsqu’elle retournoit chez elle, il se plaçoit sur son passage, dans une boutique ou dans une allée située sur la route par où elle devoit passer : quand il la voyoit, il lui faisoit un salut gracieux, ce qui équivaloit à un billet doux, et produisoit le même effet.

Si Meta n’eût pas été élevée dans une retraite excessivement rigoureuse, et si sa mère ne l’eût pas surveillée avec une vigilance égale à celle d’un avare qui garde son trésor, François n’eût probablement pas produit beaucoup d’impression sur son cœur, par cette manière mystérieuse de lui faire la cour ; mais Meta se trouvoit dans cet âge, où malgré les remontrances et les exhortations de sa mère, une jeune fille écoute la voix de son cœur. Le sien étoit disposé aux sentimens les plus tendres ; elle éprouva, sans s’écarter de la décence et de la vertu, dont on lui avoit dès son enfance fait sentir le prix, une certaine inclination pour François : elle se l’avouoit à peine ; mais une fille plus expérimentée auroit reconnu que c’étoit de l’amour. Voilà pourquoi elle fut si vivement affligée quand il fallut quitter le voisinage de François ; voilà pourquoi son œil le remercioit si affectueusement, quand il la saluoit le long de sa route au sortir de l’église, et pourquoi en ce même moment elle rougissoit. Les deux amans ne s’étoient pas encore adressé une parole, mais ils se comprenoient si parfaitement, que dans un entretien ils n’auroient pas pu se déclarer plus clairement leur amour mutuel ; enfin chacun jura tacitement à l’autre une fidélité, une constance inébranlables.

Le quartier où mère Brigitte étoit venue loger, renfermoit, comme celui qu’elle venoit de quitter, des hommes à qui la beauté de Meta ne pouvoit rester long-temps cachée. Précisément vis-à-vis de sa maison demeuroit un brasseur, que les plaisans, à cause de ses grandes richesses, appeloient le roi du houblon. Jeune, fort et dispos, veuf depuis un an et demi, à peu près, il songeoit à prendre une nouvelle compagne. Peu après la mort de sa femme, il avoit promis tacitement à saint Christophe, son patron, de lui offrir un cierge aussi long qu’un échalas de houblon, et aussi gros que le mât d’un bateau, si, pour la seconde fois, il lui faisoit faire un choix selon le vœu de son cœur. A peine eut-il aperçu Meta, qu’il rêva la nuit que saint Christophe lui étoit apparu en passant la tête par la fenêtre du second étage, et l’avoir sommé de sa promesse. Le brasseur regarda ce rêve comme un avertissement du ciel. Le lendemain matin, il manda les courtiers, leur donna commission d’acheter de la cire blanchie, puis se para comme un conseiller, pour aller faire la demande de la main de Meta. Sa fortune étoit une recommandation suffisante, et il auroit pu s’attendre, même sans l’aide de saint Christophe, à voir cette proposition reçue avec empressement, surtout par une jeune fille sans dot.

Il alla donc directement trouver mère Brigitte, et lui fit connoître l’honnêteté de ses vues sur sa charmante et vertueuse fille. L’apparition d’un ange n’auroit pas causé à la bonne mère un ravissement plus grand que celui qu’elle éprouva à cette agréable nouvelle. Elle voyoit enfin la réussite de ses plans, dictés par la sagesse, et l’accomplissement des espérances qu’elle avoit toujours nourries : elle alloit sortir de la pauvreté et goûter encore une fois le bien-étre. Elle bénit l’idée heureuse d’avoir quitté la petite rue ; et dans le premier transport de sa joie, ses pensées se succédèrent si tumultueusement, qu’elle songea aussi à François, quoiqu’elle ne l’aimât guères : elle se promit de lui donner, comme à l’auteur fortuit de son bonheur futur, quelque chose en secret, qui pût lui faire plaisir et le récompenser de ses bonnes intentions pour elle.

Mère Brigitte regardoit bien les préliminaires du mariage comme signés : la bienséance ne permettant cependant pas d’aller trop vite dans une affaire de cette importance, elle dit au brasseur qu’elle prendroit sa demande en considération ; qu’elle examineroit l’affaire avec sa fille, et qu’après un délai de huit jours, elle espéroit être en état de lui donner une réponse satisfaisante. Le brasseur voyant que tout se passoit suivant les formalités requises, fit un profond salut, et se retira.

A peine eut-il le dos tourné, que les rouets, les devidoirs, en un mot, tout l’attirail à filer, fut sans égard pour ses bons et loyaux services, empaqueté comme meuble inutile, et placé dans le grenier. Meta, à son retour de la messe, où elle étoit allée, accompagnée d’une amie intime de sa mère, fut frappée d’étonnement à la vue du changement subit opéré dans la salle de travail : tout étoit orné comme aux trois grandes fêtes de l’année : elle ne comprenoit pas comment sa mère pouvoit, un jour ouvrable, rester les bras croisés ; mais avant qu’elle eût eu le temps de lui adresser une question, mère Brigitte lui donna, en souriant de plaisir, le mot de l’énigme. Les paroles couloient de sa bouche avec une abondance et une facilité admirables ; elle mit en jeu toutes les ressources de son imagination pour peindre à sa fille, avec les couleurs les plus attrayantes, le bonheur qui l’attendoit. Elle se flattoit que Meta, après avoir doucement rougi de pudeur, donneroit un consentement entier aux volontés d’une mère chérie ; mais elle se trompoit sur ce point. Au lieu de rougir à cette nouvelle inattendue, Meta devint pâle comme la mort et tomba évanouie dans les bras de sa mère. Après avoir repris ses sens, elle versa un torrent de larmes, comme s’il lui fût arrivé un grand malheur. Sa mère, en femme judicieuse, comprit que la proposition de ce mariage ne lui plaisoit pas : elle en fut extrêmement surprise, et n’épargna ni prières, ni représentations pour l’engager à ne pas perdre, par son caprice et son entêtement, l’occasion de faire son bonheur par un bon mariage ; mais elle ne put lui persuader que son bonheur dépendoit d’une union à laquelle son cœur ne consentoit pas. Les débats entre la mère et la fille durèrent plusieurs jours. Le terme du délai approchoit : le cierge gigantesque, orné de fleurs en peinture, étoit prêt à être présenté à saint Christophe qui, pourtant, n’avoit pas beaucoup agi pour son client, puisque le cœur de la belle Meta lui restoit fermé.

Les larmes de Meta n’avoient pas cessé de couler, ses yeux en étoient gonflés : l’éloquence de mère Brigitte n’avoit abouti qu’à produire un désordre extrême chez se fille qui, en proie à sa douleur, refusoit obstinément, depuis trois jours, de prendre aucune nourriture. Meta perdit le sommeil, et fut enfin si mal, qu’elle demanda l’extréme onction. La pauvre mère voyant qu’elle alloit perdre l’objet sur qui reposoient ses douces espérances, considéra qu’il valoit mieux les abandonner que de laisser périr sa fille, et se résigna à condescendre à sa volonté. Elle eut, il est vrai, beaucoup à combattre avec elle-même pour se résoudre à refuser le parti excellent qui s’étoit offert ; mais enfin elle céda à sa fille, et ne lui adressa plus ni représentations, ni reproches. Le brasseur revint au jour fixé, dans la ferme confiance que son agent céleste avoit tout fait réussir au gré de ses vœux ; mais, contre son attente, il reçut une réponse négative, assaisonnée pourtant de tout ce qui pouvoit la rendre moins désagréable. Il se conforma sans peine à son destin, et se chagrina aussi peu de ce contre-temps que de la rupture d’un marché de houblon. Il n’y avoit pas, en effet, de quoi s’affliger : la ville de Brême ne matoquoit pas de jeunes filles belles et vertueuses ; il mit de nouveau sa confiance dans son patron, et celui-ci le servit si efficacement, qu’un mois après le cierge monstrueux fut, en grande pompe, planté devant son autel.

Mère Brigitte cependant avoit pris le sage parti de faire descendre du grenier, et de remettre en activité tout l’attirail à filer. Meta reprit sa fraîcheur et sa beauté, travailla avec ardeur, et alla assidûment à la messe. Mais sa mère ne pouvoit cacher le chagrin que lui causoient le renversement de son projet favori et l’anéantissement de ses espérances ; elle devint abattue, triste, morose. Sa mauvaise humeur fut surtout extrême le jour de la noce du brasseur. Le son des fifres et des tambours qui précédoient le cortége de la mariée allant à l’église, lui arracha des gémissemens aussi douloureux que ceux qu’elle avoit poussés à la nouvelle de la mort de son mari. Meta vit passer, avec la plus grande indifférence, l’escorte pompeuse ; et la parure brillante de la mariée n’altéra pas la tranquillité de son esprit. Mais la douleur profonde de sa mère obscurcit la sérénité de ses yeux. Elle s’efforça, par mille caresses et mille attentions, de rappeler la paix dans son cœur ; ses efforts ne restèrent pas sans succès, et mère Brigitte perdit un peu de sa taciturnité.

Le soir, lorsque le son des instrumens annonça que le bal commençoit, elle parla ainsi à sa fille : « Hélas ! ma chère enfant, c’est toi qui ouvrirois le bal ! quelle satisfaction pour le cœur de ta mère, si tu avois payé, par cette cérémonie si gaie, les peines et les soins que tu lui as coûtés ! Mais tu as dédaigné ton bonheur : non, c’en est fait, je ne te mènerai pas à l’autel. » — « Ma mère, répondit Meta, j’ai confiance dans la bonté de Dieu ; s’il est écrit là-haut que je dois aller à l’autel, vous placerez sur ma tête la couronne nuptiale. Lorsque l’homme qui m’est destiné arrivera, mon cœur n’hésitera pas à dire oui. » — « Ah ! ma chère Mêta, il n’y a point de presse pour filles sans dot. Marché pour marché, les jeunes gens sont aujourd’hui trop égoïstes ; ils ne font la cour que pour être heureux, et non pour faire une heureuse. Ta planète ne prédit pas d’ailleurs grand chose de bon ; tu es née en avril : voyons ce que dit l’Almanach... « Une jeune fille née dans ce mois est d’une figure aimable et gracieuse, et d’une jolie taille bien prise, mais d’un esprit inconstant, et d’un naturel amoureux. Qu’elle soit circonspecte et réservée ; et lorsque le prétendu se présentera, qu’elle ne laisse pas échapper son bonheur... » C’est cela mot pour mot. Le prétendu est venu ; il ne reviendra pas. — « Ma mère, ne nous inquiétons pas de ce que la planète annonce. Mon cœur me dit que je dois aimer et respecter l’homme qui me demandera en mariage. Si je ne trouve pas cet homme, ou s’il ne me cherehe pas, je veux continuer à me nourrir gaîment du travail de mes mains ; à vous aider, à avoir soin de vous sur vos vieux jours, comme le doit une bonne fille. Mais si l’homme de mon cœur vient, bénissez mon choix, pour que votre fille soit heureuse sur terre, et ne vous informez pas s’il est d’une naissance distinguée, s’il est riche ou puissant ; mais seulement s’il est honnête et bon, s’il aime et s’il sera aimé. » — « Hélas ! ma fille, l’amour fait faire bien maigre chère à qui n’a que le sel et le pain. » — « Mais la bonne intelligence et la satisfaction se plaisent à l’accompagner, et assaisonnent ce sel et ce pain de tous les plaisirs d’une vie heureuse. »

Ce sujet fut traité amplement par la mère et la fille bien avant dans la nuit, tant que les violons se firent entendre chez le voisin. Les désirs singulièrement modérés de Meta, qui, malgré sa jeunesse et sa beauté, sembloit borner ses prétentions à un bonheur peu éclatant, après avoir refusé un parti très avantageux, donnèrent à penser à mère Brigitte : elle se rappela le jeune voisin de la petite rue, et conjectura qu’il pourroit bien être cet homme du cœur dont sa fille avoit parlé. Cette découverte la chagrina, mais elle n’en dit rien à Meta, car elle pensa que le mal étoit incurable : elle se soumit à sa destinée, et souffrit en silence ce qu’elle crut ne pas pouvoir changer.

Cependant le bruit se répandit dans la ville que la fière Meta avoit refusé l’opulent roi du houblon, et parvint jusqu’a la petite rue où demeuroit François. À cette nouvelle, celui-ci ne se sentit pas de joie, et fut délivré de la crainte affreuse qu’un rival favorisé de la fortune ne le supplantât dans le cœur de celle qu’il idolâtroit. Il s’expliqua sans peine ce qui sembloit à la ville entière une énigme indéchiffrable, et sut en même temps apprécier l’importance du sacrifice que lui avoit fait Meta. Avec quelle amertume il se repentit des égaremens de sa jeunesse ! combien il regretta de n’avoir pas connu plus tôt celle qui eût été pour lui un génie tutélaire et l’eût sauvé de sa ruine ! « Fille généreuse : s’écria-t-il, tu te sacrifies pour un misérable qui ne possède qu’un cœur plein d’amour et plein aussi du désespoir de ne pouvoir t’offrir le bonheur que tu mérites ! Infortuné que je suis ! sans les écarts de ma vie passée, je jouirois de la satisfaction de rendre heureuse celle que j’aime ! »

L’Amour ne laissa cependant pas son ouvrage imparfait ; il avoit fait naître dans l’esprit de François le désir d’employer ses facultés et son activité pour se tirer du néant où il étoit plongé : il lui inspira la force de donner l’essor à cette bonne volonté. Parmi différens projets qu’il avoit formés, le plus raisonnable étoit celui de compulser les livres de son père, de prendre note des créances exigibles portées en compte de profits et perte, et d’en recueillir tout ce qu’il pourroit en tirer. Le produit de cette opération devoit lui servir à entreprendre un petit commerce, dont son imagination étendoit les ramifications jusqu’aux extrémités de la terre. Il se mit en devoir d’exécuter son projet, vendit ce qui lui restoit des effets de son père, et acheta un cheval pour commencer ses courses.

L’idée de se séparer de Meta lui fut difficile à supporter. « Que pensera-t-elle, se dit-il, de cette disparition soudaine, quand elle ne me rencontrera plus sur son chemin en allant à l’église ? Ne me regardera-t-elle pas comme un parjure, et ne me bannira-t-elle pas de son cœur ? Cette pensée lui causa un trouble extrême : il ne sut, pendant long-temps, comment il s’y prendroit pour instruire Meta de son projet ; l’Amour, toujours fertile en expédiens, lui suggéra celui-ci : François alla trouver le curé de l’église où alloit tous les jours sa maîtresse, et l’engagea à faire dire au prône, et pendant la messe, des prières pour l’heureuse issue des affaires d’un jeune voyageur. On devoit les continuer jusqu’au moment où il viendroit demander qu’elles se changeassent en actions de grâces.

Tout étant disposé pour son départ, il monta à cheval, et passa tout près de Meta : il la salua d’un air significatif et avec moins de précaution qu’à l’ordinaire. La jeune fille rougit ; mère Brigitte en prit occasion de faire connoître tout haut son aversion pour cet étourdi, dont l’impertinence et la fatuité feroient tenir des propos sur sa fille.

Depuis ce moment les yeux de Meta cherchèrent en vain François. Elle entendoit bien lire la prière que l’on récitoit pour lui ; mais toute entière au chagrin de ne plus voir son amant, elle ne faisoit pas attention aux paroles du prêtre. Elle ne savoit que penser de cette disparition. Quelques mois après, sa douleur s’étant un peu apaisée, et son esprit se trouvant plus tranquille, un jour qu’elle songeoit au moment où elle avoit vu François pour la dernière fois, la prière la frappa ; elle réfléchit un instant, et devina bientôt pour qui on la disoit : elle s’y joignit avec la plus grande ferveur, et recommanda bien ardemment le jeune voyageur à la protection de son ange gardien.

François, cependant, continuoit son voyage. Il avoit, par un jour très-chaud, traversé un canton désert de la Westphalie sans rencontrer une seule maison. A l’approche de la nuit, un orage furieux éclata ; il plut à torrent ; le pauvre François fut mouillé jusqu’aux os. Il se trouvoit bien embarrassé, lorsqu’il aperçut dans le lointain une lumière, vers laquelle il dirigea les pas de son cheval ; mais en approchant, il découvrit une misérable chaumière qui ne lui promettoit pas grand secours, car elle ressembloit plus à une étable qu’à une habitation humaine. L’homme impitoyable qui y demeuroit lui refusa le feu et l’eau comme à un banni. Il étoit prêt à aller s’étendre sur la paille au milieu de ses bestiaux, et sa paresse l’empêchoit d’allumer du feu pour un étranger. François tâcha vainement d’émouvoir la pitié du paysan ; celui-ci ne se laissa pas toucher, et souffla sa chandelle le plus tranquillement du monde, sans s’embarrasser de François. Cependant, comme le voyageur l’empêchoit de dormir, parce qu’il ne cessoit, ni ses lamentations ni ses prières, il chercha à s’en débarrasser. « Ami, lui dit-il, si vous voulez être commodément, ce ne sera pas ici ; mais traversez le petit bois à main gauche, vous trouverez le château du chevalier Eberhard Bronkhorst ; il donne l’hospitalité aux voyageurs ; mais il a une singulière manie, c’est de rosser ceux qu’il a reçus : prenez votre parti sur cela. »

François, après avoir considéré un instant ce qu’il avoit à faire, se résolut à tenter l’aventure. « Ma foi, dit-il, ce n’est pas, au bout du compte, une grande différence d’avoir le dos brisé par le mauvais gîte du paysan ou par le chevalier Bronkhorst : les frictions chassent la fièvre ; elle pourra bien me visiter et me secouer terriblement, si je suis obligé de garder sur mon corps mon habit mouillé. » Il donna des éperons à son cheval, et ne tarda pas à arriver devant un château gothique. Il frappa assez fort à la porte revêtue en fer : on lui répondit par un qui vive ? Dès qu’il se fut fait reconnoître, on lui ouvrit ; mais ensuite il fallut qu’il attendît patiemment, dans la première cour, qu’on vînt lui annoncer si le seigneur châtelain étoit d’humeur à rosser un voyageur, ou à l’envoyer passer la nuit à la belle étoile.

Le seigneur châtelain avoit servi, dès sa tendre jeunesse, dans les armées impériales, sous les ordres de George de Frunsberg, et commandé contre les Vénitiens une compagnie d’hommes d’armes à pied. Fatigué de la guerre, il s’étoit retiré dans ses terres, où, pour expier les péchés qu’il avoit commis dans ses campagnes, il faisoit beaucoup de bien dans tous les genres. Mais ses manières avoient conservé toute la rudesse de son ancienne profession. Le nouvel arrivé, quoique disposé, pour la bonne réception qu’on lui feroit, à se soumettre aux usages de la maison, n’éprouva pas moins un certain effroi en entendant le fracas des verroux lorsqu’on vint lui ouvrir. Les portes, en gémissant sur leurs gonds, sembloient lui présager la catastrophe qu’il redoutoit. Il lui prit une sueur froide en passant la dernière porte ; il se remit pourtant un peu en voyant les attentions qu’on lui témoigna. Des domestiques l’aidèrent à descendre de cheval, et défirent sa valise ; les uns menèrent son cheval à l’écurie, d’autres, précédant François avec des flambeaux, le conduisirent à leur maître, qui l’attendoit dans un appartement bien éclairé.

François fut saisi de terreur en voyant l’air martial et les formes athlétiques du seigneur châtelain. Celui-ci vint au-devant de lui, et lui serra la main avec tant de force qu’il fut sur le point de lui arracher un cri ; et, d’une voix à le rendre sourd, lui dit qu’il étoit le bien arrivé. François trembloit de tous ses membres. « Qu’avez-vous donc, mon jeune camarade, lui cria le chevalier de Bronkhorst, avec sa voix de tonnerre, qui vous fait trembler comme une feuille d’arbre, et vous rend pâle comme si la mort vous prenoit au collet ? » — François se remit, et sachant que ses épaules devoient payer la carte, sa timidité se changea en une espèce d’audace. « Seigneur, lui répondit-il avec assurance ; vous voyez que la pluie m’a tellement mouillé que j’ai l’air d’avoir traversé le Weser à la nage. Faites-moi donner des vétemens secs au lieu des miens, et buvons ensuite un coup de vin chaud, afin de prévenir les accès de la fièvre, qui pourroit bien venir me châtouiller. Cela me donnera du cœur. » — « A merveille, repartit le chevalier, demandez ce qu’il vous faut, vous êtes ici chez vous. »

François se fit servir comme un haut baron, renvoya les habits qui ne lui convinrent pas, s’en fit donner d’autres, enfin en usa à son aise. Le chevalier, bien loin de témoigner aucun mécontentement de ses manières libres, ordonnoit à ses gens d’exécuter promptement ce qui leur étoit commandé, et les traitoit de lourdauds qui ne savoient pas servir un étranger. Lorsque la table fut mise, le chevalier s’y assit avec son hôte ; ils burent ensemble un coup de vin chaud. « Desirez-vous manger un morceau ? demanda le châtelain à François. » — « Faites apporter ce que vous avez, répondit celui-ci, que je voye si votre cuisine est bonne. » — Aussi-tôt le maître d’hôtel parut, et servit un repas exquis. François n’attendit pas qu’on le priât pour y faire honneur. Après avoir bien mangé, il dit au châtelain : « Votre cuisine n’est pas mauvaise ; si la cave y répond, je ne pourrai que faire l’éloge de la manière dont vous traitez. » Le chevalier fit signe au sommelier, qui apporta du vin ordinaire, et en versa un très-grand verre à son maître, Celui-ci le vida à la santé de son hôte. François lui ayant sur-le-champ fait raison : « Eh bien, jeune homme, que dites-vous de mon vin ? demanda le chevalier. » — « Ma foi, répondit François, je dis qu’il est mauvais, s’il est le meilleur que vous ayez dans votre cave, et qu’il est bon, s’il est votre plus mauvais. » — « Vous êtes un gourmet, répliqua le chevalier ; sommelier, apporte-nous un échantillon du plus vieux. » — Ses ordres ayant été exécutés, François le goûta. « Voilà, dit-il, du vrai, vin vieux. Nous nous y tiendrons. »

On en apporta une grande cruche. Le chevalier, qui étoit de bonne humeur, commença à boire joyeusement avec son hôte, puis se mit à parler de ses prouesses dans la guerre contre les Vénitiens. Son récit l’échauffa jusqu’à l’enthousiasme ; il renversa les bouteilles et les verres, agita le couteau à découper, en guise de lame, et rasa de si près le nez et les oreilles de son hôte, que celui-ci eut peur de les perdre dans l’action.

La nuit avançoit, et le chevalier ne manifestoit pas du tout l’envie de dormir. Il étoit dans son véritable élément, quand il parloit de la guerre contre les Vénitiens. La vivacité de la narration augmentoit à chaque verre qu’il vidoit ; François craignit que ce ne fût le prologue de la tragédie où lui-même devoit jouer le premier rôle. Voulant savoir s’il passeroit la nuit dans le château, ou au dehors, il demanda un dernier coup de vin pour l’aider à bien dormir. Il pensoit que l’on commenceroit par lui verser le vin, et que s’il ne consentoit pas à continuer à boire, on en prendroit prétexte pour le faire sortir du château, avec le viatique accoutumé. Contre son attente, le châtelain interrompit le fil de sa narration, et lui répondit : « Bien, mon ami, chaque chose a son temps. Demain, nous reprendrons l’entretien. » — « Excusez-moi, seigneur chevalier, repartit François ; demain, avant le lever du soleil, je serai en route. Il y a encore loin d’ici en Brabant ; je ne puis rester ici plus long-temps. Permettez-moi de prendre congé de vous en ce moment, afin de ne pas vous déranger demain matin. » — « Tout comme il vous plaira ; mais vous ne me quitterez pas avant que je sois levé. Nous déjeûnerons ensemble ; ensuite je vous accompagnerai jusqu’à la porte, et je vous ferai mes adieux, suivant l’usage. »

François n’eut pas besoin de commentaire pour comprendre ces paroles. Il eut volontiers dispensé le seigneur châtelain de l’accompagner jusqu’à la porte ; mais celui-ci ne sembloit nullement disposé à s’écarter du cérémonial accoutumé. Il donna ordre à ses domestiques d’aider à l’étranger à se déshabiller, et d’avoir soin de lui jusqu’à ce qu’il fût couché. François trouva son lit très-bon ; et avant de s’endormir, il convint qu’une aussi bonne réception n’étoit pas achetée trop chère au prix d’une légère bastonnade. Les songes les plus agréables, où Méta tenoit la première place, l’occupèrent pendant son sommeil, qui se seroit prolongé jusqu’à midi, si la voix sonore du chevalier et le cliquetis de ses éperons ne l’en eussent tiré.

François fut obligé de faire un grand effort sur lui-même pour sortir de ce lit où il se trouvoit si bien et où il étoit en sûreté ; il se tourna de côté et d’autre ; la voix terrible du chevalier lui serroit le cœur. Enfin, il prit son parti. Plusieurs domestiques lui aidèrent à s’habiller. Le chevalier l’attendoit auprès d’une petite table bien servie. Mais François, qui voyoit approcher le moment de l’épreuve, n’avoit pas grande envie de manger. Le châtelain l’encourageoit à prendre un morceau, lui disant que cela étoit bon contre les brouillards du matin. « Seigneur, lui répondit François, mon estomac est encore rassasié de votre bon souper d’hier ; mais mes poches sont vides, je voudrois bien les remplir pour la faim à venir. » Le chevalier lui ayant fait un signe d’approbation, il mit dans ses poches tout ce qu’il put emporter. Lorsqu’on lui eut amené son cheval, qu’il trouva bien pansé et bien étrillé, il but le verre de liqueur d’adieu, en pensant qu’à ce signal le chevalier le prendroit au collet et lui feroit payer sa bien-venue. Mais à son grand étonnement, le châtelain se contenta, comme à son arrivée, de lui serrer fortement la main. Dès que la porte fut ouverte, François sortit sain et sauf.

Il ne pouvoit concevoir pourquoi son hôte l’avoit exempté de payer son compte, suivant la manière usitée, et croyoit que le paysan avoit simplement voulu l’effrayer : curieux de savoir si sa conjecture étoit fondée ; il retourna sur ses pas. Le châtelain n’avoit pas encore quitté la porte, il s’entretenoit avec ses gens de l’allure du cheval de François, qui lui paroissoit avoir le trot bien dur. Voyant revenir le voyageur, il crut que c’étoit parce qu’il avoit oublié quelque chose, et sembla, par ses regards, accuser ses domestiques de négligence. « Que vous manque-t-il, jeune homme ? s’écria-t-il ; pourquoi revenir, vous qui étiez si pressé de continuer votre route ? » — « Permettez-moi, noble chevalier, lui répondit François, de vous faire une question. Il court des bruits qui entachent votre réputation. On dit qu’après avoir bien reçu les étrangers, vous leur faites, à leur départ, sentir la vigueur de votre bras. Tout en ajoutant foi à cette rumeur, je n’ai rien épargné pour mériter cette marque de votre attention. Cependant vous me laissez partir en paix sans la plus petite gourmade. Vous m’en voyez surpris. De grace, dites-moi si le bruit est fondé, ou s’il faut que je châtie le menteur impudent qui m’a débité une fausseté. » — « Jeune homme, répliqua Bronkhorst, on ne vous a dit que la vérité ; mais elle a besoin de quelques explications. Je donne l’hospitalité à tout étranger qui se présente, et je le fais asseoir à ma table, uniquement pour l’amour de Dieu. Mais je suis un homme sans façon, je dis ce que j’ai sur le cœur, et je desire que mes hôtes demandent avec assurance et franchise ce qui leur fait plaisir. Il y a malheureusement une foule de gens qui me fatiguent par leurs courbettes et leurs cérémonies sans fin, me lassent par leur dissimulation, m’étourdissent par des propos dépourvus de sens, ou ne se conduisent pas avec bienséance pendant le repas. Ma foi ! la patience m’échappe quand ils portent leur sottise à l’excès ; j’use du droit qui m’appartient d’être maître chez moi ; je les prends au collet, je les secoue un peu fortement, et je les mets à la porte. Mais un homme de votre sorte, mon jeune ami, est toujours le bien-venu chez moi. Vous dites rondement ce que vous pensez ; voilà les gens qui me conviennent. Si à votre retour vous passez dans ce canton, promettez-moi de revenir chez moi. Adieu. N’ajoutez jamais une foi entière aux choses qui pourroient vous effrayer ; croyez seulement qu’elles peuvent contenir un grain de vérité. Soyez toujours franc, et vous réussirez. Que la bénédiction du ciel vous accompagne. »

François continua gaîment sa route vers Anvers, en souhaitant de trouver partout une aussi bonne réception que chez le chevalier Eberhard Bronkhorst. Il ne lui arriva rien de remarquable durant le reste de son voyage. A son entrée dans la ville, les espérances les plus flatteuses vinrent bercer son imagination. Dans toutes les rues, l’image de la richesse le frappoit. « Il est vraisemblable, se disoit-il, que quelques-uns des débiteurs de mon père auront réussi à se relever, et qu’ils s’acquitteront aussitôt que je leur présenterai ma réclamation légitime. » — Après s’être remis des fatigues du voyage il prit des informations sur le compte de ses débiteurs, et apprit que la plupart étoient devenus riches et faisoient d’excellentes affaires. Ces nouvelles rehaussèrent ses espérances ; il mit ses papiers en ordre, et rendit visite à chacun de ceux à qui il avoit des comptes à présenter. Mais les choses n’allèrent pas comme il s’en étoit flatté. Quelques débiteurs prétendoient qu’ils s’étoient entièrement libérés ; d’autres disoient qu’ils n’avoient jamais entendu parler de Melchior de Brème ; d’autres, enfin, produisoient des comptes contradictoires qui prouvoient qu’ils étoient créanciers ; bref, avant qu’il se fût écoulé trois jours, François étoit enfermé dans la prison des débiteurs. Il n’en devoit sortir qu’après avoir payé jusqu’au dernier liard les dettes de son père.

Quelle position pour le pauvre François ! Le souvenir de Méta vint ajouter à l’horreur de sa prison. Dans son désespoir, il vouloit se laisser mourir de faim. Heureusement qu’à vingt-sept ans on n’en vient pas aisément à cette extrémité.

L’intention de ceux qui l’avoient fait enfermer n’étoit nullement d’exiger de lui le paiement des dettes prétendues. Ils vouloient simplement ne lui pas payer ce qu’il demandoit ; aussi, soit que les prières que l’on faisoit à Brême pour le pauvre François eussent produit leur effet, ou que ses soidisant créanciers ne fussent pas disposés à le nourrir pendant sa vie, après une détention de trois mois, on fit sortir François de sa prison, avec l’injonction expresse de vider dans les vingt-quatre heures le territoire de la ville d’Anvers, et de n’y jamais remettre les pieds. On lui donna en même temps cinq florins pour ses frais de route. On devine bien que son cheval et son bagage avoient été vendus pour faire face aux dépens de la procédure.

Le cœur gros d’affliction, il quitta Anvers dans un état bien différent de celui où il y étoit entré. Découragé, irrésolu, il suivoit machinalement la route que le hasard lui avoit fait prendre. Il ne saluoit aucun voyageur, et ne s’informoit de rien que lorsque la fatigue ou la faim le forçoit de lever les yeux pour apercevoir un clocher ou quelqu’autre signe qui annonçât des habitations humaines. Il marcha ainsi plusieurs jours sans but ; mais heureusement un instinct secret lui avoit fait prendre la route de son pays.

Tout-à-coup il se réveilla comme d’un profond sommeil, et reconnut l’endroit où il se trouvoit. Il s’arrêta un instant pour considérer s’il devoit continuer sa route, ou retourner sur ses pas. Quelle honte de rentrer comme un mendiant dans sa ville natale, où autrefois il marchoit l’égal des hommes les plus riches ! Comment pourroit-il, dans cet état, se présenter aux regards de Méta, sans la faire rougir du choix de son cœur ? Il ne laissa pas à son imagination le temps d’achever ce triste tableau, et rebroussa chemin comme s’il eût déjà été devant la grande porte de Brème, poursuivi par les huées des enfans. Son parti fut bientôt pris ; il résolut de gagner un port des Pays-Bas, de s’engager comme matelot sur un navire espagnol, d’aller au Nouveau-Monde, et de ne revenir dans sa patrie qu’après avoir acquis des richesses égales à celles qu’il avoit si inconsidérément dissipées. Dans ce projet, Méta ne s’offroit que dans un lointain prodigieux ; mais François, content de la voir associée de nouveau aux plans de sa vie future, marcha à grands pas, comme s’il eût pensé que par sa célérité il pût arriver plutôt à la posséder.

Ayant ainsi atteint les frontières des Pays-Bas, il arriva, au coucher du soleil, dans un village situé près de Rheinberg, mais entièrement détruit depuis, dans la guerre de trente ans. Une caravane de voituriers liégeois remplissoit l’auberge, de sorte que l’hôtelier dit à François qu’il ne pouvoit le loger, ajoutant qu’il trouveroit un gîte au prochain village. Ce qui le portoit surtout à en agir ainsi, étoit la tournure de François, qui, dans son accoutrement actuel, ne ressembloit pas mal à un vagabond. L’hôtelier le prit pour l’espion d’une bande de voleurs, envoyé pour guetter les voituriers liégeois. Il fallut donc que le pauvre François, malgré sa lassitude extrême, reprit son sac sur son dos et se remît en route. Ayant, en partant, laissé échapper entre ses dents des plaintes amères et des malédictions contre la dureté de l’hôtelier, celui-ci parut touché de compassion pour le pauvre étranger, et lui cria de la porte de sa maison : « Jeune homme, un mot ! Si vous voulez absolument passer la nuit ici, je vous procurerai un gîte, dans ce château que vous voyez là haut ; il n’y manque pas de chambre pour vous, pourvu que vous ne craigniez pas la solitude, car personne ne l’habite. Voyez, j’ai les clefs. » — François accepta la proposition de l’hôtelier, et l’en remercia comme d’une œuvre de charité. « Peu importe, dit-il, où je passe la nuit, pourvu que je sois à l’abri, et que j’aie un morceau de pain. » — Mais l’hôtelier étoit un sournois. Voulant se venger des invectives que François avoit vomies contre lui, il l’envoyoit dans ce château pour qu’il y fût tourmenté par les esprits.

Ce château, situé sur un rocher escarpé, n’étoit séparé du village que par le grand chemin et un petit ruisseau. Sa position agréable le faisoit entretenir en bon état et bien meublé, parce que le possesseur s’en servoit comme, d’un rendez-vous de chasse ; mais dès que la nuit venoit, il le quittoit, afin d’éviter l’apparition des revenans. Pendant le jour, tout y étoit tranquille.

A la nuit noire, François, une lanterne à la main, s’achemina vers le château. Il étoit accompagné de l’hôtelier, qui portoit des provisions dans un panier, et y avoit joint une bouteille de vin, qui, disoit-il, passeroit pardessus le marché, ainsi que deux chandelles et deux cierges pour la nuit. François, croyant qu’il n’auroit pas besoin de tant de choses, qu’il seroit pourtant obligé de les payer, demanda à quoi tout cela serviroit. « La lumière de ma lanterne, dit-il, me suffira jusqu’à l’instant où je me mettrai au lit ; et quand j’en sortirai, le soleil sera déjà levé ; car je suis bien fatigué. » — « Je ne vous cacherai pas, lui répondit l’hôtelier, que, suivant les bruits qui courent, ce château est hanté par les esprits. Mais que cela ne vous effraie pas. Vous voyez que je demeure assez près pour que vous puissiez m’appeler s’il vous arrivoit quelque chose d’extraordinaire. Je serai prêt, avec mes gens, pour vous porter secours. Chez moi, il y a du mouvement pendant toute la nuit, et quelqu’un veille constamment. Je demeure dans cet endroit depuis trente ans, et je ne puis pas dire que j’aie jamais rien vu ; je crois que s’il y a du tapage pendant la nuit dans le château, il est dû aux chats et aux belettes qui parcourent les greniers. C’est par précaution que je vous ai fourni tout ce qu’il faut pour conserver de la lumière ; car, enfin, la nuit n’est amie de personne. Au reste, ces chandelles sont bénites, et leur lueur écartera indubitablement les esprits, s’il s’en trouve dans le château. »

L’hôtelier ne mentoit pas en disant qu’il n’avoit jamais vu de revenans dans ce château ; car il se seroit bien gardé d’y mettre le pied pendant la nuit, et en ce moment le coquin ne se risqua pas davantage à y entrer. Après avoir ouvert la porte, il remit le panier à François, lui indiqua le chemin, et lui souhaita une bonne nuit. Ce dernier, persuadé que toute cette histoire de revenans n’étoit qu’une fable, entra gaîment. Il se rappela tout ce qu’on lui avoit débité à tort sur le chevalier Bronkhorst, mais oublia ce que ce brave châtelain lui avoit recommandé en partant.

Conformément aux indications de l’hôtelier, il monta l’escalier et arriva devant une porte fermée. L’ayant ouverte avec la clef, il entra dans une galerie longue et sombre où ses pas résonnoient. Elle le conduisit dans une grande salle. Il traversa ensuite une file d’appartemens richement meublés, et choisir, pour y passer la nuit, celui qui lui sembla le plus gai. Les fenêtres donnoient sur la grande route, et on pouvoit entendre tout ce qui se disoit devant l’auberge. Il alluma deux chandelles, mit le couvert, mangea de bon appetit, et très à son aise. Tant que le repas dura, François ne pensa pas aux esprits ; mais lorsqu’il se fut levé de table, il commença à ressentir quelques accès de frayeur.

Pour se mettre en sûreté, il ferma bien la porte, tira les verroux, regarda par la fenêtre, ne découvrit rien. Tout étoit tranquille long du grand chemin et dans l’auberge, où, malgré la forfanterie de l’hôtelier, on n’apercevoit pas une lumière. Le son du cornet du garde de nuit interrompoit seul ce silence universel.

François ferma la fenêtre, visita encore une fois la chambre, et après avoir mouché les chandelles pour qu’elles brûlassent mieux, il se jeta sur le lit, qu’il trouva très-bon. Quoique bien fatigué, il ne put pas s’endormir aussi promptement qu’il l’eût desiré. Un léger battement de cœur, qu’il attribua à l’agitation de son sang, produite par la chaleur de la journée, le tint éveillé assez long-temps. Mais, enfin, le sommeil l’emporta. Après avoir, à ce qu’il crut, dormi environ une heure, il s’éveilla en sursaut et avec un mouvement de terreur assez ordinaire quand le sang est agité. Cette réflexion l’enhardit, il écouta attentivement si tout étoit bien tranquille, et n’entendit que l’horloge qui sonna minuit. François écouta encore un instant, et se tourna de l’autre côté. Il alloit se rendormir, lorsqu’il lui sembla que dans le lointain une porte grondoit sur ses gonds, et puis se fermoit avec un bruit sourd. Il fut d’abord effrayé par l’idée de l’approche de l’esprit ; mais il se rassura en se disant que c’étoit le vent. Bientôt le bruit approche de plus en plus. Il ressemble à celui que font des chaînes ou un gros paquet de clefs.

La frayeur de François étoit extrême ; il se mit la couverture par-dessus la tête. Les portes continuoient à s’ouvrir avec un bruit affreux. Enfin, il entendit que l’on essayoit différentes clefs pour entrer dans sa chambre. L’une d’elles entroit parfaitement dans la serrure, mais les verroux tenoient la porte fermée ; un choc violent, semblable à un coup de tonnerre, les fit sauter. Alors entra un long fantôme maigre, avec une barbe noire, l’air sombre et chagrin. Vêtu à l’antique, il portoit sur l’épaule gauche un manteau rouge, et sur la tête un chapeau pointu. Il fit trois fois, à pas lents, le tour de la chambre, examina les chandelles bénites, et les moucha. Ensuite il se débarrassa de son manteau, déplia une trousse de barbier, en tira tous les ustensiles, et se mit à repasser un rasoir sur une large courroie qui pendoit à sa ceinture.

Il seroit difficile de se faire une idée des angoisses de François. Il se recommandoit à la sainte Vierge, et tâchoit, dans son inquiétude mortelle, de deviner quels étoiant les desseins du spectre sur sa personne. Vouloit-il lui couper la gorge, ou simplement lui faire la barbe ? Le pauvre voyageur se tranquillisa un peu en voyant le spectre prendre un pot d’argent, verser de l’eau dans un bassin du même métal, l’agiter avec sa main décharnée de manière à faire mousser le savon, puis avancer une chaise. Mais une sueur froide couvrit tout le corps de François, quand le fantôme, d’un air grave, lui fit signe de venir s’asseoir sur la chaise.

Il n’y avoit pas d’objection à opposez pour se dispenser d’obéir à un signe si clair. Le plus prudent étoit de céder à la nécessité, et de faire contre mauvaise fortune bonne mine. François obtempéra donc à l’ordre qu’on lui donnoit, sauta lestement hors du lit, et prit la place indiquée.

Le fantôme lui mit le linge à barbe autour du cou, prit ensuite un peigne et des ciseaux, et lui coupa les cheveux et la barbe ; ensuite il lui savonna, suivant les règles de l’art, la barbe, les sourcils et la téte, et le rasa complétement depuis le menton jusqu’à la nuque. Après avoir terminé cette opération, il lui lava la tête ; l’essuya et le sécha très-proprement, lui fit un salut, replia sa trousse, remit son manteau sur l’épaule, et s’achemina vers la porte pour s’en aller. Les chandelles bénites avoient brûlé parfaitement pendant toute l’opération. Graces à leur clarté, François vit, en se regardant dans le miroir, qu’il ne lui restoit pas un seul poil sur la tête. Il regretta amèrement la perte de ses beaux cheveux bruns. Mais il reprit courage en remarquant que, moyennant ce sacrifice, tout étoit fini, et que l’esprit n’avoit plus de pouvoir sur lui.

En effet, le fantôme marchoit vers la porte aussi sérieusement qu’il étoit entré ; cependant après avoir fait quelques pas, il s’arrêta, regarda François d’un air triste, et en se frottant la barbe. Il répéta ce geste pour la troisième fois, lorsqu’il étoit sur le point de sortir de la chambre. François supposa que le fantôme desiroit quelque chose ; et par un rapprochement d’idées assez prompt, il pensa qu’il réclamoit le même service qu’il avoit rendu.

Comme le spectre, malgré son aspect sinistre, sembloit plutôt porté à la raillerie qu’à la gravité, et que son procédé envers François étoit plutôt une espèce d’espiéglerie qu’un mauvais traitement, celui-ci n’éprouvoit presque plus de crainte. En conséquence il veut tenter l’avanture, et fait signe au fantôme de venir s’asseoir sur la chaise. Le spectre obéit à l’instant, revient sur ses pas, se débarrasse de son manteau, déplie la trousse, la pose sur la table, et se place sur la chaise, dans l’attitude d’un homme prêt à sa faire raser. François imita ponctuellement ce qu’il lui avoit vu faire. Il lui coupa les cheveux et la barbe, puis lui savonna la tête. L’esprit ne remua pas plus qu’une souche. L’apprenti barbier ne manioit pas le rasoir adroitement ; aussi ayant pris la barbe de l’esprit à contrepoil, celui-ci fit une grimace épouvantable. Cela ne rassura pas beaucoup François ; cependant il se tira d’affaire aussi bien qu’il put, et rendit la tête du fantôme aussi complètement nue que la sienne.

Jusqu’alors la scène entre les deux acteurs s’étoit passée dans le plus profond silence. En ce moment il fut interrompu. « Etranger, dit le fantôme d’un air riant, je te remercie du service éminent que tu m’as rendu. Grâces à toi, je suis enfin délivré de ma longue captivité. Depuis trois cents ans je suis prisonnier dans ces murs. Mon âme a été condamnée à subir ce châtiment, en punition de ses crimes, jusqu’à ce qu’un être vivant exerçât sur moi le droit de représailles, et me fit ce que j’avois fait aux autres durant ma vie.

« Ici demeuroit autrefois le comte Hartmann, homme dur et arrogant, qui ne reconnoissoit ni loi, ni supérieur, commettoit toutes sortes de méchancetés, et violoit les droits sacrés de l’hospitalité. Il jouoit des tours malicieux à l’étranger qui venoit chercher refuge sous son toit, au pauvre qui lui demandoit la charité. J’étois son barbier, et je faisois tout ce qui lui plaisoit. Aussitôt que j’apercevois un pieux pélerin, je l’engageois, d’un ton affectueux, à entrer dans le château, je lui préparois un bain ; et tandis qu’il pensoit que l’on alloit avoir soin de lui, je le tondois et lui rasois entièrement la tête, puis je le mettois à la porte, avec des huées et des railleries. Le comte Hartmann regardoit tout cela par la fenêtre, et voyoit, avec un plaisir diabolique, les enfans se ramasser autour de l’étranger baffoué, et le poursuivre de leurs cris de dérision. »

« Un jour arriva un saint homme qui venoit des pays lointains. Il portoit, comme un pénitent, une croix sur le dos, et s’étoit, par dévotion, imprimé des stigmates aux pieds, aux mains et au côté. Sa tête étoit rasée, à l’exception d’une couronne de cheveux qui imitoit la couronne d’épine du Sauveur du monde. Il demanda, en passant, de l’eau pour se laver les pieds, et un peu de pain. Je le mis aussitôt dans le bain, et je ne respectai pas sa tête vénérable. Alors le pélerin prononça sur moi une malédiction terrible. « Homme dépravé, me dit-il, sache qu’après ta mort les portes redoutables du ciel, de l’enfer et du purgatoire, seront fermées à ton âme pécheresse. Elle sera errante dans ce château, sous la forme d’un fantôme, jusqu’à ce qu’un homme, sans y être invité ni contraint, te fasse ce que tu as fait aux autres. »

« Depuis ce moment la moelle de mes os se dessécha, et je devins comme une ombre : mon âme quitta mon corps exténué, et resta errante dans ces murs, suivant la prédiction du saint homme. Je m’étois attendu, mais en vain, à être délivré des chaînes pénibles qui m’attachoient encore à la terre ; car, apprends-le, lorsque l’âme se sépare du corps, elle aspire au lieu du repos ; ce vif desir lui fait paroître les années aussi longues que des siècles, tant qu’elle languit dans un élément étranger. Pour châtiment, je continuai le métier que j’avois exercé pendant ma vie ; mais, hélas ! bientôt mes apparitions nocturnes rendirent ce château désert. Il n’y entroit que bien rarement un pauvre pélerin, pour y passer la nuit. Je le ai tous traités comme toi ; mais aucun ne m’a compris, et ne m’a rendu le service qui seul pouvoit délivrer mon âme de cette triste servitude. Dorénavant, aucun esprit ne se montrera dans ce château, car je vais jouir du repos que je desirois depuis si long-temps. Reçois encore une fois mes remercîmens, brave jeune homme. Si j’étois le gardien de trésors cachés, tous seroient à toi ; mais pendant ma vie, la richesse ne fut pas mon lot, et ce château ne renferme pas de trésor. Ecoute cependant un bon conseil. Reste ici jusqu’à ce que tes cheveux soient repoussés. Alors retourne dans ta patrie, et à l’époque où les jours sont égaux aux nuits, vas sur le pont du Weser, et restes-y jusqu’à ce qu’un ami, que tu y rencontreras, te dise ce qu’il faut que tu fasses pour jouir des biens terrestres. Quand tu nageras dans l’opulence et dans la prospérité, souviens-toi de moi ; et tous les ans, au jour anniversaire de celui où tu m’as dégagé du poids de la malédiction qui m’accabloit, fais dire une messe pour le repos de mon âme. Adieu, je me sépare de toi. »

En finissant ces mots le fantôme disparut, et laissa son libérateur dans un étonnement extrême de cette aventure étrange. François resta long-temps immobile, et se demanda si tout ce qu’il avoit vu s’étoit réellement passé, ou s’il avoit été dupe de l’illusion d’un songe ; mais sa tête, complètement rasée, le convainquit promptement de la réalité de l’événement. Il se recoucha, et dormit profondément jusqu’à midi. Le malicieux hôtelier avoit guêté, dès le grand matin, le moment où le voyageur tondu se montreroit, afin d’avoir le plaisir de rire à ses dépens, en feignant un grand étonnement de l’aventure de la nuit. Mais après avoir long-temps attendu, voyant que midi approchoit, il commença à craindre que l’esprit n’eût étranglé l’étranger, ou ne lui eût occasionné une frayeur à le faire mourir. Il appela ses domestiques, courut avec eux au château, et traversa les appartemens jusqu’à la chambre où la veille au soir il avoit remarqué de la lumière. Il trouva à la serrure une clef qu’il ne connoissoit pas ; mais la porte étoit fermée aux verroux, François les ayant remis après la disparition de l’esprit. L’hôtelier inquiet frappa très-fort. François, en se réveillant, crut que le fantôme venoit lui faire une seconde visite ; mais ayant reconnu la voix de l’hôtelier, il se leva et lui ouvrit.

« Bon Dieu, et tous les saints du paradis, s’écria l’hôtelier, en joignant les mains et affectant la plus grande surprise ; le manteau rouge est donc venu ici, et vous a rasé complètement ? Je vois bien que l’on ne faisoit pas un conte en l’air. Mais racontez-moi quelle mine avoit cet esprit, comment il s’y est pris pour vous tondre de la sorte, et ce qu’il vous a dit ? » — François, qui avoit deviné le fripon, lui répondit : « L’esprit ressembloit à un homme vêtu d’un manteau rouge ; vous savez comment il s’y est pris pour son opération. Quant à son discours, je m’en souviens exactement ; écoutez bien : Etranger, m’a-t-il dit, ne te fie pas à un hôtelier qui a la malice pour enseigne ; le coquin savoit bien ce qui devoit t’arriver. Adieu, je quitte ce séjour, parce que mon temps est fini. A l’avenir, aucun esprit n’y apparoîtra. Je vais me transformer en cochemar, et je tourmenterai constamment l’hôtelier s’il ne fait pas pénitence de sa faute, en te logeant, te nourrissant, et te fournissant tout ce qui t’est nécessaire, jusqu’à l’instant où tes cheveux retomberont en boucles sur tes épaules. »

À ces mots, l’hôtelier fut pris d’un tremblement violent : il fit un grand signe de croix, et promit à la Sainte-Vierge de bien soigner gratis le jeune voyageur aussi long-temps qu’il voudroit rester chez lui. Il le mena à l’instant dans sa maison, et fut fidèle à sa promesse.

L’èsprit sie s’étant plus fait entendre, peu s’en fallut que François n’eût la réputation d’un conjurateur. Il passa plusieurs fois la nuit au château, et un des braves du village l’y accompagna un soir sans perdre sa chevelure. Le seigneur du château ayant appris que le terrible manteau rouge ne se montroit plus, en fut très-content, et donna ordre d’avoir bien soin de l’étranger qui l’en avoit délivré.

Dans les premiers jours du mois de septembre, les cheveux de François commençant à se boucler, il se prépara à partir, car toutes ses pensées étoient dirigées vers le pont du Weser, pour y chercher l’ami qui, d’après la prédiction du barbier nocturne, devoit lui indiquer le moyen de faire fortune. Lorsque François prit congé de l’hôtelier, celui-ci lui amena un beau cheval bien équipé et chargé d’une grosse valise derrière la selle, et lui remit en même temps une somme d’argent assez considérable pour faire sa route. C’étoit un présent que lui faisoit le seigneur du château, pour le remercier d’avoir rendu ce lieu habitable.

François arriva très-gai dans sa patrie. Il retourna à son logis dans la petite rue, et y vécut très-retiré, en se contentant de prendre sous main des renseignemens sur Méta. Ceux qu’il reçut furent très-satisfaisans ; mais il ne voulut pas l’aller voir, ni lui faire connoître son retour avant que son sort fût décidé.

Il attendoit le jour de l’équinoxe avec la plus vive impatience. Combien, jusqu’à ce moment, le temps lui parut long ! Il ne put fermer l’œil durant la nuit qui précéda le jour marqué. Afin de ne pas manquer cet ami, qu’il ne connoissoit pas encore, il s’établit avant l’aurore sur le pont du Weser, où il ne se trouvoit encore personne. Plein de l’espoir de son bonheur futur, il faisoit des projets sur la manière dont il emploieroit sa fortune. Il s’étoit déjà promené seul, pendant une heure à-peu-près, en donnant carrière à son imagination ; le pont commençoit à devenir très-vivant. Beaucoup de mendians, entre autres, se plaçoient à leur poste pour mettre à contribution la charité des passans. Le premier de cette troupe qui vint demander l’aumône à François, fut un pauvre diable avec une jambe de bois. Cet homme ; assez bon physionomiste, jugea à l’air gai et content du jeune homme, que sa demande auroit un plein succès ; en effet, celui-ci lui jeta dans son chapeau un demi florin.

François, persuadé que l’ami qui lui avoit été annoncé appartenoit aux classes les plus distinguées de la société, ne fut pas surpris de ne pas le voir de si bonne heure, et attendit patiemment. Mais vers l’heure de la bourse et de l’audience des tribunaux, ses yeux furent dans un mouvement continuel ; il épioit de loin les gens bien mis qui venoient sur le pont, et son sang bouillonnoit à mesure qu’ils approchoient, parce qu’il espéroit trouver chez l’un d’eux l’auteur de son bonheur. Mais il eut beau regarder les gens sous le nez, personne ne fit attention à lui. Les mendians qui, à midi, s’étoient assis à terre pour prendre leur repas, remarquant que le jeune homme qu’ils avoient vu dès le matin, restoit seul avec eux sur le pont, sans avoir parlé à personne et sans avoir rien fait, le prirent pour un fainéant vagabond ; et quoiqu’ils eussent reçu des marques de sa bienfaisance, ils commencèrent à se moquer de lui, et par dérision l’appelèrent le prévôt du pont. Le physionomiste à la jambe de bois observa que sa figure n’étoit plus aussi gaie que le matin. Il sembloit fortement occupé de quelque chose, avoit son chapeau très-abaissé sur le front, se promenoit lentement et rongeoit une pomme sans avoir l’air d’y penser. L’observateur résolut de tirer parti de ce qui l’avoit frappé ; il alla à l’extrémité du pont, examina bien le songe-creux, vint à lui comme un nouvel arrivé, réclama sa charité, et réussit au gré de ses désirs. François, sans détourner la tête, lui donna encore un demi-florin.

L’après-midi une foule de visages nouveaux s’offrirent aux regards de François, qui commençoit à se lasser du retard de son ami ; mais l’espérance soutenoit encore son attention. Cependant le soleil s’approchoit de la fin de sa carrière, sans que la plupart des personnes qui passoient l’eussent remarqué : quelques-unes pourtant lui avoient rendu son salut ; mais aucune ne lui avoit sauté au cou, comme il s’en flattoit. Enfin, le jour diminua sensiblement, le pont devint presque désert, et jusqu’aux mendians le quittèrent. Une tristesse profonde s’empara du cœur de François, quand il vit ses espérances déçues ; livré à un désespoir sombre, il se seroit précipité dans le Weser, si le souvenir de Méta ne l’eût retenu. Il voulut, avant de terminer ses jours d’une manière aussi tragique, la voir encore une fois lorsqu’elle iroit à la messe, et se rassassier du plaisir de contempler ses attraits.

Il se disposoit à quitter le pont, lorsqu’il fat accosté par le mendiant à la jambe de bois, qui s’étoit creusé inutilement la tête pour deviner ce qui avoit pu engager ce jeune homme à ne pas quitter le pont depuis le matin jusqu’au soir. Le pauvre estropié y étoit resté, à cause de lui, plus tard que de coutume, pour attendre qu’il s’en allât. Comme François tardoit beaucoup trop à son gré, la curiosité le poussa à s’adresser directement à lui pour être instruit de ce qu’il brûloit de savoir. « Excusez-moi, mon bon monsieur, lui dit-il, et permettez-moi de vous faire une question. » — François, qui n’étoit pas trop en train de parler, et qui entendoit sortir de la bouche d’un mendiant les paroles qu’il avoit si impatiemment attendues de la part d’un ami, lui répondit d’un ton un peu grondeur : « Eh bien ! qu’est-ce, vieux bonhomme ? » — « Monsieur, nous sommes, aujourd’hui, vous et moi, arrivés les premiers sur ce pont ; nous y restons les derniers. Quant à moi et aux gens de ma sorte, il est clair que nous n’y venons que pour recueillir des aumônes. Mais vous n’appartenez pas à notre profession ; et cependant vous n’avez, de tout le jour, quitté le pont. Mon cher monsieur, pour l’amour de Dieu, dites-moi si ce n’est pas un secret, ce que vous y êtes venu faire, où quel est le chagrin qui vous ronge le cœur ? » — « Eh ! que t’importe, vieux papa, de savoir où le soulier me blesse, ou bien ce que j’ai sur le cœur ? » — « Mon bon monsieur, je vous veux du bien ; vous m’avez donné deux fois l’aumône, que Dieu vous le rende. Mais ce soir, votre visage n’étoit pas aussi gai que ce matin. Tenez, cela me chagrine. » L’intérêt affectueux que témoignoit le vieillard plut à François. « Eh bien, répliqua-t-il, puisque tu attaches tant d’importance à savoir pourquoi j’ai resté ici toute la journée à m’ennuyer, apprends que je cherchois un ami qui, m’ayant donné rendez-vous sur ce pont, m’a fait attendre inutilement. » — « Avec votre permission, je vous dirai que votre ami est un coquin de s’être ainsi moqué de vous. S’il m’en faisoit autant, je lui appliquerois un coup de ma béquille quand je le rencontrerois. Dans le cas où quelqu’obstacle l’auroit empêché de tenir sa parole, il devoit vous le faire savoir, et ne pas vous tenir ainsi toute une journée sur vos pieds. » — « Je ne puis pourtant pas me fâcher de ce qu’il n’est pas venu, car il ne m’a rien promis. C’est un rêve qui m’a dit que je rencontrerois ici mon ami. » — François parla d’un rêve, parce que l’histoire du revenant étoit trop longue à raconter. « Cela est différent, reprit le vieillard ; puisque vous fondez vos espérances sur des rêves, je ne m’étonne pas qu’elles soient déçues. J’ai aussi dans ma vie eu bien des rêves, mais je n’ai pas été assez fou pour m’y arrêter. Si j’avois tous les trésors qui m’ont été donnés en songe, je pourrois acheter la ville de Brême. Mais je n’y ai jamais ajouté foi, et je n’ai pas fait un pas pour essayer s’ils étoient vrais ou faux ; car je sais bien que ce seroit peine inutile. Je suis réellement surpris que pour un rêve vide de sens, vous ayez perdu un si beau jour, que vous auriez pu mieux employer. » — « L’événement prouve que tu as raison, vieux papa, et que les songes sont souvent trompeurs. Mais il y a un peu plus de trois mois, un rêve très-circonstancié m’a indiqué si clairement qu’aujourd’hui, sur ce pont, je rencontrerois un ami qui me diroit des choses de la plus haute importance, qua j’ai cru à propos d’essayer si ce songe se trouveroit d’accord avec la vérité. » — « Ah, monsieur, personne n’a des rêves plus clairs que les miens. Il en est un que je n’oublierai de ma vie. Je rêvai, il y a je ne sais combien d’années, que mon bon ange se tenoit au chevet de mon lit, sous la figure d’un jeune homme, et me parloit ainsi : Berthold, écoute les paroles de ma bouche, et n’en laisse perdre aucune. Un trésor t’est accordé, vas le prendre afin de vivre heureusement le reste de tes jours. Demain au soir, quand le soleil sera sur son déclin, prends une pioche et une bèche sur ton épaule, et sors de la ville par la porte de Hambourg. Arrivé en face du couvent de saint Nicolas, tu trouveras un jardin dont l’entrée est décorée de deux colonnes. Reste caché tout auprès, jusqu’à ce que la lune se lève. Alors pousse fortement la porte, elle cédera à tes efforts. Entre sans crainte dans le jardin, suis une allée couverte par une treille. À gauche, tu verras un grand pommier. Place-toi au pied de cet arbre, le visage tourné vers la lune. Tu apercevras, à quinze pieds de distance, deux rosiers touffus. Fouille entre ces deux arbustes, à la profondeur de six pieds, tu rencontreras une grande dalle de pierre : elle recouvre le trésor renfermé dans un coffre de fer. Quoiqu’il soit lourd et difficile à manier, ne regrette pas le travail qu’il te coûtera pour le retirer du trou où il est. Tu seras bien récompensé de ta peine, si tu cherches la clef cachée sous le coffre. »

François resta stupéfait à ce récit ; il n’auroit pas même pu cacher son étonnement et son trouble, si l’obscurité qui commençoit à régner, ne fût venue à son secours. A tous les indices cités par le mendiant, il reconnut un petit jardin qu’il avoit hérité de son père, et qui étoit le lieu de prédilection de ce brave homme ; mais par la même raison il ne plaisoit pas au fils. Melchior l’avoit fait arranger à sa fantaisie, et le fils, lors de ses extravagances, l’avoit vendu à vil prix.

Le mendiant à la jambe de bois étoit devenu un être bien intéressant pour François, qui s’aperçut que c’étoit l’ami auquel le revenant du château de Rummelsbourg l’avoit adressé. Dans le premier mouvement de sa joie, il l’auroit volontiers embrassé ; mais il se contint, et trouva plus convenable de ne lui rien dire sur l’avis qu’il venoit d’en recevoir. « Eh bien, bonhomme, lui dit-il, que fis tu en t’éveillant ? Ne suivis-tu pas l’avis de ton bon ange ? » — « Eh ! pourquoi entreprendra un travail sans but ? Ce n’étoit qu’un vain songe. Si mon bon ange vouloit m’apparoître, il pouvoit choisir une nuit où je ne dormois pas, comme cela m’est arrivé plusieurs fois ; mais il ne s’est pas beaucoup inquiété de moi, sans cela je ne serois pas réduit, ce qui ne lui fait pas honneur, à venir mendier mon pain. » — François prit une pièce de monnoie et la donna au vieillard, en lui disant : « Reçois encore ceci pour aller boire une chopine de vin avant de t’aller coucher. Ton entretien a dissipé mes idées chagrines. Ne manque pas de venir assidûment sur ce pont. J’espère que nous nous reverrons. » — Le vieil est ropié qui, depuis long-temps, n’avoit pas fait une si bonne journée, combla François de bénédictions ; ils s’en allèrent chacun de leur côté. Ce dernier, au comble de la joie de voir enfin ses espérances prêtes à se réaliser, regagna promptement son logis dans la petite rue.

Le lendemain, il courut chez l’acquéreur du petit jardin, et lui proposa de le lui revendre. Celui-ci, à qui cette propriété ne rapportoit rien, et qui commençoit à s’en dégoûter, y consentit. Ils furent bientôt d’accord sur les conditions du marché ; allèrent sur-le-champ passer le contrat, et François paya la moitié du prix avec l’argent qu’il avoit trouvé dans la valise dont le seigneur de Roumelsbourg lui avoit fait don. Ensuite il prit les outils nécessaires pour creuser un trou en terre, les porta au jardin, attendit que la lune fût levée, se conforma à ce que le vieil invalide lui avoit indiqué, se mit à l’ouvrage, et retira le trésor sans aventure malencontreuse.

Son père, en enfouissant, par une sage précaution, cette ressource en cas de nécessité, n’avoit nullement, eu l’intention de frustrer son fils de cette portion considérable de son héritage. Mais étant mort subitement, il avoit emporté son secret avec lui. Il avoit fallu bien des occurences heureuses pour que ce trésor revînt à l’héritier légitime.

Le coffre, rempli de pièces d’or, étoit beaucoup trop lourd pour que François pût l’emporter chez lui à l’instant, sans employer l’assistance de quelqu’un. Mais ne voulant pas devenir l’objet des entretiens du public, il aima mieux le cacher dans la maisonnette qui appartenoit au jardin, et le venir chercher à plusieurs fois. Le troisième jour tout étoit trasporté dans la petite rue. François s’habilla le mieux qu’il put, alla à l’église pour demander qu’on substituât aux prières que l’on avoit faites précédemment, les actions de grâces d’un voyageur de retour dans sa patrie, après avoir heureusement terminé ses affaires. Il se cacha dans un coin, d’où, sans être aperçu, il put contempler Mêta. Sa vue lui causa un râvissement inexprimable. Lorsque le prêtre lui l’action de grâces, les yeux de Méta brillèrent de joie, une rougeur aimable colora ses joues. La rencontre secrète eut freu comme à l’ordinaire ; elle tellement Mêta, que si quelqu’un l’eût regardée avec attention dans ce moment, il eût deviné la cause de son trouble.

François, reparut à la bourse, reprit les affaires, et en peu de temps en fit d’assez considérables. Sa fortune devenant de jour en jour plus évidente, ses voisins jugèrent qu’il avoit eu plus de bonheur que de bon sens dans sa tournée pour reçueillir ses vieilles créances. Il loua une grande maison, dans le beau quartier, prit des commis, continua les affaires avec une assiduité infatigable, se conduisit très-sagement, et s’abstint de toutes les folles dépenses qui l’avoient jadis ruiné.

Le rétablissement de la fortune de François faisoit, dans Brême, le sujet de toutes les conversations. On étoit bien surpris de ce que sa tournée dans les pays étrangers lui avoit été si profitable. Mais à mesure que le bruit de sa richesse croissoit, le bonheur et la tranquillité de Méta diminuoient. Il lui sembloit que son silencieux ami étoit actuellement en état de se déclarer hautement ; mais son amour restoit constamment muet, et ne se manifestoit que par la rencontre accoutumée au sortir de l’église. Cette espèce de rendez-vous devint même moins fréquent, ce qui sembloit un décroissement d’amour. La jalousie vint déchirer le cœur de Méta ; elle imagina que le volage François adressoit ses vœux à une autre beauté. Elle avoit éprouvé de secrets transports de joie en apprenant le changement de fortune de l’homme qu’elle aimoit, non par des vues intéressées et par le desir de partager une fortune considérable, mais par affection pour sa mère, qui, depuis que le mariage avec le riche brasseur avoit manqué, désespéroit absolument de jouir du bonheur sur la terre. Lorsqu’elle crut François infidèle, elle souhaita que les prières que l’on avoit faites pour lui à l’église n’eussent pas été exaucées, et que son voyage n’eût pas aussi complétement réussi, parce que réduit au plus strict nécessaire, il l’eût partagé avec elle.

Mère Brigitte ne tarda pas à s’apercevoir du chagrin de sa fille ; elle en devina facilement le sujet. Elle avoit appris le retour surprenant de son ancien voisin ; elle savoit qu’il passoit actuellement pour un commerçant actif, intelligent et rangé. Elle connoissoit les sentimens de sa fille pour lui. Elle pensoit que si l’amour de François étoit véritable, il ne devoit pas attendre si long-temps sans le déclarer. Cependant pour ménager la sensibilité de sa fille, elle ne lui en parloit pas. Mais celle-ci ne pouvant plus concentrer en elle-même sa douleur, l’épancha dans le sein de sa mère, et lui en confia la cause. Mère Brigitte ne fit pas de reproche à sa fille sur sa conduite passée. Elle employa soute son éloquenes à la consoler et à l’exhorter à supporter avec courage la perte de ses espérances. « Il faut y renoncer, lui dit-elle ; tu as dédaigné ton bonheur, lorsqu’il est : venu te chercher ; résigne-toi à présent qu’il s’éloigne. L’expérience m’a appris que les espérances qui semblent le mieux fondées, sont celles qui trompent le plus. Suis mon exemple, n’y livre plus ton cœur. Ne compte pas sur l’amélioration de ton sort, tu seras contente de ta position. Honore ce rouet qui te nourrit ; que t’importe la fortune et les richesses ? tu peux t’en passer. » En finissant ces mots, mère Brigitte fit tourner son rouet avec une vélocité redoublée, afin de réparer le temps perdu dans la conversation. Elle parloit à sa fille avec sincérité ; car depuis la perte de l’occasion qui lui avoit fait entrevoir comme possible le rétablissement de son ancienne aisance, elle avoit tellement simplifié les projets de sa vie future, que le destin ne pouvoit pas y apporter un dérangement considérable. Mais Méta n’étoit pas encore arrivée à ce haut degré de philosophie ; voilà pourquoi les exhortations, les consolations et la doctrine de sa mère produisirent sur elle un effet absolument opposé à celui que celle-ci en attendoit. Méta se regarda comme la destructrice des espérances flatteuses que sa mère avoit conçues. Quoiqu’elle n’eût pas adopté précédemment le projet de mariage qui lui étoit proposé, et qu’elle n’eût compté alors que sur un établissement où elle ne trouveroit que le strict nécessaire, cependant, depuis qu’elle avoit appris la nouvelle de la fortune brillante de l’homme que son cœur adoroit, ses vues s’étoient agrandies ; elle pensoit avec plaisir que, par son choix, elle réaliseroit les desirs de sa mère.

Ce beau rêve s’étoit évanoui ; François ne se montroit plus. On commençoit même à parler dans la ville de son alliance prochaine, avec une demoiselle d’Anvers très-riche. Cette nouvelle porta la désolation dans le cœur de Méta. Elle jura de le bannir de ses pensées ; elle mouilla son ouvrage de ses pleurs.

Dans un moment où, parjure à son serment, elle pensoit à l’infidèle, parce que toutes les fois qu’elle garnissoit son rouet, elle se rappelait le dicton suivant, que lui avoit souvent répété sa mère pour l’encourager au travail :


File, fillette, file bien,
Voici le prétendu qui vient ;

on frappa doucement à la porte ; mère Brigitte alla regarder ce que c’étoit. François entra paré comme pour un jour de fête. La surprise coupa la parole à mère Brigitte. Méta, rouge et tremblante, se leva sans proférer un mot. François seul eut la force de parler, pour déclarer son amour, et demander à mère Brigitte la main de sa fille. La bonne mère, toujours fidèle au cérémonial, demanda huit jours pour prendre la chose en considération, quoique les larmes de joie qu’elle versoit, indiquassent de sa part un prompt consentement ; mais François impatient ne voulut pas entendre parler de délai. Alors, pour se conformer à l’usage auquel sa qualité de mère l’obligeoit et satisfaire l’ardeur de François, elle prit un terme moyen et laissa la décision à sa fille. Celle-ci suivit le mouvement de son cœur, et se rangea du côté de l’objet de sa tendre affection. François, transporté de joie, la remercia par un baiser.

Les deux amans s’entretinrent alors avec délices du temps où, ne pouvant se communiquer leurs pensées que par signes, ils s’étoient si bien compris. François eut beaucoup de peine à cesser l’entretien, et à s’arracher d’auprès de Méta ; mais il avoit un devoir sacré à remplir.

Il dirigea ses pas vers le pont du Weser pour aller trouver le vieillard à la jambe de bois, qu’il n’avoit pas oublié, quoiqu’il eût différé la visite qu’il lui avoit promise. Celui-ci, qui se souvenoit bien de François, ne l’eut pas plutôt aperçu du bout du pont, qu’il vint au-devant de lui, et lui témoigna beaucoup de plaisir de le revoir. « Peux-tu, mon ami, lui dit François ; après lui avoir rendu ses politesses, venir avec moi dans la ville neuve, pour une commission ? Tu seras bien payé de ta peine. » — « Pourquoi pas ? avec ma jambe de bois, je trotte tout aussi bien qu’un autre ; et j’ai un avantage, c’est qu’elle ne se fatigue jamais. Je vous prie cependant, mon bon monsieur, de vouloir bien attendre l’arrivée de l’homme à la redingotte grise. » — « Qu’est-ce que cet homme à la redingotte grise a à faire avec toi ? » — « Tous les jours il vient ici aux approches de la soirée, et me donne un quart de florin, je ne sais de quelle part. Il n’est pas convenable non plus de s’informer de tout ; ainsi je ne souffle mot. Je suis quelquefois tenté de croire que c’est le diable qui veut m’acheter mon âme ; mais peu m’importe. Je n’ai pas consenti au marché, il ne peut être valable. » — « Je crois bien que cette redingotte grise a quelque malice en téte. Au reste, suis-moi, tu auras ton quart de florin par-dessus le marché. »

François conduisit son homme dans un quartier éloigné, près des remparts de la ville, s’arrêta devant une maison neuve, et frappa à la porte. Lorsqu’on l’eut ouverte, il parla ainsi au vieillard : « Tu m’as procuré dans ma vie une soirée bien agréable ; il est juste que je répande l’agrément sur le déclin de tes jours. Cette maison, et tout ce qui en dépend, t’appartient. La cuisine et la cave sont bien garnies ; une personne prendra soin de toi, et chaque jour à dîner tu trouveras le quart de florin sous ton assiette. Il est bon que tu saches, à présent, que l’homme à la redingotte grise est mon domestique. Je l’envoyois, tous les jours, te porter mon aumône, en attendant que cette maison fût prête. Tu peux, si tu veux, me prendre pour ton ange gardien, puisque ton bon ange ne s’est pas acquis des droits à ta reconnoissance. »

Là dessus il fit entrer le vieillard dans la maison. Tout ce dont ce dernier pouvoit avoir besoin s’y trouvoit ; la table étoit mise. Le vieillard, surpris d’un bonheur si inespéré, croyoit rêver ; il ne pouvoit concevoir comment un homme riche avoit pu prendre tant d’intérêt à un misérable mendiant. François lui ayant assuré de nouveau que tout ce qu’il voyoit étoit à lui, un torrent de larmes exprima sa reconoissance. Avant qu’il eût pu se remettre de sa surprise et témoigner sa gratitude par des paroles, François disparut.

Le lendemain, le maison de mère Brigitte étoit remplie de marchands et d’ouvrières que François envoyoit à Méta, afin qu’elle achetât et se fît faire tout ce dont elle avoit besoin pour paroître dans le monde avec l’éclat convenable. Trois semaines après, il la conduisit à l’autel. La pompe de ses noces effaça celle que le roi du houblon avoit déployée aux siennes. Mère Brigitte jouit de la satisfaction de parer le front de sa fille de la couronne nuptiale ; elle obtint l’accomplissement de tous ses vœux, et la récompense de sa vie active et vertueuse. Elle jouit du bonheur de sa fille, et fut pour son gendre la meilleure belle-mère qui se soit jamais vue.